Voltaire (Lanson)/Chap 5

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 84-106).


CHAPITRE V

LE GOÛT DE VOLTAIRE. — POÉSIES
ET TRAGÉDIES
[1]

Jusqu’à la publication du Siècle de Louis XIV (1751) Voltaire est surtout pour le public un poète : sa gloire incontestée est là. Ses entreprises scientifiques et philosophiques font l’effet d’amusements, presque d’impertinences, du moins de caprices d’un bel esprit séduit de l’envie d’être universel. Mais on ne lui refuse guère la perfection du goût, le génie des vers et de la tragédie. Ce sont ces dons qui lui attachent l’amitié respectueuse de Vauvenargues, dont l’amertume et la souffrance s’égaient un peu en provoquant ce fin et sûr esprit à développer ses jugements littéraires.

Aujourd’hui qu’on ne songe plus à lui donner autorité, et qu’il n’est plus pour nous que de l’histoire, il est bien joli à regarder, ce goût français du xviiie siècle dont Voltaire est un des plus parfaits représentants. Goût classique, dit-on d’un mot : mais que ce classique est loin déjà de Racine et de Boileau ! La querelle des anciens et des modernes a mis fin au culte des anciens et à la sévère discipline du grand art classique. Dans les collèges, les jésuites façonnent un goût fin, délicat, timide, et moins touché de la simple grandeur que du gracieux et du spirituel. Pendant la triste vieillesse de Louis XIV, Versailles a cédé aux dernières ruelles, aux premiers salons, aux petites cours princières, la protection et la domination de la littérature. Moins de souci de la pure beauté ou de la majesté froide, plus d’agrément, d’élégance, de volupté piquante, une politesse aisée et exquise de langage, qui ne se guinde ni se débraille. On veut du noble toujours, mais du noble qui soit aimable. La littérature est une décoration de la vie, elle est une des jouissances dont se compose le bonheur, fin de notre nature. Le plaisir est la suprême loi, la justification également de la tradition et de la nouveauté. Aux modèles anciens se sont substitués des modèles nationaux, nos chefs-d’œuvre du xviie siècle ; le respect qu’on a pour eux impose l’imitation. Par l’éducation des collèges et du monde, les définitions et les règles classiques des genres littéraires sont entrées dans la conscience des générations nouvelles, et commandent à titre de bienséances, de convenances. Par le Dictionnaire de l’Académie et par les œuvres des grands écrivains, de Racine surtout, l’idée de la pureté du langage s’est réalisée, et il n’est plus de pensée qui, pour se produire devant les « trois mille connaisseurs » du public parisien, ne doive s’habiller du vocabulaire restreint et des images communes que l’usage des maîtres autorise. Le bon goût est une partie du bon ton. On se plaît à ces servitudes, qui distinguent l’homme du monde du peuple, le Français poli du barbare Anglais et du grossier Allemand, qui d’autre part atténuent l’inégalité des conditions par l’égalité de la culture. Le bon goût est une franc-maçonnerie des esprits.

Personne n’a cru plus que Voltaire au bon goût. Personne ne l’a eu plus pénétrant, et plus éveillé, plus vif dans ses plaisirs, plus délicat dans ses dégoûts, plus attentif à ses limites. Il a prolongé à travers tout le règne de Louis XV, entre Marivaux et Vadé, entre La Chaussée et Rousseau, et jusqu’à la veille de Mirabeau et de Chateaubriand, la noblesse aisée, l’élégance limpide dont il avait appris le secret d’Hamilton et de La Fare. Jamais de manière, ni de trivialité, ni d’enluminure, ni de lourdeur : la plaisanterie, la couleur, le sentiment, tout est clair, uni, léger dans son style ; il a du goût jusque dans l’injure et dans l’ordure. Il se refroidit et s’empêtre à force de scrupules, et sa vigueur originale croît en raison inverse de la dignité, et par conséquent en raison directe de la liberté des genres : dans tous les grands genres, il y a trop de règles, des modèles trop impérieux, des tons trop fixés. Aussi y produit-il plus de reflets que de lumière propre.

Il juge les écrivains français avec la même vivacité timide : il ne fait grâce ni à Crébillon, ni à Jean-Baptiste Rousseau, ni à Marivaux, ni à Montesquieu, ni à Jean-Jacques, ni au comique larmoyant, ni au drame, ni à l’opéra-comique, et il dit cent fois à son siècle qu’il est la lie des siècles. Le grand Corneille souvent n’écrit pas en français et manque de goût. Il y a fort à dire sur La Fontaine. Ainsi son admiration se resserre pauvrement dans un court moment et dans un petit nombre d’œuvres du grand siècle. Quelques épîtres de Boileau, quelques tragédies de Racine, voilà en somme les « diamants » sans tache qui donnent aux connaisseurs des plaisirs sans mélange. Voilà les éternels chefs-d’œuvre où le génie a su atteindre à la correction : trésors d’art achevé et de belle langue.

