Voltaire (Lanson)/Chap 3

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 53-74).


CHAPITRE III

VOLTAIRE À CIREY. — PHYSIQUE
ET MÉTAPHYSIQUE
[1]

Malgré la permission du lieutenant de police, le séjour de Paris était mauvais pour Voltaire. Il se décida à demeurer au château de Cirey, où il avait attendu la fin de l’orage : Cirey-sur-Blaise, dont la jeune et mondaine nièce du poète, Mme Denis, peint avec horreur la « solitude effrayante pour l’humanité, à quatre lieues de toute habitation, dans un pays où l’on ne voit que des montagnes et des terres incultes », est en réalité dans une jolie vallée, fraîche et verte, enserrée entre deux coteaux qui portent de grands bois ; le charbon qu’ils fournissaient alimentait quelques forges, aujourd’hui abandonnées. L’endroit est charmant, mais en effet assez retiré, en dehors des grandes voies de communication ; par Saint-Dizier, on était à deux pas de la frontière du Barrois, et à la première alerte on passait des États du roi de France dans le domaine du duc de Lorraine. Cirey était le repos, l’étude et la sécurité.

Il était l’amour aussi, du moins au début. La marquise du Châtelet, à qui cette terre appartenait après avoir tâté de quelques amants, était devenue en 1733, à vingt-sept ans, la maîtresse du poète. Après le mystère de l’auberge de Charonne où ils allaient manger des fricassées de poulet, et celui des parties carrées chez Voltaire avec la duchesse de Saint-Pierre et M. de Forcalquier, la liaison devint publique, et, par sa durée, respectable, selon les mœurs du monde.

Représentez-vous une femme grande et sèche, le visage aigu, le nez pointu ; voilà la figure de la belle Émilie : figure dont elle est si contente, qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ; mais comme elle veut paraître belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est obligée, pour se donner le superflu, de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles[2].

C’est une femme qui parle ainsi, et c’est Mme du Deffand : deux raisons d’en rabattre. Point du tout laide, et même fort agréable, Mme du Châtelet était certainement coquette, aimant la parure, de tempérament ardent, et hardiment, aristocratiquement impudique, jusqu’à se baigner devant un valet de chambre, qui n’était pas pour elle un homme. Elle était assez joueuse.

Elle savait le latin, l’italien, l’anglais. Elle était passionnée pour les mathématiques, la physique, la métaphysique, et les comprenait. Elle lisait Leibniz, et avait pour amis Maupertuis et Clairaut. Elle « pensait ». Une autre bonne langue du siècle dit qu’elle faisait tous les ans la revue de ses principes. Elle écrivait sur des matières de science et de philosophie. On l’estimait pédante. Elle était sincèrement sérieuse. Elle préférait l’application de l’esprit aux bagatelles de la société. Elle n’était pas dévote, ni même croyante. Elle n’était ni tracassière, ni médisante, ni méchante. Comme la maîtresse de M. de Mopinot, elle eût pu dire qu’elle entendait que, sauf au lit, on la traitât en homme. Elle avait l’esprit viril, le cœur viril : droite, sûre, capable d’actif dévouement ; à tout prendre, valant mieux que les femmes qui se moquaient d’elle.

Voltaire vint donc loger en son château, à côté du discret marquis : c’était encore régulier alors. Il fit ménage commun avec eux, leur avançant de l’argent dans leurs embarras, embellissant la maison où il fit construire pour lui une galerie avec une porte d’un joli goût rococo, un peu trop richement chargée de toute sorte d’ornements, attributs et devises.

Dans cette retraite, point de tumulte mondain, point de défilé de visiteurs. On vit en famille, Monsieur, Madame, l’ami, le fils, le précepteur Linant, pauvre diable qu’on ne renvoie pas parce qu’il ne trouverait pas ailleurs à vivre, la sœur du précepteur qui n’est guère moins paresseuse et incapable que lui, et qu’on garde également par pitié, quelque voisin ou voisine comme le « gros chat » Mme de Champbonin, ou le vieux cousin Trichâteau. Voilà l’ordinaire de Cirey.

