Voyage à Java/07

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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 273-288).


VOYAGE À JAVA,

PAR M. DE MOLINS[1].


1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. F. COPPÉE.)




BOGHOR (suite.)

Ascension du Salak. — Les jungles. — Le multipliant. — Le gamelhang. — Les Toppengs. — Le Toekan-Thlalong. — Le tremblement de terre. — La Sarbacane. — Les chasses et les combats d’animaux. — Histoire du singe et du serpent. — Nouvelle excursion dans l’intérieur. — Les Prehangans. — Les singes. — Le tandock. — Visite au docteur Ploëm. — Le bëo. — Les rassa-malah. — Les poisons. — Départ de Java.

Depuis mon arrivée à Boghor, je suis tourmenté d’un désir, celui de gravir le grand Salak, cette belle montagne dont les flancs couverts de verdure bornent l’horizon que je puis voir de ma fenêtre ; sans cesse mon imagination s’élance sous ces ombrages épais et dans les plis superbes des vallées et des collines étagées devant mes yeux.

M. Grenier, auquel j’ai fait part de mon intention, me trouve un compagnon de route, M. Abels, ex-employé du gouvernement, qui connaît à fond le pays et veut bien se charger de toutes les dispositions nécessaires à cette ascension, voitures, vivres, relais de chevaux de selle, coolies, etc.

Nous partons un lundi, à cinq heures du matin. La première partie de la route, qui devait se faire en voiture, se passe sans accident ; mais, quand nous arrivons au lieu où nous devons trouver nos premiers chevaux de selle, personne, pas le moindre quadrupède ! On délibère, et, comme toujours, les avis se partagent. M. Abels propose de retourner sur nos pas, et moi, au contraire, d’aller à pied jusqu’au deuxième relais. Il paraît que la chose est grave et que, si le deuxième relais nous manque, nous serons trop éloignés de notre point de départ comme de notre but, pour trouver un asile ; et puis, il n’est pas prudent de se promener ainsi à pied dans les forêts de Java. Cependant mon avis l’emporte et nous nous remettons en route ; j’ai pour toute arme un roting que je demande à un indigène et un vieux rasoir dont je me sers pour tailler mes crayons ; nous avons pris, pour porter mes cartons, nos vestes et nos provisions, deux coolies armés de sabres indiens, appelés goloks.

Nous traversons des forêts admirables ou le bambou joue un rôle important ; je n’en ai jamais vu d’aussi grands. Les terrains, parsemés de blocs de pierre recouverts de mousse, me rappellent les terrains des Cévennes ; mais la végétation du pays me remet bien vite à l’autre bout du monde.

Après trois heures de marche, nous arrivons à notre deuxième relais, où nous trouvons le Chinois qui nous fournit les chevaux. Il se désole du malentendu qui nous a fait faire la route à pied, nous donne deux belles juments ornées de leurs poulains et renforce notre escorte de deux hommes.

La petite caravane reprend alors sa marche. Le mandour de notre Chinois ouvre la colonne, M. Abels vient ensuite, moi après, et derrière moi les poulains, suivis de nos coolies. Nous marchons comme les Indiens le font en pareille circonstance, l’un derrière l’autre, sur une seule ligne. Après avoir franchi un torrent où nos meilleurs chevaux de France auraient laissé leurs jambes, nous gravissons une croupe de montagnes si escarpée, que j’avais toutes les peines du monde à ne pas passer par dessus le troussequin de ma selle, et que je devais de temps en temps me coucher sur le cou de ma bête pour ne pas glisser de dessus son dos au bas de la côte. Enfin nous atteignons le sommet, où nous laissons un instant reposer nos chevaux dont le souffle haletant ne nous dit que trop la fatigue.

La magnificence de la vue m’aurait bien retenu là un peu plus longtemps, mais il fallait avancer. Nous traversons des pays impossibles, des champs de rochers dans lesquels nos chevaux disparaissent tout entiers et où je suis forcé de ramener mes pieds sur ma selle pour n’avoir pas les jambes broyées par les pierres entre lesquelles passe ma monture.

Mais nous voici maintenant lancés sur une descente si rapide et si longue, qu’à chaque instant je me voyais passant par dessus le cou de mon cheval et roulant Dieu sait où. Nous traversons une nouvelle rivière, et, après bien des efforts pour remonter de l’autre côté, nous joignons les plantations de muscades de Tchien-Panas, où un joli chemin couvert de gazon nous remet un peu de nos émotions.

La muscade mûre ressemble beaucoup à l’abricot : elle a la même couleur, la même grosseur ; sa pulpe, le brou, si je puis m’exprimer ainsi, s’ouvre à l’époque de la maturité et laisse voir à l’intérieur sa noix enveloppée de filaments d’un beau rouge. Les arbres, de forme pyramidale et de la hauteur de nos grands pommiers, sont d’un vert foncé et plient sous l’abondance des fruits. La récolte que j’ai sous les yeux doit représenter une fortune, car chaque noix se vend deux duits (quatre centimes environ), et aussi loin que la vue peut s’étendre, je ne vois que des muscadiers.

Mais les plantations de muscades et les sentiers gazonnés prennent fin, et nous voilà en face d’une muraille de verdure, vers laquelle notre mandour s’avance résolument.

« Que fait notre guide ? demandai-je à M. Abels.

— Mais c’est notre chemin, me répondit-il.

— Notre chemin, bonté divine ! Ce mur ? ce rempart ? »

En effet, qu’on se figure une sorte de gigantesque champ de blé dont les tiges, plus grosses que le doigt, auraient de six à sept mètres de hauteur et seraient reliées entre elles par d’innombrables plantes grimpantes. Ce passage impraticable n’émeut pourtant nullement notre mandour ; appelant un des coolies à son aide et s’armant de son golok, il s’avance en sabrant à droite et à gauche, suivi du coolie qui abat ce qu’il a laissé debout, et nos chevaux s’engagent dans la tranchée que l’on ouvre ainsi devant nous.

Nous sommes dans les jungles (glagah).

Au bout de quelques minutes nous ne voyons plus ni ciel ni terre, et je me demande comment font nos Indiens pour s’orienter ; j’ai dans les coudes et dans les genoux des milliers d’épines. De temps en temps nous traversons de vastes percées dont le sol foulé me donne à réfléchir,

« N’y a-t-il pas des tigres dans ces parages ? » dis-je à mon compagnon.

M. Abels appelle un de nos Malais et lui répète la question :

« Apa-ada mattian s’ini ? »

Le Malais pâlit sous sa peau dorée, répond que non et prie M. Abels de ne pas parler de cela.

« J’ai manqué mon affaire, me dit alors celui-ci en français ; j’aurais voulu vous faire juger jusqu’à quel point les indigènes craignent le tigre ; ils ne parlent jamais de lui qu’à la troisième personne et ne prononcent jamais le mot mattian. »

Cependant la végétation nous presse et nous enveloppe : nous traversons des fourrés de plantes arborescentes, fougères, glagas, bananiers sauvages, tellement rapprochées les unes des autres que je ne conçois pas comment nous pouvons avancer ; les épines nous entrent plus que jamais dans les bras, dans les jambes, dans la figure ; les feuilles de glagas, tranchantes comme des rasoirs, nous coupent les mains : mais, pour consolation, nous voyons de temps en temps de jolis serpents enroulés aux hautes herbes qui nous regardent passer.

Après deux heures de cette pénible marche, nous atteignîmes une clairière où nous nous arrêtâmes. Hommes et chevaux étaient littéralement en sang, et nous avions le plus grand besoin de quelques instants de repos. D’ailleurs le temps était précieux. Le Salak est complétement inaccessible du côté de Buitenzoorg ; pour le gravir, il faut le tourner du côté du nord, et la journée s’avançait. Nous avions fait les trois quarts de notre route, mais c’était le plus facile, et il nous restait à franchir le dernier pic de la montagne.

Après avoir pris des chevaux frais, expédiés à l’avance par notre Chinois, nous nous remettons en route, et en une heure d’une marche accélérée au travers d’obstacles inouïs, nous atteignons la base du cône du volcan. Nous sommes dans ce que je puis appeler de bonne foi une forêt vierge, car bien peu nombreux sont ceux qui ont fait l’ascension du Salak. Les arbres sont immenses ; on peut en juger surtout aux effrayants débris de ceux qui, tombés de vieillesse, forment des montagnes qu’il faut escalader au risque de se rompre le cou ; ces amas de bois, rendus glissants par la chaleur humide des régions élevées, constituent, avec les jungles, les endroits les plus pénibles à parcourir que je connaisse : à chaque pas, on trébuche, on tombe sur ce sol mobile et roulant, et, de temps en temps, on disparaît dans des cavités moites où un naturaliste enragé, à la recherche de reptiles, pourrait seul se plaire. Et puis les arbres debout sont par endroits si serrés qu’ils laissent à peine place pour le passage et que l’on sent à la pression que leurs pieds vous font subir, les balancements que le vent imprime à leurs cimes.

