Voltaire (Lanson)/Chap 7

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 133-146).


CHAPITRE VII

VOLTAIRE AUX DELICES ET À FERNEY[1]

« Il faut que des philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. »

« Tavernier…, interrogé par Louis XIV pourquoi il avait choisi une terre en Suisse, répondit comme vous savez : Sire, j’ai été bien aise d’avoir quelque chose qui ne fût qu’à moi[2]. »

Voilà dans quels sentiments Voltaire, échappé de Berlin et bien escarmentado[3], loua à Monrion, sur la mi-côte entre Lausanne et le lac, une maison abritée du vent du nord, pour les hivers. Et pour les étés, il acquit au prix de 87 000 livres, près de Genève, à Saint-Jean, une propriété qu’il baptisa les Délices, d’où il voyait, d’un coup d’œil, « Genève, son lac, le Rhône, une autre rivière (l’Arve), des campagnes et les Alpes[4] ». Un peu plus tard, comme Monrion manquait de jardin et de poêles, il loua à Lausanne, pour neuf ans, une grande et confortable maison dont les quinze fenêtres de façade avaient la vue du lac et des Alpes de Savoie.

Un sentiment délicieux de tranquillité et de bien-être se répandit dans son âme. Il regarda avec des yeux charmés le décor élégant et grandiose du lac encadré de montagnes ; devant la beauté du paysage alpestre il évoqua avec un enthousiasme inaccoutumé les souvenirs héroïques de la liberté suisse. Il fut soulevé jusqu’au lyrisme.

Mais il ne s’y attarda pas. L’action le ressaisit dès qu’il se sentit en sûreté. Il bâtit, plante, jardine aux Délices. Il fait saillir, hélas ! en vain, ses six juments par un trop vieil étalon danois. Il donne à dîner aux personnes les plus distinguées du pays ; il reçoit tous les voyageurs notables qui passent par Lausanne et Genève, Palissot, Lekain, Mmes d’Epinay et du Bocage, le philosophe anglais Gibbon, le jésuite italien Bettinelli. Il se démène pour désavouer la Pucelle, accable son secrétaire Collini de dictées et de copies, remanie son Histoire Universelle, écrit une tragédie chinoise, dispute contre la Providence et Leibniz sur le désastre de Lisbonne, se désole de la guerre qui éclate en 1756, se raccommode avec le roi de Prusse en lui gardant une dent, essaie de s’entremettre pour le rétablissement de la paix, écrit aux Anglais en faveur de l’amiral Byng, s’enrôle dans l’Encyclopédie, chamaille avec Grasset, se brouille avec Haller, va visiter l’électeur Palatin, pleure la margrave de Baireuth, excite d’Alembert à faire son article Genève pour l’Encyclopédie, à y louer le christianisme raisonnable, le pur déisme des modernes calvinistes, et à refuser aux pasteurs genevois la rétractation que leur piété ou leur politique réclame.

Le tracas qui se fait pour l’article Genève lui donne à réfléchir. D’ailleurs il perçoit peu à peu l’incompatibilité d’humeur et de point de vue qui existe entre les Genevois et lui. Le Magnifique Conseil défend aux citoyens et bourgeois de venir jouer ou voir jouer des tragédies chez Voltaire, invite Voltaire à s’abstenir de dresser un théâtre sur le territoire de la chrétienne république. Il en sera quitte pour « faire l’histrion » à Lausanne chez lui, ou à Monrepos chez le marquis de Gentil. Mais à Lausanne, d’autres pointes du zèle calviniste le blessent.

Il revient donc sur la terre française. Il achète, dans le pays de Gex, à une demi-heure de Genève, la terre de Fernex (il écrira Ferney, comme on prononçait) ; il loue à vie, du Président de Brosses, le comté de Tournay. Le voilà cette fois bien assuré, les pieds de devant, comme il disait, à Lausanne et et à Genève, ceux de derrière à Ferney et Tournay. Il dressera ses tréteaux à Ferney, surtout à Tournay, dans son entresol, narguant le Magnifique Conseil, le Consistoire et tous les prédicants ; et si le ciel devient noir du côté de Paris ou de Versailles, une petite promenade de ses chevaux le mettra de l’autre côté de la frontière, faisant la nique au ministère, au Parlement et à l’Eglise. Un seul moment, en 1765, après la mort du chevalier de La Barre, il prendra sérieusement peur, et aura la velléité très passagère d’aller fonder une colonie de philosophes, une « manufacture de la vérité », avec une imprimerie, dans le pays de Clèves, qui appartenait au roi de Prusse.