Les dix ou douze années que Voltaire y passa sont des années de travail fécond. Son amie se fit sa modératrice. Elle le disputa au public, aux tentations de la popularité bruyante ; elle le voulait tout à elle, mais c’était pour lui aussi qu’elle l’empêchait d’écrire des choses dangereuses, qu’elle les mettait sous clef sévèrement, Métaphysique ou Pucelle, quand elles étaient écrites. Elle le tirait vers les besognes moins scabreuses, vers les études qu’elle aimait. Elle l’appliquait aux sciences, aux calculs, aux expériences. Il cédait ; sa curieuse intelligence s’élançait toujours allègrement en tout sens. Mais il ne pouvait résister à son plaisir et à sa destinée. Il ne pouvait renoncer à la poésie, ni à l’histoire. Son esprit ne se tenait pas sous le boisseau : imprimé ou manuscrit, il fallait qu’il amusât le monde, ou le scandalisât, qu’il fît sonner le nom de Voltaire. La pauvre femme s’en désespérait.

Le repos de Voltaire fut un repos mobile et orageux, comme son humeur, étrangement mêlé de succès éclatants, d’études fiévreuses, de polémiques effrénées, d’alertes, de fuites, d’élans ambitieux vers les grands théâtres de Paris ou de la cour, ou vers les flatteuses amitiés des princes.

Il dotait ses nièces. Il écrivait. Il faisait des tragédies touchantes et terribles, Alzire, Mahomet, Mérope. Il rimait des stances, des odes, des épîtres surtout, que le marquis du Châtelet n’était pas toujours content de voir courir, lorsqu’elles célébraient trop vivement la belle Émilie. Ensemble se bâtissaient les folies de Jeanne, et les Discours en vers sur l’homme. La vie est bonne dans le paradis de Cirey : Voltaire est optimiste, il fait le Mondain :

Oh ! le bon temps que ce siècle de fer,


où l’on a du Champagne et du café, l’argenterie de Germain et les tapisseries des Gobelins, la musique de Rameau et les filles de l’Opéra. Par malheur, il en méprise Adam qui n’était pas raffiné, et le paradis terrestre qui n’était pas confortable. Les théologiens aboient, et le poète court jusqu’en Hollande.

Une douceur glorieuse lui vint des avances du prince royal de Prusse, ami des arts et de la philosophie, et fort maltraité pour ces amours par son père le roi sergent. Frédéric entama une correspondance active avec Voltaire, dont il fit son maître d’orthographe et de poésie françaises, un maître illustre et gratuit qui se payait en compliments et en petits cadeaux. Kaiserling était dépêché en ambassade à Cirey pour remettre au poète, à l’ami du prince, une écritoire avec des vers ; la comédie, le feu d’artifice et une illumination célébrèrent l’envoyé, et cette nouveauté sociale, un fils de roi faisant sa cour à un homme d’esprit.

Avec son amie, Voltaire étudie la physique, achète des appareils à l’abbé Nollet, installe des fourneaux, observe, expérimente. Ils envoient des mémoires à l’Académie des sciences, qui ne les couronne pas. Voltaire se jette dans la métaphysique, il en écrit, il en dispute avec la marquise, avec le Prince. Il pousse vigoureusement son Siècle de Louis XIV. Et comme il lui reste sans doute de l’énergie inemployée, il ne laisse passer aucune occasion de querelle et de bruit. Procès contre ce « fripon » de Jore, et sentence équivoque qui déboute le libraire en éclaboussant l’écrivain. Échanges virulents de diffamations imprimées avec le vieux Jean-Baptiste Rousseau. Guerre surtout contre l’abbé Desfontaines, à qui il assène le Préservatif, et dont il essuie la Voltairomanie : toute cette boue qu’ils remuent avec tant d’entrain, fait mal au cœur aux honnêtes gens, et Voltaire y perd plus que le « folliculaire ». Le service essentiel qu’il avait rendu à l’abbé en le tirant de Bicêtre où il avait été mis pour une fâcheuse affaire de mœurs[3], les très réels mauvais procédés de l’obligé, qui se libéra trop vite de la reconnaissance et de tous ménagements, disparurent dans un amas d’imputations grossières ou calomnieuses qui salirent surtout celui qui les écrivait. L’espèce de rétractation qu’il finit par tirer de Desfontaines ne raccommoda pas sa considération moins entamée par les injures de son ennemi que par le scandale de ses propres fureurs sans dignité, par ses clameurs à la police, à la magistrature, aux ministres, par les coalitions d’amis et de clients qu’il ameutait, et par le lamentable incident de Thieriot, qui ne voulut pas marcher, laissant incertain si c’était un scrupule d’honneur ou une lâcheté égoïste qui le retenait. Le public oublia le fond du débat, et sur les accessoires prit le droit de mépriser Voltaire.

