Voltaire (Lanson)/Chap 4

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 75-83).


CHAPITRE IV

VOLTAIRE COURTISAN (1744-1753)
VERSAILLES-BERLIN
[1]

Mme du Châtelet, avec abnégation, s’employait à rouvrir la cour à son ami. L’année 1743 avait débarrassé Voltaire d’un ennemi qu’aucune comédie de réconciliation ne ramenait, le vieux cardinal de Fleury : mais il avait encore contre lui l’évêque Boyer et M. de Maurepas. Des familiers du roi, le duc de Richelieu, le duc de La Vallière, travaillèrent pour lui. Il eut les maîtresses du roi, Mme de Châteauroux, et, après elle, la toute jolie Mme d’Etioles, bientôt marquise de Pompadour, qu’il avait connue enfant, et dont il fut le courtisan, peut-être le confident de la première heure. Le voici donc à Versailles, promené par les jardins « dans une des calèches à bras du Roi traînée par des Suisses[2] », invité à Étioles (juin-juillet 1745), fournisseur de mémoires diplomatiques, de divertissements de cour, et de louanges officielles ; il fait jouer aux noces du dauphin (23 février 1745) sa comédie-ballet de la Princesse de Navarre, il écrit le Poème de Fontenoy, et s’intéresse en vers, comme « bon citoyen », au « bonheur » de la Pompadour.

À la même époque, il écrit une grande lettre plate au Père de La Tour pour satisfaire les jésuites. Il cajole des cardinaux italiens et le pape Benoît XIV, qui accepte en souriant la dédicace de Mahomet ou le Fanatisme (17 août 1745). Il veut calmer toutes les inquiétudes que son nom éveille.

Il reçoit son salaire : 2 000 livres de pension (1er avril 1745), l’expectative, puis le brevet (en 1746) d’une place de gentilhomme de la Chambre, une place à l’Académie française où il est reçu le 8 mai 1746. Pourquoi, dans ce triomphe, lance-t-il commissaires et archers à la poursuite de quelques libelles du poète Roy, qui enrageait que son vieil ennemi fût de l’Académie dont il n’était pas ? On prétend que Voltaire mena lui-même la police dans la rue Saint-Jacques aux logis suspects pour faire des perquisitions. Au long procès qu’il soutint contre le violon de l’opéra Travenol, chez qui on avait fait une saisie de brochures satiriques, il ne gagna que la publication du Voltairiana, c’est-à-dire du plus copieux recueil de diffamations qui ait jamais été réuni contre lui.

Cependant à la cour il perdait pied. Le roi, fier et timide, trop indifférent aux lettres pour goûter Voltaire, trop gentilhomme pour faire d’Arouet sa société ; la reine dévote et froide ; Mme de Pompadour amicale, mais sans lier partie, protégeant avec éclat un rival du poète, le vieux tragique Crébillon, susceptible aussi, et l’oreille toujours tendue pour saisir les allusions à ses origines bourgeoises ; le duc d’Ayen inquiet de l’ingérence de cet auteur dans la direction du théâtre des Petits-Cabinets ; une malignité générale des courtisans jaloux de ce petit personnage qui, avec de l’esprit, venait leur disputer leur pâture, et disposés à lire des impertinences dans toutes les bagatelles qui échappaient à sa verve : c’étaient bien des écueils entre lesquels Voltaire ne put mener sa barque. Il voyait ce qu’un bon courtisan ne doit pas voir, et disait en anglais à Mme du Châtelet qui perdait 80 000 francs en une nuit au jeu de la reine, qu’elle avait joué avec des fripons : ce propos fut compris, fit scandale, et il alla se cacher à Anet. Il revint, et sa disgrâce se tira lentement, sans éclat : il « réalisa » prudemment les bontés passées du roi en se défaisant pour 60 000 livres de sa charge de gentilhomme de la Chambre.

Il courait avec Mme du Châtelet de la grande scène de Versailles aux petites cours princières, à Lunéville et Commercy, chez le bon roi Stanislas, à Sceaux et Anet chez la duchesse du Maine, payant son écot en comédies et tragédies, et en jolis contes philosophiques : Memnon (1747), qui devint Zadig est né probablement à Anet.

Malgré ces contes, malgré Sémiramis et Oreste, les cinq ou six années où Voltaire fit le courtisan furent les années les plus stériles, les plus gaspillées de sa vie. La mort de Mme du Châtelet (10 sept. 1749), à la suite d’une grossesse dont un jeune officier, Saint-Lambert, était l’auteur, lui donna une direction nouvelle. Il pleura sincèrement la pauvre femme infidèle qu’il aimait d’une amitié forte ; il alla reprendre ses meubles à Cirey, s’établit à Paris rue Traversière-Saint-Honoré, où Mme Denis tint son ménage, et installa chez lui au second étage un théâtre où il fit jouer sa Rome sauvée : il faisait Cicéron avec emphase, tandis qu’à ses côtés s’essayait le petit Lekain, qu’il venait de découvrir. Au bout de six ou huit mois, il partait pour Berlin.

