Voltaire (Lanson)/Chap 9

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 162-191).


CHAPITRE IX

LA PHILOSOPHIE DE FERNEY

On a souvent répété que l’œuvre de Voltaire était toute négative : c’est une vue très superficielle et très inexacte. Il a sans doute beaucoup critiqué, démoli : c’est visible ; mais il a excité dans les esprits des sentiments, formé des convictions dont la valeur était toute positive. Il a voulu donner aux hommes des idées réalisables en bien-être.

Tous les abus présentaient leurs titres historiques : une révision était nécessaire. L’erreur et le mal avaient pour base des représentations du développement humain qu’il fallait remplacer. La philosophie voltairienne ne pouvait se passer d’un support historique. L’Essai sur les mœurs le lui avait donné pour les temps modernes : il se compléta et s’étendit par divers écrits qui éclairèrent philosophiquement tout le champ du passé.

I. — CRITIQUE HISTORIQUE
 ET CRITIQUE RELIGIEUSE[1].

Les ouvrages d’histoire réguliers que Voltaire composa après 1756 sont, dans notre rapide étude, négligeables : ce n’est pas par eux, mais par ses multiples pamphlets que Voltaire renouvelle le contenu historique des intelligences. Il n’y a point d’époque dont il n’ait disputé, point de problème devant lequel il ait reculé.

Il a une assurance étourdissante, il jongle avec les faits et les textes. On ne finirait pas de taire le compte de ses légèretés, de ses bévues, de ses inexactitudes, de ses fantaisies. Il n’a rien de la méthode prudente, de la sévérité scrupuleuse des érudits d’aujourd’hui. Il travaille trop vite, il juge d’un coup d’œil, et tranche avec plus d’autorité que de compétence. Il est pétri de préjugés et de passions. C’est un amateur et un journaliste. Mais il est curieux, il est intelligent, il a le désir du vrai, il a l’intuition des problèmes à poser, il a le sens de la critique et de la tâche qui lui incombe. Il a vu parfois ce que les érudits de métier ne savaient ou ne voulaient pas voir.

Il nous fait sourire aujourd’hui par ses réflexions sur la Chine et sur l’Inde. Mais il avait demandé son information sur l’Inde aux fonctionnaires de la Compagnie Anglaise des Indes, à Holwell, à Dow, au savant Français Le Gentil ; il a fait siennes leurs assertions. Ce qui est plus fâcheux, il a cru, avec d’autres, à l’authenticité de l’Ezour-Veidam que le chevalier de Maudave avait rapporté de l’Inde. Il s’est enthousiasmé pour la sagesse et l’antiquité des Chinois sur les récits des jésuites, du P. Lecomte, du P. du Halde, de P. Gaubil : Isaac Vossius, les savants anglais de l’Histoire universelle, de Guignes n’ont pas été plus froids.

Seulement tandis que la plupart des érudits et des vulgarisateurs s’efforçaient de concilier les annales de l’Inde et de la Chine avec l’histoire sainte. Voltaire triomphait des contradictions chronologiques, et accueillait avec joie tous les calculs qui vieillissaient les civilisations d’Extrême-Orient. Au travers de ses erreurs, il apercevait et faisait voir au public un grand fait, toute une humanité et des sociétés puissantes antérieures à la Bible et en dehors du plan de la Bible ; il ôtait des esprits non seulement le préjugé religieux, mais en même temps le préjugé occidental, qui ne cherche la civilisation que chez les peuples ayant recueilli le double héritage des traditions judéo-chrétienne et gréco-romaine.

Tout son effort fut de briser les cadres historiques dont on s’était jusque-là contenté. Il s’y appliqua avec une audace aventureuse, et parfois un peu à l’étourdie. Il se fit ainsi des affaires avec les érudits, gens prudents et méticuleux, et qui n’aiment pas les incursions des profanes sur leurs domaines. Il fut en dispute courtoise pendant quinze ans avec Foncemagne sur le Testament du cardinal de Richelieu. Il eut le dessous, puisqu’il ne réussit pas à faire admettre sa thèse de l’inauthenticité de cet écrit. Mais ce que l’on ne remarque pas assez, c’est que son effort ne fut pas perdu pour la science. Avant lui, le Testament de Richelieu se présentait au public dans de fâcheuses conditions, entre les testaments très apocryphes de Colbert et de Louvois, sans garantie d’aucun sorte. Voltaire posa la règle que l’éditeur d’un ouvrage posthume doit « rendre un compte rigoureux de l’origine et du sort du manuscrit » : cette règle étonnait alors les érudits. « La loi est nouvelle », disait le savant Ménard. Mais Foncemagne n’eut raison de Voltaire que par ce qu’il satisfit à sa curiosité. Grâce à Voltaire aussi, l’affirmation de l’authenticité du Testament changea de sens. Foncemagne fut obligé d’établir, pour résoudre certaines objections, que le cardinal avait eu des collaborateurs, que la rédaction n’était pas toute de sa main. En somme, le doute de Voltaire amena la question du Testament de Richelieu à prendre une forme scientifique.

Avec Larcher l’engagement fut plus vif, et discourtois des deux côtés. Voltaire se moqua de lui cruellement, mais Larcher avait commencé par le traiter de Capanée et de bête féroce : il avait toujours joint les qualifications les plus dures à ses rectifications.

Il n’y a pas à douter que, sur le détail, Larcher n’ait souvent raison, et il suffit de comparer la seconde édition de la Philosophie de l’histoire à la première pour en avoir la preuve, par toutes les corrections que fit Voltaire. Bévues géographiques, grammaticales (un certain Basiloi), traductions inexactes, citations fausses, sources mal employées : l’exact savant déniche toutes ces fautes que le brillant littérateur, dédaigneux des vérifications, entasse étourdiment. Mais à ce menu nettoyage s’arrête le triomphe de Larcher. Il a bien souvent tort sur le fond des choses, il chicane, il subtilise, il étale des citations qui ne prouvent rien ; il est étroitement, puérilement conservateur, et il n’a pas du tout l’impartialité critique : il se pose en défenseur de la religion, et n’admet aucun scepticisme dans l’histoire sacrée ou profane. Sarah inspirant à plus de soixante-dix ans de l’amour à un roi d’Égypte, est une vérité historique, et il confirme l’autorité de l’Écriture par l’histoire de Ninon de Lenclos qui, à pareil âge, récompensa, croit-il, un adorateur.