Il eut un autre profond dégoût du gouvernement qui supprima un recueil où avaient paru de fort innocents morceaux du Siècle de Louis XIV. De dépit, et convaincu que l’histoire ne pouvait s’écrire en France, il laissa l’ouvrage à demi achevé, et entreprit à huis clos, pour Émilie toute seule, l’étude de l’histoire universelle. Plus dangereuse fut l’affaire de Mahomet qui, accueilli à Lille en 1741 par un enthousiasme universel, fit l’effet à Paris l’année suivante d’une impiété infâme : il fallut retirer la pièce pour empêcher le Parlement et son Procureur général de réveiller l’arrêt des Lettres anglaises.

Vers 1739, Voltaire devient très voyageur. Un procès de son amie les conduit ensemble à Valenciennes, à Bruxelles, à La Haye. Il fait imprimer dans cette dernière ville la belle réfutation de Machiavel, que le prince de Prusse avait composée, et il s’emploie sans succès à la supprimer, sur la demande de Frédéric, qui, devenu roi, ne se sent pas du tout disposé à pratiquer les maximes de son livre. Un peu désabusé de la philosophie des souverains, Voltaire ne résiste pas à l’amitié du conquérant de la Silésie. Il va le voir à Clèves, à Rheinsberg ; il pousse jusqu’à Berlin en 1740.

Il y retourne en 1743, par un revirement de fortune, avec une mission du gouvernement français. Il s’agissait de décider le roi de Prusse, notre ancien allié, qui nous avait cyniquement lâchés, une fois nanti de la Silésie, à reprendre les armes pour nous aider : l’affaire n’était pas facile. Voltaire y échoua, ni plus ni moins que les diplomates de profession. Mais il fut comblé de caresses : même pour l’avoir tout à lui, le roi de Prusse essaya une petite trahison qui devait brouiller Voltaire avec le ministère français. La cause était si flatteuse, que le poète passa sur le procédé.

Tout s’embellissait pour lui dans la joie de respirer l’air d’une cour. Il était en grande familiarité avec les sœurs du roi ; il allait passer deux semaines chez l’originale Wilhelmine, margrave de Baireuth, qui lui montrait son petit Versailles, son Ermitage ; il en revenait étourdi d’opéras, de comédies et de chasses, et l’âme charmée. Il fleuretait avec la future reine de Suède, la princesse Ulrique, et lui servait un madrigal exquis qui, du point de vue du protocole, parut impertinent :

Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge ;
Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,
Au rang des rois j’étais monté.

Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire !
Les dieux à mon réveil ne m’ont pas tout ôté :

Je n’ai perdu que mon empire[4].

Que Cirey, ce jour-là, et l’incomparable marquise étaient loin.

La pauvre femme avait le cœur serré en voyant avec quelle facilité son amant la laissait là pour des princes, ou pour des comédiennes , pour Frédéric ou pour la Gaussin[5]. Il lui revenait pourtant. Il avait toujours de l’affection pour elle. Mais il ne pouvait plus se plaire dans cette liaison et à Cirey, qu’à la condition de s’échapper sans cesse. Il était las de la retraite et las du tête-à-tête. Il avait envie de jouir de sa gloire. À la première de Mérope (20 février 1743), il avait paru dans la loge de Mmes de Boufflers et de Luxembourg, et il avait baisé la main de celle-ci aux applaudissements enthousiastes du public. Depuis les jours de Zaïre, il n’avait pas connu pareil triomphe. Ces joies l’enivraient, et lui faisaient trouver fade la paix du vallon écarté où l’amour le rappelait.

Voilà comme à vol d’oiseau ces dix ans de la vie de Voltaire. Si nous voulons le voir de plus près dans son intérieur, suivons cette « caillette » de Mme de Graffigny qui vint de Lorraine à Cirey en 1738. Voltaire, élégamment vêtu et bien poudré, la reçoit avec de grandes embrassades, pleure à ses malheurs. Il lui montre sa chambre, ses tableaux, ses porcelaines, ses bijoux, ses pendules, sa vaisselle d’argent : il a en tout « un goût extrêmement recherché ». Dans sa galerie elle voit ses livres, ses instruments de physique. L’appartement d’Émilie est magnifique aussi, et rend la visiteuse plus sensible à la « saloperie repoussante » du reste du château.

Elle soupe chez Voltaire. Le valet de chambre du poète se tient derrière sa chaise ; on lui passe tout « comme les pages aux gentilshommes du roi » ; Voltaire ne reçoit rien d’une autre main.

