Voltaire (Lanson)/Chap 8

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 147-161).


CHAPITRE VIII

L’ART DE VOLTAIRE : CONTES, DIALOGUES
FACÉTIES[1]

Les petits livres portatifs à trente sous que Voltaire jette dans le public pour changer le monde, se présentent sous toute sorte de formes. Laissons les ouvrages en vers et les histoires : dans la masse qui reste, nous distinguons des ouvrages où la fiction artistique disparaît à peu près, dissertations, traités, diatribes, articles de journaux, recueils de pièces, éditions de textes, extraits et commentaires. La critique et la propagande s’y font directement, sans autres voiles que les ironies et les sous-entendus que l’humeur voltairienne et l’absence de liberté de la presse imposent. Les plus importants écrits de cette série prennent la forme commode de Dictionnaires : c’est le Dictionnaire philosophique portatif, conçu dans un souper de Potsdam, et qui paraît en 1764, petit in-8o de 73 articles où le voltairianisme s’est réduit en un « consommé » substantiel et léger. Ce sont les Questions sur l’Encyclopédie, neuf volumes qui s’impriment de 1770 à 1772 et qui apportent en 378 articles un renfort énergique aux in-folios trop souvent timides de Diderot.

Les livres les plus utiles, disait Voltaire, sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié : ils étendent les pensées dont on leur présente le germe[2].

Voici quelques-uns de ces germes qu’il destinait à lever dans les esprits :

La politique dans tous les temps conserva les abus dont se plaignait la justice.

Il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour la croire.

En général, l’art du gouvernement consiste à prendre le plus d’argent qu’on peut à une grande partie des citoyens pour le donner à une autre partie.

L’histoire n’est autre chose que la liste de ceux qui se sont accommodés du bien d’autrui.

La foi consiste à croire ce que la raison ne croit pas.

Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit : Est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine ? On fait souvenir un homme de robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi, et qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager : Songe que tu es du régiment de Champagne. On devrait dire à chaque individu : Souviens-toi de ta dignité d’homme.

Un pendu n’est bon à rien.

La véritable charte de la liberté est l’indépendance soutenue par la force. C’est avec la pointe de l’épée qu’on signe les diplômes qui assurent cette liberté naturelle.

Ô philosophe ! les expériences de physique bien constatées, les arts et les métiers, voilà la vraie philosophie[3].

Ce sont de telles petites phrases lumineuses, au milieu des collections de faits, des anecdotes, des bouffonneries, des ordures, ce sont elles qui impressionnent la raison du lecteur. Elles s’y fixent. Elles donnent un critérium pour le jugement, un principe pour l’action. Elles font voir la vie sociale dans un certain jour. Elles entrent l’une après l’autre, aisément, sans qu’on y fasse effort : ce n’est pas un système qu’on s’assimile laborieusement, c’est un esprit dont on est peu à peu imprégné.

Dans une autre partie des petits livres de la fabrique voltairienne, l’idée se revêt de fiction artistique, ce sont les contes, dialogues et facéties. Dans ces genres légers, libres et sans règles de la prose, Voltaire, plus que dans aucun genre poétique, se révèle, entre soixante et quatre-vingts ans, un grand, puissant, et original artiste.

Il recueille et filtre toutes les traditions et les formules du conte philosophique, social, satirique, allégorique, oriental et féerique, français ou anglais. Télémaque et Gil Blas, Angola et le Sopha, les Mille et une nuits et leurs analogues, Hamilton et Duclos, les Lettres persanes et les apologues du Spectateur, le Conte du Tonneau et les Voyages de Gulliver : toutes sortes de formes et d’éléments d’art s’amalgament et se concentrent dans les contes de Voltaire, qui sont d’un tour si personnel. Zadig est fait de matériaux de folklore qui lui sont parvenus par les voies les plus diverses, l’Arioste et Boccace, Thomas Parnell, récits arabes, persans, chinois. Dans Micromégas s’exercent les suggestions de Cyrano de Bergerac, de Swift, et surtout de Fontenelle.