Ce bon goût, chez Voltaire, comme chez les Français de son temps, a une sécurité qui ne va pas sans impertinence. Il prétend un empire universel. Il se croit la raison éternelle. Il juge de haut, et lestement, les anciens et les étrangers. Il a perfectionné les anciens ; il s’offre à civiliser les étrangers. Voltaire est infiniment curieux ; tout l’amuse, la Bible et Shakespeare, Saadi et les Chinois. Il constate les goûts différents des peuples : il n’est pas tenté d’en conclure à la relativité du goût. Mais rares sont les peuples et les époques où l’on a su ce que c’était que l’imitation de la belle nature. Quelques milliers de Français le savent. C’est la plus sûre gloire et la plus solide supériorité de notre nation. Voltaire n’est chauvin que de goût : mais il l’est énergiquement. En dehors du goût noble et pur de nos chefs-d’œuvre, il y a du génie sans doute, mais du génie brut et barbare. Shakespeare a « des morceaux grands et terribles », mais des « idées bizarres et gigantesques », « pas la moindre étincelle de goût », ni « la moindre connaissance de règles ». La Bible est le produit d’un peuple ignorant et grossier. Il juge Hamlet ou les prophètes exactement comme les extraits de la littérature chinoise que donne le Père du Halde. Il a de la joie à regarder des échantillons singuliers de l’esprit humain. Ils l’intéressent, et il s’en moque. Il y trouve des traces de raison et de poésie qui l’enchantent, des extravagances et des grossièretés qui le dégoûtent. Il lui prend envie de faire connaître au public des beautés neuves ; il les décrasse, les polit, les ajuste au bon goût et à la raison, et se réjouit d’en avoir fait des beautés présentables, décentes, décolorées, exsangues.

Il a d’ailleurs sa personnalité fine et nuancée, perceptible pour le lettré qui distingue les goûts et les styles par des quarts de ton. Il a un faible pour les grâces voluptueuses et la bouffonnerie élégante de l’Arioste : un peu d’italianisme égaie chez lui la nudité de la raison française. Il a un faible aussi pour l’humour caustique de Swift : il corse son vin de France léger et mousseux d’un peu de cette saveur âpre de gin. Il admire le dessin harmonieux de Raphaël ; mais il achète des Titien et des Téniers. Il est sensible à l’énergie du style des poètes anglais, « imitateurs des poètes hébreux », et aux figures hardies des Orientaux : il voudrait en colorer, en réchauffer un peu la politesse de notre poésie, et même Racine parfois lui paraît un peu pâle.

S’il nous semble lui-même timide, ceux qu’il ne contente pas, de son temps, lui reprochent l’excès de couleur et de hardiesse : il les effraye, il hasarde trop.

Il a retenu des maîtres du xviie siècle et de l’enseignement des jésuites, que la poésie a une beauté, une dignité supérieure à la prose. Il ne se doutera pas un instant que vingt lignes de Jeannot et Colin ou du Pot Pourri valent plus, dans l’échelle de l’art, que tout un chant de la Henriade. Il ne sera pas un instant tenté du paradoxe de La Motte, qui séduira des esprits comme Marivaux, Montesquieu et Buffon, parce qu’il était vrai pour eux et pour leur temps. Il ne voudra ni odes en prose, ni tragédies en prose, et se fera le plus vigoureux défenseur des vers. Plus que La Faye et La Chaussée, il contribuera à en maintenir la mode.

D’ailleurs il ne se fera pas une autre idée de la poésie que La Motte son adversaire. Elle est un langage conventionnel, une forme. Elle n’a pas un autre emploi, un autre contenu que la prose. Elle est une façon de dire ornée et agréable : elle met en œuvre des figures trop violentes pour la prose, et des cadences réglées dont la prose est affranchie. Chaque genre a sa gamme de style, et ses formes de versification. Les difficultés multiples qui résultent de ces conditions font une grande partie de la beauté des vers lorsqu’elles sont résolues élégamment.

