Voyage à Java/05

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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 257-267).


VOYAGE À JAVA,


PAR M. DE MOLINS[1].


1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. COPPÉE.)




SORËABAIJA.

Les galériens. — Passage du gouverneur général à Soërabaija. — La fête équestre. — Les princes javanais. — Les chevaux. — Les orangs-outangs. — Le Kakatoës reconnaissant. — L’amok. — Les tueurs d’enfants. — L’exécution. — Le kahli-mass.

Mais oublions les fêtes et les festins. Je viens de voir un spectacle affreux : c’est un cortége d’hommes tristes et hâves, uniformément vêtus de pauvres vestes d’un bleu noir et de courts sahrongs et de culottes de même étoffe. Ces malheureux, dont plusieurs portent au cou et aux pieds de gros anneaux de fer, sont les galériens indigènes, dont on rencontre à chaque instant les troupes sinistres soit dans la ville, soit dans les environs. Ils sont occupés aux travaux publics. Tantôt ils balayent les rues, tantôt ils transportent sur leurs épaules amaigries des fardeaux trop lourds pour eux ; on les voit d’autres fois pousser de pesantes charrettes aux roues pleines, chargées de terre, de pierres ou d’immondices, et c’est tout au plus si leurs immenses chapeaux ou les vêtements dont ils se couvrent la tête peuvent les préserver des rayons perpendiculaires du soleil de midi, sous lequel on semble les faire travailler de préférence. Un garde-chiourme indigène accompagne chaque groupe ; il en stimule l’activité à coups de roting et exige que son équipage chante constamment, afin d’éviter les complots qui pourraient se tramer contre lui s’il permettait les conversations.

Rien n’est plus navrant que le chant des galériens javanais ; il est resté gravé dans ma mémoire, et jamais je n’ai pu le fredonner sans me sentir douloureusement oppressé.

Les galériens. — Dessin de M. de Molins.

Ce fut pendant mon séjour à Soërabaïja que M. Pahu, gouverneur général à Java pour le roi de Hollande, fit dans l’île sa tournée d’inspection quinquennale, comme le font tous les gouverneurs généraux avant leur rentrée en Hollande et après leurs cinq années de fonctions. Une grande fête avait été ordonnée pour la réception de ce haut personnage ; la ville avait été ornée d’arcs de triomphe où le bambou, le roting et les palmes de cocotiers jouaient le premier rôle : de tous côtés, s’élevaient ces gracieux et légers monuments, entièrement dus au talent des indigènes.

Le jour de l’arrivée de Son Excellence, je vis dès le matin s’échelonner sur la route que devait suivre le cortége, des hommes armés de lances et vêtus uniformément de vestes de mêmes couleurs et de sahrongs relevés de la même manière. Sur les quais stationnait la foule indigène, et dans le milieu de la chaussée circulaient les Européens en voiture, à pied ou à cheval.

Vers neuf heures, le canon des forts de la mer annonce le débarquement du gouverneur, et une demi-heure après, nous voyons passer devant nous un tourbillon sans nom, une mêlée lancée à fond de train, où voitures et escorte sont dans un tel désordre qu’il est impossible de rien distinguer : c’est le cortége du gouverneur. De temps en temps, un amoncellement d’hommes et de chevaux se forme dans la cohue : c’est un cavalier démonté, un cheval qui vient de s’abattre, et tous ceux qui le suivent s’arrêtent et s’accumulent derrière lui ; mais déjà la bête est de nouveau sur pied, l’homme est vivement remonté en selle ; tout repart au triple galop : et bientôt la rue reprend son aspect ordinaire.

Je ne suivrai pas le gouverneur général dans les réceptions officielles, pas plus que dans ses visites aux résidents de la province de Soërabaïja, et je me bornerai à rapporter ici les splendeurs d’une fête équestre, espèce de carrousel que le prince de Soërabaïja lui offrit sur le champ de manœuvres.

Qu’on se représente une plaine immense entourée de banians, autour de laquelle s’étale une triple ou quadruple rangée de chevaux et d’hommes d’armes. Sur des nattes étendues par terre, les princes qui doivent prendre part au carrousel attendent que le gouverneur soit venu se placer dans la tribune élevée pour lui au centre de la place.

J’ai donc le temps d’examiner leurs traits, les bizarres ornements de leurs toilettes de cour et les merveilleuses étoffes de leurs sahrongs et de leurs ceintures.

Plusieurs d’entre eux appartiennent à la race bleue, et la peau de leur visage, si l’on peut s’exprimer ainsi, a l’air d’être éclairée en plein midi par un rayon de lune. Leurs traits, d’une finesse et d’une régularité parfaites, empreints de la calme mélancolie des Orientaux, me rappellent involontairement les types que Léopold Robert a immortalisés dans ses Moissonneurs ; leurs mouvements sont pleins de grâce et de souplesse, et le seul reproche qu’on pourrait faire à cette belle race, ce serait d’être un peu efféminée.

Leur costume est des plus singuliers. Le sahrong, fait en soie des plus belles nuances et attaché à la taille par une ceinture flottante qui descend sur un pantalon fort juste, étincelle de broderies d’or et laisse à nu la poitrine, les épaules et les bras, frottés pour la circonstance de poudre de riz colorée avec du safran. La coiffure est faite d’un cône tronqué, bleu, rouge ou noir, orné de galons d’or ou d’argent suivant la dignité de celui qui le porte ; les oreilles sont garnies d’une sorte d’aile en orfévrerie (sumping) d’un travail exquis de finesse et de légèreté, et j’apprends que les fleurs de melatti qui y sont adaptées remplacent, pour la présente occasion, les diamants qui y sont fixés d’habitude, courtoisie faite par les gens de la cour au régent qui donne la fête et qui, seul aujourd’hui, a conservé ses pierreries.