Depuis 1760, il réside ordinairement à Ferney. Il s’y fait une installation opulente. Sa fortune est immense et va toujours grossissant. Il a des fonds dans le commerce et les banques[5], à Cadix, à Leipzig, à Amsterdam. Mais il place surtout ses capitaux disponibles en rentes viagères, à des taux élevés que lui assurent son âge et son « visage blême[6] » : il a pour débiteurs des seigneurs de France et des princes allemands, le maréchal de Richelieu, l’électeur Palatin, le duc de Wurtemberg : payeurs négligents, qui finissent pourtant par payer, avec qui on arrive à ne pas perdre plus qu’avec les juifs et les banquiers, et qui acquittent l’intérêt de leurs retards en réclame et en protection. Le notaire de Voltaire dit à Collé en 1768 que son client possède 80 000 livres de rentes viagères, 40 000 livres de bien-fonds et 60 000 livres de valeurs en portefeuille. En 1775, un état authentique accuse 177 000 livres de rentes, outre 235 000 livres de rentrées attendues.

La dépense à Ferney est énorme. Le château que Voltaire a bâti est petit, mais élégant. Le train est considérable ; outre le personnel ordinaire, les jours de représentation, il faut donner à souper à soixante ou quatre-vingts invités. En 1768, après une réforme énergique de son état de maison, Voltaire établira le budget de Ferney à 40 000 livres par an, pour l’entretien de douze chevaux et de soixante personnes.

Les hôtes habituels de Ferney sont la grosse Mme Denis[7], qui passe son temps à se disputer et à se raccommoder avec son oncle[8], le fidèle secrétaire Wagnière, qui a succédé à Collini, et auquel en 1763 est adjoint le copiste Simon Bigex, le Père Adam, un jésuite que Voltaire a recueilli et qui fait sa partie d’échecs. C’est, de 1760 à 1763, l’arrière-petite-nièce de Corneille, la noiraude Marie, laide avec de beaux grands yeux noirs, qu’il élève et dote ; plus tard, Mlle de Varicourt, « belle et bonne », qu’il ne dote pas parce que le marquis de Villette, qui l’épouse, est très riche et ne veut pas d’argent.

Toujours quelque étranger est en résidence à Ferney pour des semaines ou des mois : c’est l’autre nièce, Mme de Fontaine, et le marquis de Florian avec qui elle se remarie, et le joli « Florianet ». C’est le cousin Daumart, mousquetaire du roi, ou le souple Ximenès, ou le petit La Harpe et sa femme, ou le pauvre Durey de Morsan après sa ruine. C’est le duc de Villars, grand tragédien. Une foule de Genevois sont habitués chez Voltaire, vont et viennent sans cesse de la ville à Ferney : plus familiers souvent qu’amis : tous les Tronchin, le ménage Rilliet, les deux Cramer, Mme Gallatin, Huber, le spirituel découpeur de silhouettes qui souvent faisaient enrager le patriarche ; et n’oublions pas « M. le fornicateur Covelle ».

Et que de visiteurs de tout état, de toute nation ! Voltaire est une curiosité européenne qu’il faut avoir vue. Ferney est le pèlerinage des esprits libres et des âmes sensibles. On y voit défiler Dalembert, Turgot, l’abbé Morellet, le musicien et valet de chambre du roi Laborde, le chevalier de Boufflers, Chabanon, Grétry, les Anglais Sherlock et Moore, le prince de Brunswick, le landgrave de Hesse, Mme Suard, le marquis de Villette : que d’autres, qu’on ne finirait pas d’énumérer. C’est une déclaration de principes, et un affront personnel, quand le comte de Falkenstein, le futur Joseph II, ne daigne pas se détourner de sa route vers Ferney.