Dans toute la critique de Larcher, il n’y a qu’un point important où il ait bien l’avantage : c’est sur les prostitutions sacrées de Babylone. Il a raison ici avec bon sens autant qu’avec érudition, et le piquant est qu’il bat Voltaire, sans le dire, avec ses propres armes, avec un principe voltairien que Voltaire oubliait par galanterie pour les dames babyloniennes.

Dès que la superstition a autorisé un usage, disait Larcher, on n’y trouve plus rien qui répugne, ou du moins on sacrifie ses répugnances, ou même on s’en fait un nouveau mérite[2].

Voltaire avait fait rire l’Europe aux dépens de Larcher : l’abbé Guénée donna une fois aux personnes pieuses la consolation de rire aux dépens de Voltaire, dans ses Lettres de quelques Juifs de Lisbonne. Moins érudit que Larcher, mais assez instruit pour recueillir toutes les bévues de Voltaire, il avait de l’esprit, de la légèreté, du mordant ; Voltaire le trouvait « malin comme un singe », et se défendit mal.

Guénée n’a pas entendu la polémique autrement que Larcher. Il triomphe sur les minuties de l’érudition. Mais c’est un avocat plus qu’un philologue. Il nie les contradictions les plus évidentes de la Bible. Il donne autorité, selon le besoin de sa thèse, à la Vulgate, ou au texte hébreu. Pour défendre le récit du Veau d’or, il fait de Moïse un chimiste étonnant qui avait le secret de l’or potable. Il s’obstine dans la thèse la plus insoutenable sur l’authenticité du Pentateuque. Il émet avec une immoralité candide les plus atroces propositions pour légitimer les massacres bibliques.

Ni Larcher ni Guénée n’ont de vues d’ensemble ni de méthode générale. Ils escarmouchent sur le détail. Ils sont muets ou inintelligents sur les grandes questions qu’agite Voltaire : Qu’est-ce que la Bible ? Comment s’est-elle formée ? Composition et date des livres qui la constituent ? Valeur relative et autorité des rédactions en diverses langues ? Ils ne veulent rien connaître de ces questions, qui seront celles de la science du xixe siècle ; et Voltaire, avec son assurance brouillonne, est moins éloigné de Harnack ou de Loisy que Larcher ou Guénée, avec leur exactitude.

Le mérite de Voltaire, qui n’est pas encore commun à cette date, c’est d’avoir compris qu’il n’y a pas d’histoire, surtout d’histoire ancienne, sans critique, critique des témoignages, critique des documents, discussions de date et d’authenticité des textes. Il se pose des questions, il a des doutes, que Montesquieu même, bien plus solidement instruit, ne concevait pas. Il a des idées sur la nature de la connaissance historique, sur les degrés et les instruments de la certitude. Il distingue les temps fabuleux, les temps héroïques, et les temps historiques : « l’histoire est née très tard ». Il veut qu’on aille aux sources, il sait combien les traditions orales s’altèrent vite. Il se défie des historiens qui ne sont pas contemporains des événements, et, chez ceux mêmes qui sont contemporains, de la crédulité, de l’intérêt, des passions. Il tâche d’évaluer la véracité d’Hérodote :

Presque tout ce qu’il raconte sur la foi des étrangers est fabuleux ; mais tout ce qu’il a vu est vrai.

Il tâche de distinguer au travers de Tacite ses sources, Fabius Rusticus, Cluvius, et il se défie chez lui des séductions de la malignité et du style.

Plus on remonte dans l’antiquité, plus les certitudes sont rares. Il faut rechercher avec patience les indices sûrs.

Une étymologie avérée sert quelquefois à prouver les émigrations des peuples.

Je regarde un alphabet comme un monument incontestable du pays dont une nation a tiré ses premières connaissances.

Dans l’incohérence suspecte des traditions et des théories, il faut prendre pour critériums la vraisemblance et la possibilité : tout ce qui répugne à la physique, à la raison, à la trempe du cœur humain est à rejeter[3]. Règle vague et dangereuse, et dont le préjugé et la passion peuvent trop aisément abuser. Seule l’impossibilité physique est un critérium sûr ; encore faut-il se souvenir que le développement de la science déplace sans cesse les bornes de la possibilité physique. Quant à la raison, il ne faudrait entendre par là que le principe de contradiction. Voltaire n’a pas fait ces réserves, et sa règle plus d’une fois l’a trompé.

Cependant ces principes, en leur temps, furent un progrès. Ils étaient neufs, du moins pour le grand public : Voltaire faisait son éducation critique, l’habituait à demander aux historiens leurs preuves, à leur refuser sa créance, lorsqu’ils affirmaient traditionnellement des faits contraires aux lois de la nature, de la raison et de la conscience.

Mais, avec ces doutes et ces règles, il faisait œuvre positive. Il construisait un cadre de l’histoire destiné à remplacer les naïves représentations de Bossuet, de Rollin, et de don Calmet[4].

Rejetant hors de la science la doctrine de la création, il aperçoit dans le plus lointain passé des races d’hommes diverses, groupées en sociétés rudimentaires. Ces hommes stupides, brutaux, tout près de l’animalité, lentement, après des temps prodigieux, se sont fait un langage articulé, des vêtements, des huttes ; ils ont travaillé les métaux. Par ignorance de la physique, par peur, ils se sont fait des religions grossières : mille associations d’idées bizarres ont créé les rites et les cultes.

À la longue, de grandes sociétés se sont formées, gouvernées par des théocraties ou des dynasties issues des dieux. La Chine, l’Inde, la Perse, la Chaldée ont donné les premiers types de civilisation : quel est le plus ancien ? il est difficile de le dire.