Le souper est « propre et délicat », assaisonné de ces « discours charmants, discours enchanteurs » qui parfois le prolongent jusqu’à minuit. « De quoi ne parla-t-on pas ? Poésie, sciences, arts, le tout sur le ton de badinage et de gentillesse. »

Parfois Voltaire lit à la dame enthousiasmée son Siècle de Louis XIV, sa Mérope, des épîtres, ses discours sur l’homme, sa Pucelle. On joue la comédie sur le joli petit théâtre qui est installé dans le grenier : « les décorations sont en colonnades avec des pots d’orangers entre les colonnes ». Une seule loge, où la dame du château peut monter de sa chambre par un escalier dérobé. Des peintures claires et lestes décorent les murs. À peine arrivée, Mme de Graffigny reçoit un rôle. On joue l’Enfant Prodigue, et l’on répète Zaïre qu’on jouera le lendemain. C’est par moments une fièvre. « Dans les vingt-quatre heures nous avons répété et joué trente-trois actes, tant tragédies, opéras, que comédies ». Quand le théâtre chôme, on a les marionnettes, « la pièce où la femme de Polichinelle croit faire mourir son mari en chantant fagnana ! fagnana ! » Ou bien Voltaire donne la lanterne magique « avec des propos à mourir de rire », où il met amis et ennemis, Richelieu avec Desfontaines.

Au milieu de ces folies, un travail forcené. À l’ordinaire Mme du Châtelet y passe la nuit ; elle dort deux heures. Voltaire s’enferme tout le jour chez lui, arrive parfois au milieu du souper, et court au sortir de table se remettre à son secrétaire. Mais il a ses détentes, des moments délicieux. Il est « aussi aimable enfant que sage philosophe ». Pourtant « furieusement auteur » ; il ne faut louer personne devant lui, et il entre en fureur au nom de Rousseau.

Il est enfant gâté, boudeur. Il boude pour un verre de vin du Rhin que Mme du Châtelet veut l’empêcher de boire, parce qu’il lui fait mal, pour un habit qu’elle veut lui faire ôter. Ils se querellent en anglais à tout propos.

Il est déjà l’éternel malade, se droguant à sa fantaisie, buvant du café, et dès qu’il est en train, oubliant toutes ses maladies dans un pétillement de malice et de gaieté.

Mais voilà que Voltaire et Émilie se mettent dans la tête que la visiteuse a envoyé à ses amis des morceaux de Jeanne, de la dangereuse Jeanne. Ils prennent peur, elle essuie des scènes terribles, de la dame surtout ; elle en sort brisée, en larmes, avec la fièvre, obligée de s’aliter. L’indiscrétion ne vient pas d’elle : on s’excuse, on la caresse. Mais le charme est rompu. Elle s’échappe de cet enfer qu’elle a pris d’abord pour un paradis.

Dans la multitude d’écrits de toute sorte que Voltaire compose à Cirey, ceux qui donnent une couleur à cette période de sa vie sont les écrits de métaphysique et de science.

Sous l’influence de Mme du Châtelet, il voulut « se rendre compte de ses idées » sur Dieu et sur l’âme, et fit en 1734 un Traité de Métaphysique qu’elle l’empêcha de publier : il eût fait un beau tapage. Son amie est leibnitienne : il marche, lui, sur les pas du « sage » Locke et des Anglais.

Il croit à Dieu. Il en a des preuves qui le contentent, la preuve qui se tire de l’ordre du monde, celle qui se fait par la nécessité du premier moteur. Il est nettement « cause-finalier »[6]. De la preuve morale, de la nécessité d’une sanction du bien et du mal, il n’est pas question. Pour Voltaire et son amie, la métaphysique est l’introduction à la physique, Dieu est la première vérité de la physique.

Dieu est une hypothèse nécessaire. « Dans l’opinion qu’il y a un Dieu, il se trouve des difficultés, mais dans l’opinion contraire, il y a des absurdités[7]. » Et ainsi « de doute en doute », on arrive à « regarder cette proposition il y a un Dieu comme la chose la plus vraisemblable que les hommes puissent penser[8] ». Ce Dieu-là ne fera jamais de martyrs, ni de bourreaux. Il s’installe dans l’esprit comme la notion de l’atome. Ce n’est point une réalité mystique.