La forme favorite de Voltaire est celle du voyage combinée avec la biographie : il conte une vie, qu’il promène à travers le monde. Enlèvements, poursuites, reconnaissances, enchantements, géographie fabuleuse, nations de l’Asie, de l’Amérique et de l’Europe, fées, génies, animaux fantastiques, talismans, antiquité et temps modernes, revues de toutes les civilisations et de toutes les conditions, actualités et fantaisies, ton impertinent, persifleur, épigrammatique, égayé de bouffonneries et de gravelures, courts chapitres, titres piquants et qui réveillent : c’est un mélange unique et savoureux. Tantôt la satire s’éparpille, et le conteur fait feu sur tous les ennemis, croyances et personnes, que le souple tracé de sa fiction met sur son chemin : ainsi dans Zadig, Scarmentado, l’Ingénu, la Princesse de Babylone. Tantôt il suit un dessein ferme, et se propose la démonstration ou la réfutation d’une idée : tels sont Micromégas, Candide, l’Histoire de Jenny. Alors tout le roman fait balle contre l’idée que l’auteur a prise pour cible : l’invention, rigoureuse et disciplinée, ne met en ligne que des figures, des actions, des péripéties, qui servent à la thèse.

Candide est le modèle de cet art. Élargissant le cadre de Scarmentado, y versant toute sa connaissance de la vie et de l’histoire, depuis ses impressions de voyage en Westphalie jusqu’à ses travaux de jardinier aux Délices, depuis ses démêlés métaphysiques avec le Wolfien Martin Kahle jusqu’aux recherches de son Essai sur les mœurs, il applique le conte au débat que le désastre de Lisbonne a renouvelé, à la ruine de la Providence dont, après son Poème, Jean-Jacques Rousseau a encore osé prendre la défense dans la lettre qu’il lui a adressée. Candide sera, mieux que le livre de l’abbé Bazin, la philosophie de l’histoire universelle.

Le but est de démolir l’optimisme. Il se présentera donc dans sa forme la plus ridicule, dans l’outrance et le jargon de la métaphysique allemande : on le prendra dans Leibniz, et non dans Pope, auquel la pensée de Voltaire allait naturellement[4] : la raison d’art écarta l’Anglais, trop clair et sensé.

Il n’y a que les faits qui prouvent ; le héros sera donc la victime ou le témoin de tous les maux qui touchent l’homme, maux de l’institution sociale, maux des passions humaines, maux de la nature : guerres et autodafés, viols et vols, maladies et tremblements de terre. Candide ira d’Europe en Amérique, connaîtra la richesse et la pauvreté, entendra le cri des rois, des moines et des filles. Tout le monde est malheureux, tout le monde se plaint. Un seul pays heureux, et il n’existe pas ; c’est l’Eldorado.

Tout le monde se plaint, mais personne ne se tue. La vie est mauvaise ? non pas, puisqu’on la supporte. Elle est médiocre et tolérable. Il y aura donc de bonnes gens, du bien, de l’humanité, de l’honnêteté, même un peu de bonheur, ou du moins de douceur et de repos, épars à travers le défilé des misères et des vices, assez pour barrer la route au pessimisme sans relever l’optimisme. Tout système est faux. Ni bénédiction, ni désespoir. La vie n’est pas bonne, elle peut être améliorée. Comment ? par le travail, mais par le travail social, par l’effort en commun où chacun trouve son compte. Raisonner sur la métaphysique ne sert à rien : l’action pratique doit se substituer à la creuse spéculation. Il faut cultiver notre jardin.

Voilà la conclusion, modérée, courageuse et claire, qui se prépare tout le long du conte, et qui est mise en lumière par les derniers épisodes, par la rencontre du bon Turc, par la réunion finale des principaux personnages dans la petite métairie des bords du Bosphore, où même le moine devient utile à la communauté.

Candide n’est ni désolant, ni désolé, ni purement négatif et critique : c’est la parabole essentielle de la philosophie voltairienne qui tend toute à l’augmentation du bien-être.

Pas un chapitre, pas un épisode, pas une silhouette qui ne découvre l’illusion ou le mensonge de l’optimisme, et, à mesure que le dénouement approche, l’utilité de l’action sociale. Les faits sont circonstanciés si clairement qu’ils font eux-mêmes saillir l’idée dont ils sont le symbole. Leur puissance démonstrative est en raison directe de leur netteté pittoresque ou comique.