Là s’est fondée la science, astronomie et mathématiques. Là la vraie religion, le théisme, l’adoration d’un dieu unique, a été le fruit de la raison cultivée chez les prêtres philosophes, brames, mages, et chez les sages de la Chine.

Plus récents sont les Phéniciens, ces Vénitiens de l’antiquité. Plus récents les Egyptiens, qu’il serait dangereux de vieillir, à cause du voisinage des Juifs.

Enfin viennent les Grecs, civilisés par les Phéniciens et les Égyptiens, et qui eurent d’admirables législateurs ; et ces Romains, les plus nouveaux des anciens peuples, nation petite et rude qui tire ses rites et ses lois des Toscans et des Grecs. Son histoire est obscure et douteuse pendant les quatre premiers siècles : Voltaire a lu, non pas Beaufort, mais du moins Levesque de Pouilly. Rome s’agrandit par le brigandage. Elle conquiert le monde par sa discipline et son patriotisme. Mais que sont les Romains, pillards de l’univers, auprès des Grecs, philosophes, artistes et civilisateurs ?

Ce cadre. Voltaire le bâtit avec tous les préjugés de la philosophie et toutes les erreurs de la science de son temps, tour à tour avec trop de doute et trop d’assurance. Il nous fait sourire quand il raisonne sur Ogygès ou sur les mystères, et quand il explique sommairement les phénomènes religieux par la fourberie des prêtres ou des législateurs et par l’imbécillité des peuples : c’était pourtant, comme l’a dit Hettner, la seule explication possible, la seule raisonnable au xviiie siècle, dans l’état des sciences philosophiques, médicales et sociologiques. C’était, la première, étape, une étape nécessaire, dans l’étude scientifique des religions.

À son heure, le cadre voltairien de l’histoire ancienne, comme celui de l’histoire moderne, ce cadre souple, où chacun logeait sans peine son information particulière, qu’on élargissait ou redressait à volonté, fut un véritable progrès. Il libéra les esprits de l’histoire théologique et de l’histoire puérile. Après avoir servi tel quel à une ou deux générations, c’est réellement encore lui sur lequel, plus ou moins modifié depuis Herder et Niebuhr, depuis Michelet et Quinet, tout le développement de la connaissance historique s’est déposé. Son introduction dans l’intelligence française et européenne est un moment notable de la culture générale.

Mais ne faut-il pas faire une exception pour la critique religieuse ? Il n’y a rien de plus ordurier, de plus haineux, de plus bouffon dans l’œuvre de Voltaire, que ce qu’il a écrit sur les juifs et les origines chrétiennes. Renan en a prononcé la condamnation définitive. Ni la science ni le goût de notre temps n’autorisent à revenir sur cette condamnation. Mais il s’agit ici de comprendre Voltaire, non pas de le réhabiliter. Il faut nous rendre compte de ce que valut en son temps cette critique forcenée et polissonne : elle fut plus sérieuse qu’on ne croirait.

On n’imagine pas aujourd’hui la naïveté, la puérilité, l’absurdité où pouvaient atteindre en France les commentateurs de la Bible, dans leur effort pour justifier le sens littéral du texte sacré et l’infaillibilité absolue des narrateurs inspirés. Il faut lire dom Calmet pour s’expliquer Voltaire : il faut le voir rendre compte de la métamorphose de la femme de Loth et de l’avarie de Job. Le ridicule dont Voltaire couvrit la Bible est tout entier dans dom Calmet : il ne demandait qu’à être exploité.

On voulait que tout fût divin dans la Bible, que tout y fût vrai, profond, respectable. Voltaire étale en ricanant toute l’humanité du livre, contradictions, ignorances, impossibilités, obscénités. Les actions et le langage des Prophètes ne l’étonnent pas, si c’est humain ; ce sont les mœurs d’un petit peuple grossier, c’est le goût oriental. Mais on veut que Dieu ait parlé dans ces symboles : alors Voltaire cite Osée et Ezéchiel largement.

On veut que l’Évangile soit divin : il y fait sentir les « racontars » de gens du peuple illettrés, crédules et fanatiques.

Humainement, la Bible est captivante comme Homère[5], et Jésus est un Socrate rustique[6]. Mais le temps de se tenir à ce point de vue n’est pas venu. Il s’agit de détruire dans les âmes le préjugé de divinité, l’habitude de respect aveugle qui donne à la Bible et à l’Évangile une place à part parmi les monuments humains. Voilà la raison de la forme employée par Voltaire : et, en réalité, elle fut efficace.

Sur le fond des choses, il vulgarisa les résultats et les problèmes de l’exégèse biblique, de la critique des origines du christianisme. Il s’informa chez Bayle et Spinoza, chez les Anglais, chez quelques Français aussi, Gaulmin, Levesgue de Burigny, Fréret. Il ne comprit pas la valeur du livre d’Astruc, lorsque Servan le lui envoya en 1767 : il avait passé l’âge de renouveler ses arguments.

Il mit dans les esprits l’idée qu’il y a une critique de la Bible, que l’histoire religieuse se fait par les mêmes méthodes que la profane, qu’on y est en présence des mêmes difficultés, des mêmes incertitudes, des mêmes causes d’erreurs, accrues de tout ce que la piété et l’autorité mettent d’obstacles à la recherche de la vérité dans ces matières. Il fit connaître à tous ce qu’un petit nombre savait, les doutes et les débats sur la composition des livres saints, sur leur date ou leur authenticité, sur l’histoire des premiers siècles de l’Église.

Il fit rentrer l’histoire sainte dans le plan de l’histoire universelle, non plus comme le centre et l’origine de tout, mais comme une vague dans l’Océan. Israël est tard venu dans la civilisation asiatique : une petite tribu d’Arabes pasteurs, grossiers, ignorants, superstitieux, féroces. Jehovah est son dieu national, égal et pareil à Chamos, le dieu des Moabites. Les juges, David sont des chefs de bandes ; Salomon, un roitelet.

