Voyage à Java/06

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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 267-272).


BOGHOR.

De Batavia à Boghor. — Accidents de voyage. — Boghor (Buitenzoorg, Sans Souci). — La villa d’Amore. — Le jardin botanique. — Les environs. — Le pont de bambou.

Mon plan de campagne était de revenir de Soërabaija à Batavia par terre ; mais des circonstances étrangères à ce récit me contraignirent à reprendre par mer le chemin que j’avais déjà parcouru. La préférence que j’aurais voulu donner cette fois-ci au vulgaire plancher des vaches sur les poétiques plaines de Neptune, s’explique assez par les mille curiosités que me promettait cet itinéraire.

En effet, j’aurais rencontré sur ma route les résidences de l’empereur de Java et du sultan, souverains de Solo (Soërokarta) et Djiokdjiokkarta, et de leurs nobles familles. Les dessins de notre illustre ami Bida, faits d’après les documents les plus authentiques, reproduiront bien ici les traits de quelques-uns de ces augustes personnages ; mais les difficultés qui s’opposèrent à mon voyage dans l’intérieur, m’empêchent de décrire les cours de ces souverains et les singuliers usages que l’on y suit.

L’empereur de Solo (Java) en grand costume. — Dessin de Bida.

Des personnes dignes de foi m’ont bien donné de curieux renseignements sur l’étiquette méticuleuse qui règne dans ces cours orientales et les actes étranges qu’elle impose aux courtisans. On m’a bien dit que nul homme, si noble et si puissant qu’il soit, n’ose se présenter devant le prince qu’en tenant ses jambes croisées sous lui, à la façon de nos culs-de-jatte, et en se traînant sur les mains ; que, lorsque le souverain sort à pied du palais, des nains portent et déroulent devant lui de précieux tapis qui garantissent ses pieds du contact immonde de la terre, tandis que la foule accourue sur son passage se livre aux démonstrations les plus humbles ; on m’a également assuré qu’une des distinctions les plus recherchées est celle d’obtenir de l’empereur ou du sultan une prise de syri, et que celui qui la reçoit de la royale main la garde avec grand soin, s’en fait honneur comme les gens de cour européens de leurs rubans et de leurs tabatières, la place dans le plus beau de ses coffres, la transmet à ses héritiers directs, et que, bien longtemps après la mort du titulaire, on parle encore dans le pays de la faveur exceptionnelle dont il a été l’objet. Mais quoique tout me porte à croire à l’exactitude de ces détails, je ne les avance ici que sous réserves, bien décidé à ne raconter que ce que j’ai vu de mes propres yeux.

Le sultan de Djokojokkarta (Java) en petit costume. — Dessin de Bida.

Cette raison et d’autres encore m’empêcheront aussi d’examiner les causes qui ont décidé le gouvernement hollandais à maintenir ainsi deux puissants souverains, deux maîtres absolus, parmi ces populations indigènes pour lesquelles le moindre de leurs désirs est un ordre ; nous craindrions d’ailleurs de nous laisser entraîner à une polémique qui serait peut-être déplacée dans un travail tel que le nôtre. Mais ce que nous tenons à exprimer ici, c’est notre indignation à la pensée que des hommes, des souverains ayant charge d’âmes, ont réduit, au mépris de toute justice, d’autres hommes, leurs semblables, à l’état de valeurs commerciales, et les ont vendus à prix d’or à une poignée de marchands qui, grâce à cette infamie, trafiquent ainsi sans pudeur des consciences et des libertés. Oui, nous ne saurions trop flétrir les auteurs de cette injustice, et ceux qui en ont profité. Combien je préfère, à cette colonisation armée et mercantile, le système mis en pratique par d’autres peuples moins civilisés que les Européens, les Chinois émigrants, par exemple. Colons pacifiques, intelligents et modestes, ils ont su se rendre agréables, utiles, indispensables dans tous les pays où ils se sont établis ; tels je les avais vus à Java, tels je les ai retrouvés à Singapore. Qu’ils quittent les colonies européennes, et elles seront privées en même temps des premières nécessités de la vie, de la main-d’œuvre, des petites industries, du commerce de détail. Je le répète, si le Chinois était honnête autant qu’il est habile, moral autant qu’il est dégradé, s’il portait avec lui les lumières d’une civilisation réelle, au lieu des superstitions et des coutumes baroques de ses religions, on verrait naître, rapidement, parmi les populations au milieu desquelles il irait vivre, les idées les plus saines et les plus élevées, et l’on n’entendrait plus sortir de la bouche des malheureux indigènes les paroles menaçantes qui circulent partout sourdement contre les Européens, leurs canons et leur opium.