Presque tous les princes sont accompagnés des officiers de leur suite, parmi lesquels on distingue le porte-ombrelle, chargé de garantir le teint de son seigneur des rigueurs du soleil. Ces énormes parasols, or, rouges, verts, bleus, argent, noirs, produisent le plus étrange effet ; cela tient du bouclier et de la lance, c’est à la fois militaire et coquet.

Les chevaux ont de belles selles demi-arabes ; le troussequin en forme de musette est très-original : les unes sont recouvertes en drap écarlate, les autres brodées d’or et d’argent. Entre l’étrivière et le flanc du cheval, se trouve une plaque de bois peint et ciselé, très-agréable à l’œil, mais qui doit complétement empêcher la monture de sentir la pression des jambes du cavalier ; sur la croupière, sont adaptés de gros modillons d’or ou d’argent ciselés avec un goût exquis ; la têtière et la bride ressemblent beaucoup à celles des Arabes.

Bientôt cependant une grande animation se remarque dans tous les groupes. Les hommes se lèvent, les chevaux se pressent, se poussent et se mettent à ruer : on monte à cheval, on se met en colonne. C’est le gouverneur général qui vient d’arriver et le régent qui a donné le signal.

Alors commença un immense carrousel, très-long, très-compliqué, très-fatigant pour les acteurs comme pour le public, et qui dura plusieurs heures. Comme notre description n’en donnerait qu’une idée très-imparfaite, nous nous bornerons donc à en indiquer les incidents les plus remarquables.

Tous les cavaliers sont en selle ; l’immense colonne s’élance au galop et parcourt trois fois l’arène ouverte devant elle ; les sahrongs volent, les ceintures brillent au soleil, et le tourbillon étincelant passe et repasse dans la poussière dorée que soulèvent ses quinze mille chevaux. Puis les cavaliers, se divisant en deux escadrons, vont se ranger aux deux extrémités de la plaine ; les deux armées se chargent alors mutuellement, à la manière des Arabes dans leurs fantasias, s’arrêtant au moment où elles vont se heurter, et retournant sur leurs pas pour se charger encore.

Tout rentre alors dans l’ordre primitif et les défis singuliers commencent. Deux ou quatre cavaliers se détachent de la masse et s’élancent dans l’arène ; ils se menacent de la lance, fondent les uns sur les autres, s’évitent, se poursuivent, se rencontrent de nouveau, jusqu’à ce que le plus adroit ait désarçonné son adversaire ou culbuté du même coup l’homme et le cheval.

Tous ces exercices qui se prolongèrent fort longtemps, me prouvèrent que les Javanais connaissent aussi bien que nous les lois de l’équitation, quoi qu’on ait pu dire de leur ignorance à cet égard.

Mais après la partie sérieuse et dramatique, voici la charge et la plaisanterie. Des chevaux libres, sur lesquels sont attachés des mannequins représentant des Chinois, des Malais et aussi, disons-le, des officiers hollandais, sont lâchés dans l’arène aux éclats de rire de la foule. Rien de plus comique que de voir ces jeunes chevaux, d’abord effrayés, qui viennent se flairer mutuellement les naseaux, et après avoir fait connaissance, se mettent à jouer ensemble comme des espiègles qu’ils sont, sans s’inquiéter le moins du monde si les fardeaux qu’ils portent sont ou non en place, sur leurs dos, sous leurs ventres, ou dans toute autre position ridicule et périlleuse.

La fête se termine ainsi. Le régent descend de cheval et se fait mettre ses pantoufles par un des hommes de sa suite ; car, j’ai oublié de le dire, les cavaliers sont nu-pieds à cheval et pincent l’étrier entre le pouce et les autres doigts du pied. Le régent se rend auprès du gouverneur général, et tous deux passent en revue la garde d’honneur, qui exécute sur leur passage, en façon de salut, les mouvements et les balancements de lances les plus extraordinaires.

Cette fête équestre m’intéressa d’autant plus vivement que j’avais déjà été à même d’apprécier les qualités des chevaux du pays. En effet, j’avais eu la chance, à Batavia, d’acheter pour cent dix roupies un joli attelage de petits chevaux guenhungs, originaires des montagnes, comme leur nom l’indique. Ce bas prix prouve que leur race, si estimée à Calcutta, n’est pas plus en honneur dans sa patrie que les prophètes dans la leur. Quant à moi, je ne comprends pas le motif du mépris qu’on leur témoigne à Java ; ils sont souples, robustes, pleins de feu et d’ardeur, et surtout ils supportent le climat bien plus facilement que les chevaux de Sandalwood et de Macassar ; et, à part quelques fredaines bien pardonnables à de très-jeunes animaux, je n’ai eu qu’à me louer des miens. Voici du reste leur signalement : grosse tête, ventre ballonné, jambes fines et musculeuses, poil lisse et brillant ; les couleurs des robes sont les mêmes que celles des chevaux arabes. On les nourrit avec de l’herbe et quelques poignées de riz en guise d’avoine.

Ici, la race la plus rare et la plus estimée est celle des chevaux sunda ; leur rapidité à la course, leur vigueur et leur vaillance, expliquent assez cette préférence. Ils sont de la taille des chevaux corses, ont une croupe de lion, et la crinière et la queue énormes et ondulées. J’ai vu un de ces animaux, dans un accès de fureur, franchir d’un seul bond une barrière de deux mètres et demi environ.