Quelques visiteurs nous ont laissé leurs impressions. Ils nous font voir ce long vieillard décharné, aux yeux étincelants, enveloppé de sa robe de chambre de perse, ou bien, les grands jours, en noble habit mordoré avec une grande perruque et des manchettes à dentelles qui lui descendent jusqu’au bout des doigts : propre, droit, sec, vif, sobre, ne prenant que quelques tasses de café à la crème, toujours mourant et toujours se droguant, travaillant au lit une partie de la journée et y recevant des visites ; très seigneur de village, entêté de ses droits et honneurs, propriétaire jusqu’au fond de l’âme, fier de ses bâtiments, de ses plantations, de son troupeau, de son église, passionné pour le placement des montres ou des bas de soie de ses manufactures : majestueusement gracieux aux amis et aux vassaux qui célèbrent ses anniversaires avec des arcs de triomphe, des feux d’artifice, et des vers encenseurs ; toujours fou de théâtre, de vers, et d’esprit, causeur délicieux, d’une gaieté charmante ; mais capricieux, fantasque, irritable, despote ; large à qui le cajole, lésineur ou chicaneur avec qui le prend de travers, marchandant opiniâtrement un couteau de chasse, ou plaidant contre le président de Brosses pour quelques moules de bois qu’il enrage d’avoir enfin à payer, tracassier, taquin, intrigant dans les affaires genevoises, et ravi de se moquer de tout le monde ; toujours mordu et mordant, traînant après lui une meute d’ennemis qu’il grossit à plaisir, Fréron. La Beaumelle, Chaumeix, les Pompignan, Nonnotte, Patouillet, Larcher, Cogé, n’étant jamais en reste et voulant toujours avoir le dernier, pour les coups de gueule et pour les coups de dents, tourmenteur diabolique du malheureux Jean-Jacques qu’il serait prêt à recueillir chez lui, égratignant à tout propos le grand Montesquieu qu’il a défendu de son vivant, inlassablement attaché aux mollets des gens qu’il déteste, et parfois de ceux qu’il ne déteste pas, n’en voulant pas toujours à ceux qu’il crible de ses mortels sarcasmes, ramené souvent par une avance, un bon procédé, et se réconciliant avec Trublet, avec Buffon : sans rancune même contre les amis ou les protégés qui le trahissent, qui le volent, pourvu qu’ils ne soient point fiers ; en guerre avec son curé et son évêque, et tout amusé de communier par-devant notaire pour leur faire pièce : point méchant au fond, ni avare ; serviable, libéral, généreux même à ses nièces et à Marie Corneille, hébergeant, secourant, défendant, patronnant je ne sais combien de gens, réconciliant Champflour fils avec Champflour père, assurant le transport d’un petit Pichon ou le mariage d’une fille engrossée du même entrain dont il mène l’affaire Calas ou la guerre à Fréron : gamin de Paris, et enfant gâté au possible, tout amour-propre et tout nerfs, et ne faisant à personne par ses folies autant de tort qu’à lui-même[9].

De son petit royaume de Ferney, il échange des vérités et des coups de griffe avec Frédéric qu’il connaît comme il en est connu, de la philosophie et des compliments avec l’impératrice Catherine dont il est un peu la dupe dans les affaires de Pologne. Il fleurette avec toute sorte de rois et de princes. Il est politiquement en coquetterie avec la cour de France ; il cajole la Pompadour tant qu’elle vit, sans soupçonner l’incurable blessure qu’il lui a faite par une phrase de la dédicace de Tancrède. Il tire tout ce qu’il peut de son vieil et peu sûr ami le maréchal de Richelieu comme aussi des ministres qui passent ; il les paye largement en adulations, Babet la bouquetière, c’est-à-dire le cardinal de Bernis, et puis le duc de Choiseul, et puis le duc d’Aiguillon et Maupeou, et enfin Turgot, le vrai ministre selon son cœur, le seul dont il ne dise aucun bien qu’il ne pense. À tous, il ne demande pas seulement une protection, des faveurs pour lui, pour Ferney et pour les philosophes : il veut des réformes, il les excite et les soutient dans toutes celles qu’ils tentent.

Voilà le spectacle que, des Délices et de Ferney, pendant vingt-trois ans. Voltaire offrit à l’Europe tour à tour enthousiaste ou scandalisée, et toujours amusée. Pendant vingt-trois ans il réussit ce miracle d’être la nouvelle du jour, de fournir l’actualité, bouffonne ou sérieuse et surtout imprévue, qui occupe le public : ses Pâques ou ses coliques, Tancrède ou la Pucelle, l’adoption de Marie Corneille, ou une lettre au roi de Prusse, le renvoi ou le rappel de Mme Denis, un généreux effort pour Calas ou La Barre, un débordement de facéties injurieuses sur La Beaumelle ou Jean-Jacques, tout l’exquis du bon sens et de l’humanité, ou toute l’énormité de l’ordure et de l’impiété, de tout cela chaque jour quelque chose, et jamais deux jours de suite la même chose. Pendant vingt-trois ans Voltaire fut le grelot le plus sonore de l’Europe.