La princesse Saripa, de Djiokdjiokkarta. — Dessin de Bida.

Ce fut après la guerre de 1775 que la Compagnie hollandaise partagea les magnifiques résidences de Djiokdjiokkarta et de Soërokarta entre deux princes javanais descendus des empereurs de Mataram dont la puissance fut si grande vers la fin du quinzième siècle ; par un calcul plus politique que moral, elle les enchaîna et les mit sous sa dépendance en abandonnant des titres pompeux à leur orgueil et les dotations considérables à leur cupidité. Aussi les successeurs de ces princes, auxquels les Hollandais n’ont laissé le droit d’hérédité que sous bénéfice d’inventaire, sont-ils restés fidèles à leurs maîtres, même dans les moments de crise où le pouvoir des Européens semblait le plus compromis ; ils prirent parti contre les insurgés dans toutes les révoltes, et entre autres dans cette habile et courageuse guerre de partisans que promena si longtemps dans les résidences de Kadon, de Solo et de Djiokdjiokkarta le célèbre agitateur Dipo-Negoro. Guidé par un ardent amour de la liberté et donnant l’exemple de l’énergie et du dévouement, cet homme était parvenu à réveiller de leur apathie désespérée ses malheureux concitoyens et avait su tirer le meilleur parti des qualités qui les rendent si propres à une guerre d’escarmouches ; son plan était conduit avec tant d’intelligence et de bravoure qu’il put même un instant espérer la réalisation des rêves qu’il avait faits pour l’avenir de son pays. Mais la plus odieuse des lâchetés débarrasse de lui les Hollandais : attiré dans leur camp sous prétexte de parlementer, il y fut immédiatement passé par les armes. Du moins les indigènes ne furent point ingrats à son égard, et son nom est encore prononcé aujourd’hui comme celui d’un héros et d’un martyr.

La sultane de Djiokdjiokkarta. — Dessin de Bida.

Les territoires de Solo et de Djiokdjiokkarta offrent un grand nombre de ruines très-intéressantes ; on y découvre les traces de villes entières, et principalement d’édifices religieux. Je ne citerai que les merveilles de la montagne du Guenhung-Dieng, située sur la limite de la résidence de Pékalongang, et où on a retrouvé, prétend-on, les restes de quatre cents temples. C’est beaucoup sans doute, et l’on pourrait supposer plus judicieusement que ce sont les vestiges de quelque antique cité : nous ne voudrions rien affirmer cependant, car, suivant les vieilles traditions, Guenhung-Dieng a été le berceau de la mythologie malaise et le séjour de plusieurs dieux du pays. Malgré tout, on est bien réduit à se livrer à des conjectures, car la vue de toutes ces choses si curieuses est presque absolument interdite.

Mais revenons à notre voyage. Désolé de n’avoir pas pu voir les cours de Solo et de Djiokdjiokkarta, et surtout les grands temples de Boroh-Bodoh, dont j’ai parlé plus haut, j’étais donc revenu par mer à Batavia, où je sollicitai vainement la permission de me rendre à Boghor (Buitenzoorg, Sans-Souci)[1]. Mais comme j’étais décidé à ne pas revenir en Europe sans avoir visité l’intérieur du pays de Java, je me passai bravement de l’autorisation de rigueur et montai à tout hasard en diligence.

On ne peut pas se faire en Europe une juste idée de ce qu’est un voyage en poste dans l’île de Java : on est littéralement ahuri par la rapidité de la course, par les cris et les coups de fouet des Indiens qui courent après les chevaux, et les excitent du geste et de la voix ; le cocher, lui, ne fait que maintenir l’attelage dans la direction de la route, ce qui n’est pas une mince besogne, grâce aux caprices et aux emportements des chevaux indigènes ; son fouet ne lui sert que dans les grandes occasions, et autant pour réveiller l’attention de ses « garçons » que pour rappeler à l’ordre un des quadrupèdes indociles.