C’est un lieu commun de dire qu’il n’y a pas de psychologie dans Voltaire. On a raison, si, par psychologie, on entend l’invention de Racine ou de Marivaux. Voltaire, comme Lesage, est moraliste plus que psychologue. Il utilise la psychologie faite pour construire les bonshommes composés de sentiments moyens ou possédés de manies intenses dont ses thèses ont besoin.

Il est artiste plus que psychologue, et c’est par là justement qu’il enrichit la psychologie. Il n’analyse pas des caractères, il dessine des silhouettes. Chacun des fantoches qui vont à la chasse au bonheur est saisi en son attitude expressive, qui révèle le ressort dont il est mu. Chacun a le pli, l’accent de son état ou de sa nation. Leurs noms révèlent leurs races : la marquise de Parolignac, Vanderdendur, le baron de Thunder-ten-tronekh, don Fernando d’Ibaraa y Figueroa y Mascarenes y Lampourdo y Souza, etc. Toutes les idées que Voltaire se fait de la société et des parties qui la composent, des gouvernements, de la religion et des mœurs des divers pays, s’inscrivent dans les croquis dont il remplit ses contes, déterminent le choix des actes et des propos qui expriment ses personnages. Il distingue l’Anglais, l’Italien, l’Allemand, le Français, le Turc, comme l’anabaptiste et le calviniste, le jésuite et le capucin, l’officier et le négociant. La psychologie des professions et la psychologie ethnique sont très observées et précises chez lui.

Les actions, comme les caractères, ne se présentent pas dans des formes abstraites et générales. Elles se réalisent en particularités locales. Nous savons les menus des repas que fait Candide dans tous les pays de l’ancien et du nouveau continent, du pain avec de la bière en Hollande, au Paraguay du jambon et du chocolat, en Italie des macaronis, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, arrosés de Montepulciano et de Lacryma-Christi, en Turquie des sorbets, du kaïmak piqué d’écorce de cédrat confît, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des dattes, des pistaches, et du café de Moka : sans parler des perroquets et des singes rôtis qu’on déguste en Eldorado.

Les bonshommes de Voltaire payent, selon les lieux, en écus, en louis, en sequins, en piastres, en maravedis, en pistoles, en moyadors, en livres sterling. Leur voiture est tirée en Espagne par des mules attelées de cordes ; en Angleterre, ils courent en chaise de poste ; ils vont de Paris à Versailles en pot de chambre. Les caractéristiques des pays sont rapidement indiquées, le morcellement féodal de l’Allemagne, la désolation fiévreuse de la campagne romaine.

Mais le réalisme pittoresque de Voltaire n’est que la transposition du sensualisme dans l’art : sa fin est de procurer des idées justes. Il est soumis à la pensée philosophique qui crée l’œuvre, et demeure ainsi profondément symbolique. Tous ces petits traits, ces circonstances dessinent la chose et, avec la chose, le jugement de la « raison » sur la chose. Ils la déforment pour mettre dans son image la réaction de l’esprit de l’auteur ou le rapport à la thèse. Ces légers croquis sont des charges. La pitié même et l’indignation se traduisent en sarcasmes, en bouffonneries. L’art mondain de donner des ridicules est mis au service de la philosophie. Toutes les misères de l’homme et du monde sont traduites devant l’intelligence et apparaissent en sottises : sûre tactique pour révolter des esprits clairs contre les causes de la souffrance sociale. Les romans de Voltaire sont des démonstrations du progrès par l’absurde.

Le dialogue et la facétie entrent dans l’œuvre de Voltaire vers 1750. C’est en juin 1751 qu’il discute les mérites de Fontenelle et de Lucien : il veut que le dialogue soit naïf, vrai, utile[5]. Il ne se borne pas aux dialogues des morts. Il fait revenir les morts parmi les vivants, et Tullia, fille de Cicéron, se présente à la toilette de Mme de Pompadour. Il fait converser des gens de tout état et de toute nation, même une fois des animaux, le chapon et la poularde.

La facétie est un monologue, une lettre, ou un dialogue, ou une série de monologues, lettres ou dialogues, qui s’encadre dans une fiction fantaisiste ou bouffonne. La critique littéraire, la satire personnelle, et la satire des mœurs avaient mis à la mode ces formes libres : après Saint-Hyacinthe, Desfontaines, La Mettrie, etc., Montesquieu avait consacré cette bagatelle par sa Très humble remontrance d’une jeune juive de dix-huit ans aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal.