Rien ne saurait exprimer le calme grandiose des forêts de l’Inde, interrompu seulement par le chant de quelques oiseaux, et spécialement de celui qui jette aux échos une gamme chromatique très-prolongée et parfaitement exécutée. D’ailleurs tous les bruits qu’on entend ici, au sein de cette nature vierge et vivace, font sur l’Européen un effet étrange et nouveau ; c’est parfois une dispute de singes dans le lointain, ou le cri rauque d’un perroquet ; c’est constamment et partout le doux roucoulement des tourterelles. Ici les harmonies du vent dans les arbres sont toutes différentes des chuchotements de nos peupliers sous la brise du soir ou des puissants éclats de voix de nos chênes sous les âpres souffles de l’orage. C’est un bruit métallique, produit par le frottement de feuilles luisantes et seulement dans le haut des arbres, car ce n’est presque toujours que vers la cime que les arbres des tropiques ont des feuilles On entend très-peu de bourdonnements d’insectes. Parfois cependant passe auprès du visage du voyageur, avec le ronflement d’une pierre lancée avec force, un gros insecte noir aux élytres luisants ; parfois aussi d’énormes papillons, couleur de bois ou d’un noir irisé, dont le vol pesant et silencieux a quelque chose d’effrayant ; ou bien encore, voisinage plus agréable, de longues demoiselles, au corsage rouge ou bleu de ciel, qui se croisent dans tous les sens. Les troncs de certains arbres sont aussi tapissés de nombreuses familles de petits écureuils gris, qui charment le voyageur par leurs mouvements vifs et leur mine éveillée.

Dans les jungles règne un silence absolu, imposant, et qui cause comme une impression d’abandon et de solitude ; à peine entend-on de temps en temps de rares coassements de grenouilles.

Arrivés à une portée de fusil du sommet de la montagne, nous sommes encore obligés de nous arrêter, épuisés de fatigue, de chaleur et de soif. Nos coolies se mettent alors à couper autour de nous tous les arbres qui gênent la vue et nous font de larges percées s’ouvrant d’un côté sur le Bantan, en face sur Batavia, et de l’autre côté, sur la chaîne du Pangrangho. Le panorama est magnifique. Nous voyons le détroit de la Sonde, la mer de Java et les navires en rade de Batavia, semblables à des points noirs sur un ruban bleu. Les plaines qui se déroulent à nos pieds offrent une splendide carte d’échantillons de toutes les nuances du vert, depuis les gris argentés des caféiers jusqu’au vert tendre du riz naissant. Les routes serpentent, blanches et dorées, au milieu de cet océan de verdure et se perdent au loin dans cette brume opaline qui enveloppe la terre et le ciel, sans atténuer toutefois l’incandescente lumière dont les premiers plans comme les fonds les plus reculés sont inondés à flots.

Après avoir admiré tout à mon aise ce spectacle enchanteur, je voulus compléter mes jouissances en allumant un cigare ; mais l’humidité avait tout à fait mis hors de service nos allumettes et notre amadou. L’un de nos coolies, témoin de mon désappointement, disparut pendant quelques moments dans le fourré qui nous entourait et en sortit bientôt après tenant à la main un morceau de bambou sec. Il s’en servit alors pour exécuter l’appareil appelé en malais méroäh[2], si précieux pour se procurer du feu dans n’importe quelle situation, et, au bout de quelques minutes, nos cigares étaient allumés.

Cependant de gros nuages venant du sud-ouest s’avancent rapidement vers nous ; le temps, beau jusqu’à ce moment, se couvre, et une pluie, fine d’abord, puis torrentielle, nous force à renoncer à l’ascension complète du Salak. Nous avons toutes les peines du monde à regagner l’endroit où nous avons laissé nos chevaux ; le terrain, mouillé, détrempé, est plus glissant que la glace vive, et nos chutes sont plus fréquentes encore qu’à la montée. Bref nous nous demandons si nous rentrerons à Boghor sains et saufs.

Nos habits sont en lambeaux, nos chaussures déchirées et mon chapeau a l’air d’une monstrueuse pelote où les épines remplacent les aiguilles.

Sur l’avis de nos coolies, et malgré l’horrible état du sol nous enfourchons de confiance nos montures, et nous faisons bien ; car nous fussions tombés dix fois là ou nos chevaux ne trébuchaient même pas. Rien de plus merveilleux que l’instinct du cheval des montagnes de Java ! Dans des pentes qu’un chien aurait de la peine à descendre, il s’assied sur ses jambes de derrière, s’en sert comme d’un frein, et marche seulement des pieds de devant. Attentif, la tête rassemblée, l’œil et l’oreille constamment tendus, il sonde du pied le terrain, il évite avec une incroyable adresse les racines glissantes, les plantes rampantes, les plaques d’argile et semble connaître les endroits où il passe comme s’ils étaient son trajet journalier.

La pluie tombait par torrents ; nous étions transpercés et nous avions en perspective les fièvres que l’on gagne presque toujours à Java, quand on a le malheur de se laisser mouiller. Aussi prîmes-nous notre route en plein nord pour rejoindre au plus vite une maison où nous abriter.

Ce détour me procura l’occasion de voir en pleine forêt un multipliant gigantesque, vivant en liberté et étalant tout à son aise ses puissants rameaux. Je donne le dessin d’un des endroits les plus pittoresques de cet arbre, car, à vrai dire, je n’ai pas pu savoir ni où il commençait, ni où il finissait. Les coolies nous dirent qu’il s’étendait loin dans la forêt ; mais qu’ils n’y étaient point allés voir.

« Il y en a souvent ici, ajouta celui qui parlait, en jetant des regards obliques sur les endroits les plus touffus.

— Avez-vous entendu ? me dit M. Abels. Il paraît que nous sommes ici en dangereuse société. »

Quelques pas plus loin, nous entendîmes les cris d’une compagnie de paons, signe certain que l’Indien avait dit vrai : car tigres et paons habitent toujours les mêmes localités.

Nous ne vîmes rien cependant ; mais le surveillant des plantations de café chez lequel nous nous arrêtâmes, nous assura que, la dernière nuit, un tigre était venu rôder si près de sa maison, qu’il avait pu entendre sa respiration à travers les cloisons de bambou, et que la bête avait stationné plusieurs heures tout auprès de sa chambre à coucher.

Enfin, ainsi que cela a toujours lieu aux Indes, la pluie cessa brusquement comme elle était venue, et nous pûmes reprendre notre route vers Boghor, où nous arrivâmes exténués de fatigue, vers sept heures du soir et après quatorze heures de marche sous l’accablant soleil de l’équateur.

Pendant les quelques jours de repos que je me donnai pour me remettre de mes fatigues, j’assistai à une danse de bayadères, donnée sous un banian des environs de Boghor.

L’arbre majestueux abritait sous ses nombreux rameaux une foule accourue de tous les points du voisinage. Au pied de l’arbre, se tenait l’orchestre (gamelhang) principalement composé de sonneries, de gongs et de tamtams, dans le bruit desquels se perdait le grincement du violon indigène, fait d’une peau de serpent, d’une carapace de tortue ou d’un coco évidé et dont l’archet frotte alternativement les cordes par-dessus et par dessous.

Danse de bayadères sous un multipliant, aux environs de Boghor. — Dessin de M. de Molins.

Quelques instruments de bois à pavillons de cuivre lançaient de temps en temps des notes aiguës et stridentes dans cet effroyable vacarme, dont quelques petites cymbales en étain accusaient le rhythme. Toute cette musique se résolvait toujours en d’épouvantables coups de tamtam qui ébranlaient l’air de leurs formidables vibrations.