Nous voilà donc en voiture, roulant, volant plutôt sur la route de Boghor. Nous eûmes bientôt dépassé Gramatt, Meister-Cornelis, et vîmes le grand bourg chinois appelé Biddarath-Tchina. Là, nous relayâmes et prîmes deux nouveaux voyageurs, un officier hollandais, roide comme un bâton de sucre de pomme, et un mulâtre javanais, fort riche, qui revenait de Paris.

Ce dernier, bon homme au fond, ne tarda pas à engager avec moi une conversation en malais assez fatigante. Après m’avoir adressé mille questions indiscrètes auxquelles je ne répondais que très-laconiquement, il m’apprit qu’il avait dépensé vingt-cinq mille roupies dans son voyage en France, et qu’il en avait rapporté une foule de curiosités qu’il me fallut admirer ; entre autres choses, je vis un magnifique diamant que le Vandale avait fait tailler comme une vitre, et sur lequel il avait fait faire une photographie microscopique représentant son intéressante personne.

Pendant toute notre conversation, l’officier hollandais était resté muet et dédaigneux : tout au plus s’était-il une ou deux fois interrompu de fumer pour pester contre la lenteur des chevaux et la mollesse des « garçons ». Il est vrai qu’à ses yeux un Français et un métis ne faisaient pas à eux deux un homme, et d’ailleurs notre entretien n’était que médiocrement intéressant.

Tout alla bien jusqu’au troisième relais ; mais là commencèrent pour nous des tribulations maintenant inconnues en Europe, grâce à nos administrations prévoyantes et à nos ingénieurs des ponts et chaussées. De temps en temps je voyais notre cocher lancer ses six chevaux à toutes brides, mais sans comprendre pourquoi. J’en demandai l’explication à l’officier.

« Vous voyez sur la route ces endroits humides ? me répondit-il.

— Parfaitement.

— Eh bien, monsieur, ce sont des bourbiers qui rendent le tirage des chevaux très-dur et que le cocher cherche à leur faire franchir le plus rapidement possible, car souvent ils se découragent…

— Et on y reste ?

— Naturellement.

— Alors, ces routes sont détestables ?

— Vous l’avez dit.

— Mais, dans un pays qui abonde en bois durs et imperméables, ne serait-il pas facile, en couchant quelques troncs d’arbres dans ces bourbiers, de remédier à cela ?

— Ce serait la chose du monde la plus simple, d’autant plus que le gouvernement vient de voter quatre-vingt mille roupies pour l’entretien de cette route.

— Cent soixante-dix mille francs ! m’écriai-je, et on ne fait rien dans un pays où la main-d’œuvre est à vil prix ?

— Le bois manque.

— Au milieu de ces splendides forêts ?

— Il est défendu de les exploiter.

— Ah ! très-bien !… Mais le gouverneur, qui parcourt cette route deux fois par mois, aurait tout intérêt à la faire réparer, ne fût-ce que pour sa commodité personnelle ?

— Il s’est embourbé ici très-souvent, en effet.

— Eh bien ?

— Monsieur, me dit l’officier, Son Excellence le gouverneur général touche, pendant les cinq ans de séjour qu’il fait aux Indes, de superbes appointements qu’il économise ainsi que ses peines. Peu lui importe de rester quelquefois six ou huit heures de plus qu’il ne faut pour faire le trajet de sa résidence à Batavia, pourvu qu’il retourne riche en Hollande. Et puis, voilà deux cent cinquante ans que cela dure ainsi : cela peut encore continuer. »

J’allais m’incliner en signe d’assentiment, quand la voiture s’arrêta tout à coup ; nous étions entrés jusqu’aux essieux dans une fondrière.

Nous y serions sans doute restés, malgré les cris et les coups de fouet, sans une voiture qui nous rejoignit et nous prêta ses chevaux. Mais un peu plus loin, ce fut à recommencer ; on attela des buffles qui cassèrent les traits, et nous fumes obligés de mettre pied à terre et de décharger les malles pour alléger la voiture ; nous en sortîmes pourtant cette fois encore, mais non sans peine.