À Soërabaija, on voit plus d’animaux curieux que dans les autres parties de l’île de Java ; la proximité relative de cette ville et ses relations constantes avec Bornéo et les Molluques en sont la cause.

Un jour, je fus invité à aller voir un jeune couple d’orangs-outangs nouvellement arrivés de Bornéo. On leur avait donné une vaste cour pour promenade, et une grande caisse renversée et ouverte sur un de ses côtés leur servait de chambre à coucher. Hauts d’un mètre dix centimètres, ces deux animaux n’avaient du singe que la partie inférieure du corps, et sans le poil roux qui recouvrait le dessus de leurs têtes, leurs dos et l’extérieur de leurs bras musculeux, je les aurais certainement pris pour des Malais de petite taille, ayant les jambes estropiées. Leurs fronts et leurs visages nus et bruns, leurs yeux d’un beau noir de charbon, fendus en amande et un peu inclinés vers le nez, leurs mâchoires larges et bien dessinées, et surtout la façon dont leurs dents sont plantées, rappellent exactement les types distinctifs de la race malaise ; et pour ajouter encore à l’illusion sans doute, je les vis saisir leurs aliments entre leurs doigts, avec le geste particulier aux Indiens. La femelle, qui ressemblait d’une manière frappante à la femme de mon cuisinier de Batavia, avait trouvé un petit panier de bambou dont elle s’était fait un chapeau ; mais ne comprenant qu’imparfaitement l’usage de cet appendice, elle ne le gardait qu’à l’ombre, et le portait sous son bras, lorsqu’elle allait au soleil, avec l’élégance d’un jeune diplomate portant son claque de soirée.

J’ai dit plus haut que je m’étais rendu acquéreur de deux kakatoës ; l’un d’eux me donna une preuve d’affection et d’intelligence que je veux raconter ici.

Mes deux oiseaux avaient commencé par me rendre la vie horriblement amère ; je ne pouvais plus avoir un instant de repos ; c’était chez moi un tintamarre épouvantable et continuel. Aussi avais-je fini par rendre le plus tapageur des deux au marchand qui me les avait vendus, espérant que la solitude calmerait celui que je gardais.

Mais j’avais compté sans l’attachement d’un kakatoës qui est content de son maître. Un jour que je m’étais arrêté devant mon marchand, je me sentis tout à coup escaladé par un oiseau qui s’attachait à ma veste unguibus et rostro en entraînant après lui son perchoir mobile. Vains efforts pour me débarrasser de la pauvre bête qui m’avait reconnu et répétait pour m’attendrir son répertoire malais et français ! Enfin j’eus pitié de mon kakatoës et de ses caresses, je le rachetai et l’emportai chez moi, où le concert recommença de plus belle.

J’ai vu à Soërabaija une curiosité d’histoire naturelle tout à fait extraordinaire et encore assez peu connue, quoique certains savants s’en soient déjà préoccupés. Je veux parler des perles vives, qu’on nourrit avec du riz et qui se reproduisent. J’ai vu, de mes propres yeux vu, chez une dame européenne, sept perles réunies dans une petite boîte : deux d’entre elles étaient les père et mère de la jeune famille issue de cet heureux hymen.

Il résulte des renseignements que j’ai pu recueillir à ce sujet que les Indiens et les Chinois possèdent une espèce de perles, tout semblable à celle des perles fines ; qu’ils en distinguent le sexe, enferment un mâle et une femelle dans une boîte avec quelques grains de riz d’une sorte particulière ; et qu’au bout d’un temps plus ou moins long, la perle femelle se déforme légèrement sur un des points de sa surface. L’excroissance, d’abord très-petite, ne tarde pas à devenir plus visible, elle grossit, s’arrondit et se sépare bientôt de la perle mère pour continuer à vivre et à prospérer à son tour. Il suffit, pour élever ainsi une famille de perles, de lui donner régulièrement la nourriture qui lui convient, des bains d’eau de mer au moins trois fois par semaine, et de la tenir à l’abri des odeurs fortes, comme celles du tabac, de l’ambre et surtout de l’eau de Cologne.

C’est aux naturalistes de vérifier le fait, je le répète ; pour moi, j’ai vu et je raconte, et tous les Européens qui sont allés à Java pourraient témoigner de l’exactitude de mon récit.

Comme le lecteur a déjà dû le remarquer, ce fut à Soërabaija que je pus observer de près les mœurs javanaises proprement dites. Je viens de vanter, comme ils le méritent, l’intelligence de ces peuples si injustement appelés sauvages, leurs ressources, leur art, leur industrie ; mais il me reste à dire maintenant quelques-uns des crimes auxquels, comme dans nos milieux civilisés, les poussent leurs passions ou leurs intérêts, et à en faire comprendre le caractère particulier.

Un jour, à l’hôtel Schmidt, au moment où nous nous mettions à table, nous entendîmes au dehors d’épouvantables cris de terreur qui nous firent tous tressaillir. Nous nous élançons aussitôt hors de la salle à manger, et nous voyons passer devant nous, rapide comme la flèche, un homme, un indigène, brandissant un kriss, et dont la physionomie exprime la plus grande fureur.

« Amok ! amok ! » crie-t-on de tous les côtés. Mais déjà il a disparu.

Au même instant, et tandis que plusieurs d’entre nous courent après le fugitif, apparaît à nos yeux une femme en pleurs, ayant tous les cheveux coupés à la hauteur de la nuque. Je n’eus pas le temps d’en voir davantage, car déjà Schmidt me faisait monter en voiture auprès de lui et lançait ses chevaux sur la trace du malheureux.