Au centre des musiciens, une femme, debout sur une natte, se livrait aux exercices de dislocation qui forment la danse indigène. Le costume de la bayadère se compose de l’inévitable sarhong, mais, à la ceinture, pendent, accrochés par un de leurs coins, des mouchoirs de toutes les couleurs, présents des nombreux admirateurs de la Taglioni javanaise. La ceinture, en argent doré, et quelquefois même en or, est agrafée sur le creux de l’estomac par une belle plaque en orfévrerie, de chaque côté de laquelle pendent de jolies breloques malaises, boîtes à pommade pour reblanchir les dents, cassolettes, clefs ciselées, etc. La taille est prise dans un corsage blanc très-juste et sans manches, par-dessus lequel se croisent deux bandes pailletées d’or, l’une rouge et l’autre noire, qui partent des épaules et se rejoignent sous la boucle de la ceinture.

Mais elle n’était pas seule en scène : un homme paraissait de temps en temps, jouant un rôle mêlé de chant et de pantomime. La bayadère lui répondait par des gestes et quelquefois aussi par d’affreux glapissements.

Les Indiens prennent un plaisir infini à ces contorsions et à cet épouvantable tintamarre. À voir leur air profondément captivé et leurs mouvements qui suivent le rhythme de la musique, à les entendre accuser les contre-temps soit avec la voix, soit en frappant alternativement du plat et du revers de la main les objets qui se trouvent à leur portée, on comprend aisément que les Toppengs, ou dans d’autres parties de l’île les Rongghengs, sont un de leurs plus grands plaisirs.

J’avais déjà remarqué, à Batavia et à Soërabaija, ce goût prononcé des indigènes pour leurs représentations théâtrales, mais sans pouvoir me rendre un compte exact de la cause de leur plaisir. L’action est souvent, il est vrai, incompréhensible pour les Européens ; mais, le plus habituellement, elle a trait à l’amour, l’éternel sujet de toute comédie. Ainsi c’est parfois un drame enfantin comme celui-ci :

La bayadère, sans doute effrayée de l’avenir de coiffer sainte Catherine, expose son ennui par des poses alanguies. Elle va et vient sur la natte qui lui sert de tapis, s’étire les bras, se renverse en arrière, murmure une plaintive chanson. Pendant toute cette première partie qui est fort longue, le danseur, son compère, reste nonchalamment étendu dans son coin. Mais le moment arrive où son rôle l’oblige à entrer en scène : il se lève alors, s’approche de la danseuse et lui fait une déclaration que la coquette repousse d’une façon non équivoque. Il insiste, il redouble de démonstrations humbles et passionnées, il va même, pour attendrir l’inhumaine, jusqu’à se couvrir la figure d’un masque qui se termine a la lèvre supérieure et dont les coins abaissés vers le menton donnent à sa physionomie la plus comique des tristesses. Vains efforts ! au moment où l’éloquence de ses gestes atteint son apogée, il reçoit sur le nez un formidable coup d’éventail.

Furieux d’un affront aussi sanglant, notre homme met alors une figure peinte en vermillon, qui roule des yeux féroces et montre une rangée de dents formidables. C’est le masque de la colère, comme le premier était celui de la douleur. Notre héros s’avance alors menaçant vers la belle coquette et lui prouve ses sentiments par une série de gestes saccadés, de sauts et de soubresauts plus désopilants les uns que les autres. Effrayée du mal qu’elle a fait, de la colère qu’elle a provoquée, la jeune femme se retire dans un coin et regrette sans doute sa trop grande rigueur.

Cependant l’amour-propre la retient ; elle ne veut point faire le premier pas ; mais, voyant tout à coup le danseur jeter son masque de furieux et reprendre ses poses les plus humbles et sa physionomie la plus douce, elle se rend à tant de grandeur d’âme, se lève fascinée, s’approche de son tyran et lui jure une obéissance complète en suivant tous ses mouvements ; elle s’avance quand il s’avance, recule avec lui, et ne tarde pas à se joindre à la danse à laquelle il l’invite d’un air conquérant.

D’autres fois, les Chinois, leurs défauts et leurs caractères, font les frais du drame que représentent les Toppengs.

Le danseur est déguisé en Chinois ; il est vêtu à cet effet d’une camisole blanche et a la tête couverte d’un crâne postiche d’où sort une toute petite natte (le comble du ridicule pour un fils du Céleste Empire). Il mime les inconvénients qui résultent d’une gourmandise mal entendue. Il a mangé un ananas tout entier, et les douleurs d’entrailles viennent à se déclarer juste au moment où il traitait une affaire avec un Malais et se disposait à le voler horriblement. Chaque geste persuasif est interrompu par les contorsions les plus amusantes et les plus significatives ; chaque argument coupé par des lazzis et des soupirs grotesques, très-spirituellement chargés.

Les Chinois sont douillets et intéressés ; les Malais le savent et s’en moquent.

Ce que j’ai vu de plus réellement grotesque, c’est une représentation du genre de celles que je viens de décrire, mais dont les acteurs étaient deux singes dressés. Scrupuleusement vêtus comme les Toppengs, ces deux bêtes imitaient leurs mouvements traditionnels avec une rare perfection. C’était merveille de les voir se balancer, se déhancher, mettre leurs bras velus en guirlandes, tourner leurs mains en dehors des mouvements permis par la nature, le suprême de l’art de la danse aux Indes : on aurait dit de vrais petits hommes, tant l’imitation était parfaite. Mais à la moindre distraction de leur impressario, les deux acteurs, oubliant leurs rôles, en profitaient pour se pincer et s’arracher du poil, en se croisant, et, si la distraction se prolongeait, fondaient alors l’un sur l’autre, se roulaient sur le sol et cherchaient à se mordre ou à se prendre mutuellement les oreilles.

Je trouvai aussi un jour devant ma porte un indigène qui me demanda à me régaler de son talent. Il portait autour de ses reins une sorte d’échelle de corde dont les échelons de bambou taillés en sifflet excitaient ma curiosité. Je lui demandai le prix du spectacle qu’il me proposait.

« Quatre duits (8 centimes) par acte, » me répondit-il.

Je lui donnai une roupie et le priai de commencer. Il déroula alors son échelle, en fixa l’une des extrémités au tronc d’un arbre voisin, passa l’autre à l’une de ses jambes, tendit ainsi les deux cordes, et se mit à me jouer des mélodies malaises, en frappant les morceaux de bambou avec une massette de bois dur. Composition et exécution étaient sans doute fort incomplètes, fort primitives, mais je n’hésite pas à donner la préférence à cet instrument sur tous ceux que j’ai entendus jusqu’à ce jour dans les orchestres indigènes.

Après avoir savouré toutes les délices que pouvait me procurer mon musicien, je rentrai dans mon pavillon, pensant que le bonhomme s’en irait après mon départ. Point du tout ! Une demi-heure se passe, puis une heure, et la musique va toujours son train. Je reviens sur ma porte et j’engage poliment le virtuose à s’en aller. Il proteste et continue. Une autre heure se passe ; ce bruit mat, court, enroué, commence à me porter sur les nerfs ; cette fois-ci, je congédie formellement l’artiste. Mais il refuse net de s’en aller, et me répond que je lui ai payé vingt-cinq heures de travail et qu’il me les donnera.

Mais ce fait n’avait rien d’extraordinaire et j’aurais dû le prévoir ; car, durant mon séjour dans l’île de Java, j’avais été témoin, en plusieurs circonstances, de la passion des indigènes pour tous les divertissements, et de la force physique que déployaient artistes et spectateurs pendant des représentations de vingt-quatre ou trente heures consécutives. M. Grenier ayant un jour payé les marionnettes et les danseurs à ses domestiques, ceux-ci, après une journée de travail, passèrent debout une nuit entière, se refusant le repos plutôt que de renoncer à un seul incident du spectacle qui leur était offert.

Quant à mon Toekan-Thialong, quand je fus parvenu à lui faire comprendre que Je lui faisais grâce des vingt-trois heures de travail qu’il me devait encore, il s’éloigna très-offensé du mépris que je semblais faire de son talent.

Toekan Thialong. — Dessin de M. de Molins.

Le jour même où m’était arrivée mon aventure avec le musicien ne devait pas finir sans, m’apporter une des plus violentes émotions que j’aie ressenties pendant mon séjour à Java.

Il était une heure du matin ; je venais de me coucher, et à peine avais-je fini de border mon moustiquaire tout autour de mon lit, que je sentis mon matelas se soulever brusquement à trois ou quatre reprises. Les sinistres événements de Banjer-Massin, sur la côte de Bornéo où tous les Européens avaient été massacrés naguère, et certaine histoire d’une frégate de guerre prise à l’abordage par les indigènes, nouvelles que m’avait récemment racontées un Indien dont j’avais gagné la confiance, me revinrent aussitôt en mémoire. Je me crus au moment d’une Saint-Barthélemy de blancs, et, sautant hors de mon lit, je regardai immédiatement dessous, certain déjà d’y voir briller dans l’obscurité les yeux de mon assassin.