Les Juifs subissent l’influence des grandes sociétés qui les entourent : ils n’inventent rien. Tout leur vient de l’Égypte, de l’Assyrie, des Phéniciens, des Perses : même des Grecs, prétend Voltaire en retournant des interprétations aventureuses de Huet.

Très tard leurs légendes, leurs traditions furent écrites, puis rassemblées par Esdras. Ce qu’on appelle la Bible est un bizarre mélange où l’on trouve des contes moraux, des romans, des chroniques, des poèmes d’amour, des rituels, sans parler des apocryphes et des faux.

Conquis par tous les peuples, et souvent dispersés, ils se laissent après Alexandre pénétrer par l’hellénisme : c’est le commencement de la théologie.

Enfin, sous la domination romaine, paraît Jésus, un inspiré autour duquel se pressent les petites gens : une sorte de George Fox. Sa vie est toute légendaire. Les apôtres s’en vont parler de lui dans les synagogues. Saint Paul, le « Juif chauve au grand nez », parcourt le monde romain ; mais jamais saint Pierre ne vint à Rome. Les Évangiles sont ce qu’on racontait dans les petits groupes des sectateurs de Jésus. Chaque groupe eut son Évangile : on en connaît 54. Les canoniques sont tardivement rédigés ; le quatrième est le plus récent[7].

Au début, il n’y a ni dogme ni hiérarchie. Ils se dégagent peu à peu, à grand renfort d’interprétations forcées, et de documents faux ou falsifiés. Au bout de plusieurs siècles, un canon des Évangiles est fixé. Des fidèles se distinguent les prêtres, qui ensuite se subordonnent aux évêques, et parmi les évêques s’élèvent les patriarches. Parmi les patriarches, ceux des deux capitales de l’empire, Constantinople et Rome, prennent l’ascendant, et les circonstances de l’histoire profane grandissent peu à peu le siège de Rome.

Il ne faut pas croire aux accusations des païens sur les mœurs des chrétiens, ni aux accusations des orthodoxes contre les hérétiques. Il faut beaucoup rabattre des légendes sur les persécutions et sur le nombre des martyrs. Là surtout a fleuri le faux.

À travers les disputes religieuses se constitue le dogme. L’hellénisme a un rôle prépondérant, et la métaphysique platonicienne fournit les matériaux de la théologie chrétienne.

On rejoint ainsi l’Essai sur les Mœurs. Quoi que vaille dans le détail cette représentation, un homme d’aujourd’hui s’y trouve plus à l’aise que dans celle de Bossuet ou de dom Calmet, et, n’était le ton, les assertions qui révoltèrent le plus au xviiie siècle les défenseurs de l’Église, ne seraient pas repoussées par certains catholiques savants de notre temps.

Au total, Voltaire a été, dans l’état des connaissances historiques de son temps, un très remarquable vulgarisateur, non seulement des faits, mais des problèmes et de la critique. Il fut un homme de bon sens hardi qui tâcha de se faire une idée de la manière dont l’histoire pouvait se faire.

L’esprit historique entre pour une part importante dans la composition de son esprit. Le point de vue historique domine dans toute sa philosophie. Il a bien compris que la contradiction de la théologie, c’était l’histoire. Parmi toutes sortes de préjugés, d’a priori logiques et passionnés, on voit s’ébaucher chez lui une tendance corrélative à la tendance expérimentale, une habitude de poser les questions dans le temps, et de remonter plutôt aux origines qu’aux principes. Il résout ou fait évanouir plus d’un problème en le formulant historiquement. Notions métaphysiques, dogmes religieux, institutions sociales, il vérifie d’abord, bien ou mal, les titres historiques de tout ce qui se recommande à notre respect ou s’impose à notre obéissance. L’histoire est son auxiliaire efficace dans la guerre à tous les absolus.

II. — PHILOSOPHIE, MORALE ET RELIGION
VOLTAIRIENNES[8]

Dans la période de Ferney, Voltaire continue de préférer la physique à la métaphysique. Mais la divine Émilie n’étant plus là, cette préférence reste théorique. Elle se réduit à causer de temps à autre légèrement des grands problèmes de la science du temps, des fossiles, de la formation de la terre, de la génération, et à couper la tête à quelques colimaçons. Il aime à publier la souveraineté de l’expérience, et à taquiner les systèmes, mais il intervient volontiers pour conserver à l’« éternel géomètre » ses attributions.

La pure métaphysique ne l’occupe guère : c’est une partie négligeable dans son œuvre des vingt dernières années. Seules l’intéressent la religion et la morale, et il ne prend de la métaphysique que ce qui en est inséparable. Elle est pour lui le domaine où il n’est guère possible que d’ignorer : le vrai philosophe est le Philosophe ignorant. Il a résolument éclairci ses hésitations sur la liberté, et le voici maintenant tout déterministe, à la manière de Collins. Il ne sait plus rien de l’âme : ce n’est sans doute qu’un mot abstrait.

Il est déiste obstinément, chaleureusement, gravement : déiste contre les dogmes absurdes des religions intolérantes, déiste contre les négations dangereuses des athées téméraires. Il combat d’Holbach en ses dernières années plus que la Sorbonne.

À vrai dire, il évite d’éclaircir jusqu’au fond son idée de la divinité : toutes les fois qu’il essaye de la préciser, il tend au panthéisme ; et il s’abrite derrière Malebranche plutôt que se compromettre avec Spinoza, dont la rigueur systématique et l’abstraction d’ailleurs le rebutent. Le monde est éternel et nécessaire. Dieu y est partout, comme la gravitation. Dieu fait tout en nous ; « il y a du divin dans une puce[9]. » Il ne réduit plus son Dieu comme autrefois à l’office de vérité première de la physique, mais il en fait le fondement de la morale.

On a bien des fois cité sa formule du Dieu rémunérateur et vengeur, qu’il a répétée en cent endroits de ses ouvrages. Elle n’est pourtant chez lui qu’un consentement provisoire à la foi populaire. Il accepte cette croyance, dont la fausseté n’est pas démontrable, et qui est actuellement utile pour la société. Il n’en use pas pour lui, et il admet que, dans l’avenir, des générations éclairées s’en passeront.