Plus un genre est élevé dans la hiérarchie, moins il a de liberté. Voltaire disparaît dans ses odes : inférieur à Rousseau en rhétorique, égal en netteté froide à La Motte, il disserte avec accompagnement d’hyperboles, de métonymies, de prosopopées et d’allégories, sur le Fanatisme, ou sur l’Ingratitude, ou sur la Félicité des Temps. Il se croit poète lyrique pour avoir rimé des strophes « à Messieurs de l’Académie des sciences qui ont été sous l’équateur et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude ». Malherbe est le modèle pur qui lui cache le lyrisme, comme à tous les Français pendant deux siècles.

La Henriade vaut mieux que les odes. Ce n’est plus pour nous qu’un pastel pâli, et à demi effacé ; mais on peut comprendre encore l’enthousiasme qu’elle inspira. Après le Clovis et la Pucelle, c’était un charme. Cette élocution brillante, cette versification aisée et qu’on trouvait énergique autant que correcte, ce maniement adroit des règles, ces allégories, ces tableaux d’histoire, ces scènes pathétiques d’un goût noble sans roideur, toute la pompe du genre, atténuée, humanisée continuellement par quelque chose de libre et de leste, en un mot la plus haute leçon du grand art classique interprétée dans un joli style Louis XV, théâtral encore, mais égayé : voilà assez de quoi nous expliquer le long succès de ce poème épique pendant un siècle.

Quoique les règles des grands genres bridassent Voltaire au point de le neutraliser souvent, il y mettait parfois sa marque, et surtout dans La Henriade, par de petits détails ingénieux de construction, par des échappées d’humeur spirituelle ou d’imagination voluptueuse, par un certain tour de philosophie hardie et provocante.

À mesure que l’on descend l’échelle des genres, la personnalité s’accroît. Les poèmes philosophiques, sur l’Homme, sur la Loi naturelle, et sur le Désastre de Lisbonne, où nous le trouvons encore guindé et empêtré, tour à tour sèchement raisonneur ou agréable par placage, étaient pour Condorcet, qui jugeait par rapport au goût du temps, parmi les « plus beaux monuments de la poésie française » : il y trouvait une « variété de tons et une sorte d’abandon, une sensibilité touchante, un enthousiasme toujours noble, toujours vrai », qui leur donnaient un « charme dont Voltaire a seul connu le secret[2] ». Nous comprenons mieux le goût qu’on eut pour ses Epîtres, qui sont des façons de poésies didactiques plus libres, plus vives, mêlées de badinage et de satire, moins lourdes que celles de Boileau, et plus philosophiques que celles de La Fontaine.

Lorsqu’on descend aux genres badins, comiques et légers, alors vraiment on trouve un poète. Les contemporains s’amusaient plus de ces bagatelles en les estimant moins : pour nous, elles ont une plus haute valeur d’art.

La Pucelle a encore de la dignité et de l’artifice d’un grand genre : l’héroï-comique a ses lois. Voltaire y étrique l’Arioste comme dans la Henriade il a étriqué Virgile et le Tasse. Elle nous ennuie aujourd’hui, cette « infâme » Pucelle ; elle a perdu son venin avec son charme. Les détails et les couplets exquis ne nous masquent pas la froideur de cette polissonnerie étirée en vingt et un chants. Mais on n’en jugea pas ainsi au xviiie siècle. Cette gaieté de parodie qui touchait à tout, cette intarissable verve qui faisait passer devant les yeux tant d’images bouffonnes ou libertines se revêtaient d’une forme qui avait, jugeait-on, l’impeccable précision et l’élégance académique des chefs-d’œuvre. Elle se classait, par comparaison avec le Philotanus ou le Balai, très haut. Les gens du monde, des femmes même et des princesses s’y récréaient sans scrupule.

Dans tous les petits genres à forme libre, — il n’a guère pratiqué les autres, et je ne connais de lui que deux sonnets, — dans les satires, les contes, les stances, les madrigaux, les épigrammes, et tout ce qu’on appelle poésies légères, la noblesse et la froideur de la régularité classique ont disparu ; mais l’homme de goût reste, qui, par un choix fin d’expressions, évite dans la canaillerie et même dans l’ordure l’air débraillé et l’air grossier. Inférieur à La Fontaine dans le conte où son dessin des personnages a moins de relief, excellent dans la satire, où, après d’Aubigné, Régnier et Boileau, il est vraiment inventeur, par la fantaisie maligne et drôle, également distante du moralisme alourdi et du réalisme exact, délicieux dans les stances et les épigrammes, Voltaire est un poète à la façon de Marot, de Voiture, du La Fontaine des poésies diverses, de Chaulieu et d’Hamilton : il a un charme bien personnel de facilité, de malice, de fantaisie et de gaieté ; c’est une poésie toute faite de sensations claires et légères, sans vague et sans éclats.