Il n’y avait personne.

J’ouvris mes volets, et, au moment où j’allais m’accouder sur l’appui de ma fenêtre, je reçus dans la poitrine deux nouvelles secousses violentes. Au même instant, buffles, chevaux, poules, canards, chiens et moutons poussèrent des cris d’effroi, et, par contre, toutes les bêtes qui chantent pendant la nuit, se turent tout à coup.

C’était un tremblement de terre. Le bruit souterrain, semblable à celui d’un ouragan éloigné, et les frémissements du sol qui continuaient à se faire sentir ne me le disaient que trop clairement. Je sortis de mon pavillon, en proie à la plus grande terreur, et craignant que la maison en s’écroulant ne m’ensevelît et ne m’écrasât sons ses débris ; à peine dehors, je ressentis une troisième secousse plus forte que les deux autres.

Tous les Indiens étaient sortis de leurs cabanes.

« La terre a tremblé ! me dit l’un d’eux, pâle de terreur.

— Je l’ai senti, répondis-je peu rassuré. Tremble-t-elle souvent ainsi ?

— Non, monsieur, et fort heureusement : car si elle eût tremblé plus fort, nous aurions vu les maisons tomber. »

En effet les secousses avaient été verticales et semblaient partir immédiatement de dessous nos pieds. La lampe suspendue dans mon pavillon n’oscillait presque pas, mais, en revanche, les branches des cocotiers plantés devant mes fenêtres semblaient agitées par un vent tombant du ciel sur elles.

J’ai gardé de ce tremblement de terre un pénible souvenir, et j’avoue franchement que c’est la chose du monde qui m’a le plus effrayé. La pensée qu’on est à la merci d’un fléau contre lequel il n’est pas d’abri, cause une affreuse angoisse et le raisonnement ne fait qu’augmenter le premier effroi.

Le lendemain matin, j’allai me promener au marché, le rendez-vous des indigènes des environs. Dans les groupes qui stationnaient partout et autour du bali-bali, qui constitue le plus grand restaurant que j’aie vu à Java, il n’était question que du tremblement de terre de la nuit précédente. J’appris que les secousses avaient été ressenties à plusieurs lieues à la ronde et qu’elles avaient été plus fortes près des montagnes du Pangrangoh que dans les environs de Boghor, ce qui me fit supposer avec quelque raison qu’elles partaient du Guenhung-Ghédé, volcan en pleine activité.

Le grand restaurant, à Boghor. — Dessin de M. de Molins.

Quelques jours après cette alerte, M. Abels vint me voir et me fit présent d’une sarbacane indigène, accompagnée de ses flèches. Cette arme est un long tube de deux mètres et demi de long sur deux centimètres et demi de diamètre, orné de distance en distance de ces merveilleux ouvrages en écorce de roting dont nos plus habiles passementiers, employant leurs meilleurs cordonnets, ne sauraient imiter ni la finesse ni l’élégance. La flèche, longue de quarante centimètres environ, est renforcée vers la pointe et garnie à sa partie inférieure d’une sorte de quenouille en coton brut, destinée à intercepter tout passage d’air qui pourrait nuire à la propulsion du projectile : la pointe est tantôt coupée carrément ; elle est destinée en ce cas à étourdir les oiseaux qu’on veut prendre vivants ; tantôt elle est effilée, et rendue excessivement dure par le fil du bambou. M. Abels me montra l’usage de cette arme. On introduit d’abord dans la sarbacane la flèche tout entière ; on vise ensuite et avec beaucoup de facilité, eu égard à la position de l’arme, qui, appuyée au centre de la bouche, se trouve dans la direction du regard des deux yeux ; on souffle alors vigoureusement en fermant aussitôt l’orifice du tube avec la langue, et la flèche, dont la portée est fort longue, va exactement au but. J’en voulus faire l’expérience à mon tour, et comme nous nous trouvions sous la galerie de l’hôtel de M. Grenier, en face d’une vaste cour peuplée de poules, je visai une de ces malheureuses volailles, ne doutant pas de la manquer. Malgré les avertissements de notre hôte, qui me prédisait que j’allais faire quelque malheur, je soufflai avec force dans ma sarbacane, et la flèche, aussi rapide et sûre que celle de Guillaume Tell, vola vers l’animal infortuné et le traversa de part en part. La poule, mortellement atteinte, fut achevée pour le repas du soir, et quoiqu’elle fût fort tendre, j’ai encore et j’aurai toujours sur la conscience ce meurtre presque involontaire.

Les indigènes ont encore d’autres armes très-ingénieuses et très-primitives, destinées à la chasse des petits oiseaux, pour laquelle ils ont un goût très-prononcé.

Les princes javanais se livrent au plaisir de la chasse sur une plus grande échelle. Ils aiment à courre le cerf, rarement avec des chiens qui seraient piqués par les reptiles, déchirés par les plantes, et qui d’ailleurs ne supportent pas le climat ; mais à cheval, en cherchant à détourner et à tromper l’animal. Une fois qu’il est fatigué, les cavaliers s’approchent, et, s’armant d’un roting garni de plong à l’un de ses bouts, et à l’autre d’une forte poignée de cuir destinée à le bien assujettir dans la main, ils assomment la pauvre bête. Cette chasse, aussi difficile que barbare, est exclusivement réservée aux très-grands personnages de Java.

Quant au seigneur tigre, j’ai déjà dit la profonde terreur qu’il inspire aux indigènes ; aussi sont-ils bien peu nombreux les hommes intrépides qui osent s’aventurer seuls, la nuit et avec des intentions hostiles, dans les formidables repaires où, comme l’a dit un poëte :

…Le tigre royal, fier habitant des jungles,
Se roule sur le dos et dilate ses ongles.

Il y a cependant à Java des chasseurs de bêtes féroces qui s’attaquent au tigre de différentes manières connues en Europe. Mais la manière de prendre un tigre vivant est plus ignorée et mérite une mention spéciale.

Quand on a reconnu les parages où l’animal fait habituellement ses promenades nocturnes, on y choisit une petite éclaircie de terrain cachée par des buissons. On creuse alors une fosse de trois mètres carrés de surface sur quatre à cinq mètres de profondeur environ, et on y jette un animal vivant, un chien ou une chèvre par exemple : on recouvre le tout d’un mince treillage de lattes légères sur lequel on simule, avec autant de perfection que possible, un terrain vierge. À la tombée de la nuit, les chasseurs se retirent aux environs et guettent en silence, certains que tant qu’ils entendront crier l’appât il n’y aura point de tigre pris. Cependant la bête fauve, attirée d’abord par les cris, et ensuite alléchée par l’odeur, s’approche de son pas silencieux et allongé, flaire et fouille dans les buissons, cherchant le meilleur endroit pour s’élancer sur la place où elle pense que se trouve la proie invisible : tout à coup le tigre s’arrête, recule de quelques pas, prend son élan, et d’un bond va rouler au fond de la fosse, en entraînant avec lui le terrain mobile. Presque immédiatement après la chute du tigre, la bête mise en appât est morte d’effroi. Après quelques bonds furieux, rendus impuissants par le manque d’espace, le tigre se résigne et se couche, la tête posée sur ses pattes de devant, et les yeux levés vers le haut de la fosse. On peut alors le fusiller sans qu’il fasse un seul mouvement. Mais si on veut le prendre et l’emmener vivant, on descend dans la fosse une cage moins haute et de fort peu plus étroite qu’elle, faite en bambou, fermée par le haut ; et ouverte par le bas : puis on comble le trou petit à petit, avec la terre qu’on en avait retirée et qu’on avait eu soin de cacher à peu de distance de là sous des feuillages. Impatienté par cette pluie de terre, le tigre renonce à son immobilité ; il se lève, piétine la terre fraîchement jetée, et au fur et à mesure que le niveau s’élève, le tigre remonte avec lui, emportant sur son dos la cage qui le tient captif. Lorsque prison et prisonnier sont presque sortis de terre, on adapte des brancards à la cage et on la met au niveau du sol, en achevant de combler la fosse. Alors, si l’animal est très-redoutable, on lui glisse un plancher sous les pieds et on l’emporte ; sinon, on se contente de le faire voyager en poussant sa prison mobile et en se bornant à la poser par terre chaque fois qu’il manifeste quelques velléités de révolte ; tout élan lui étant impossible, aucune évasion n’est à redouter, d’autant plus, comme nous l’avons déjà dit, que le tigre a horreur du contact du bambou dont l’écorce vernissée agace ses terribles griffes.