Partout, sur notre passage, semblait régner la plus grande terreur : ce n’étaient que gens effarés se sauvant dans toutes les directions ou rentrant précipitamment dans leurs maisons. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, la rue était devenue déserte ; seuls, des hommes armés de fourches et de lances se tenaient blottis dans les petits hangars que l’on voit dans tous les carrefours de Soërabaija, et l’un d’eux, une massette à la main, frappait à coups redoublés sur un gros cylindre de bois creux, suspendu par l’une de ses extrémités à la charpente du hangar.

Au détour d’une rue, j’aperçus de loin le furieux à moitié nu, les cheveux dénoués, courant de toutes ses forces, et poursuivi par une troupe d’hommes portant aussi des lances et des fourches : ils passèrent comme un tourbillon.

Bientôt après on vint nous dire qu’il était pris, et nous rentrâmes à l’hôtel.

Voici maintenant l’explication de ces scènes terribles, à l’une desquelles j’avais déjà assisté à Batavia.

Le Javanais, quoi qu’on en dise en Europe, est généralement doux et timide. Aussi lorsqu’il conçoit la pensée d’un crime, a-t-il besoin, pour s’exciter à le commettre, de recourir à l’ivresse ; il choisit la plus terrible, celle de l’opium, et une fois sous l’empire de ce funeste poison, il court se précipiter, le kriss à la main, sur la victime qui a excité sa haine et l’égorge sans pitié. Mais, jamais assouvi par ce premier meurtre, il se met alors à courir au hasard, tuant ou blessant tous ceux qu’il rencontre. On a vu des Indiens, ivres d’opium, assassiner jusqu’à quinze et dix-sept personnes. C’est ce qu’on appelle faire amok.

Dès que le cri : Amok ! se fait entendre dans un kampong, les veilleurs de nuit et la garde urbaine prennent immédiatement les armes ; les uns frappent le thong-thong, les autres poursuivent le fugitif. On se rend d’abord maître de lui à l’aide de ces grandes fourches dont j’ai parlé plus haut et qu’on nomme bandhill, et ordinairement on l’exécute séance tenante[2].

Amock (effet de l’opium sur les Malais). — Dessin de MM. de Molins et Doërr.

Ce ne fut que le lendemain que j’appris l’histoire de cet amok, le nom du malheureux fou, la cause de son crime et le nombre de ses victimes.

Ali, cuisinier de l’hôtel Schmidt, était un bon serviteur que son zèle et son honnêteté avaient déjà fait apprécier et estimer de tous. Bien payé, considéré par ses compagnons et par ses maîtres, Ali avait tout ce qu’il faut pour être heureux. Mais il aimait, il aimait Léda, sa petite cousine, Léda, aussi belle qu’insensible. Vainement il lui avait fait les plus brillants cadeaux : sahrongs aux riches couleurs, bagues en malachite, bracelets en argent niellés et ciselés ; vainement il chantait les charmes de la cruelle jeune fille, ses dents noires, ses joues dorées comme l’écorce du mangoustan, ses yeux de charbon, ses sourcils arqués comme la feuille de siry, Léda refusait toujours de lui donner sa noire main.

Tout à coup, il apprend que Léda, au mépris d’une passion aussi sincère, épouse Naidinn, un rival indigne de lui, un rival auquel il n’aurait pas songé, et qui n’a d’autre séduction que les belles roupies toutes neuves qu’il entasse dans son coffre de bois de camphre. Indigné d’une pareille ingratitude, Ali jure de se venger d’une manière sanglante ; il fait amok, c’est-à-dire s’enivre d’opium, court chez sa maîtresse en brandissant son kriss, le terrible poignard malais en forme de flamme, et essaye de lui trancher la tête, mort à laquelle la malheureuse n’échappe qu’à cause de l’épaisse chevelure qui préserve son cou. Ali, tout à fait en démence, s’élance alors dans les rues de Soërabaija et frappe plus ou moins grièvement plusieurs passants inoffensifs.

Arrêté par la garde urbaine, comme nous l’avons dit, Ali fut mis en prison, puis jugé et condamné par un tribunal javanais, assisté, selon la coutume, d’un tribunal hollandais, chargé de commuer en peine de mort pure et simple les supplices atroces ordonnés par les premiers juges d’après les anciennes lois indigènes.

Les deux causes de presque tous les crimes que commettent les Malais, sont la jalousie et le fanatisme. Je viens de faire voir les effets désastreux que peut produire la première de ces passions sur ces natures ardentes et primitives ; qu’il me soit aussi permis de raconter un autre drame dont la superstition avait été le principal mobile, et qui se dénoua devant la justice pendant mon séjour à Soërabaija. Ce forfait, d’ailleurs, est très-exceptionnel.

À quelque distance des faubourgs de la ville, j’avais pu voir une modeste hôtellerie javanaise, tenue par un homme et sa femme. Rien, dans l’aspect de la maison ni dans la physionomie des hôtes, n’était fait pour inspirer des soupçons ; la cabane, propre et bien tenue, respirait l’aisance et presque la richesse, et les hôteliers plus affables que la plupart des Javanais, savaient attirer chez eux de nombreux clients.

Hôtellerie javanaise. — Dessin de M. de Molins.

Les voisins parlaient bien à mots couverts de sortiléges et de manœuvres mystérieuses au moyen desquels nos aubergistes auraient acquis la meilleure partie de leur fortune ; mais on pouvait mettre ces propos sur le compte de la jalousie que fait naître en tout pays la propriété du prochain.