Dieu n’est vraiment nécessaire à la morale que comme fondement, non comme sanction. D’ailleurs, tout le service que lui demande Voltaire, est de garantir que le sentiment moral de justice et de bienveillance pour le prochain appartient à la vraie nature de l’homme, telle qu’elle a été divinement formée, et de répandre un peu du prestige de son nom sur les efforts parfois pénibles que la moralité exige. La morale est divine ; cela veut dire pour lui qu’elle est naturelle. D’ailleurs la morale que Voltaire construit sur cette base, n’est à aucun degré religieuse. Dieu n’y a pas de place. Il ne donne pas de commandements : la morale n’est pas révélée. Divine comme la raison, elle se dégage lentement comme elle, dans l’humanité et dans l’individu, des instincts inférieurs. L’homme sort de l’animalité par sa seule activité, sous la pression des circonstances. Comme il n’y a pas de commandements, il n’y a pas de grâce : prier est inutile. La seule prière est la soumission. Dieu n’est pas objet d’amour. Il ne se communique à l’homme que par l’inexorable nécessité des choses Dieu est une loi qu’on connaît et à laquelle on s’adapte.

Il n’y a pas de devoir qui ait rapport à Dieu. Il n’y en a pas davantage qui oblige l’être moral envers lui-même. Il n’y a de devoir que social ; toute vertu est un rapport d’homme à homme. On ne peut être coupable qu’envers l’homme.

Les dogmes des religions diffèrent parce qu’ils ont été inventés par les hommes, mais la morale est universelle, parce qu’elle vient de Dieu. Ce n’est pas qu’on ne trouve toute sorte de contradictions et de différences dans les préjugés et les lois des divers peuples : mais partout, de Socrate à Jésus et de Confucius à Shaftesbury, lorsque l’homme a appliqué sa raison à la conduite de la vie, il a trouvé la même morale, la morale de la bienfaisance et de la justice, la vertu sociale, contrepoids de l’amour-propre naturel et indéracinable.

Cette morale ne promet pas un bonheur chimérique, elle permet le plaisir honnête et modéré, elle invite à accroître par l’action sociale, par l’accord des individus, le bien-être collectif, qui multiplie les plaisirs pour chacun. Elle n’étonne ni ne dépasse les honnêtes gens de 1760, et les invite, en acceptant l’homme, en s’acceptant eux-mêmes, à mettre un peu de bonté, de douceur, de ménagement pour autrui dans la quête du bonheur, à se soucier, en vivant bien pour eux, de rendre la vie un peu meilleure à tous. Elle n’effraie ni ne décourage, ni ne grise de chimères, et ne propose aux hommes que des actions si évidemment utiles, si visiblement à leur portée, qu’il y aurait encore plus de stupidité que de méchanceté à les refuser. C’est cette morale positive et indépendante, qui, avec l’affirmation de Dieu, est la religion naturelle, la seule vraie religion, le théisme, que toutes les Églises enveloppent des fantaisies ridicules ou inhumaines de leurs dogmes.

III. — LA RÉFORME VOLTAIRIENNE DE LA FRANCE[10]

S’il n’y a de vertu que dans l’acte social, la morale ne peut se concevoir sans la politique, et l’homme de bien sera celui qui sera bon pour tous en travaillant à améliorer la société. C’est à quoi Voltaire employa fiévreusement les années de sa vieillesse.

Ambitieux de résultats, défiant des systèmes, il ne s’appliqua point comme Montesquieu ou Rousseau à construire une théorie politique ou à dresser le plan de la société idéale. Il ne raffina point les principes abstraits. Il fut opportuniste au suprême degré, acceptant la France telle qu’elle était, les cadres sociaux, les condition faites à l’activité réformatrice, s’efforçant de discerner le possible immédiatement possible, pour y limiter son effort. Il passa en revue toutes les parties du gouvernement et de l’administration, pour les critiquer à la lumière de deux ou trois grands sentiments moraux qui étaient tous ses principes ; il dressa une liste des abus et des réformes, en cherchant toujours à heurter la réalité le moins possible, afin de la modifier plus sûrement.

Il prend la société comme un fait, et les gouvernements comme des pouvoirs de fait, qui, en durant, parviennent à déguiser la force en droit. Il n’y a de droit pourtant que dans le consentement libre des hommes[11]  : car naturellement les hommes sont libres et égaux. Il n’y a pas de droit divin, et la démocratie est le gouvernement le plus selon la raison. Mais comme elle ne peut subsister que dans de petits territoires, comme aussi la monarchie est anciennement établie en France, l’intérêt de l’ordre et de la paix ordonne d’être royaliste en France.

Le régime constitutionnel et représentatif est bon en lui-même ; mais pour la France, l’anarchie féodale a rendu utile la royauté absolue : la force du pouvoir royal sauve le peuple des petits tyrans. Mais de la royauté absolue elle-même, il faut exiger le respect des lois, et ces lois doivent avoir pour objet la conservation de la liberté seule « loi fondamentale de toutes les nations[12] ». Mais la liberté, dans la pratique, ce sont des libertés, qui doivent être garanties aux citoyens par les lois.

Voici la liste des libertés nécessaires, selon Voltaire : 1° Liberté des personnes, l’esclavage est contre nature. 2° Liberté de parler et d’écrire, même sur les matières de politique et de religion. C’est la sauvegarde et la base de toutes les autres libertés. La diffamation contre les individus, les outrages contre l’autorité et les lois, même les libelles séditieux, seront punis. 3° Liberté civile : introduction de l’habeas corpus. 4° Liberté de conscience. 5° Sécurité de la propriété : expropriation avec indemnité pour raison d’utilité publique ; droit pour tous les citoyens d’avoir accès à la propriété ; mais point d’égalité des biens. 6o Liberté du travail, et de vendre son travail au plus offrant : le travail est la propriété de ceux qui n’en ont pas.