Addison et Swift avaient été maîtres dans ce genre d’inventions humoristiques. Voltaire les avait bien lus ; et vers 1759 il se reprit à aimer Rabelais que jadis il avait un peu méprisé[6]. Mais il demeura original : cette partie de son œuvre ne ressemble qu’à lui.

Il multiplia avec une intarissable gaieté, avec une jeunesse étonnante d’imagination, ces rogatons, ces petits pâtés, qui faisaient digérer ses idées aux esprits les plus dégoûtés et les plus frivoles. Ce sont des lettres, des discours, des sermons, des plaidoyers, des édits, des mandements, des brefs, des extraits de journaux, des conversations, des relations, des biographies, des anecdotes : parfois tout se mêle étrangement, comme dans les Questions sur les miracles ou le Pot Pourri ; parfois toute la fantaisie se ramasse dans un titre piquant.

Car le titre, en cette affaire, est capital : il faut qu’il réveille, qu’il attire.

Plaidoyer pour Genest Ramponeau, cabaretier à la Courtille, prononcé contre Gaudon, entrepreneur d’un théâtre des Bouleverts.

La Canonisation de Saint Cucufin, frère d’Ascoli, et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes, mise en lumière par le sieur Aveline lui-même. À Troyes, chez M. et Mme Oudot.

Il n’y a rien chez Voltaire de plus exquis que beaucoup de ces bagatelles. C’est un mélange unique de folie et de raison, de fantaisie effrénée et de vérité fine. Le masque est pris et rejeté avec aisance. L’art, cette fois est libre, sans entrave de règles. Seul persiste le goût qui retient la goguenardise, la canaillerie, la polissonnerie dans le ton de la bonne compagnie, de la bonne compagnie de 1760. C’est leste, effronté souvent, jamais débraillé, toujours élégant.

L’art, dans ces dialogues et facéties, est de filtrer, simplifier les questions de les réduire à quelques faits lumineux, à quelques formules décisives. Toutes les difficultés, toutes les objections sont volatilisées, ridiculisées. Voltaire excelle à trouver la petite phrase qui réfute en énonçant, à la faire échapper ingénument de la bouche du personnage dont elle détruit ou démasque la prétention.

Nous serions les maîtres, sans ces coquins de gens d’esprit. — Tous les gens qui raisonnent sont la perte d’un État[7].

Nous aimons à prêcher, parce qu’on loue les chaises[8].

Je me serais battu contre lui, si je m’étais senti le plus fort[9].

Rien n’est souvent plus convenable que d’aimer sa cousine, on peut aussi aimer sa nièce. Mais il en coûte 18 000 livres, payables à Rome, pour épouser une cousine et 80 000 francs pour coucher avec sa nièce en légitime mariage[10].

Dans les courts dialogues, comme le Plaideur et l’Avocat ou les Anciens et les Modernes, Voltaire ne s’écarte pas : toutes les phrases vont au but, et chaque mot fait argument. Dans les amples conversations, comme celle de l’Intendant des Menus en exercice avec l’abbé Grizel sur l’excommunication des comédiens, l’allure est plus libre, en apparence plus capricieuse. De Louis XIV dansant ou de Marie-Thérèse chantant sur le théâtre, on passe aux enterrements de Molière et de la Lecouvreur, aux sorciers, aux invectives de l’Évangile contre les financiers, à l’histoire de l’Église, à l’excommunication des rois, à l’intolérance des convulsionnaires et des fanatiques, à la prépondérance du pouvoir civil, aux contradictions des mœurs des Welches, à toutes leurs sottises, à leur vraie supériorité parmi les nations, qui est dans l’art dramatique ; et la conclusion se fait aux dépens du bâtonnier des avocats qui avait fait brûler le mémoire des comédiens.

C’est l’allure d’un chapitre de Montaigne. Mais toutes les digressions sont des suppléments de lumière, relient la question particulière aux questions plus générales qui la dominent, en indiquent les origines historiques, la mettent en rapport avec les mœurs et la vie : le tout est saupoudré de sel et de piment, d’épigrammes, de bouffonneries, et d’actualités.