Quant aux Européens, ceux qui peuvent supporter la rigueur du climat se livrent volontiers au plaisir de chasses moins dangereuses. Le sanglier, le babi-roussa (cochon-cerf), le charmant antilope fauve tacheté de blanc, sont leurs victimes ordinaires ; mais jamais je n’ai rencontré de chasseur, si endurci qu’il fût, qui eût pu tuer plus d’un singe. L’agonie du singe est affreuse, surtout à cause de sa ressemblance avec celle de l’homme. M. B…, l’un des Nemrods de Java, me raconta qu’un jour il avait rencontré dans une de ses chasses une nombreuse troupe de gloutons (loëloeng-simia-maura) ; il fit feu presque au hasard et vit tomber de l’arbre une guenon et son petit, blessés du même coup. Alors il assista à une scène déchirante. La malheureuse mère, oubliant sa blessure, se mit à prodiguer à son nourrisson les soins les plus tendres et les plus passionnés ; elle le pressait dans ses bras, le couvrait de caresses, cherchait à arrêter le sang qui coulait des blessures du petit singe en posant dessus ses mains noires. Enfin, lorsqu’elle se fut aperçue qu’il était mort, elle expira à son tour, en manifestant par ses gestes et par ses grimaces le plus violent désespoir. M. B… m’avoua que ce spectacle l’avait profondément touché et que depuis il n’avait jamais déchargé son fusil sur un seul de ces pauvres animaux.

Vue des environs de Boghor. — Dessin de M. de Molins.

Les indigènes ont une façon assez ingénieuse de s’emparer des singes. Ils grimpant sur les cocotiers avec une agilité digne du gibier qu’ils poursuivent, font un trou à une noix et l’évident. Le singe qui voit ce coco troué et que conduit son instinct habituel de curiosité, veut en connaître la cause ; il passe avec quelque effort sa petite main dans le trou, fouille quelques instants dans le coco vide, puis, quand il veut la retirer, effrayé de la difficulté qu’il éprouve, il écarte les doigts, se fatigue le poignet, perd la tête enfin, et reste ordinairement captif.

De la chasse aux combats d’animaux, il n’y a qu’un pas : aussi les indigènes ont-ils un goût très-vif pour ces derniers divertissements. Les souverains du pays, qui en sont également grands amateurs, font quelquefois combattre ensemble, dans de vastes arènes, des tigres et des buffles ; le tigre a été affamé depuis plusieurs jours ; la fureur double ses forces, et le buffle n’a pour tout refuge que de forts piliers de bois plantés en terre, derrière lesquels il bat en retraite quand le danger est trop imminent. Chose singulière ! celui-ci est généralement vainqueur, et parvient souvent à clouer le tigre avec ses cornes contre les parois de l’arène. Mais comme ces luttes grandioses, qui rappellent les plus beaux jours de la Rome des Césars, ne sont à la portée que des fortunes princières, la plupart des indigènes se bornent à faire combattre entre eux des coqs et des cailles, mais plus souvent encore de malheureux cricris. Cet insecte, habituellement si inoffensif, est renfermé précieusement dans un petit flacon de bois pourvu d’une fente qui permet d’exciter l’animal avant le combat. Quand on le juge suffisamment furieux, on le fait sortir de la boîte et on le met alors en présence de son adversaire ; ils combattent ainsi jusqu’à l’extermination de l’un des deux champions. Non-seulement le jeu est ridicule et cruel, mais il donne naissance à des paris dans lesquels les Javanais égalent en folie et en imprudence nos sportmen, et qui ont pour leur fortune et pour leur moralité les plus funestes conséquences.

Les indigènes aiment aussi à faire voir aux Européens les animaux curieux du pays. On m’apporta un jour un tatou-cabassou. Ce singulier animal a, comme on le sait, la forme d’un gros rat ; il est recouvert depuis le haut de la tête jusqu’à la queue d’écailles arrondies dont les indigènes font des chapeaux, et se nourrit principalement de fourmis. Je vécus quelque temps avec lui, mais je fus forcé de m’en séparer à cause du bruit insupportable que ses pieds armés de petites griffes faisaient sur mon parquet, et surtout du bruit plus désagréable encore de sa respiration entrecoupée, semblable, si je puis dire, à un reniflement.

On me fit ensuite cadeau d’une grenouille d’une espèce qui m’est inconnue, et à laquelle ses pattes de derrière, démesurément grandes par rapport à celles de devant, permettaient de faire des bonds prodigieux ; elle sautait sans cesse par dessus mes meubles, par dessus ma tête, et littéralement jusqu’au plafond. Son incommodité me força aussi à lui donner la clef des champs.

Mais l’hôte que je gardai le plus longtemps et auquel je m’intéressai le plus fut un serpent vert (oular-hidio), espèce qui n’est pas venimeuse, mais qui dans ses colères peut faire une morsure profonde. Ce serpent, qui est certainement le plus beau de tous, est vert et velouté et traversé dans toute sa longueur, de chaque côté du ventre, d’une longue bande d’or. Il est long d’un mètre environ, admirablement proportionné, et sa tête offre le type le plus parfait de la tête du reptile. Sa forme gracieuse et sa merveilleuse couleur feraient pâlir les plus beaux émaux de Palissy. Je le tenais ordinairement renfermé dans un bocal ; mais quelquefois je le lâchais sous ma galerie ; il montait alors sur les tables, tantôt en s’enroulant autour des pieds, tantôt en se dressant sur sa colonne vertébrale, comme les serpents danseurs, jusqu’à ce qu’il eût posé sa tête sur le rebord du meuble, pour s’enlever ensuite d’un seul effort.

Je veux raconter sa fin qui fut tragique.

J’avais élevé à la maison un jeune chat pour m’assurer d’une singularité particulière aux chats du pays qui ont tous la queue nouée naturellement, difformité que j’avais d’abord attribuée à quelque torture infligée à ces animaux pendant leur enfance. Un jour mon chat, ayant rencontré mon serpent qui faisait sa promenade ordinaire, se mit à le taquiner avec sa patte. Le reptile, irrité de cette agression, s’enroule aussitôt sur le parquet en forme de huit, pour donner à ses reins plus d’élasticité et de force, et attaque vigoureusement le chat : dans ses mouvements précipités, de vert qu’il était, il devient peu à peu zébré de gris et de noir. Ce phénomène, que je m’expliquai plus tard, provient de ce que l’extrémité extérieure de ses écailles est verte, celle qui touche la peau, grise, et que l’animal, en s’étirant, laisse voir l’écaille tout entière ; ce qui produit les singulières zébrures en question. Voyant que la lutte devenait plus sérieuse, le chat s’était assis sur son derrière et, écartant ses pattes de devant, envoyait de terribles soufflets à son rampant adversaire. La colère de celui-ci devint alors tellement violente que ses écailles s’étant hérissées et laissant voir sa chair à nu, il changea encore une fois de couleur et devint rouge brique ; comme il était ainsi dans un bien plus grand danger et que le chat l’avait déjà griffé plusieurs fois, je voulus le soustraire à une mort certaine et le remettre dans son bocal : mais mes Indiens s’y opposèrent en me disant qu’il était très-dangereux de le toucher en ce moment. Un instant après, le chat, d’un coup de patte vigoureusement asséné, lui avait coupé la tête.

La pointe que j’avais faite dans les pays vierges m’avait mis en goût, et tout ce qu’on me racontait du pays des Préhangans me travaillait l’esprit de telle façon que je résolus de me remettre en route. M. Abels voulut bien m’accompagner dans cette nouvelle excursion qui devait durer plusieurs jours. Notre itinéraire était de nous rendre à Tjiandjioor que nous devions adopter comme quartier général, et de rayonner de là dans les contrées voisines. Mais les pluies, qui règnent constamment dans toutes les contrées sur lesquelles le soleil passe à pic, écourtèrent encore ce voyage. Nous entrâmes toutefois fort avant dans le pays, et nous y vîmes plusieurs choses intéressantes.