Nous eûmes aussi à faire l’épreuve du caractère des chevaux de Java, qui ont parfois les lubies les plus singulières et même les plus dangereuses. L’un des nôtres se contenta de refuser tout à coup de marcher et se fit traîner par ses camarades, et ce ne fut qu’après qu’on l’eût dételé et changé de place, qu’il se décida à reprendre son allure habituelle.

Plus loin, dans une route parallèle à celle des voitures, nous vîmes des kahars traînés par des buffles qui s’étaient tellement enfouis dans la boue, que chars et animaux ne la dépassaient plus que de quelques centimètres.

Ajoutons, pour être juste, que les buffles préfèrent les routes les plus profondément bourbeuses, malgré le surcroît de tirage.

Bref, partis de Batavia à six heures du matin, nous arrivâmes à Boghor à une heure et demie ; c’est-à-dire que nous avions mis huit heures pour faire dix lieues. Décidément, le gouvernement hollandais ne fait rien ou presque rien pour faciliter les communications avec l’intérieur : il est vrai qu’il a ses raisons pour cela.

À mon arrivée à l’hôtel Bellevue, je fus cordialement accueilli par le propriétaire, M. Grenier, et logé dans un ravissant pavillon qui porte le nom de Villa d’Amore. Je n’ai pas encore rencontré dans tous les pays que j’ai parcourus une habitation aussi admirablement située. De ma fenêtre, j’aperçois en face le groupe du Salac, couvert jusqu’à ses cimes les plus élevées de la splendide végétation des tropiques ; sur ma gauche, toute la chaîne des montagnes du Bantam, et, au-dessous, les croupes veloutées de Tjomas qui s’abaissent et viennent baigner leurs pieds dans la belle rivière qui coule au centre du tableau, à cent mètres au-dessous de moi ; à ma droite, s’élèvent de grands cocotiers par-dessus lesquels j’aperçois dans le lointain les bases du Pangrangoh.

Non-seulement je me déclare impuissant à décrire ce splendide paysage, mais je ne me suis même jamais senti le courage d’en faire le dessin. Comment reproduire cet ensemble merveilleux ? Comment ne pas perdre, en le réduisant, le charme infini du détail ? Ces fourrés impénétrables, cette mer d’arbres que le vent agite sans cesse et que le soleil, dans sa course, fait changer à chaque instant d’aspect ? Et cette rivière, tour à tour or, feu, argent, opale, serpentant à travers les sombres masses de verdure ?

Je n’oublierai jamais les heures délicieuses que j’ai passées, mollement bercé par mon hamac, sur la terrasse de la Villa d’Amore, à admirer les couchers du soleil. Chaque soir c’était un nouveau spectacle. Je ne me lassais pas de regarder ce tableau mouvant, ces vallées graduellement envahies par les ombres de la nuit, ces coteaux resplendissants de lumière tout à l’heure et revêtus maintenant des tons les plus puissants du vert, enfin tout cet admirable panorama qui finissait par se confondre en une masse imposante, riche de détails perdus, de formes disparues, de tons effacés ! J’oubliais tout alors, et n’eût été ma pensée, qui suivait avec inquiétude un navire voguant vers la France, mon bonheur eût été complet.

Après avoir visité l’établissement de M. Grenier, j’allai faire un tour par la ville. Bien moins important que Batavia et que Soërabaija, Boghor diffère essentiellement de ces deux villes, en ce qu’il est construit sur les collines qui forment les premières croupes du groupe du grand Salak, volcan à demi éteint. Sauf le palais du gouverneur général, un Versailles en petit, je ne vois aucun monument remarquable ; mais par exemple ce palais possède le plus beau jardin botanique du monde. Signalons ici les superbes banians qui s’y trouvent ; ces arbres, qu’on peut justement appeler multipliants, étalent au loin leurs branches énormes qui, s’inclinant vers le sol et y reprenant racine, soutiennent l’arbre géant de leurs puissants étais. Il y a là une allée, taillée dans un seul de ces banians, dans laquelle peuvent passer six voitures de front, pendant six ou huit minutes, et au trot de leurs chevaux. Notons encore une collection complète de la famille des palmiers, réunion certainement unique dans le monde entier.