À ce Dieu s’attachent les lois nécessaires de l’univers, on ne sait rien d’ailleurs de sa nature et de ses attributs. Toutes les disputes sur la Providence et la justice de Dieu sont oiseuses. Au pessimisme janséniste, Voltaire objectait tout à l’heure que l’homme n’est pas si misérable que le faisait Pascal. À l’optimisme leibnitien, il répond maintenant : D’où savez-vous que les choses ne pourraient être mieux ? Le monde est ce qu’il peut. La vie n’est ni très bonne ni très mauvaise : elle est tolérable, puisqu’en général on la tolère. Ce qu’on appelle le mal sont des effets naturels des lois générales : la mort est exactement du même ordre que la naissance, et celle-ci implique celle-là. Il faut accepter la vie, la nature et leurs conditions, et les utiliser au mieux. C’est déjà la philosophie de Candide, mais avec un accent moins sarcastique, avec un plus souriant consentement à la médiocrité du monde. À cette date, Leibniz choque moins fortement Voltaire que ne fait Pascal ; et sur le jansénisme encore effervescent, il jette le Mondain.

Pour l’âme, l’attitude de Voltaire est nette : « Je n’assure point que j’aie des démonstrations contre la spiritualité et l’immortalité de l’âme ; mais toutes les vraisemblances sont contre elles[9] ». Il reprend la proposition de Locke que Dieu a pu donner à la matière la propriété de penser. Proposition contradictoire pour un cartésien, qui définit la matière par l’étendue ; pour Voltaire, non ; car il a commencé par nier que l’étendue fût l’essence de la matière. Ces noms incompréhensibles de matière et d’esprit ne sont pour lui que les termes généraux sous lesquels nous classons deux ordres de propriétés qui peuvent se rapporter à une substance unique.

Mais pourquoi faire intervenir Dieu ? pourquoi ne pas admettre, avec Collins, que la pensée peut se produire naturellement « par une structure et une organisation particulières de la matière[10] » ? C’est que si la substance qui possède les propriétés matérielles pouvait, en se modifiant, produire la pensée sans un don spécial de Dieu, ce Dieu lui-même disparaîtrait, l’intelligence organisatrice se confondrait dans le monde organisé, et le panthéisme sortirait du déisme : or Voltaire redoute le spinozisme.

L’immortalité, rationnellement inintelligible, est une hypothèse inutile à la société.

Sur la liberté. Voltaire est dans un grand embarras. Il ne professe pas le déterminisme rigoureux qu’il expliquera trente ans plus tard, en avouant que ses idées ont changé[11]. Il admet la liberté. Il consent qu’elle se prouve par le sentiment qu’on en a. Elle est pour lui, comme pour Shaftesbury, la volonté réfléchie qui commande aux sens, résiste aux passions, et suit la raison. Elle est « limitée, variable, en un mot très peu de chose, parce que l’homme est très peu de chose[12] » : elle est « la santé de l’âme[13] », souvent altérée, jamais parfaite. Mais les motifs ne déterminent-ils pas la volonté ? Justement, et de ce qui pour Collins établit le déterminisme moral, il fait avec Chubb le signe de la liberté. « J’obéis nécessairement, mais de bon gré, à cet ordre de ma raison[14] ». C’est-à-dire que la liberté n’est que l’adhésion consciente aux motifs clairement conçus, la détermination intellectuelle substituée à la détermination instinctive ou passionnelle.

Cependant nous ne pouvons choisir que ce que nous choisissons. Et Voltaire finit par restreindre la liberté, selon la définition de Locke, au « pouvoir de faire ce qu’on veut[15] ». Je veux marcher, parce que je me représente l’agrément ou l’utilité de marcher. Je suis libre, si je ne suis ni perclus ni prisonnier.

Quand on en est là, on ne retient guère que le mot de liberté : on est tout près de la nier. Voltaire, dès 1740, après avoir exposé le système de Clarke, ajoutait :

Il faut avouer qu’il s’élève contre l’idée de liberté des objections effrayantes… Il faut convenir qu’on ne peut guère répondre que par une éloquence vague aux objections contre la liberté[16].

En réalité, il a moins changé d’avis qu’il ne pensait : il a surtout osé se mettre d’accord avec lui-même.

Il fallait bien à la fin, en venir à la morale : mais Voltaire ne construit pas une métaphysique des mœurs ; il esquisse une morale tout expérimentale et positive. Il n’y a ni bien ni mal absolus, ni idées morales innées. La vertu est ; 1o l’obéissance aux lois ; 2o la conformité de nos actions au bien général ; 3o la conformité de nos actions à certains sentiments naturels qui résultent chez tous les hommes de la communauté d’organisation et des conditions générales d’existence[17]. Parmi les sentiments naturels à tous les hommes, ceux-là sont vertueux, selon la classification de Shaftesbury, qui tendent au bien de la société.