Il ne manque pas de sentiment. Il a des sentiments irascibles ; il en a d’affectueux, de tendres, de tristes. Mais il les tamise et les filtre par l’esprit ; la réaction énergique du bon sens qui résout le bonheur en plaisirs, repousse les émotions douloureuses qui, en s’approfondissant, ont ouvert les sources du lyrisme contemporain. L’art, la poésie sont faits pour tenir l’âme en joie, non pour l’attrister. Voltaire n’accueillera dans ses vers que les sentiments qui se savourent et n’empoisonnent pas. Une pointe de regret de l’amour perdu ou de la vie qui s’en va, un accent de volupté ou de mélancolie épicuriennes, un élan de haine ou de colère terminé en moquerie amusée, une image de la nature gracieuse ou parée qui fait un beau cadre aux mœurs élégantes.

Beaux jardins de Villars, ombrages toujours frais :


en voilà assez pour faire la poésie que rêve Voltaire. L’action est l’intérêt sérieux de la vie, la poésie en est le décor et la fête.

Nous jugeons un poète aujourd’hui par ses images et par ses mètres. Les images de Voltaire sont d’autant plus froides et banales que le genre est plus noble : elles se dégourdissent dans les petits genres. Elles ne sont jamais bien rares ni bien neuves : c’est plutôt le tour, le mouvement, la drôlerie de l’emploi qui leur donnent un caractère d’art.

Sa versification a satisfait à l’idée que le xviiie siècle se faisait de la beauté des vers. Rimes pauvres ou faciles ; coupes peu variées, phrase courte, essoufflée : nous trouvons cet art flasque et monotone. Mais on goûtait alors dans ces vers sans hiatus et sans rudesses, dans leur cadence régulière que variait seulement le jeu de l’e muet, dans le glissement sans arrêt et sans fracas des syllabes claires et légères, on goûtait une fluidité, une mollesse harmonieuse, où l’on faisait consister, avant Delille et avant Chénier, la perfection de la versification. Voltaire déclamait ses vers avec emphase dans les grands genres, toujours en scandant vigoureusement, en découpant le rythme avec netteté. Qu’on lise ses jolies stances à Mme de Châtelet, ou ses Adieux à la vie, ses traductions de Shakespeare, d’Addison et de Dryden dans la 18e lettre anglaise ou son Poème sur le désastre de Lisbonne : et l’on verra que le vers de Voltaire poursuit le même idéal mélodieux que celui de Lamartine, qui d’ailleurs en dérive. Seulement Lamartine a joué de l’instrument avec une autre puissance, et il a eu d’autres choses à lui faire chanter.

Le genre de poésie où Voltaire s’est porté avec le plus de passion, et où il a le plus contenté son siècle, est la tragédie. Il aimait le théâtre à la folie, et ressemblait par là à son public. Il y avait, chez ces raffinés, une ingénuité presque enfantine dans la joie toujours neuve avec laquelle ils faisaient ou regardaient mouvoir les marionnettes animées qui avaient nom Gaussin, Dumesnil, Clairon ou Lekain, et l’on est étonné aujourd’hui du peu d’exigence de leurs imaginations, qui si facilement trouvaient leur plaisir. Les pièces de Voltaire n’existent plus guère pour nous. Il est oiseux de répéter ce que nous y trouvons de timide, d’incohérent, d’artificiel, de faux et de faible : on l’a dit assez de fois. Mais elles furent neuves, fortes en leur temps : tâchons de les voir dans la lumière qui les éclaira, lorsqu’elles ravissaient Frédéric et Vauvenargues, Mme de Pompadour et Marie-Antoinette.

Racine avait fait rentrer dans l’intrigue serrée et dans l’analyse psychologique de la tragédie française les éléments d’émotion ou de poésie que Corneille avait de plus en plus négligés ; il les avait retrouvés chez les Grecs. Il laissa le public toujours curieux d’action surprenante et d’anatomie du cœur, mais obsédé d’un désir de poésie pathétique dont il n’avait pas clairement conscience, et qui se traduisait en curiosités et en dégoûts capricieux. Dans les dernières années de Louis XIV, un éveil de sensibilité, un goût de tendresse et de volupté altérèrent dans toute la littérature la sévérité de l’art classique. Alors, et surtout pendant la fête de la Régence, l’opéra ouvrit les yeux du public français au décor : le palais à volonté de la Comédie-Française commença de paraître insuffisant, et la représentation d’Athalie, en 1718, inaugura une époque nouvelle, celle où l’impression littéraire cherche à se renforcer, à se réaliser par la mise en scène et la figuration.