Multipliant dans l’intérieur d’une forêt de Java. — Dessin de M. de Molins.

Les environs de la ville sont véritablement un paradis terrestre. La végétation est ici plus vivace et plus vigoureuse encore que dans la plaine de Batavia. Les mouvements du sol, brusques et imprévus, révèlent facilement leur origine volcanique et donnent au paysage un caractère particulier. Ce sont de profondes vallées, des collines arrondies par endroits, ailleurs déchirées de profonds ravins, au fond desquels murmurent des eaux bouillonnantes, dérobées à la vue par de formidables épaisseurs de plantes de toutes sortes. Du côté de Batavia, le pays s’ouvre tout à coup et offre à l’œil charmé de longues perspectives, de larges rivières, des torrents impétueux.

Je remarque, au-dessus de ces torrents, de merveilleux ponts suspendus, de l’architecture la plus solide et la plus ingénieuse, et dont le bambou, le Protée indien, et quelques pierres font tous les frais.

Deux grands bambous sont arc-boutés d’un côté dans les empierrements, à droite et à gauche de la rivière ; leurs extrémités opposées sont ramenées l’une vers l’autre et solidement liés entre elles. Des fermes sont adaptées à ces câbles de bois et supportent le tablier du pont, sur lequel passent sans cesse des groupes de cultivateurs. Un homme fait à peine osciller ce frêle assemblage, il faut la marche de plusieurs personnes pour que les secousses soient sensibles. Je ne doute pas qu’en doublant ou en triplant les bambous qui font câbles, on n’arrive à construire sur ce modèle des ponts capables de supporter le passage d’une voiture.

Pont de bambous. — Dessin de M. de Molins.

Les costumes des indigènes sont généralement semblables à ceux que j’ai vus à Batavia, seulement les chapeaux en forme de bouclier atteignent ici des proportions démesurées ; j’en vois un si prodigieux dans la cabane d’un Javanais que je désire en faire l’acquisition.

« Veux-tu me vendre ton chapeau ? lui dis-je.

— Non, monsieur.

— Pourquoi non ?

— Parce que j’en ai besoin pour moi.

— Où pourrais-je en faire fabriquer un comme celui-là ?

— Je ne sais pas.

— Mais tu dois cependant savoir où demeure celui qui te l’a fait ?

— Oui.

— Eh bien, où est-il ?

— Il est mort. »

Selon mon indigène, une fois le fabricant mort, on ne devait plus pouvoir se procurer un chapeau pareil au sien ; si ce n’était pas par stupidité que cet homme répondait ainsi, mais bien par entêtement. C’est en effet l’habitude des Javanais, quand ils ne veulent pas dire ou faire quelque chose, de vous répondre la première niaiserie qui leur passe par l’esprit et de ne vouloir pas en démordre. Cette singulière obstination ne provient pas chez eux, comme chez quelques-uns de nos paysans d’Europe, de je ne sais quelle méfiance ridicule : elle prend plutôt naissance dans un sentiment mal raisonné de leur indignité, et c’est sans doute dans ces futilités qu’ils peuvent exercer ce libre arbitre dont on les prive dans toutes les circonstances plus importantes de leur vie.

Je veux citer un autre exemple de ce côté de leur caractère.

Le cuisinier que j’avais à Batavia, excellent serviteur du reste, avait coutume de boire le bouillon que je faisais faire et que je désirais conserver froid ; il me disait que le bouillon avait tourné, qu’il n’était plus mangeable.

« Apporte-le-moi.

— Monsieur, je l’ai jeté. »

Je lui recommandais de ne plus le faire ; il me le promettait sur Allah et sur le Koran, et le lendemain, me répondait la même phrase, avec cette seule variante qu’après mes reproches amers, il ajoutait invariablement ces deux mots :

« Souda-loupa. (Je l’ai oublié.) »

de Molins.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Je préfère, et j’adopte dans ce récit, le nom indien Boghor au nom hollandais Buitenzoorg (Sans-Souci), étrange souvenir de la célèbre résidence de Frédéric II.