Mais un beau jour, des bruits plus sinistres, des accusations plus précises commencent à circuler. Une petite fille du quartier a disparu ; toutes les recherches pour la retrouver sont demeurées sans résultat, et la voix publique affirme que c’est dans l’hôtellerie qu’elle a été vue en dernier lieu, et qu’elle y a été assassinée. Ces bruits ne tardèrent pas à prendre une telle consistance que la justice s’en émut, et après quelques informations, fit jeter les deux hôteliers en prison et fermer leur boutique.

L’instruction apprit malheureusement que le crime n’était que trop vrai, et de plus qu’il avait été précédé de plusieurs crimes semblables.

Voici du reste ce que l’un des juges me raconta à ce sujet.

Un jour, un pauvre prêtre (hadji, pèlerin) s’arrête sur le seuil de la cabane javanaise et demande l’hospitalité qu’on s’empresse de lui accorder ; il s’établit dans le domicile de ses hôtes et y reste plusieurs semaines sans s’inquiéter des frais et de la gêne qu’occasionne son séjour et sans jamais parler d’argent. Enfin, après avoir bien bu, et bien mangé, et s’être reposé tout à loisir, il se décide à se remettre en route ; mais avant de partir, il s’adresse à ses bienfaiteurs et leur avoue qu’il n’a pas d’argent pour payer leur hospitalité ; mais il ajoute que certains conseils valent mieux que tout l’or du monde et qu’il veut leur en donner un excellent.

Coiffure javanaise. Coiffure malaise — Dessin de M. de Molins.

« Si vous voulez devenir riches, leur dit-il, sachez qu’il suffit pour cela de vous procurer tous les ans une petite fille de sept à dix ans, de la tuer et de répandre son sang sur le sol de votre cabane ; puis de l’enterrer profondément sur l’emplacement même de votre bali-bali. Vous verrez alors prospérer vos affaires, et, avant peu d’années, vous serez riches, considérés de tous, et vous vivrez heureux et longtemps. »

Le misérable prêtre ne fut que trop écouté, et les perquisitions de la justice amenèrent la découverte de plusieurs cadavres d’enfants qui tous avaient été égorgés par ces fanatiques et enfouis dans le sol de leur habitation. Les deux assassins furent condamnés à être pendus ; et deux autres individus qui ne paraissaient pas être complétement étrangers à cette suite de crimes, furent également condamnés, l’un à porter un anneau de fer rivé au cou, l’autre à recevoir vingt-cinq coups de roting ; tous deux devaient être ensuite envoyés aux galères. Quant au prêtre, l’instigateur de tous ces meurtres, on ne put pas parvenir à savoir ce qu’il était devenu.

Cependant le tribunal conservait quelque doute sur le degré de complicité de la femme et montrait quelques bonnes dispositions à son égard. Le gouverneur général, alors en passage à Soërabaija, comme nous l’avons dit plus haut, lui avait même fait promettre sa grâce si elle consentait à faire des aveux complets. Mais, à toutes les ouvertures qu’on lui fit à cet égard, elle s’entêta à répondre que, « puisqu’on l’avait condamnée sur de simples présomptions, on devrait le faire bien plus justement après des aveux ; » raisonnement qui ne manquait nullement de logique.

Le jour de l’exécution fut fixé, et je résolus d’y assister, comprenant que mon devoir d’observateur m’imposait de surmonter la profonde répugnance que j’ai toujours eue pour ces sortes de spectacles. Je me rendis donc sur cette même place d’armes où, quelques jours auparavant, j’avais assisté à un magnifique carrousel. J’y arrivai avant le cortége des condamnés, quoique je pensasse être en retard, grâce à la sensibilité de mon domestique indien qui avait volontairement omis de m’éveiller pour n’avoir pas à m’accompagner et à assister à la fustigation qui devait avoir lieu d’abord : ce qui me donna même à supposer, surtout par l’étrange physionomie qu’il avait en s’excusant de son oubli, que le pauvre diable devait avoir conservé de ce supplice quelque cuisant souvenir.

Je remarquai d’abord le pondok (fonduk, hanhar) sous lequel se tenaient les membres des deux tribunaux hollandais et indigènes : ceux-ci portant le gros turban et la soutanelle arabe des prêtres dont ils ne diffèrent que par la couleur foncée de leurs vêtements ; ceux-là revêtus de l’inévitable habit noir. Le gibet est juste en face, à cinquante pas environ ; un chemin sablé le relie au pondok des magistrats. L’infâme machine se compose d’un énorme madrier, garni à sa partie supérieure de chevilles en bois et supporté par deux pieds droits fortement arc-boutés, et d’une grosse échelle en forme de hauban : toute cette charpente est peinte en noir, excepté les chevilles qui sont blanches. À gauche de la potence, se dresse un poteau également noir et destiné à la fustigation ; il est surmonté d’une poulie munie de sa corde. Une batterie d’artillerie, mèche allumée, se tenait en face de la justice, à cinquante pas en arrière de la potence ; à gauche, et formant angle droit avec celle-ci, une autre batterie d’artillerie. J’avoue n’avoir pas compris cette disposition. Partout du reste on voyait des haies de soldats de toutes sortes.

On comprenait bientôt toutes ces précautions menaçantes, en regardant la foule indigène qui s’étendait au loin, innombrable, farouche et consternée, et dont le silence, à peine interrompu par de sourds murmures, était gros de colères et de dangers, quoiqu’une ordonnance de police eût expressément interdit de porter des armes ce jour-là. Quant aux rares Européens qui se trouvaient là, ils n’étaient pas beaucoup plus gais, mais j’eus la satisfaction de constater qu’il n’y avait pas une femme parmi eux. Ce fut dans cette seule circonstance que je pus observer sur la physionomie des malheureux Indiens, ordinairement si patients sous le joug, quelques symptômes de révolte contre ceux qui, sous prétexte de civilisation, leur en font un si lourd à porter.