Nous partîmes de Boghor à deux heures du matin, à cheval et accompagnés, comme la première fois, de coolies qui portaient quelques provisions et nos fort légers bagages. Nous devions avoir dépassé le Maga-Meudong avant le lever du jour et nous avions une forte traite à fournir. La nuit, sans lune, absolument noire, comme je l’ai décrite, ne nous permettait pas de voir les oreilles de nos chevaux, et, à bien plus forte raison, de diriger leur marche. Ils suivaient je ne sais trop comment notre guide, mais, de temps en temps, ils tressaillaient d’une étrange façon, et avec de brusques écarts qui me faisaient craindre de perdre les arçons.

« De quoi donc ces animaux ont-ils peur ? demandai je à notre guide.

— Sans doute des Malais qui se reposent dans les fossés, me répondit-il, et peut-être aussi des serpents qui traversent la route et s’enfuient à notre approche. »

Une heure après, nous étions dans les hautes forêts où la nuit était encore plus obscure. Je ne voyais plus du tout mon cheval, et quoique je sentisse tous ses mouvements, il me semblait que je cheminais à reculons : sensation que, dans mon enfance, je me procurais en fermant les yeux lorsque je me trouvais en voiture.

Au petit jour, nous étions sur le point culminant du Maga-Meudong et nous avions à trois cents mètres derrière nous les barrières qui ferment le pays des Préhangans et qu’on ne peut franchir sans une indispensable permission. Les raisons de cette sévérité sont faciles à comprendre, sinon excusables. Ce merveilleux pays produit par excellence le café, l’indigo, la cochenille, le thé, le girofle, le poivre, la cannelle et la muscade, qui font la fortune de la Compagnie des Indes-Néerlandaises ; il est peuplé de deux millions d’Indiens qui travaillent uniquement à la culture de ces épices, et les vendent aux agents de la Compagnie à des prix insignifiants. Ainsi l’administration paye le café aux cultivateurs à raison de six roupies le picoul, et encore cette somme, qui passe par les mains de plusieurs fonctionnaires indigènes, ne parvient-elle au vendeur que considérablement diminuée. L’administration vend le café sur le pied de trente-six à quarante roupies le picoul, de sorte qu’elle gagne sur ce seul article six ou huit fois plus que le producteur. Un tel état de choses ne peut durer que grâce à la profonde ignorance de la valeur de leur travail dans laquelle on entretient les indigènes, une indiscrétion pouvant compromettre la richesse de la Compagnie. De là découlent deux faits très-graves : d’abord le petit nombre d’employés européens et de soldats chargés, les uns de la direction des affaires civiles, les autres du maintien de l’ordre public, et ensuite l’implacable sévérité que l’on déploie à propos des moindres peccadilles des indigènes. Ainsi on leur défend l’usage du café, et, dans ce pays où cette précieuse boisson est aussi nécessaire que le vin à nos cultivateurs, la moindre contravention à cette loi inique est punie de dix à vingt-cinq coups de roting. Le lecteur sait déjà ce qu’est ce supplice.

An lever du soleil, nous étions installés sous le pondok construit en belvédère sur le sommet du col du Maga-Meudong. Devant nous se déroulait le majestueux pays que nous nous proposions de parcourir, et l’horizon était borné par de bizarres montagnes, les unes coupées à pic sur un de leurs côtés, les autres ayant la forme d’un pain de sucre. À notre droite, les premières croupes du Pangrangoh, couvertes d’arbres magnifiques.

Nous fîmes sous le pondok un léger repas, dont nous allâmes chercher le dessert à quelques mètres de là, où l’aimable et prévoyant savant, M. le docteur Ploëm a acclimaté à l’intention des voyageurs de magnifiques fraises d’Europe. Nous étions en train de nous en régaler, quand nous entendîmes dans la forêt voisine un bruit semblable à un vent violent qui aurait cassé en les agitant les branches des arbres.

« Des singes ! s’écria M. Abels. Ne bougeons pas ! »

Quelques minutes après, nous voyons en effet arriver dans les arbres les plus rapprochés de nous, d’abord un, puis deux, puis quelques instants après douze ou quinze grands singes gris à tête noire (Ouaou-ouaou.Simia-leucisa.) Les uns couraient sur les branches debout sur leurs pieds et s’aidant des mains ; les autres s’y pendaient par les bras. Tous arrivaient ainsi jusqu’aux extrémités flexibles auxquelles ils se balançaient un instant pour s’élancer sur les arbres voisins. Tout à coup ils nous aperçoivent, et la troupe entière fait halte, en se cachant dans l’épaisse verdure qui l’entoure.

Nous restons immobiles comme des termes, et bientôt la confiance renaît chez la troupe vagabonde, la curiosité l’emporte ; des têtes velues passent au travers des feuillages : évidemment nous sommes pour ces messieurs un sujet de great attraction. Le plus courageux s’avance, se pend à une branche et nous examine avec une attention scrupuleuse. Au moindre geste de notre part, toute la bande aurait décampé. Mais nous ne nous trahissons pas et nous assistons aux ébats de ces vandales qui se mettent à briser et à dépouiller ces beaux arbres, leurs asiles et les sources de leur existence. Ce sont alors des évolutions incroyables. L’un des singes s’attelle à la queue d’un de ses camarades qui grimpe le long d’un tronc et se laisse bravement remorquer ainsi jusqu’aux branches les plus élevées ; un autre, accroupi dans un endroit que la conformation de l’arbre rend un passage très-fréquenté, ne manque pas de donner une poussée, d’arracher du poil ou de tirer les oreilles à ceux qui s’avancent à portée de ses longs bras. Puis ce sont des luttes corps à corps qui s’engagent à quinze ou vingt mètres du sol et se terminent par la chute de l’un et quelquefois des deux champions, qui se rattrapent toujours fort adroitement aux branches. Souvent nous recevons sur nous les morceaux de bois qu’ils cassent dans leurs évolutions ; mais je dois dire que je ne les ai pas vus en jeter volontairement et avec force, comme j’avais entendu dire qu’ils le faisaient.

Nous nous levâmes enfin, et nos singes, pris tout à coup d’une terreur épouvantable, s’enfuirent et disparurent comme un tourbillon.

Nous voulions voir le joli lac qui couronne le Maga-Meudong et atteindre, s’il était possible, Sundang-Lahia avant la grande chaleur. Quelques minutes après avoir rejoint la grand’route que nous devions traverser pour nous rendre au lac, nous rencontrâmes un convoi d’indigènes se rendant dans l’intérieur. Deux femmes étaient portées dans un tandock, sorte de palanquin en forme d’aumônière fait de tranches de bambou et de cordes de roting, et porté au trot par deux vigoureux coolies ; derrière le palanquin venaient les coolies de rechange, ceux qui portaient les vivres, les effets des voyageurs et le mari des deux femmes ; car, à Java, la polygamie existe, comme dans presque tous les pays mahométans. La caravane passa rapidement près de nous, et porteurs et portés nous saluèrent poliment.

Le palanquin javanais. — Dessin de M. de Molins.

Nous nous engageâmes dans un beau sentier sinueux, au milieu d’arbres magnifiques sur lesquels je vis, dans leur plus grand développement, les orchidées arborescentes, ces merveilleuses plantes parasites qui préfèrent le bois dur des arbres tropicaux au terreau le plus gras et le plus fertile ; à presque tous les troncs, pendaient des grappes de fleurs admirables et des mouchets de feuilles dont quelques-unes atteignaient de très-grandes proportions. Un indigène descendait le sentier.

Orchidées abrorescentes. — Dessin de M. de Molins.

« Sommes-nous loin du lac ? lui demandâmes-nous.

— Non, nous répondit-il ; ces messieurs n’ont plus que quelques pas à faire. »

En effet, un instant après nous trouvions au sein de la plus admirable verdure un beau bassin de l’eau la plus claire et la plus limpide.

Je voulus me baigner : M. Abels m’apprit que ce bain me vaudrait une bonne saignée, les eaux étant habitées par d’innombrables sangsues. Je renonçai donc à mon projet, mais, hélas ! je ne devais rien perdre pour attendre.

Nous reprîmes notre chemin vers Sundang-Lahia, et en descendant la route qui suit le revers du Maga-Meudong, nous vîmes de loin les grandes forêts de Rassa-Malah dont les arbres gigantesques sont à coup sûr les plus grands végétaux de la création : mais, vus dans cet ensemble de paysage si vaste, si imposant, ils me firent l’effet de jouets d’enfants, et nous résolûmes de les examiner de plus près, après nous être reposés de cette première étape.