La propriété confère l’obligation de participer aux charges publiques et le droit de participer aux affaires publiques. En France, dans l’état actuel, la bourgeoisie éclairée gouverne les grands et les petits, et dispose de la force de l’opinion. D’ailleurs il n’y a point d’autre garantie de la liberté que la volonté des gouvernés. On est libre quand on veut, et tant qu’on veut[13].

Il est inutile de rappeler que Voltaire hait la guerre. Mais il doute qu’elle disparaisse si tôt de l’humanité. Il faut donc des armées. La meilleure serait une milice : une armée de métier et permanente est toujours une tentation de conquête extérieure ou une menace à la liberté du peuple. Puisqu’il est impossible actuellement de s’en passer, il faut la réduire aux besoins de la défensive : c’est folie de se ruiner sous le prétexte de se conserver. Avec cinquante mille soldats mariés, bien payés, qui seraient retraités à cinquante ans avec demi-solde, la France aurait l’armée qu’il lui faut, avec le minimum d’inconvénients.

Le patriotisme, au xviiie siècle, n’avait rien à voir avec la guerre et l’armée. Voltaire était patriote, comme Montesquieu et comme Rousseau, parce qu’il s’intéressait au bien public. Il attachait la patrie, à la manière anglaise, à la liberté et à la propriété, liberty and property ; et il lui semblait que ceux-là seuls ont une patrie qui, possédant quelque chose, se sentent des intérêts communs, et interviennent d’une manière ou d’une autre dans la gestion de ces intérêts communs. Il croyait que, dans de grands États, il y avait encore des millions d’hommes qui n’avaient point de patrie.

En principe, il voudrait faire de l’instruction publique une fonction de l’État. Mais en pratique, il accepte la liberté, c’est-à-dire l’Université et les congrégations sous le contrôle de l’État.

Il ne croit pas possible ni désirable que le peuple soit instruit[14] : qui ferait les besognes rebutantes et dures ? Mais il restreint le peuple à la dernière classe des manœuvres. Il veut, par l’enseignement, élargir l’ordre moyen ; il souhaite que les manufacturiers, les artisans, un maçon, un charpentier, un forgeron, que les cultivateurs soient instruits, éclairés, qu’ils voient au delà de leur métier et connaissent les intérêts publics. L’école ainsi sera essentiellement l’école du citoyen.

Voltaire ne veut pas séparer l’Église de l’État. Son idéal est le régime anglais : en France, c’est le catholicisme qui sera la religion de l’État mais l’Église sera subordonnée au pouvoir civil et respectueuse de la loi civile. Suppression de la juridiction romaine et de toutes les taxes payées à la chancellerie romaine. Les biens ecclésiastiques seront soumis à l’impôt, comme ceux de tous les autres citoyens. L’État aura la surveillance de ces biens, et interviendra dans leur répartition pour assurer à tous les prêtres un salaire suffisant. Dans ce sens Voltaire marche jusqu’à l’idée d’un clergé rétribué par l’État, de sorte que l’État pourrait limiter le nombre des prêtres et disposer de l’excédant des revenus ecclésiastiques.

Institution du mariage civil. Contrôle de l’État sur tous les rituels, sur les catéchismes, sur les livres de dévotion et d’enseignement, et sur la prédication : le pouvoir civil n’intervient pas dans le dogme, mais il doit veiller à ce que l’ordre public, les lois, la morale soient respectés. Les curés gardent l’enseignement de la religion et de la morale, et l’exercice de la charité.

Suppression de la sépulture dans les églises. Réduction du nombre des fêtes chômées.

Surveillance des communautés religieuses. Recul des vœux monastiques à l’âge de vingt-cinq ans. Diminution progressive pour arriver à la suppression totale des congrégations et couvents. Affectation de leurs biens aux œuvres d’assistance.

Il veut la liberté de conscience, mais non l’égalité des cultes. Des libres penseurs, des athées. Voltaire ne dit rien : leurs croyances sont des états individuels dont l’État ne s’occupe pas. Mais les autres églises que la catholique ne seront pas officiellement reconnues : tolérance et test, c’est le régime anglais qu’il désire pour la France. Il réclame pour les protestants la liberté du culte privé, la validité de leurs mariages, le droit pour les enfants d’hériter de leurs pères, la franchise des personnes, le droit d’exercer le commerce et tous les métiers. Aux juifs, qu’il méprise, il offre la sécurité, la condition d’étrangers domiciliés, et l’invitation de se décrasser, de se cultiver.

À la grande politique de gloire et de conquête, Voltaire préfère l’administration économe et pacifique. Il ne veut pas de grands ministres, mais de bons administrateurs. Que le gouvernement se propose par-dessus tout de favoriser le peuplement et le travail ; et malheureusement, la plupart des règlements gênent le travail et causent la dépopulation. Le régime financier est détestable.

L’impôt doit être proportionnel, sans restriction ni privilège. Le système exclusif des physiocrates est aussi absurde que l’exemption du clergé ou de la noblesse.

L’impôt doit porter sur les riches : il est odieux de prendre au travailleur une partie du pain qu’il gagne.

Le système des fermes est mauvais. La régie directe serait moins onéreuse au trésor, moins vexatoire et ruineuse pour le peuple.

Altérations des monnaies, suppressions de rentes, créations d’offices, loteries, gabelle, douanes intérieures : autant de moyens abusifs ou détestables de prendre l’argent des sujets. La liberté du commerce des blés, du moins à l’intérieur, est nécessaire.

Il faut prendre l’impôt là où est l’argent ; il faut augmenter la recette en diminuant l’impôt. Il faut faire rentrer l’impôt avec le moins de frais possible. Il faut organiser l’impôt de façon qu’il excite, au lieu de la paralyser, l’activité économique de la nation.

Abolition aussi des droits féodaux, des corvées, des dîmes.