Cependant le cortége arriva sur la grande place. Il était ouvert par un détachement de garde indigène à cheval, suivi d’un nombre égal de cavaliers européens : ceux-ci surveillaient ceux-là ; après un espace libre, venaient douze ou quinze prêtres musulmans, en grand costume blanc ; puis les deux condamnés à mort : ils marchaient le visage découvert, vêtus de blanc, couronnés de fleurs, des bouquets de fleurs attachés aux mains, des guirlandes de fleurs passées autour du cou. Ils étaient entourés de hallebardiers indigènes à pied et à cheval, également suivis d’un fort détachement de cavalerie européenne. La femme saluait la foule et lui souriait ; l’homme, contrairement aux habitudes des musulmans qui sont presque tous héroïques devant la mort, était tout à fait anéanti, et dès qu’il aperçut le gibet, s’évanouit entre les bras des aides du bourreau. Ceux-ci étaient de simples opazes, soldats javanais qui font les fonctions de gendarmes ; leur costume est ce qu’on peut imaginer de plus ridicule ; en effet, quoiqu’ils aient conservé les coiffures indiennes, ils portent un uniforme européen bleu et jaune, confectionné en Hollande, laid, gênant, trop grand pour eux, grotesque, et, de plus, ils s’embarrassent les jambes d’un sabre dont ils ne savent pas se servir.

Après eux le bourreau (orang-itam) venait seul ; celui-là était un superbe noir vêtu d’un costume rouge collant. Enfin le cortége se terminait par les deux autres condamnés et deux nouveaux détachements de cavalerie et d’artillerie européennes. L’atrocité des supplices auxquels j’allais assister devait me prouver encore l’utilité de tout ce déploiement de forces.

Le procureur du roi donna lecture du jugement aux condamnés amenés devant le pondok : la femme souriait toujours.

On commença par river à froid un anneau de fer autour du cou d’un des moindres acteurs de cette horrible scène. Agenouillé à terre, la tête posée sur une enclume, il reçut le choc d’une dizaine de coups de marteau. Un mouvement de sa part, une maladresse du forgeron, et il était mort ; mais l’opération eut lieu sans accident.

On procéda alors à la fustigation. Le second condamné, la face tournée contre le poteau, les mains attachées à la corde de la poulie, fut hissé par quatre vigoureux opazes jusqu’à ce que la pointe de ses pieds touchât seule la terre. Deux autres opazes, armés de rotings de deux mètres de long sur trois centimètres de diamètre et d’une flexibilité effrayante, vinrent se placer à droite et à gauche du poteau, à une distance mesurée de manière à ce que les cinquante derniers centimètres du roting vinssent frapper en plein sur le dos du patient. Alors après avoir posé son roting sur l’endroit où il allait frapper, le premier opaze lui fit décrire une courbe terrible et le laissa retomber de toutes ses forces ; le vêtement fut entamé. Une demi-minute s’écoula et le second opaze frappa le second coup ; le sang jaillit violemment. C’étaient vingt-cinq coups de roting que cet homme était condamné à recevoir ; un Européen n’y eût pas résisté, mais lui, quoique son dos ne fût bientôt plus qu’une plaie, ne poussa pas une seule plainte, ne perdit pas connaissance, ne changea même pas de physionomie[3].

Ordinairement, après une fustigation, le malheureux condamné met du poivre frais sur ses blessures et prévient ainsi la gangrène par l’activité que ce remède héroïque donne à la circulation du sang : on m’assura du moins ce fait que je n’ai pu vérifier par mes yeux.

Mais abrégeons ce pénible récit.

Il ne restait donc plus que les deux condamnés à mort. L’homme, dans un état complet d’insensibilité, fut amené à reculons jusqu’au pied de l’échelle, sur le premier échelon de laquelle était déjà le bourreau, tenant à la main une corde terminée d’un bout par une simple boucle et de l’autre par un nœud coulant : le bourreau gravit alors les degrés, suivi par quatre opazes qui portaient le condamné et il l’accrocha à l’une des chevilles, afin que fût exécuté à la lettre le texte du jugement qui ordonnait que le coupable fût pendu haut et court, jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Le malheureux mourut immédiatement. Quant à la femme, qui jusque-là avait fait bonne contenance, dès qu’elle fut au pied de l’échelle elle se débattit avec violence, poussa des cris affreux et s’échappa presque des mains de ses bourreaux. Je répugne à dire les détails de son agonie, qui furent épouvantables.

Les deux corps devaient rester exposés pendant six heures.

Je m’éloignai du théâtre de ces scènes odieuses le cœur rempli de douleur et de tristesse. En effet, quand même ces cruautés ne seraient pas défendues par les lois de la plus simple humanité, elles n’en seraient pas moins ici complétement inutiles, à mon avis ; car, d’après la connaissance que je crois avoir du caractère des Indiens de Java, je suis convaincu que la seule privation de la liberté, soit temporaire, soit à vie, leur est un châtiment bien plus fort que toutes les peines physiques. C’est ici le contraire de ce qui se passe en Europe, où nous voyons des scélérats endurcis, rendus jurisconsultes par l’expérience, s’arrêter dans le crime au degré qui leur vaudra la prison, où ils retrouvent leur milieu, leur société, et où l’on pourrait presque dire qu’ils vivent heureux, si les scélérats pouvaient l’être.