À coup sûr, le bruit lui était doux, la popularité nécessaire. Il ne s’inquiétait pas qu’il y eût un peu de mépris dans le rire de la galerie : il n’avait pas l’armature de moralisme, la carapace de dignité qui font garder aux plus ambitieux, aux plus vains des postures décentes. Ayant la gloire de l’esprit et de la bienfaisance, il ne dédaignait pas celle des contorsions et des grimaces. Mais dans toutes ses arlequinades, il avait son idée qui ne le quittait pas plus que l’amour-propre. Il voulait améliorer l’ordre social. De 1755 et surtout de 1760 jusqu’à sa mort, il n’écrivit pour ainsi dire pas une page qui ne fût la critique d’un abus, la recommandation d’une réforme, une sollicitation au gouvernement ou au public pour l’une ou contre l’autre. À quatre-vingts ans il était aussi enragé qu’à soixante. Il faut être bien partial pour ne pas voir ce qu’il y a de conviction profonde et désintéressée dans ses principales attitudes.

Il était revenu d’Allemagne au moment où la nation éclairée désespérait enfin du roi et de la cour, et devenait impatiente du mal social ; où se montait la machine de guerre de l’Encyclopédie, autour de laquelle la libre pensée s’organisa en parti ; où, à côté des anciennes factions religieuses, jansénistes et défenseurs de la constitution Unigenitus, se groupaient des hommes qui travaillaient à répandre les lumières et augmenter le bien-être général, philosophes, économistes, patriotes ; où toutes les voix individuelles de raison et de liberté étaient assurées d’éveiller de larges échos dans tous les états et toutes les provinces ; où les hommes qui avaient le talent d’exprimer se sentaient de plus en plus soulevés, poussés par la foule qui les écoutait.

Les forces de conservation sont grandes : plus que la cour, irrégulière et inconséquente, la Sorbonne et le Parlement de Paris opposent à la « raison » une résistance dont la condamnation de la thèse de l’abbé de Prades (1752), celles de l’Esprit (1758) et de l’Émile (1762), la suppression et la suspension de l’Encyclopédie (1752 et 1758), la censure de Bélisaire (1767) sont les épisodes principaux.

Voltaire se jette fougueusement dans la mêlée. Il est « celui qui rit de toutes les sottises qui sont frivoles, et qui tâche de réparer celles qui sont cruelles[10] ». Détrompé, il voulait détromper les autres, et il bouillait d’impatience à l’idée que le progrès pouvait bien mettre deux ou trois cents ans à se faire[11]. Il se battit, non point héroïquement, mais obstinément, cherchant à obtenir le plus d’effet possible avec le moins de risque. Il connaissait le terrain et l’ennemi, et se montra un merveilleux tacticien.

Il savait qu’il n’y avait ni privilège ni permission tacite à espérer. L’impression clandestine, en France ou à l’étranger, et surtout à Genève, lui ôtait le tracas de la censure ; mais c’étaient tous les hasards de la contrebande et du colportage en fraude : des peines sévères menaçaient les auteurs, libraires et colporteurs. On ne prenait presque jamais que ceux-ci : et c’était pour ces pauvres diables le carcan, les galères et la marque. L’écrivain qui se laissait prendre pouvait s’en tirer par une rétractation humiliante : il eût été imprudent de toujours compter sur cette ressource.

Voltaire se déroba. Sa position sur la frontière, l’anonymat, les pseudonymes, les désaveux couvrirent sa personne. La forme de la justice s’arrêtait devant des dénégations qui ne trompaient pas le public et l’amusaient.

Pour paralyser les mauvaises volontés, pour prévenir les lettres de cachet toujours possibles, pour assurer une circulation un peu plus libre à ses brochures, il cultiva ses amitiés de cour, Bernis et Choiseul, Richelieu, Villars et La Vallière ; il s’en para pour intimider le zèle des subalternes. Il n’avait guère besoin de Malesherbes, directeur de la librairie, et des censeurs ; mais il tâchait d’être bien avec les lieutenants de police, les intendants, les directeurs des postes, les commis. Le contreseing officiel de Damilaville, premier commis au vingtième, préserva pendant des années la correspondance de Ferney des curiosités de la poste. Il eut enfin pour complices tout le public, tous les voyageurs retournant de l’étranger, les ambassadeurs et leurs gens, les officiers, qui arrivaient à Paris leurs valises pleines de rogatons voltairiens[12], avant que le nommé Huguet et la femme Léger en fussent fournis pour la distribution clandestine.