Mme de Pompadour s’était éloignée de plus en plus. Il n’avait pu avoir ses entrées chez le roi, ni des places à l’Académie des sciences et dans celle des Belles-Lettres, dont il avait eu la fantaisie. Il défendait trop vivement le ministre Machault et son impôt du vingtième, auquel le clergé voulait se soustraire : il se compromettait même en appuyant la politique ministérielle. Frédéric faisait de belles offres, substantielles et brillantes, des protestations d’éternelle amitié. Emilie n’était plus là. Mal guéri des cours, séduit de l’envie de montrer au roi de France le prix qu’un homme d’esprit valait à l’étranger, il prit son chemin par Clèves et Wesel à travers les « vastes, stériles et détestables campagnes de la Vestphalie », ce « chien de pays » dont il se souviendra au début de Candide. Il débarqua le 10 juillet 1750 à Potsdam.

Il repartit le 26 mars 1753, ulcéré et furieux. Sa correspondance[3] marque toutes les étapes de ses sentiments. Éblouissement d’abord, et enthousiasme : les grenadiers, l’opéra, les soupers, les honneurs, la pension, tout le ravit. Être aimé, cajolé d’un conquérant, quel triomphe. Un peu d’inquiétude pourtant le travaille en s’engageant : mais le roi de Prusse « est le meilleur des hommes ». À l’automne il déchante, et à Noël il regrette la Seine et sa maison de Paris. Déjà le charme est bien rompu. Les raccommodements et les brouilleries, les moments sereins et les dépits amers se succéderont jusqu’à l’irrévocable désillusion :

« Je vais me faire pour mon instruction un petit dictionnaire à l’usage des rois. Mon ami signifie mon esclave » (18 déc. 1752).

On trouvera dans la correspondance et dans Desnoiresterres le détail de cette histoire comique et navrante. Les caractères du roi et du poète se sont heurtés : ce sont deux grands hommes susceptibles, et qui supportent mal la moquerie dont ils aiment à user. Le roi est peu sûr : despote, dur, méprisant, sans ménagement pour l’amour-propre et la dignité des hommes, aggravant de persiflage français le caporalisme prussien, et blessant de son esprit ceux qu’écrase son pouvoir. Il meurtrit et humilie ceux qu’il appelle ses amis, brutalement, sans générosité. Voltaire est vain, exigeant, tracassier, jaloux : jaloux de Baculard d’Arnaud qu’on lui sacrifie, jaloux de Maupertuis qu’il ne parvient pas à détruire : toujours harcelé et toujours harcelant. L’entourage du roi, d’abord incliné devant la faveur du poète, épie les occasions de les brouiller : on rapporte à l’un les mots de l’autre, en les envenimant. Puis il y a ce diable de tempérament voltairien, qui fait sans cesse explosion. Si Voltaire est pillé et injurié par La Beaumelle qui s’avise de faire une édition du Siècle de Louis XIV pour en diffamer l’auteur, si on ne peut lui en vouloir de ne pas prendre philosophiquement cette avanie, il n’a pas toujours aussi évidemment raison. Un essai de spéculation douteuse qui finit par un procès bruyant avec le juif Hirschel, déplaît au roi : encore plus la polémique contre Maupertuis, et la Diatribe du docteur Akakia qu’il fait brûler après en avoir ri. Voltaire et Maupertuis sont des « fonctionnaires » prussiens, l’un chambellan, l’autre président de l’Académie. Le roi qui permet tout à huis clos, veut en public de la tenue. Il exige que ses fonctionnaires ne se compromettent pas dans des affaires louches, qu’ils respectent extérieurement les uns dans les autres la dignité de leur emploi. Et s’il paye cher un président d’Académie, ce n’est pas pour qu’on le déprécie par le ridicule.

Enfin, le 1er janvier 1753, Voltaire renvoya à Frédéric « sa clef, son ordre et sa pension », ce qu’il appelait, maintenant « ses grelots et sa marotte », et des « ornements peu convenables à un philosophe ! »[4] On les lui rendit, et il n’eut permission de partir que le 26 mars. Après avoir été à Leipzig où il négocia avec des libraires, à Gotha et à Cassel où la duchesse et le landgrave lui compensèrent un peu la disgrâce du roi, il arriva à Francfort où, du 1er juin au 7 juillet, il fut retenu prisonnier par « M. le baron de Freytag, résident et conseiller de guerre de Sa Majesté Prussienne », qui avait ordre de sa cour de retirer des mains du voyageur la clef de chambellan, la croix du Mérite de Prusse, et surtout cet exemplaire des Œuvres de Poésie où il y avait de quoi ameuter toutes les cours d’Europe contre le royal auteur. Voltaire a jeté les hauts cris, il a exagéré fantastiquement tous les incidents, tous les mauvais traitements qu’il a subis et qu’a subis sa nièce. Pourtant, au fond de ce ridicule épisode, quand on s’en tient à la correspondance officielle du sieur Freytag, il reste ceci, qui donne à penser : un résident prussien retenant arbitrairement pendant cinq semaines, arrêtant dans la rue, faisant garder à vue par des soldats un sujet français et une femme dans une ville libre de l’Empire, saisissant et fouillant tous leurs bagages, et confisquant leur argent, qui au mois d’août n’avait pas encore été rendu, et ne le fut peut-être jamais. Il était permis à Voltaire de n’y pas trouver à rire.