Cependant la nostalgie de l’émotion racinienne faisait son effet : dans l’œuvre de ses successeurs, dans la douceur mélancolique du pâle Campistron, dans les mélodrames attendris de La Grange-Chancel, dans les imbroglios boursouflés et violents de Crébillon, la forme serrée de la tragédie raisonnable se défaisait peu à peu, et le public prenait le goût des situations extraordinaires, des passions dénaturées, des coups de théâtre saisissants , des incognitos féconds en attentes anxieuses, des reconnaissances terribles ou touchantes.

Alors était venu le petit Arouet, qui, à côté de l’Œdipe suranné de Corneille, de l’Œdipe grossier de Sophocle, avait placé un Œdipe tout reluisant de nouveauté, un Œdipe ingénieux et impertinent, à la française, où l’invraisemblance et la noirceur du sujet se réduisaient aux bienséances et s’égayaient de saillies philosophiques. Ne disait-on pas même que ce gamin hardi avait eu l’idée de réaliser pour son début un regret platonique de Fénelon et d’ôter à la tragédie de Corneille et de Racine l’intrigue d’amour, sous le prétexte qu’il n’y avait pas de place dans Œdipe pour les soupirs et la galanterie ? Il n’avait cédé qu’au refus des comédiens de jouer une tragédie sans amour. Ce brillant début promettait. On guettait l’auteur à la récidive ; on fut déçu. Les sifflets d’Artémire et de Marianne le prouvèrent.

La Motte déployait en préfaces et en discours ses paradoxes, et de bonne grâce y renonçait dans ses pièces, donnant ainsi le spectacle bien français d’une critique libre et d’une pratique routinière ; toutefois quelques timides nouveautés enjolivaient son Romulus et ses Macchabées, scénarios d’opéra un peu secs, et sa tendre Inès qui fît verser tant de larmes en 1723 : pendant ce temps Voltaire demeurait empêtré dans la tradition.

Mais à son retour de Londres, quel feu d’artifice ! quelle bousculade des préjugés et des habitudes ! Il défend et peut-être sauve le vers que La Motte veut chasser du théâtre et même de l’ode : mais dans Brutus, les tirades républicaines, le décor de la maison des consuls avec le Capitole au fond, les sénateurs en toge rouge rangés en demi-cercle autour de l’autel de Mars, sur une scène qui ne connaissait encore que l’habit à la romaine tiré des bas-reliefs de la Colonne Trajane, — le spectre d’Ériphyle, renouvelé d’Hamlet; le premier fantôme qui se soit offert à Messieurs du Parterre depuis la fondation de la Comédie-Française, — le jaloux Orosmane tuant la tendre Zaïre, transposition gracieuse d’Othello, du Shakespeare en biscuit, et puis les noms de Lusignan, Châtillon et Montmorency, une évocation brillante de chevalerie parmi la turquerie, l’histoire de France portée sur le théâtre comme l’histoire anglaise l’était dans Henri V et dans Richard III, — de nouveau dans la malheureuse Adélaïde, les noms français, les noms populaires de Duguesclin, Vendôme et Coucy, et des familiarités surprenantes, un prince du sang avec le bras en écharpe, un brusque coup de canon qui remplace la phrase polie d’un messager de malheur, — encore l’énergie républicaine dans la Mort de César, et cette fin shakespearienne, Marc-Antoine haranguant le peuple, un peuple qui parle, applaudit ou proteste, des licteurs apportant le corps de César sous sa robe sanglante, Marc-Antoine descendant de la tribune pour aller s’agenouiller auprès du corps : qui donc en ces années 1730 caressa de façon plus neuve les sens et l’esprit de la société française ?

Puis il dépaysait son public, le réveillait, l’amusait par un défilé de héros et d’héroïnes de toute nation et de toute époque : Espagnols et Américains d’Alzire, Marocains de Zulime, Arabes de Mahomet, Grecs de Mérope et d’Oreste, Assyriens de Sémiramis, Romains de Rome sauvée, Chinois de l’Orphelin. Normands siciliens de Tancrède. La tragédie faisait le tour du monde et illustrait l’histoire universelle.