Tant qu’il avait le public pour lui, il était sûr de venir à bout de tous les pouvoirs spirituels et temporels. Et ce public, il savait par où le prendre : public intelligent et léger, curieux et blasé, qu’un rien rebutait, un rien amusait, de goût étroit et délicat, d’attention faible, qu’il fallait sans cesse retenir et piquer. Il lui servit tous les jours pendant vingt-trois ans le ragoût d’esprit, de satire, de badinage, de polissonnerie dont il était nécessaire de lui assaisonner les idées.

Surtout, il fit clair, court et vif. Plus de grands ouvrages. De petits in-douze, des brochures de quelques feuilles. « Jamais, disait-il en pensant à l’Encyclopédie, vingt volumes in-folio ne feront de révolution : ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Évangile avait coûté 1 200 sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie[13]. » Ces petits pâtés, ces rogatons portatifs, insaisissables, digestifs, excitants, sortent de la fabrique de Ferney pendant vingt-trois ans : il en vient de toutes formes, sur tous sujets, en vers, en prose, dictionnaires, contes, tragédies, diatribes, extraits sur l’histoire, sur la littérature, sur la métaphysique, sur la religion, sur les sciences, sur la politique, sur la législation, sur Moïse et sur des colimaçons, sur Shakespeare et sur des billets souscrits par un gentilhomme. En réalité, si chères que lui soient les belles-lettres et la poésie, elles ne sont plus qu’un moyen pour lui. Les tragédies, les vers servent à la propagande des idées.

Il répète, il rabâche. Il le sait, et il recommence. Une idée n’entre un peu dans le public qu’à force d’être redite. Mais il faut varier la sauce pour prévenir le dégoût. Il y excelle.

Il a toutes les qualités, avec beaucoup des défauts, du journaliste : par-dessus tout, le flair de l’actualité, la voix qui porte, qui fixe l’attention au travers de la clameur confuse de la vie. Ce n’est pas assez de dire que Voltaire est un journaliste, il est, à lui seul, un journal, un grand journal. Il fait tout, articles sérieux, reportage, échos, variétés, calembours : il brasse et mêle tout cela dans ses petits écrits. C’est un journal, mais aussi un encyclopédie, toutes les fonctions de vulgarisation, de propagande, de polémique et d’information, sont rassemblées indivises entre ses mains. Ce vif vieillard est toute une presse, toute une bibliothèque populaire.

Enfin, par son innombrable correspondance, qui atteint toutes les conditions et tous les pays — roi de Prusse, impératrice Catherine, princes allemands, gentilshommes russes ou italiens, penseurs anglais, ministres, courtisans, provinciaux, magistrats, comédiens, abbés, gens de lettres, administrateurs, négociants, avocats, femmes du monde, — par ces milliers de lettres dont il n’est pour ainsi dire pas une qui ne contienne un compliment pour l’amour-propre, une drôlerie pour l’amusement et une pensée pour la réflexion, Voltaire intéresse personnellement au succès de sa propagande je ne sais combien d’individus. Il en fait les colporteurs volontaires et insaisissables de ses idées. Il assure, il double par sa correspondance l’effet de ses brochures.

  1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire et ses ouvrages, 1825, 2 vol. — Desnoiresterres, t. V-VIII. — Perey et Maugras, Voltaire aux Délices et à Ferney. 1885. — Maugras, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, 1886. — L. Foisset, Voltaire et le président de Brosses, 1858. — H. Tronchin, le conseiller François Tronchin et ses amis, 1895. — E. Asse, Lettres de Mmes Graffigny, d’Epinay, Suard, etc. (sur leur séjour auprès de Voltaire), 1878. — Zeitschrift fur franz. Spr. und Litt. (Stengel, Lettres de Voltaire et de Mme de Gallatin au landgrave de Hesse-Cassel), 1887, t. VII. — Revue de Paris, 1905 (H. Jullemier).
  2. XXXIX, 198.
  3. Cf. le nom de Scarmentado dans le conte écrit sans doute en 1753.
  4. XXXVIII, 390.
  5. XXXVIII, 189.
  6. Collini, Mémoire».
  7. Lettres de Mme de Graffigny, etc., 263.
  8. XXXVIII, 186-187.
  9. Cf. Asse, Lettres de Mme de Graffigny, p. 247-483, et Bibl. nat., ms. 15 285,. le carnet de Voltaire, notamment p. 21.
  10. XLIII, 104.
  11. XXV, 344, 318 ; XXVI, 95.
  12. Ann. J.-J. Rousseau, t. I, p. 129.
  13. 5 avril 1765.