En quittant Francfort, il se trouva bien embarrassé. Il s’arrêta successivement à Schwetzingen chez l’électeur palatin, qui avait un joli théâtre ; — à Strasbourg où il termina pour la duchesse de Saxe-Gotha son sec et rapide abrégé des Annales de l’Empire, et où il fit une protestation par-devant deux notaires contre la publication frauduleuse des deux premiers volumes de son Histoire Universelle — à Colmar où il songea à se fixer ; — à Senones, en Lorraine, mais en terre d’Empire, où il s’enferma six semaines pour travailler à son Histoire Universelle, mettant à profit la science de dom Calmet et la bibliothèque de l’abbaye ; — à Plombières où sa nièce et ses deux anges, les d’Argental, vinrent lui tenir compagnie. Il était misérable, inquiet. Paris lui était fermé, la France mal sûre, l’Allemagne odieuse. La Suisse l’attira par sa liberté. Déjà de Berlin, il avait tâté Messieurs de Berne qui ne furent pas tentés de recevoir un tel hôte. Enfin, après une halte à Lyon où le public au théâtre, l’Académie en séance lui firent un accueil enthousiaste, mais où le cardinal de Tencin n’osa l’inviter à dîner et lui fît dire que le pays ne lui convenait pas, il entra à Genève le 12 déc. 1754, sur le soir, dîna chez le Dr Tronchin, et alla se loger au château de Prangins qu’on lui prêtait.

Les années d’apprentissage de Voltaire sont finies. Il était temps : il touchait à la soixantaine. Berlin fut sa dernière école. Il y apprit la douceur d’être son maître, et maître chez soi. La leçon fut d’autant meilleure qu’elle fut forte.

Cependant Voltaire avait moins perdu son temps chez le roi de Prusse que chez le roi de France. La liberté qui lui manqua ne fut que celle de l’humeur et des passions : du côté de la pensée on n’était pas esclave dans le « palais d’Alcine ». Voltaire travailla ; il acheva son Siècle de Louis XIV, qui parut à Berlin chez Henning, imprimeur du Boi (1751).

Et quelle excitation, quel élargissement pour l’esprit que ce contact de deux ans et demi avec un roi qui emportait Bayle dans son bagage de campagne, et qui n’avait peur d’aucune idée ! Ces soupers délicieux, dont après vingt-cinq ans il ne pouvait encore parler qu’avec ravissement, ces libres soupers prolongés si avant dans la nuit que les domestiques plantés debout le long des claires boiseries sentaient les jambes leur rentrer dans le corps, furent pour lui comme une seconde Angleterre, plus capiteuse et plus stimulante. Entre le roi et tous ces gens d’esprit aventuriers qui ne demandaient qu’à tirer tous les voiles de tous les sanctuaires, — l’original marquis d’Argens ; ce fou de La Mettrie, le médecin athée ; le profond et mordant Maupertuis ; le joyeux major Chasot, le sérieux et sûr Darget, lecteur et secrétaire de Frédéric ; l’aimable et adroit Algarotti, le newtonien pour dames ; l’honnête milord Maréchal et son frère ; le gros milord Tyrconnel envoyé de France, épicurien et caustique, et cet amusant fripon de Pöllnitz, le seul Allemand de la réunion, qui avait roulé à travers le monde et les religions, et savait toute la chronique scandaleuse de l’Europe, — dans cette atmosphère tout Voltaire s’ouvrit. Il sortit de là armé et entraîné pour la campagne de Ferney, maître des arguments qui sapent l’Église, maître de la tactique qui conquiert le public.

Il avait fait pour Frédéric Micromégas, où la forme du conte philosophique se précise. Il avait fait ses premiers dialogues à la manière de Lucien. Il avait lancé la bouffonnerie d’Akakia. Il emportait de Berlin, avec la croix et la clef, avec l’Œuvre de Poésie et une grosse poche de rancune, trois engins d’une puissance redoutable, le conte, le dialogue, la facétie : c’est avec eux surtout qu’il travaillera pendant les vingt dernières années de sa vie à faire sauter les institutions et les croyances oppressives.

  1. Desnoiresterres, Voltaire à la cour ; Voltaire et Frédéric. — Mémoires de Voltaire. — Collini, Mon séjour auprès de Voltaire, 1807. — Lettres de M. de Marville, t. II. — Zeitschrift für franz. Sprache und Liit., t. XXVII (Haupt) et t. XXVIII (Mangold). — Mangold, Voltaires Rechtstreif…, Berlin, 1905.
  2. Journal du commissaire de police Narbonne, p. 610,
  3. T. XXXVII, 147, 157, 171, 194, 217, 218, 543, etc.
  4. XXXVII, 554, 562.