Et quelles combinaisons excitantes d’intentions et d’inventions ! Philosophie et christianisme d’Alzire, philosophie et irréligion et pathétique anglais de Mahomet, tragique à la grecque dans Mérope et dans Oreste, où l’intrigue est purgée d’amour et toute pathétique avec des pointes de libre pensée, décorations magnifiques et expressives de Sémiramis, avec une ombre qui sort du tombeau, une ombre eschyléenne et non plus shakespearienne, — car Voltaire en a assez de Shakespeare, depuis que La Place l’a traduit et que les Français semblent y mordre ; le P. Brumoy, dans son Théâtre des Grecs, lui fournit de quoi le remplacer : désormais il renversera les termes et les proportions de son jugement sur Shakespeare ; il disait jadis : pas de goût, mais quel génie chez ce barbare Anglais ! il dira maintenant ; des saillies heureuses, quelques morceaux d’un bel effet, mais quelle grossièreté ! un sauvage ivre ! — Et c’est le triple duel avec Crébillon, à qui il donne des leçons de simplicité tragique, de pathétique grec et d’histoire romaine.

Enfin, après toute sorte de chutes et de succès, la période créatrice de la tragédie voltairienne se clôt par deux ouvrages neufs et singuliers, l’Orphelin de la Chine et Tancrède. Voici Mlle Clairon en « habit chinois » composé « d’une double jupe d’étoffe blanche, d’un corset de cannetot vert, orné de cartissanes et de réseaux et glands d’or », avec « une robe ou polonaise en gaze couleur feu et or doublée de taffetas bleu », « sans paniers, sans manchettes, et les bras nus », ayant des gestes « pour ainsi dire étrangers, mettant souvent une main ou toutes les deux sur les hanches, tenant sur le front pendant des moments son poing fermé ». En face de cette touchante Idamé, voici le farouche conquérant qui subira peu à peu son charme féminin de raison et de vertu : c’est Lekain, en tunique rayée cramoisi et or, ses gros bras de boucher sortant de manches larges et courtes, sur le dos une peau de lion et un carquois plein de flèches, un sabre turc au côté, un arc immense à la main, sur la tête un casque à mufle de lion, orné d’onze énormes plumes d’où montait une aigrette rouge. Cette « vérité » de costume s’assortissait délicieusement à la versification de Voltaire : il peignait un père, une mère sacrifiant leur fils au salut de l’héritier du trône, le conflit tragique de la loyauté monarchique et des affections naturelles, le contraste philosophique de la Chine lettrée, pacifique et humaine, et du Tartare grossier, nomade et guerrier : un chapitre d’Essai sur les mœurs dans un cadre de mélodrame !

Dans Tancrède, sujet pris à Mme de Fontaine, qui le dériva de l’Arioste, apparaît sur la scène française le goût « troubadour » qui précéda le moyen âge romantique. C’est — chez les Normands de Sicile — l’histoire de la fille injustement accusée dont un chevalier inconnu se déclare le champion : scénario touchant que Voltaire assaisonne de quiproquos, de jalousies, de tous les ingrédients connus de la tragédie classique et du drame. Sur la scène récemment débarrassée de spectateurs, évoluent des chevaliers du moyen âge, c’est-à-dire parés des armures de tournoi du xvie siècle ; on la décore de boucliers, d’écharpes et de devises, on y dresse des pavillons. On y établit une lice pour le combat où le sombre Tancrède sauve la dolente Aménaïde. « La Clairon, traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les bras tombants, comme morte », et qui tout d’un coup se relevait avec un cri en apercevant Tancrède, réalisait un art nouveau.

Corneille et Racine avaient fait des tragédies pour l’esprit, ils avaient mis en discours tout ce qu’ils voulaient qu’on sentît. Voltaire, outre les effets qu’il jetait dans son style brillant, avait d’autres choses à dire, qu’il disait par la gesticulation de ses acteurs, par les symboles des accessoires et du décor. Sa tragédie n’est achevée qu’en scène. La Champmeslé traduisait les vers de Racine : Clairon ajoute son jeu aux vers de Voltaire, et cette collaboration crée Idamé ou Aménaïde. Voilà pourquoi Voltaire tourmente sans relâche ses comédiens, les anime, les secoue pour tirer d’eux une intonation, un mouvement, essaye de leur communiquer un peu de son diable au corps.

Tous ces spectacles étaient assaisonnés de discussions piquantes : avant, confidences aux amis et aux journaux ; après, préfaces, dédicaces, discours, lettres. C’était pendant longtemps du bruit, et parfois du scandale : il n’y avait pas moyen de ne pas prêter attention. La nouveauté la plus atténuée prenait par l’annonce et dans les commentaires le relief que l’exécution n’avait pas. Le public d’ailleurs savait gré à Voltaire d’allier tant de mesure avec tant de hardiesse. Si quelques critiques blâmaient ses « excès », en général on lui donnait le mérite d’arrêter ses imitations de Shakespeare et du théâtre anglais au point qu’indiquait le goût français, le bon goût, de ne pas pousser l’émotion jusqu’à la tristesse sauvage ou la secousse brutale qui n’étaient plus des plaisirs. Avec lui, le théâtre restait un jeu agréable, une fête de gens du monde. L’enveloppe de son style et de son vers « raciniens » qui ménageaient les habitudes du public, adoucissait d’élégance harmonieuse et fluide les plus violentes situations ; et dans les couplets fiévreusement boursouflés, dans les chocs bien réglés des répliques, dans les convulsions où toutes les bienséances délicates étaient observées, nos arrière-grands-pères se donnaient l’illusion d’avoir touché un moment les bornes de l’horreur tragique.