Mais comment la vertu peut-elle être l’obéissance aux lois ? Si c’est vrai, le Procureur général était vertueux en faisant brûler les Lettres anglaises. Le magistrat qui fait appliquer les lois est plus vertueux que l’écrivain qui imprime malgré les lois des pensées contraires aux lois. Voltaire entend que l’obéissance aux lois est le ciment de la société, donc un sentiment utile, donc, en soi, vertueux ; que, dans l’opinion des hommes, le citoyen qui vit conformément aux lois de son pays, est réputé vertueux. Cela n’empêche ni n’interdit l’effort pour amener les lois imparfaites à réaliser plus exactement les sentiments naturels d’humanité et de justice, et l’utilité commune du corps social.

D’ailleurs, avec Shaftesbury, et plus vivement, Voltaire rejette les sanctions religieuses, invraisemblables, et surtout inutiles : la peur de l’autre monde a-t-elle jamais retenu un conquérant ? Il faut se contenter des sanctions humaines et sociales : la crainte des châtiments, le respect de l’opinion qui distribue estime ou mépris. Comptons aussi que les honnêtes gens ont un goût naturel de la vertu, c’est-à-dire que, dans le développement normal d’une nature saine, les sentiments sociaux ont une réelle puissance. Comptons aussi sur l’éducation pour entretenir et fortifier ces sentiments.

Sanctions incomplètes, incertaines, fragiles. Mais l’homme est incomplet, incertain, et fragile. Il ne peut construire que selon ce qu’il est.

Dans sa Métaphysique de Newton, Voltaire ajoutera un examen des hypothèses fondamentales de la science[18]. Tantôt exposant, tantôt interprétant Newton et Clarke, combattant Descartes et Malebranche, et surtout Leibniz, dont il voudrait désabuser Émilie, tout plein de Bayle, Locke, Collins, Chubb, librement éclectique en suivant les Anglais, il admet l’atomisme, l’immutabilité des espèces avec une évolution limitée en partant d’une organisation dès le principe infiniment variée.

Ce qu’il y a pour nous de plus intéressant dans la métaphysique de Voltaire, c’est sa méthode, qu’il emprunte aux déistes anglais. En voici les articles essentiels.

1o Séparation et indépendance de la raison et de la foi. « Il ne m’appartient que de penser humainement. Les théologiens décident divinement. C’est tout autre chose. La raison et la foi sont de nature contraire[19]. » Collins disait : « La raison ne démontre ni l’immatérialité, ni l’immortalité de l’âme : je doute comme philosophe, et je crois comme chrétien[20] ». Cette attitude, plus politique que rationnelle, ne doit pas se juger dans l’abstrait. Elle est relative aux circonstances du siècle. C’est un modus vivendi, un concordat, si l’on veut, que la libre pensée offre aux Églises encore puissantes. En faisant mouvoir la raison et la foi sur des plans différents, on tâchait, sans limiter ni contester l’autorité religieuse, d’assurer à l’esprit humain une liberté de recherches illimitée.

2o Extension de la méthode expérimentale à la métaphysique.

J’en appelle à votre conscience, dit Voltaire à Leibniz, à propos des monades, ne sentez-vous pas combien un tel système est purement d’imagination[21] ?

Faisons exactement l’analyse des choses, et ensuite nous tâcherons de voir, avec beaucoup de défiance, si elles se rapportent à quelques principes[22].

Je ne puis faire autre chose que de me servir de la voie de l’analyse qui est le bâton que la nature a donné aux aveugles ; j’examine tout partie à partie, et je vois si je puis ensuite juger du total[23].

Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathématiques ni du flambeau de la physique, il est certain que nous ne pouvons faire un seul pas[24].

Si l’on veut savoir ce que Newton pensait sur l’âme, et sur la manière dont elle opère, et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai qu’il n’en suivait aucun. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l’infini au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur ? Il savait douter[25].

Voltaire ne rejette pas la métaphysique : il consent à spéculer sur Dieu, sur l’âme, sur la liberté : car j’étais jeune alors, écrira-t-il en 1771. Mais il estime que la métaphysique consiste à raisonner de ce qu’on ne sait pas. Il faut donc être très prudent, rassembler des faits et en tirer quelques inductions, faire des hypothèses simples, claires, économiques et surtout ne pas y passer trop de temps.