Pour l’agriculture, le commerce, l’industrie, tout se résume en un mot : liberté, c’est-à-dire affranchissement des entraves, suppression des règlements tyranniques ou ruineux, des jurandes et maîtrises, de l’obligation de ne vendre qu’au marché, des tracasseries de la régie des vins, etc. Ce libéralisme admet pourtant la protection contre la concurrence étrangère, mais de façon que le blé, c’est-à-dire le pain, reste à bas cours.

L’établissement de l’unité des poids et mesures est désirable.

Voltaire voit surtout l’agriculture et le commerce, la grande propriété et le gros négociant. Il n’aperçoit guère l’industrie, quoiqu’il ait créé des fabriques et qu’il se rende compte de la misère du tisserand lyonnais. Il se borne à demander pour l’ouvrier le droit de porter son travail au plus offrant, et un salaire qui lui permette de vivre et d’élever ses enfants. Il ne propose, pour lui faire gagner plus, que l’augmentation du nombre des journées de travail : et pourtant il croit que le travail de manufacture fait dégénérer la race. Toute son économie se ramasse au fond dans sa théorie du luxe. Dépenser ses revenus est un devoir social. Le riche, par ses plaisirs comme par ses besoins, fait vivre le pauvre ; sa dépense excite le commerce, l’industrie, l’agriculture. Toutes ses jouissances s’écoulent en salaires dans le peuple, et y font circuler le bien-être.

Les nations prospères et bien administrées peuvent payer de lourds impôts : mais les impôts ne sont pas faits pour être gaspillés par la cour et nourrir des parasites. L’impôt est d’abord une assurance ; il sert à établir l’ordre et la sécurité. Il doit être aussi une coopération : il est destiné à subvenir aux entreprises d’utilité publique. De l’eau et des marchés dans les villes, des canaux et des chemins à travers le pays, voilà les objets pour lesquels l’argent serait mieux employé qu’en guerres. Les dépenses productives sont celles qui protègent la santé publique, et qui facilitent l’activité agricole et commerciale.

Aux postes, Voltaire ne demande que le secret des lettres : c’est le plus urgent.

L’assistance publiée est un devoir de l’État. Répression de la mendicité, réforme des hôpitaux, création d’hôpitaux et spécialement de maternités, de maisons d’enfants trouvés, d’hospices pour les vieillards et les travailleurs invalides. Il faut employer à ces établissements nécessaires, avec le droit des pauvres sur les spectacles, les biens disponibles du clergé et des couvents.

Enfin l’administration de la justice est toute à réorganiser. Là sont les pires abus. Voltaire applaudira à la suppression des Parlements, parce qu’il espère voir réaliser par elle deux réformes capitales qu’il réclamait depuis longtemps : l’abolition de la vénalité des charges, et la séparation de l’ordre judiciaire et du pouvoir politique. Il souhaitait aussi la diminution des frais de justice, et des délais de la justice ; pour cela, la diminution du ressort du Parlement de Paris. Il demandait l’unité de législation, la composition d’un code civil et d’un code criminel qui fissent disparaître l’incohérence et l’arbitraire des jugements.

Dans la législation civile, il voulait introduire le divorce. Mais au criminel il exigeait une réforme générale. La justice criminelle est atroce, absurde, aveugle, encore embarrassée d’idées théologiques ; elle frappe au hasard ; dure aux petits, elle laisse échapper les grands coupables.

Il ne faut punir que les délits qui atteignent les hommes et blessent l’ordre social. L’offense à Dieu, sacrilège, sorcellerie, suicide, hérésie ou sodomie, n’est pas du ressort de la justice. Il faut définir avec soin les cas de répression légale, distinguer les délits des crimes, proportionner les peines aux délits, et ne pas abuser des galères ni surtout de la mort. Il faut ôter au supplice de la mort les raffinements de cruauté dont on l’a enrichi. Il faut que la peine soit personnelle, et ne pas l’étendre à une famille innocente par des confiscations de biens, ou autrement.

La procédure méconnaît tous les droits de la personne humaine. L’accusé ne doit pas être traité en coupable. On ne doit pas emprisonner à la légère des innocents pour les relâcher après de longs mois, flétris, ruinés, sans indemnité aucune. Suppression des monitoires, qui ne font appel qu’aux témoins à charge et excitent la délation. Suppression de la torture. Suppression dès procédures secrètes. Il ne faut ni intimider ni écarter les témoins. L’accusé doit être confronté avec les témoins. Il a droit d’être assisté d’un avocat, au criminel comme au civil.

Il faut renoncer au système barbare et puéril des demi-preuves, des quarts de preuve, à cette addition d’incertitudes dont on composait une certitude légale. Il faut motiver les arrêts au criminel comme au civil.

Voilà, bien sèchement, le tableau des réformes que Voltaire, pendant vingt années, demanda avec une verve infatigable, tour à tour sarcastique et indignée, auxquelles il s’efforça de convertir la raison et l’humanité du public.

Leur ensemble ne fait pas une belle construction, philosophique qui se développe dans l’abstrait, pour la gloire de l’esprit humain. C’est une série de corrections, de réparations du vieil édifice social, qui ne peuvent se juger séparées de la réalité où elles s’appuient. Voltaire se demande quelles retouches exigent dans chaque partie du gouvernement et de l’administration les sentiments de liberté, d’égalité, d’humanité qui composent à ses yeux la conscience sociale et la raison de son temps.

Nous sommes tentés aujourd’hui de méconnaître et de rapetisser l’importance de cette critique, parce qu’elle n’est pas organisée en système, et parce que la plupart des réformes qu’elle indique ou sont réalisées depuis longtemps, ou bien ont été déclassées, dépassées par l’évolution de nos institutions et de nos mœurs. Les contemporains savaient gré à Voltaire de cette précision réaliste qui désignait les améliorations actuellement possibles dans toutes les parties du corps social.