À un détour de la route, nous vîmes à quelque distance trois indigènes à cheval qui venaient à notre rencontre. À portée de la voix, les trois cavaliers ôtèrent leurs vastes chapeaux ; à quelques pas plus près de nous, ils mirent pied à terre et conduisirent leurs montures par la bride, et, au moment où nous les rejoignions, se prosternèrent devant nous, la face contre terre.

Stupéfait et indigné tout à la fois, je saute à bas de mon cheval, je m’avance vers ces hommes et je prends sur le sol la même posture qu’eux. Nos coolies s’arrêtent comme pétrifiés, et l’un des hommes prosternés, ayant soulevé la tête, me laisse voir la plus étonnée des physionomies.

« Pourquoi te mets-tu ainsi à genoux devant moi ? lui dis-je.

— Mais, monsieur… mais… c’est l’habitude…

— C’est une mauvaise habitude ; car tu es un homme comme moi, et l’on ne doit se prosterner que devant Dieu.

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de mais. Relève-toi, ainsi que tes compagnons, et approchez-vous sans crainte. »

Ils obéirent, et alors je leur fis les sélams en usage aux Indes, leur souhaitant heureux voyage, grandes richesses et prompt retour.

« Slahmatt djïalan, lantass kahia, lantass poëlang. »

Ils s’éloignèrent, et je les entendis dire entre eux :

« Bien certainement, ce monsieur n’est pas Hollandais. »

Mais, hélas ! en réfléchissant à cette aventure, je compris qu’en me laissant emporter par un sentiment de justice et d’humanité, j’avais manqué de prudence. En effet qui sait si ces pauvres gens se seront prosternés, après la leçon que je venais de leur donner, devant le premier Hollandais qu’ils auront rencontré sur leur chemin, et si ce dernier ne les aura pas fait battre sans pitié, à moins qu’il ne se soit lui-même acquitté de ce soin ?

Sur le bord de la route, j’eus l’occasion de faire le dessin de ces belles voitures à roues pleines en usage dans toute l’île : je note ce fait en me rappelant qu’un Indien, qui me voyait faire mon croquis, me dit avec une naïveté charmante et en faisant allusion à une antique superstition indigène.

« Bien certainement, dans une vie précédente, monsieur a dû être fabricant de voitures. »

Voitures de charge, à Java. — Dessin de M. de Molins.

Enfin, vers deux heures de l’après-midi et après douze heures de cheval, nous arrivâmes, exténués de fatigue, à notre première étape, où l’excellent docteur Ploëm nous reçut avec une charmante cordialité.

Nous passâmes une intéressante soirée. M. Ploëm nous raconta sur le pays mille choses curieuses. Ce savant, qui est en même temps un aimable homme, s’est imposé la tâche d’étudier les volcans de Java ; il a longtemps habité les régions de l’île où ils sont en plus grand nombre. Pendant une des plus terribles éruptions du Merapi, volcan qui, l’hiver dernier, a causé la mort de plus de trente mille personnes, le docteur Ploëm monta sur le sommet du cratère embrasé, d’où s’échappaient, avec des torrents de flammes et de lave en fusion, de telles émanations que les Indiens qui l’accompagnaient, à demi suffoqués par la chaleur, la fumée et les gaz délétères, refusèrent d’aller plus loin et abandonnèrent l’intrépide savant qui continua à gravir, malgré les plus atroces souffrances, les flancs frémissants de la montagne.

M. Ploëm fit dans cette dangereuse ascension des observations scientifiques du plus haut intérêt ; il vit de ses propres yeux les phénomènes les plus étranges et les plus inconnus, et l’on trouvera, dans l’ouvrage auquel il travaillait lors de mon passage à Sundang-Lahia, les merveilleux résultats de son courageux amour de la science.

Cependant la position de l’explorateur ne tarda pas à devenir encore plus critique, et l’on peut dire qu’il n’échappa à la mort que par un hasard miraculeux. En effet, au moment où, après avoir constaté les désordres que produisait sur lui le milieu dans lequel il se trouvait, il voulut reprendre le chemin des régions plus saines, la tête lui tourna, il s’éloigna autant qu’il le put du gouffre béant ; mais il tomba bientôt sur le sol et resta ainsi sans connaissance pendant trois jours et trois nuits, sans être atteint par les ruisseaux de lave et les rochers incandescents qui roulaient le long de la montagne.

Des Indiens qui aperçurent par hasard M. Ploëm dirent aux gens de la plaine qu’ils avaient rencontré le corps d’un Européen. On soupçonna que c’était le cadavre du docteur ; un convoi fut organisé pour l’aller chercher. Le docteur n’était pourtant pas tout à fait mort, mais il ne valait pas beaucoup mieux. À la suite des jours torrides et des nuits humides, des milliers de piqûres de fourmis et de moustiques, il avait été atteint d’une de ces fièvres ordinairement mortelles à Java. Il fut pendant plusieurs jours dans le plus grand danger, et encore la maladie ne céda-t-elle, que pour faire place à un état dont M. Ploëm n’est pas et ne sera jamais remis. Le courage scientifique de ce brave homme, dont je pourrais citer d’autres exemples aussi étonnants, est au-dessus de tout éloge.

Parmi les choses curieuses que je vis chez M. Ploëm, je citerai ses collections d’animaux rares, soit morts, soit vivants, et entre autres, cinq magnifiques boas. Ces reptiles avaient longtemps vécu dans un grand cabinet attenant à la chambre à coucher du docteur, mais, comme ils se livraient pendant la nuit à des ébats trop bruyants, il leur fit construire une maisonnette en pierre sèche dans un coin de son jardin. Puis, un beau jour, il trouva les quatre murs renversés ; les serpents étaient partis. Désolé de la perte irréparable qu’il venait de faire, le brave docteur se mit à la poursuite de ses fugitifs, dont il ne tarda pas à retrouver l’un, le plus beau de tous, dans une rizière, sortant par instants de l’eau et fuyant de toute la vigueur des longs anneaux de son corps gigantesque. S’élancer dans la rizière, les jambes nues (car le docteur était sorti en costume de nuit), saisir le reptile par le bout de la queue et le ramener de force à son domicile, fut pour l’héroïque naturaliste l’affaire de quelques instants. C’est là que je vis ce splendide animal, non pas engourdi et malingre comme ceux de nos ménageries, mais vif et bien portant comme un hôte chéri et soigné.

M. Ploëm possède aussi un bëo, qui m’amusa beaucoup par son talent de ventriloque. Le bëo ou mutek est certainement un oiseau des plus extraordinaires. Un peu plus gros que le merle d’Europe, noir comme lui et ayant aussi le bec et les pattes jaunes, il en diffère cependant par la forme générale de son corps, l’aspect particulier de sa tête et surtout par les ouïes en peau jaune qui lui donnent une physionomie étrangère aux oiseaux des pays froids. Mais c’est surtout par son talent d’imitation, supérieur encore à celui du perroquet, que le bëo est intéressant. Celui de M. Ploëm, dont la cage est située à peu de distance de l’écurie et de la basse cour, s’est appliqué à rendre le gloussement des poules, le chant du coq, le roucoulement des tourterelles, et particulièrement le hennissement des chevaux, qu’il imite avec une perfection si grande que j’eus beau l’examiner attentivement et suivre du regard les ondulations de son gosier, le hennissement me paraissait toujours sortir de l’écurie et non du bec de l’oiseau mystificateur.

Je ne quitterai pas la résidence de Tjiei-Panas, sans parler des sources d’eau glacée et d’eau presque bouillante qui surgissent du sol à quelques mètres l’une de l’autre, et de la belle collection d’orchidées arborescentes qui se trouve dans le jardin botanique confié aux soins du docteur, et dans laquelle sont réunies presque toutes les variétés de ces belles plantes qui offrent aux naturalistes un si fécond sujet d’études.

Cependant il faut repartir ; car nous voulons mettre à exécution notre projet de voir de près les Rassa-Malah (Liquidambar Rassa-Malah), les plus grands arbres du pays de Java.

Bananier royal. — Dessin de M. de Molins.

Nous trouvâmes d’abord des plantations de café ; puis nous arrivâmes dans des pays plus découverts et nous atteignîmes après une heure et demie de marche les premières jungles, moins hautes et moins serrées que celles que nous avions traversées dans notre ascension du Salak, mais qui rendaient encore notre voyage très-pénible. C’était un fouillis de verdure, où le bananier sauvage, avec ses feuilles vert-pâle d’un côté et de l’autre tachées de rouge et de brun, se rencontrait en majorité. Nous nagions dans des flots de plantes de toutes sortes ; nous y admirions surtout les grandes fougères au tronc solide[3], aux feuilles si gracieuses et si régulières, les grandes fougères qui tiennent à la fois de la fleur par leur forme exquise, de l’oiseau par leur belle couleur, et de l’arbre par leur taille imposante.