Il laïcise la métaphysique ; il la détache de la théologie dont il ne garde qu’un minimum qu’il ne voit pas d’avantage à éliminer, le concept ou le mot de Dieu. Il en fait un prolongement de la science. Il demande aux sciences toutes les réponses qu’elles peuvent fournir aux questions métaphysiques, et il leur attribue beaucoup des problèmes que les philosophes avaient toujours cru leur appartenir exclusivement. Il conçoit des sciences à faire pour éclaircir des doutes qu’en vain les systèmes croient résoudre : psychophysiologie, psychologie de l’enfant, psychologie des animaux. Et s’il est souvent léger, c’est en n’attendant pas que ces sciences lui offrent de bonnes collections de faits contrôlés, et en précipitant ses conclusions sur quelques observations incomplètes ou douteuses.

Avec Voltaire, la science passe au premier plan, et occupe la place que la métaphysique avait tenue jusque-là. Il aide ainsi au mouvement général qui depuis le début du siècle portait les esprits vers l’étude des sciences. La littérature, comme la métaphysique, leur cédait du terrain. La culture des gens du monde devenait scientifique. Fontenelle faisait lire l’astronomie aux dames. Montesquieu dissertait à l’académie de Bordeaux sur les glandes rénales et sur la cause de l’écho. L’abbé Nollet faisait avec le plus grand succès, pendant plusieurs années, depuis 1735, un cours de physique newtonienne avec de curieuses expériences qui attirèrent un nombreux public, même des dames. Un peu plus tard, Rouelle, apothicaire du roi, ouvrira un cours de chimie au Jardin du Roi : c’est là que le fermier général Dupin de Francueil mènera Jean-Jacques Rousseau.

Les ecclésiastiques, à cette date, ne redoutent pas la science expérimentale. Elles les inquiète moins que la métaphysique : l’abbé Pluche[26], les jésuites favorisent ces études précises et utiles, à condition qu’on se garde des vues générales. Pour la jeunesse « destinée à remplir tous les postes de l’Église et de l’État », Pluche souhaiterait que les deux ans du cours de philosophie fussent consacrés surtout « à la géométrie et aux méchaniques », et aux sciences naturelles : il demande pour compléter l’enseignement, au moins dans les grandes villes, un « droguier », un « jardin des plantes usuelles », et un « cours réglé d’expériences de physique ».

Dans ce mouvement qui aboutit à l’Histoire naturelle de Buffon, Voltaire et son amie prennent place, avec leurs instruments et leurs fourneaux. Il est inutile d’insister sur leurs travaux. Les Éléments de la philosophie de Newton furent à leur heure un bon livre de vulgarisation, où Voltaire essaya de fixer le genre de style et d’agrément qui convenait à l’exposition des vérités scientifiques. Il trouvait Fontenelle trop orné, et ne voulait qu’ordre et clarté.

Vous trouvez que je m’explique assez clairement, écrivait-il à M. Pitot de l’Académie des sciences : je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. J’ai tâché de présenter les idées de la manière dont elles sont entrées dans ma tête. Je me donne bien de la peine pour en épargner à nos Français[27].

Il composa un Mémoire sur la nature du feu, une Dissertation sur les forces motrices, une autre Sur les changements arrivés dans notre globe et sur les pétrifications qu’on prétend en être les témoignages, une relation Sur un Maure blanc amené d’Afrique à Paris en 1744. Tout cela n’a plus aucune valeur, et n’en a jamais eu beaucoup. Il faut pourtant noter que Voltaire a manqué le prix de l’Académie des sciences sur la nature du feu pour n’avoir rempli son mémoire que d’observations, d’expériences et de calculs : l’Académie voulait des explications fondées sur le système cartésien. Voltaire a un sentiment assez juste de la méthode expérimentale, et de ses obligations.