Les interlocuteurs des dialogues sont pourtant toujours retenus par la thèse qu’ils incarnent. Plus vivants, plus colorés, plus riches de réalité sont les acteurs des facéties. Voltaire imite tous les accents, parle anglais ou latin, silhouette tous les états et tous les peuples. La verve est plus large, la couleur est toujours fine, mais plus grasse, plus chaude que dans les romans. Les Questions sur les miracles sont un album d’amusantes caricatures genevoises. Et voici un coin du Paris du xviiie siècle :

Frère Triboulet, de l’ordre de frère Montepulciano, de frère Jacques Clément, de frère Ridicous, etc. etc. etc., et de plus Docteur de Sorbonne, chargé de rédiger la censure de la fille aînée du roi, appelée le concile perpétuel des Gaules, contre Bélisaire, s’en retournait à son couvent tout pensif. Il rencontra dans la rue des Maçons la petite Fanchon, dont il est le directeur, fille du cabaretier qui a l’honneur de fournir du vin pour le prima mensis[11] de messieurs les Maîtres.

Le père de Fanchon est un peu théologien comme le sont tous les cabaretiers du quartier de la Sorbonne. Fanchon est jolie, et frère Triboulet entra… pour… boire un coup.

Quand Triboulet eut bien bu, il se mit à feuilleter les livres d’un habitué de paroisse, frère du cabaretier, homme curieux, qui possède une bibliothèque assez bien fournie.

Il consulta tous les passages par lesquels on prouve évidemment que tous ceux qui n’avaient pas demeuré dans le quartier de la Sorbonne, comme par exemple les Chinois, les Indiens, les Scythes, les Grecs, les Romains, les Germains, les Africains, les Américains, les blancs, les noirs, les rouges, les têtes à laine, les têtes à cheveux, les mentons barbus, les mentons imberbes, étaient tous damnés sans miséricorde, comme cela est juste, et qu’il n’y a qu’une âme atroce et abominable qui puisse jamais penser que Dieu ait pu avoir pitié d’un seul de ces bonnes gens.

Il compilait, compilait, compilait, quoi que ce ne soit plus la mode de compiler ; et Fanchon lui donnait de temps en temps de petits soufflets sur ses grosses joues, et frère Triboulet écrivait, et Fanchon chantait : lorsqu’ils entendirent dans la rue la voix du Docteur Tamponet et de frère Bonhomme, Cordelier à la grande manche, qui argumentaient vivement l’un contre l’autre et qui ameutaient les passants. Fanchon mit la tête à la fenêtre : elle est fort connue de ces deux Docteurs, et ils entrèrent aussi… pour… boire[12].

Le mouvement alerte, le sautillement leste de la phrase sont une joie pour l’oreille. Même parfois on perçoit nettement un dessin musical : rien qui ressemble aux rythmes poétiques ou oratoires, mais un dessin fantaisiste, fait de rappels de sons et de parallélismes de tours. On connaît le petit conte de Jeannot et Colin : tout le début est construit sur les deux noms sans cesse ramenés de Jeannot et de Colin ; il n’en reste rien, si on leur substitue des pronoms. Voici un morceau moins fameux.

Ce fut le 12 octobre 1759 que frère Berthier alla pour son malheur de Paris à Versailles avec frère Coutu qui l’accompagne ordinairement. Berthier avait mis dans la voiture quelques exemplaires du Journal de Trévoux pour les présenter à ses protecteurs, comme à la femme de chambre de madame la nourrice, à un officier de bouche, à un des garçons apothicaires du roi, et à plusieurs autres seigneurs qui font cas des talents. Berthier sentit en chemin quelques nausées ; sa tête s’appesantit ; il eut de fréquents bâillements. « Je ne sais ce que j’ai, dit-il à Coutu, je n’ai jamais tant bâillé. — Mon révérend père, répondit frère Coutu, ce n’est qu’un rendu. — Comment ? que voulez-vous dire avec votre rendu ? dit frère Berthier. — C’est, dit frère Coutu, que je bâille aussi, et je ne sais pourquoi, car je n’ai rien lu de la journée, et vous ne m’avez point parlé depuis que je suis en route avec vous. » Frère Coutu, en disant ces mots, bâilla plus que jamais. Berthier répliqua par des bâillements qui ne finissaient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi bâiller, se mit à bâiller aussi. Le mal gagna tous les passants ; on bâilla dans toutes les maisons voisines : tant la seule présence d’un savant a quelquefois d’influence sur les hommes !