Mais détournons les yeux de ces sombres tableaux ; sortons des villes où l’on venge la société d’un crime commis par un autre crime ; retournons au sein de la splendide et généreuse nature, qui toujours charme et toujours console ; remontons les rives de ce beau fleuve qui traverse Soërabaija, et qu’on a si justement nommé le Kahli-Mass, le fleuve d’or. Après s’être précipité des flancs des montagnes, il roule maintenant dans la plaine, large et majestueux. Suivons-le sous ces bambous gigantesques, qui poussent en gerbes immenses, semblables à des jeux d’orgue, et lui font un dôme de verdure. Ici, sont amarrées des flottilles innombrables de ces longs bateaux dont j’ai parlé déjà, et dont un grand nombre portent sur le milieu du pont et dans toute leur longueur de gracieuses cabanes recouvertes du chaume indigène. L’endroit, très-propice pour le bain, attire une foule d’Indiens qui viennent accomplir là les ablutions musulmanes. Les formes admirables des baigneurs, ces groupes de jolies embarcations, les capricieux méandres de la paisible rivière, cette verdure éternelle, en un mot ce spectacle enchanteur nous purifiera peut-être du souvenir de ces crimes affreux et de leurs sanglantes représailles.

Les environs de Soërabaija n’offrent pas seulement des paysages remarquables ; on y trouve aussi des monuments très-intéressants pour l’artiste et l’archéologue. Je veux parler des fragments d’antiquités indoues qui s’y rencontrent en très-grand nombre, ruines qui ont encore conservé ce caractère de force et de grandeur qui a toujours distingué les arts primitifs. Ce sont presque toutes des blocs de granit admirablement sculptés quoique d’un dessin très-naïf et représentant tous les motifs connus dans les pays où règne encore le brahmanisme : d’abord des animaux fabuleux, des chimères, des griffons, des serpents ; puis quelques figures d’un beau style, et non sans analogie avec les conceptions de la sculpture égyptienne. Ce sont pour la plupart des incarnations de la divinité indoue : un personnage assis, par exemple, à tête d’éléphant, tenant ses mains sur ses genoux, et pourvu de trois ou quatre autres paires de bras qu’il étage autour de sa tête en forme d’éventail ; c’est aussi une femme à huit bras, se tenant debout sur un buffle. Plusieurs personnes qui connaissent les Indes anglaises m’affirment que ce sont là exactement les mêmes idoles, la même pensée, la même facture, le même art enfin. Cela doit d’autant moins étonner que le bouddhisme, puis le brahmanisme furent jadis la religion nationale à Java, quoiqu’ils soient aujourd’hui complétement disparus des plaines dont tous les habitants sont convertis à l’islamisme, et qu’ils ne conservent quelques adeptes que dans les parties les plus inaccessibles des montagnes et dans l’île de Bali, toute voisine de celle de Java.

Peu de pays du reste sont plus féconds en curiosités archéologiques que celui de Java. Dans l’intérieur, les ruines d’une multitude de temples attestent encore par leur aspect imposant la force et la grandeur de la religion qui en avait jadis inspiré l’architecture ; la plupart sont malheureusement presque tout à fait ensevelis sous la puissante végétation du pays, et quelques-uns ont été détruits en tout ou en partie par les tremblements de terre. Le plus remarquable est, dit-on, le temple bouddhique de Boroh-Bodoh, dont on fait remonter la construction au sixième siècle de notre ère. Haut de trente mètres environ et occupant une superficie de terrain de deux cents mètres carrés, il s’élève sur le sommet d’une colline. C’est un grand édifice carré, composé de sept rangs de murailles en étages, surmonté d’un dôme d’environ quinze mètres de diamètre, et entouré d’un triple cercle de tours, au nombre de soixante-douze, toutes surmontées de statues. Quatre cents niches sont pratiquées dans le parapet extérieur et toutes occupées par une statue de Bouddha. Toutes ces images, ainsi que les innombrables sculptures, dues au ciseau le plus riche et le plus fin, qui couvrent les murailles du monument dont nous parlons et de tant d’autres encore, offriraient sans doute à l’iconographe les sujets d’étude les plus intéressants ; mais l’administration hollandaise, qui ferme complétement aux voyageurs l’intérieur de l’île pour des motifs que nous ferons connaître ultérieurement, s’entête à prendre tous les étrangers pour des agitateurs et ne donnera pas au savant l’autorisation qu’elle a refusée à l’artiste.

Quelques-unes des traditions des antiques croyances sont restées vivantes dans le peuple, malgré la rigueur des prêtres musulmans, et elles se manifestent encore aujourd’hui par des pratiques très-étranges, les offrandes aux caïmans entre autres. Lorsqu’un indigène a été dévoré par les caïmans qui infestent ici les rivières, ce qui n’arrive que trop fréquemment, on voit le soir le fleuve se couvrir de petits radeaux de bambous de trente centimètres carrés, chargés de fruits, de fleurs, d’aliments choisis, et ornés de bougies allumées. L’habitude de faire ce sacrifice est presque universellement répandue ici. Puis on voit aussi, aux environs de la ville, certains arbres couverts de cocardes faites en bambou et en papier de toutes couleurs, sortes d’ex-voto, grâce auxquels les Javanais superstitieux pensent s’attirer certaines faveurs : grande richesse, nombreuse lignée, etc. Rien n’est plus singulier que de voir les familles aller en procession attacher ces offrandes aux arbres consacrés. Le plus petit des enfants ouvre la marche, portant entre ses mains l’ornement décrit plus haut ; puis viennent les autres enfants, l’un derrière l’autre, par rang d’âge et de taille ; puis la mère, et enfin le père qui les domine tous et qui ferme la marche en surveillant toute la colonne.