Et si nous voulons y penser un peu, si nous nous représentons la France du roi Louis XV, avec le despotisme capricieux de son gouvernement, la cour égoïste et gaspilleuse, les grands corps, magistrature, clergé, plus soucieux de leurs privilèges que du bien général, le désordre des finances et l’absurdité oppressive du système fiscal, l’énormité scandaleuse des revenus ecclésiastiques, et la misère des curés de paroisse, le chaos des lois, l’enchevêtrement et le conflit des autorités, l’intolérance qui condamnait les protestants au concubinage ou à l’hypocrisie, et qui envoyait leurs pasteurs aux galères, la multitude des privilèges et des règlements qui se tournaient en vexations et en misère pour la masse du peuple : — si nous appliquons là-dessus les réformes de Voltaire, et que nous introduisions dans cette France de l’ancien régime, qui reste catholique et monarchique, la tolérance, la liberté de la presse, l’impôt proportionnel, l’unité de législation, la réforme de la procédure criminelle, le clergé soumis et salarié, l’assistance développée, les principes de gouvernement pacifique et libéral, d’administration appliquée, honnête, et uniquement soucieuse de favoriser la prospérité publique : — alors nous comprendrons la portée de la transformation que la critique de Voltaire opérait, et combien il s’en faut qu’elle ait été négative, et timide. C’est toute une autre France qu’elle dégageait de l’ancien chaos féodal et monarchique, romain et ecclésiastique, anarchique et tyrannique : une France bien moderne, quelque chose, sous le très chrétien Bourbon, comme ce qu’a été notre pays aux minutes pacifiques du Consulat ou du second Empire. Plus justement encore, la réforme voltairienne est, dans ses lignes principales, aux Chambres près, le dessin de la France bourgeoise de Louis-Philippe. C’est celle qu’on eût vu sortir, si Turgot avait pu rester vingt ans au ministère, et faire ce qu’il voulait. Voltaire a été, en gros, le journaliste de l’œuvre dont Turgot était l’homme d’État.

On se tromperait d’ailleurs sur l’esprit de Voltaire, si l’on croyait que ses vues n’allaient pas au delà de ces réformes. Il n’est pas révolutionnaire, ni chimérique. Il est opportuniste et réaliste. Il indique ce qu’on peut obtenir tout de suite par la pression de l’opinion. Ce n’est pas qu’il renonce, cela obtenu, à demander autre chose. Il ne se dit pas républicain. Il ne demande pas une constitution à l’anglaise. Il ne demande pas expressément la participation directe des propriétaires et des industriels à la direction des affaires publiques. Il ne demande pas pour les protestants l’accès aux charges ni la liberté du culte public. Il ne demande pas la nomination de tous les professeurs par l’État. Ce sont choses pourtant qu’il estime raisonnables. Il se contente de poser le droit de l’État sur les communautés : il n’en demande pas tout de suite la suppression, qu’il désire et qu’il espère.

Voltaire sans nul doute est conservateur. Mais il l’est comme l’est tout libéral. Il ne veut pas de bouleversement violent. Il ne détruit ni les classes ni l’inégalité des richesses. Il remet la France aux mains de la bourgeoisie éclairée, dont il étend la limite du côté du peuple par l’instruction. Mais son programme, précisément parce qu’il est pratique, n’a rien d’absolu ni de définitif. Il est conforme à son esprit de prévoir, après les améliorations immédiatement réalisables sur lesquelles tout son effort se concentre, d’autres améliorations que les premières, en s’effectuant, rendront possibles : et ce sera ainsi tant que l’on pourra apercevoir du mal dans la réalité et concevoir du mieux par la raison, tant que l’humanité et la justice seront blessées quelque part, que la société ne sera pas parfaite et l’homme heureux.

  1. Des mensonges imprimés, 1749. — Philosophie de l’histoire, 1765. — La défense de mon oncle, 1767. — Examen important de Milord Bolingbroke, 1767. — Le Pyrrhonisme de l’histoire, 1768. — Fragments historiques sur l’Inde, 1773. — La Bible enfin expliquée, 1776. — Un chrétien contre six Juifs, 1776. — Dictionnaire philosophique, art. Antiquité, Antiquité des usages, Chronologie, Histoire, Incertitude de l’histoire, Vérité, etc. — Dom Calmet, Dictionnaire de la Bible, 1722 ; Histoire de l’ancien Testament, 1737. — Larcher, Supplément à la philosophie de l’histoire, 1767 ; Réponse à la Défense de mon oncle, 1767. — Guénée, Lettres de quelques Juifs portugais, 1769.
  2. P. 88. — Comparez Voltaire, XXV, 120 : « Les hommes n’ont jamais de remords des choses qu’ils sont dans l’usage de faire. » Cf. aussi XXIII, 440.
  3. XXIII, 439. Cf. XXVII, 269 ; XI, 153, etc.
  4. Hist. de l’anc. Test., I, 121.
  5. XL, 190. « Ce livre fait cent fois mieux connaître qu’Homère les mœurs de l’ancienne Asie ; c’est, de tous les monuments antiques, le plus précieux. »
  6. XXVI, 353 ; XXVII. 69.
  7. Une fois, Voltaire a dit saint Luc au lieu de saint Jean.
  8. Dubois-Reymond, Saigey, ouvr. cités. — Dictionnaire philosophique. — Les singularités de la nature. — Le philosophe ignorant. — Dialogues d’Evhemère. — Profession de foi des théistes. — Les adorateurs. — Histoire de Jenny.
  9. Art. Idée.
  10. Dictionn, phil. — Mélanges, éd. Moland, t. XXII-XXXII. — Ed. Hertz, Voltaire und die französische Strafrechtspflege, 1887. — Masmonteil, la Législation criminelle dans l’œuvre de Voltaire. — E. Faguet, Politique comparée de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau. — L. Robert, Voltaire et l’intolérance religieuse. — Les pages qui suivent sont le résumé d’une étude plus ample où toutes les références seront données.
  11. XXVII, 197.
  12. XXVII, 388.
  13. Cf. plus haut, p. 151.
  14. Il entend l’instruction, comme nous dirions, secondaire, celle qui mettrait à même de lire « les meilleurs chapitres de l’Esprit des Lois ». Il ouvrit une école primaire à Ferney.