Cependant une petite sueur froide s’empara de Berthier. « Je ne sais ce que j’ai, dit-il, je me sens à la glace. — Je le crois bien, dit le frère compagnon ? — Comment ? vous le croyez bien, dit Berthier : qu’entendez-vous par là ? — C’est que je suis gelé aussi, dit Coutu. — Je m’endors, dit Berthier. — Je n’en suis pas surpris, dit l’autre. — Pourquoi cela ? dit Berthier. — C’est que je m’endors aussi », dit le compagnon. Les voilà saisis tous deux d’une affection soporifique et léthargique, et en cet état ils s’arrêtèrent devant la porte des coches de Versailles[13].

L’art de Voltaire est fait de ces fines correspondances. On se tromperait en ne lui donnant que l’esprit, au sens français, le jeu des rapports imprévus d’idées : il a l’humour, cet esprit de l’imagination qui se joue des formes et des déformations de la réalité ; il a aussi une sorte d’esprit musical qui amuse l’oreille du caprice des entrelacements sonores.

Il y a pourtant chez Voltaire quelque chose de supérieur encore aux romans, dialogues et facéties : c’est sa correspondance. Elle rassemble et contient en soi tout le reste de l’œuvre, toute la biographie, tout le caractère, toutes les particularités d’humeur, toutes les idées littéraires, toutes les curiosités historiques et philosophiques, toutes les aspirations humanitaires de Voltaire. Il y vit devant nous, avec une ingénuité effrontée et charmante, étalant ses travers et ses prétentions, mais aussi son intelligence et sa générosité : il n’y a pas de visiteur de Girey ou de Ferney qui nous le rende aussi « parlant » qu’il s’est peint dans ses lettres. Et leur valeur d’art est incomparable ; on y trouve tout le goût et tout l’esprit de Voltaire en leur forme la plus exquise. Le classicisme s’y dépouille, s’y atténue, s’y allège ; plus de pompe ni de solennité froide ; la noblesse à laquelle ne renonce jamais l’écrivain classique, n’est plus qu’une noblesse aisée de manières, une tenue élégante de l’expression. Les artifices et les conventions littéraires ont disparu : il n’est resté de toutes les règles et bienséances du temps, que ce qui a passé dans la nature de l’homme et en est devenu inséparable ; la correspondance de Voltaire atteint à cette perfection du naturel que Condillac définissait l’art tourné en habitude. Toutes les humeurs, passions, haines, rancunes, enthousiasmes, affections de l’homme éclatent et bouillonnent dans ces lettres, mais coulent dans les formes que leur ont préparées la culture et le goût de l’écrivain : on retrouve partout le fin et délicat lettré qu’est Voltaire. Mais tout est vif, rapide, léger, mesuré ; jamais de lourdeurs et jamais d’apprêt ; tout coule de source, limpidement, délicieusement. La nature et la culture se sont fondues dans le mélange le plus harmonieux qui puisse se concevoir. Et voilà pourquoi, aujourd’hui, le chef-d’œuvre de Voltaire le moins contesté, le plus lu, est cette correspondance dont les contemporains n’ont eu que par accident la jouissance.

  1. G. Lanson, l’Art de la prose, 1909, in-18.
  2. T. XVII, p. 2.
  3. T. XVII, p. 47, 253, 358, 417 ; XIX, 475 ; XX, 54, 456, 553, 599.
  4. XXXVIII, 512, 513.
  5. XXXVII, 284.
  6. XXII, 174. VIII, 577. XXVI, 469, 491. XL, 192, 350.
  7. XXIII, 272 et 273.
  8. XXV, 451.
  9. XXIX, 369.
  10. XXV, 273.
  11. Assemblée mensuelle de la Faculté de théologie.
  12. Pièces relatives à Bélisaire, Amsterdam, 1767, p. 9 (Moland, XXVI, 169).
  13. XXIV, 95.