Ces tragédies, qu’il concevait avec enthousiasme, qu’il corrigeait et refaisait sans se lasser, toujours inquiet et curieux du mieux, disputant avec lui-même et avec ses amis complaisamment, et qui, de tant de refaçons, gardaient un air d’improvisation facile, étaient des reprises adroites de tous les plus fameux et plus sûrs clichés dramatiques de la Grèce, de l’Angleterre et de la France : fils, pères, mères qui tuent ou qui vont tuer leurs pères, mères ou fils, haines de frères, jalousies homicides, sentiments et crimes contre nature, incognitos gros des malheurs, fatalités qui dévastent la vie. Voltaire rafraîchissait l’assortiment des situations, des caractères et des passions de théâtre, par des inventions de mise en scène, des évocations d’histoire, des esquisses de civilisations lointaines et de personnages historiques. Il apportait quelques nouveautés psychologiques : un type anglais presque[3] inconnu avant lui de féminine fragilité, un type faible et charmant de créature abandonnée à l’amour, moins morale et réfléchie que les Junie et les Aricie, moins énergique que les Hermione et les Roxane. Et puis, dans le curieux trio de Mahomet, il donnait les premiers essais d’analyse rationnelle des phénomènes religieux qu’on eût produits sur notre théâtre : le créateur de religion, un Tartuffe tragique, un homme de génie, indifférent aux moyens, qui domine les hommes superstitieux par la fourberie et qui machine un miracle au dénouement ; à côté du prophète, ses deux instruments, deux âmes jeunes qu’il fascine et qui reçoivent toutes ses suggestions, une jeune nonne crédule et craintive, et Séide, ce Jacques Clément, sombre, inquiet, que la folie du meurtre et du martyre emportera jusqu’au parricide.

La nouveauté chez Voltaire n’est jamais tout à fait neuve, ni la tradition simplement traditionnelle. Une combinaison se fait de Sophocle, de Corneille, de Racine, de Quinault, de Shakespeare, même de Métastase, où se mélangent la sensibilité et la philosophie voltairiennes : il y a toujours de l’imprévu pour amuser la curiosité, du connu pour rassurer les habitudes.

En 1760, Voltaire a réalisé son programme dramatique : d’autres vont plus loin et plus vite. Sans changer ses idées, il les retourne : son libéralisme dépassé agit comme une force conservatrice. Diderot et le drame, Shakespeare et la violence anglaise menacent l’édifice national de l’art classique. Mais surtout Voltaire à Ferney a trop de choses à faire ; l’action sociale, la propagande philosophique l’enfièvrent ; le plaisir du théâtre s’y subordonne.

Pourtant c’est encore un défilé amusant de tragédies — plus amusant souvent pour le lecteur que pour le parterre — : les grands tableaux antichrétiens d’Olympie, le curieux essai de tragédie historique du Triumvirat où malheureusement le goût n’a rien laissé passer dans les vers de la couleur qui est dans les notes, la pastorale bourgeoise des Scythes où le patriarche de Ferney se costume en berger tragique, les actualités transparentes des Guèbres et des Lois de Minos avec leurs plaidoyers pour la tolérance et contre les prêtres. Dans tout cela, le sens fait plus que l’art, et c’est bien là qu’on a raison de parler de brûlots éteints.

Mais, après 1760, on continue de jouer, on reprend les chefs-d’œuvre des trente années précédentes : ils continuent d’agir ; leur hardiesse se développe, en dehors de l’auteur, par l’application qu’on leur fait de tous les progrès de la mise en scène. Le 3e acte de Mérope se joue en 1763 dans un décor de Brunetti : « C’est un bois hors la ville, consacré à la sépulture des rois. Ce lieu est rempli d’une quantité de tombeaux antiques et de différentes formes, de cyprès, d’obélisques, de pyramides, et de tout ce qui caractérise la pieuse vénération des anciens pour les morts. Entre ces tombeaux, on distingue celui de Cresphonte, orné par tout ce que Mérope a pu rassembler de plus précieux ». Une émotion historique et lyrique saisit le spectateur devant ce décor qui exprime la poésie du passé et celle de la mort. Qu’on est loin d’Andromaque, où le tombeau d’Hector n’est que dans les vers, visible seulement aux esprits !