Il l’a, mais il y manque sans cesse. Parce qu’il n’a ni la patience ni le loisir de prolonger ou d’étendre la recherche autant qu’il faudrait. Parce que, surtout, s’il bannit les systèmes, il ne se défend pas des passions, et il résiste aux vérités qui le contrarient. Il n’est pas sympathique à l’étude des fossiles, parce qu’il a peur que le déluge biblique n’y trouve une confirmation. Et c’est d’ailleurs ce qui y intéressait Burnet, et Woodward, et Scheuchzer, et le bon Pluche : ils étaient aussi loin de la science en s’emparant des faits que Voltaire en les contestant. Avec un peu plus de désintéressement scientifique, Voltaire n’eût pas écarté des observations certaines par la mauvaise plaisanterie qu’on lui a tant reprochée : les poissons fossiles des Alpes sont les débris des déjeuners des voyageurs, et les coquilles fossiles sont tombées des chapeaux des pèlerins[28]. Il eût examiné de près les conséquences nécessaires de ces indices des états antérieurs du globe, et, en approfondissant, il eût compris ce que Buffon démontra, que cette nouvelle science, loin d’établir l’hypothèse du déluge universel, en débarrassait définitivement la pensée humaine. Il n’eut pas assez de confiance en la vérité. Il définit en gros assez bien la méthode scientifique, mais il ne put pas se donner les habitudes d’esprit qui sont nécessaires pour la pratiquer journellement.

Dans l’histoire des sciences comme dans celle de la métaphysique, Voltaire ne compte pas. Il ne fut qu’un amateur. Mais ceci même est grave qu’un littérateur, un poète ait fait une telle place dans son esprit et dans sa vie à des études si spéciales. Elles ne lui furent point inutiles. Condorcet estime qu’elles agrandirent la sphère de ses idées poétiques et enrichirent ses vers de nouvelles images : je crois que le gain fut maigre. Mais les sciences fournirent à Voltaire les représentations de l’univers et de la vie sur lesquelles il se fit une métaphysique à son usage, et qui commandèrent sa politique et sa morale pratiques. Ayant rejeté la construction théologique des rapports de l’homme et du monde, c’est aux sciences de la nature qu’il demanda le modèle d’une méthode pour l’étude de l’homme, et des lumières sur le tout qui fissent apparaître la place, la puissance et la fin de l’homme ; sa connaissance générale de l’ensemble des choses lui servit à déterminer son idée de la perfection et du bonheur où il était possible d’élever la société humaine et l’homme individuel. Si la sagesse consiste dans la conformité à l’ordre universel, la science seule, qui fait connaître cet ordre, conduit à la sagesse. Une bonne morale suppose une bonne physique. « Il est utile, disait discrètement Condorcet, de répandre dans les esprits des idées justes sur les objets qui semblent n’appartenir qu’aux sciences, lorsqu’il s’agit ou de faits généraux importants dans l’ordre du monde, ou de faits communs qui se présentent à tous les yeux. L’ignorance absolue est toujours accompagnée d’erreurs, et les erreurs de physique servent souvent d’appui à des préjugés d’une espèce plus dangereuse[29]. »

Avec Voltaire donc, commence la domination de la science sur la pensée de ceux mêmes qui ne sont pas des savants.

  1. Desnoiresterres, Voltaire à Cirey. — Longchamp (et Wagnière), Mémoires sur Voltaire, 2 vol. 1825. — E. Asse, Lettres de Mme du Châtelet, 1882 ; Lettres de Mme de Graffigny, etc., 1879. — Léouzon Le Duc, Voltaire et la police, 1867. — Mém. de la soc. des lettres de Saint-Dizier, 1892-1894 (abbé Piot, Cirey-le-Château) — Duc de Broglie, Frédéric II et Louis XV, 1885. Revue d’histoire littéraire, 1902 (P. Bonnefon, Sur Voltaire et J.-B. Rousseau). — Dubois-Reymond, Voltaire comme homme de science, trad. Lépine, 1869. — Saigey, les Sciences au XVIIIe siècle ; la physique de Voltaire, 1873.
  2. Mme du Deffand, Corresp. complète, t. II, p. 762.
  3. Son dossier est inquiétant. Arch. de la Bastille, XII.
  4. X, 528.
  5. Arch. de la Bastille, XII, 24.
  6. XXII, 200.
  7. XXII, 201.
  8. XXII, 202.
  9. XXII, 215.
  10. 1er Rép. à Clarke, p. 113
  11. XXVI, 57.
  12. XXII, 414.
  13. XXII, 218.
  14. XXII, 414.
  15. IX, 388 ; XXII, 416.
  16. XXII, 416.
  17. XXII, 224-226.
  18. XXII, p. 427-438.
  19. XVII, 149.
  20. Essai sur la nature et la destination de l’âme humaine, p. 16.
  21. XXII, 434.
  22. XXII, 203.
  23. XXII, 209.
  24. XXII, 204.
  25. XXII, 427.
  26. Le spectacle de la nature, t. IV, p. 470.
  27. XXXIV, 280.
  28. XXIII, 222.
  29. I, 214.