Bananier sauvage. — Dessin de M. de Molins.

Tout à coup le mandour de M. Ploem, qui nous servait de guide et qui savait le but de notre excursion, s’arrêta en nous disant :

« Voilà !

— Voilà quoi ? dis-je.

— Le premier des grands arbres, monsieur, celui que l’on voit du Maga-Meudong. »

Et il m’indiqua du regard une sorte de tour, garnie à son sommet de branches et de feuilles, mais que bien certainement je n’aurais jamais pu prendre pour un arbre.

« Celui-ci est petit, me dit-il, mais en montant plus haut ces messieurs en verront de bien plus grands. »

Et en effet, bien que l’échantillon que nous avions devant les yeux dépassât déjà les limites du vraisemblable, nous reconnûmes en arrivant aux lisières de l’immense forêt, que les arbres devenaient de plus en plus gros. Chose remarquable pourtant, ils étaient presque tous malades ; plusieurs d’entre eux, noirs dans le haut, étendaient dans les airs leurs grands bras décharnés. L’on m’apprit que le soleil en était la seule cause et que ces vigoureux végétaux ne pouvaient pas supporter ses rayons.

Je ne saurais bien exprimer maintenant, n’ayant plus la réalité devant les yeux, l’impression de recueillement que m’inspira la vue de ces colosses, véritables patriarches des forêts, témoins sans doute des antiques créations et des époques où la nature était encore dans toute la fécondité de sa jeunesse, et qui, encore debout aujourd’hui, m’entouraient de la colonnade de leurs troncs géants et me recouvraient du feuillage de leurs énormes branches.

Le dessin que nous donnons ici représente la fin de cette zone de troncs malades et le commencement de la forêt ; c’est, à mon sens, un des endroits les plus intéressants de notre excursion.

Les rassa-malah, près de Boghor. — Dessin de M. de Molins.

À ce moment, une pluie fine qui survint fit tomber des arbres sur nous une multitude de sangsues terrestres qui, pénétrant par le collet et les manches de nos vêtements, nous saignèrent sans scrupule, et dont nos Indiens nous débarrassèrent en nous frottant avec des citrons ; on sait qu’aux Indes il en pousse presque partout.

En redescendant, nous passâmes auprès des plantations de quinquina, acclimaté à Java pour la plus grande prospérité du gouvernement hollandais.

Plus loin, notre mandour trouva dans un tronc d’arbre encore debout, mais complétement pourri, un splendide capricorne, dont les longues antennes repliées dépassaient de beaucoup la longueur du corps, et nous fit, avec une précision à laquelle j’étais loin de m’attendre, une description des transformations successives de cet animal, tour à tour larve, chrysalide, et enfin insecte étincelant.

Ce n’était pas, du reste, la première fois que je constatais chez les Malais la connaissance de l’histoire naturelle, ils sont sous ce rapport bien plus avancés que nos paysans. Ils savent les reptiles et les insectes dangereux, ainsi que les moyens de soigner les morsures et les piqûres ; ils connaissent les plantes et leurs diverses propriétés ; mais je dois malheureusement ajouter que, quelquefois aussi, ils mettent ces connaissances spéciales au service des plus mauvais penchants.

À mon avis, la réputation de férocité qu’on a faite aux animaux des forêts de Java est exagérée ; j’ai pu m’en convaincre en parcourant des parages infestés de bêtes fauves et de reptiles de toutes sortes, et quoique je n’eusse bien souvent que des chaussures en lambeaux et de légers vêtements, je n’ai jamais été mangé par les tigres ni bu par les boas. Je suis donc autorisé à croire que les serpents et les scorpions fuient presque toujours à l’approche de l’homme, et que les tigres et les panthères sont effrayés des pâles figures des Européens, dont le teint entièrement décoloré par les transpirations continuelles, et les yeux clairs, animés par la fièvre, n’ont rien de rassurant pour des animaux habitués à voir les belles chairs dorées des Malais et leurs yeux, ordinairement si doux, et toujours voilés de longs cils : en un mot, nous ne sommes pas appétissants. Et puis, je connais plusieurs exemples de bêtes féroces parfaitement apprivoisées et n’ayant donné, pendant plusieurs années de suite, aucun signe du caractère qu’on prête à leurs races.

Mais quant aux poisons composés et souvent employés par les Indiens, c’est une autre question, et tout ce qu’on a dit à ce sujet est resté au-dessous de la vérité. J’ai vu, pendant mon séjour à Java, plusieurs Européens empoisonnés par les indigènes. Les substances les plus généralement employées sont celles qui développent chez les personnes qui les ont prises, des maladies connues et naturelles : je ne citerai que le poil court et noir qui entoure le nœud du bambou vert et qui produit le rhume de cerveau incurable, la bronchite chronique et la phthisie pulmonaire, suivant qu’il s’est logé dans les fosses nasales, les bronches ou le poumon.

Mais le temps était toujours aussi affreux, et nous reprîmes le chemin de Boghor où nous arrivâmes dans un état facile à concevoir, après dix-huit heures de pluie épouvantable et où nous fûmes bien heureux de nous mettre au lit autant pour nous préserver des fièvres que pour nous reposer de nos fatigues.

Quelques jours après, je quittai la maison de M. Grenier et mon joli pavillon de la Villa d’amore ; un triste pressentirent me disait que je ne devais plus revoir l’homme aimable qui m’avait si bien accueilli. Je ne me trompais pas, et, à peine de retour en France, j’appris que M. Grenier, victime de haines particulières, avait succombé, peu de temps après mon départ, à l’un de ces poisons dont je parlais tout à l’heure.

Enfin, le 10 mars 1861, je vis s’enfuir les côtes de Java comme j’avais vu, le 5 janvier 1858, disparaître celles de France : la malle m’emportait sur ses grandes ailes de fer. Agité de mille pensées diverses, je regardai longtemps l’horizon derrière lequel venaient de s’engloutir les côtes de ce beau pays, où il m’avait été donné d’éprouver les sensations les plus douces, dans la contemplation des merveilles de la nature, comme aussi les plus pénibles, devant le spectacle de l’exploitation et de l’asservissement de mes semblables !

de Molins.



  1. Suite et fin. — Voy. p. 131, 241 et 257.
  2. Le méroäh est certainement un des plus curieux instruments inventés par les peuples sauvages pour faire du feu. Il se compose de quatre pièces distinctes, dont une passive et trois actives.

    La première est un morceau de bambou de 40 centimètres de long sur 4 de large ; l’une des extrémités est taillée en pointe, et l’un des côtés doit offrir un tranchant très-vif. — Les trois autres pièces sont d’abord deux morceaux de bambou se rapportant exactement l’un à l’autre dans toute leur longueur et par leur tranche. Dans chaque tranche sont pratiquées de petites entailles qui vont en s’évasant vers l’intérieur du bambou et qui correspondent entre elles quand on rapproche les deux morceaux. Un dernier morceau de bambou, portant à sa surface convexe une entaille peu profonde et de la superficie d’une pièce de dix sous, s’adapte dans la concavité que présentent les deux autres morceaux réunis.

    Pour obtenir du feu, on commence par planter solidement en terre le premier morceau de bambou en lui donnant une inclinaison de 45° environ. On réunit alors, à l’aide des deux mains, les trois dernières pièces, après avoir placé, sous l’une des entailles évasées, un petit morceau de copeau de bambou, et il suffit de frotter les trois pièces ainsi disposées et qui, pour ainsi dire, n’en forment plus qu’une, sur le tranchant du morceau de bambou planté en terre, en ayant soin que le fil de ce couteau improvisé passe au centre de l’un des petits trous.

    Après quelques secondes de cet exercice, qui ressemble beaucoup à celui d’un homme qui scie du bois, la fumée parait, accompagnée d’une odeur très-sensible, et le feu ne tarde pas à se communiquer au petit tampon de copeau que l’on place alors sur un tampon plus gros : puis on active le feu avec le souffle.

  3. Nous rencontrâmes sur notre route une cabane, véritable curiosité, dont les gros piliers étaient faits de troncs de fougères de vingt à vingt-cinq centimètres de diamètre. J’ai vu plusieurs de ces plantes aussi hautes que les dattiers du jardin d’acclimatation d’Alger (six à sept mètres).