La réaction pseudo-antique de la tragédie révolutionnaire et impériale se fera contre Voltaire autant que contre le drame, en retenant beaucoup de Voltaire. C’est lui, en un mot, qui, en croyant consolider la tragédie, l’a condamnée. Il a habitué le public aux effets mélodramatiques, romantiques, qu’il a masqués de ses alexandrins brillants et flasques. Il a rendu l’unité de lieu impossible. Les grandes scènes de son théâtre, — Mérope levant la hache sur son fils, Séide poignardant Zopire près de l’autel où il prie, et le vieillard se traînant sanglant sur le théâtre, Ninias sortant les bras ensanglantés du tombeau de Ninus où il vient de tuer sa mère — sont des scènes de pur pathétique, presque sans contenu psychologique, et d’un pathétique bien théâtral, qui ne peut se passer des moyens scéniques d’exécution, et ne donne tout son effet qu’aux yeux. Du Belloy, Lemierre, Ducis n’ajoutent à l’action de Voltaire que des hardiesses particulières : ils marchent quand Voltaire s’est arrêté, ou n’est plus là, mais dans le sens qu’il a indiqué. Il est le grand nom représentatif par lequel peut s’éclairer le passage de la tragédie classique au drame romantique, d’Athalie à Hernani. Sa puissance éclate dès qu’on regarde le tableau des représentations : en 1763, Corneille est joué 16 fois à la Comédie-Française, Racine 17 fois. Voltaire 48 fois ; en 1775, Corneille 10 fois, Racine 20 fois, Voltaire 54 fois. En 1789, Corneille 18 fois, Racine 28 fois, et Voltaire 42 fois. Les 18 représentations de Du Belloy, le plus joué des jeunes depuis 1765, ajoutées aux 22 du Charles IX de Chénier qui est dans l’éclat de sa nouveauté, lui font à peine contrepoids.

En 1805, il n’a plus que 28 représentations contre 57 à Corneille et 59 à Racine : mais Crébillon, Ducis, Lefranc de Pompignan, Longepierre, Poinsinet de Sivry arrivent à eux tous à un total de 9 : seul Voltaire se maintient entre le classique de Louis XIV et le classique impérial : c’est l’année des Templiers, qui se jouent 33 fois. Et enfin, en 1828, Corneille tombe à 9 ; Racine à 26 : Voltaire reste à 28 ; si Ducis seul de tout le xviiie siècle fait quelque figure à côté de lui par 10 représentations, Hamlet et Othello en prennent 9 ; c’est de Shakespeare que le public est curieux chez Ducis.

Des comédies de Voltaire, il vaut mieux ne pas parler. Il ne réussit que dans le comique larmoyant que son goût réprouvait. L’Enfant prodigue et Nanine marquaient pour lui les limites du mélange des genres : ces deux comédies eurent un succès prolongé ; on les jouait encore sous le Premier Empire, pour leur tiède sagesse. Il est assez curieux que ce grand maître du rire sarcastique n’ait réussi au théâtre, dans le comique comme dans le tragique, que par la sensibilité. Son vrai génie était contraint par les traditions et les chefs-d’œuvre de la comédie classique. Il a tenté dans quelques divertissements de société un comique plus chargé, plus excentrique, de saveur anglaise ; mais sa puissance originale d’invention plaisante ne s’est manifestée librement et tout entière que dans les figures et les dialogues de ses romans et de ses facéties.

  1. Vernier, Voltaire grammairien. — Alexis François, la Grammaire du purisme et l’Académie au XVIIIe siècle. — Gohin, les Transformations de la langue française au XVIIIe siècle. — Deschanel, le Théâtre de Voltaire, 1896. — H. Lion, les Tragédies de Voltaire, 1896. — J.-J. Olivier, Voltaire et les comédiens interprètes de son théâtre, 1900. — Jusserand, Shakespeare en France, 1898. — Lounsbury, Voltaire and Shakespeare, 1902. — Zeitschrift für franz. Spr. und Litt., t. XXIII (Kœhler. Sur les unités). — Lessing, Dramaturgie. — La Harpe, Cours de littérature. — Joannidès, Répertoire de la Comédie française.
  2. T. I, p. 216.
  3. Ce presque est pour La Fosse (La Valérie de Manlius).