Peu de temps avant mon départ de Soërabaija, un navire hollandais qui traversait l’océan Pacifique après avoir doublé le cap Horn, ramena un singulier sauvetage qu’il avait fait à la hauteur de la Nouvelle-Guinée, mais très-avant dans la mer : c’étaient des Papous, montés sur une pirogue, qui ayant été poussés au large par les vents, sans vivres et sans ressources, erraient ainsi, depuis longtemps déjà, et avaient même été réduits à manger de la chair humaine. Trois de ces malheureux, une femme et deux hommes, subsistaient encore lorsqu’on les recueillit. Aucun officier du bord ne savait parler la langue papoue, et on ne put s’expliquer avec eux que par signes ; on les soigna du mieux qu’on put et on les amena à Soërabaija, où personne non plus ne parlait de langue qui leur fût connue ; on ne pouvait même affirmer que ce fussent des Papous, mais tout le faisait présumer. Je les ai vus plusieurs fois, d’abord dans la prison, où on les avait logés, et ensuite dans leurs promenades par les rues. Ils ont le front déprimé, les traits extrêmement sauvages, mais plutôt stupides que féroces ; et ce qui contribue le plus à leur donner un type extraordinaire, ce sont leurs énormes oreilles tombant jusque sur leurs épaules, et semblables à celles des chiens courants de race normande. Je pense qu’ils les allongent ainsi par des moyens particuliers, d’autant plus qu’ils s’en font une coquetterie ; l’ourlet de leurs oreilles est en effet percé de petits trous qu’ils garnissent de pierreries noires ; et celles qui n’avaient pas ces ornements me faisaient l’effet d’huîtres perlières dépouillées de leurs perles. Ces pauvres diables commençaient à savoir quelques mots malais quand je dus quitter Soërabaija.

En faisant mes emplettes de départ, je voulus acheter quelques-uns de ces beaux sarhongs que j’avais vu teindre, comme je l’ai décrit plus haut, et je pus pénétrer plus avant dans l’intimité des familles des fabricants. Je fus étonné du grand nombre d’enfants malades que je rencontrai dans ces visites, et surtout indigné du peu de soins qu’on leur donnait. L’incurie des Javanais pour l’hygiène des enfants est tout ce qu’on peut imaginer de plus révoltant : j’ai vu un pauvre petit garçon de quatre ans, atteint de la dyssenterie, dont tous les membres étaient réduits à la plus effrayante maigreur, à l’agonie enfin, et que des soins bien entendus auraient pu soulager sinon guérir, et auquel ses parents ne donnaient même pas le médicament ordinaire du pays, l’eau de riz, le laissant manger n’importe quel fruit vert et boire de l’eau froide immédiatement après. Aux observations que je crus devoir faire, on répondit avec la plus parfaite tranquillité qu’il fallait céder à ses caprices, ne pas contrarier les malades. Et ce fait est loin d’être le seul que je pourrais citer.

Peut-être l’excuse de pareilles monstruosités se trouve-t-elle dans la profonde indifférence de la mort qui caractérise tous les peuples musulmans. Ici, en effet, la mort n’a rien de lugubre ni de solennel : on n’a pour elle aucun respect, on n’y attache aucune importance ; on meurt soi-même stoïquement, on voit mourir les autres sans chagrin. On rit et l’on cause dans la maison où se trouve un mort, dans les cérémonies funèbres, dans les cimetières ; et ces habitudes, quelque choquantes qu’elles soient pour notre philosophie d’Europe, ont leur explication et leur raison d’être dans les dogmes de la religion des musulmans pour qui la mort n’est pas un accident, un malheur, mais bien la conclusion nécessaire de la vie actuelle, un changement d’état, une transition. Ce mépris de la mort n’est pas d’ailleurs à tous égards une mauvaise tendance, et il est vrai que, devant les usages et les mœurs d’un pays où tout est presque encore mystérieux pour nous, nous ne devons pas nous hâter de former des jugements téméraires ; il faut toujours y regarder à deux fois avant de flétrir un peuple de l’épithète de sauvage.

  1. Suite. — Voy. p. 231 et 241.
  2. Le bandhill est une arme neutre extrêmement ingénieuse. C’est une fourche dont les deux branches sont garnies d’une plante épineuse (doêri), de manière à ce que les épines, tournées dans le sens du manche, pénètrent dans les chairs du patient, et non seulement l’empêchent de s’échapper, mais paralysent tous ses mouvements et le rendent d’une docilité parfaite. L’homme le plus furieux est subitement dompté par l’horrible douleur que lui causent, quand il est enfourché par le bandhill, les milliers d’épines qui lui labourent les côtes ; il suit alors comme un chien celui qui tient le manche de cette arme, redoutée à si juste titre des indigènes. On ne délivre le prisonnier qu’en dénouant les ligatures de roting qui se tiennent autour des branches de la fourche des joncs épineux en question.
  3. À propos de ce supplice, je veux citer un fait que le moindre commentaire affaiblirait certainement.

    Je vis une fois, dans le jardin d’une prison préventive, deux opazes qui s’exerçaient à couper, en trois coups de roting, des troncs de bananiers de vingt-cinq à trente centimètres de diamètre. Je demandai à un de ces hommes ce que lui avaient fait ces pauvres arbres pour leur faire subir un pareil traitement.

    « Rien, me répondit-il ; mais M. le commissaire nous donne une roupie chaque fois que nous coupons un bananier en trois coups… et c’est demain jour de fustigation. »