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Voyage (Rubruquis)/Chapitre 15

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Chapitre 14 Voyage Chapitre 16



XV


Des souffrances et incommodités que les nôtres endurèrent en ce voyage et de la sépulture des Comans.


Nous allions donc toujours vers l’orient, ne trouvant rien en notre chemin que ciel et terre, et quelquefois à main droite la mer qu’ils appellent mer du Tanaïs, et çà et là des sépultures de Comans, que nous découvrions de deux lieues loin : car les enterrements de toute une famille et parenté se font en un même endroit. Tant que nous cheminions parmi ces déserts, nous étions assez bien, au prix du mal que nous avions quand nous arrivions en un de leurs logements, lequel était si grand que je ne le saurais exprimer. Notre guide voulait qu’à chaque capitaine que nous trouvions nous lui fissions un présent, à quoi nous ne pouvions pas fournir, d’autant que nous étions huit personnes qui vivions tous de nos provisions, sans compter les serviteurs tartares qui voulaient manger comme nous. Nous étions cinq maîtres, puis les trois qui nous conduisaient, deux qui menaient les charrettes, et un qui venait avec nous jusqu’à Sartach. Les viandes qu’ils nous donnaient ne nous suffisaient pas, et nous ne trouvions rien à acheter avec notre argent. Lorsque nous étions assis sous nos charrettes à l’ombre, à cause de la grande chaleur qu’il faisait alors, ils nous importunaient extrêmement, se venant jeter sur nous, nous tourmentant et pressant pour voir tout ce que nous portions. J’étais fort chagrin de voir que quand je leur voulais dire quelque parole d’édification, notre truchement me disait : « Vous ne me ferez pas prêcher aujourd’hui ; je n’entends rien de tout ce que vous dites. » Il disait vrai : car depuis je compris fort bien, lorsque je commençai à entendre un peu la langue, que quand je lui disais une chose il en rapportait une autre à sa fantaisie. Voyant donc qu’il ne servait de rien de lui dire quelque chose pour le répéter, j’aimai mieux me taire. Nous cheminâmes ainsi de logement en logement, avec grande peine et travail ; de sorte que peu de jours avant la fête de la Madeleine, nous arrivâmes au grand fleuve de Tanaïs (le Don) qui fait la borne de l’Europe et de l’Asie, comme le Nil est celle de l’Asie et de l’Afrique. En ce lieu où nous arrivâmes, Baatu et Sartach ont fait faire un logement de Russiens sur la rive orientale de ce fleuve, pour faire passer les ambassadeurs et marchands avec de petites barques. Ils nous y passèrent les premiers, ensuite nos chariots, mettant une roue en une barque et une autre roue en une autre, et attachant bien ces barques les unes aux autres, ils nous firent passer cette rivière. Notre guide s’y comporta fort mal, car sur ce qu’il crut que ceux du logement nous dussent fournir de chevaux, il renvoya les bêtes qui nous avaient portés ; et comme nous leur en demandions d’autres, ils nous répondaient fort bien que Baatu leur avait donné un privilège qui les exemptait de cela, qu’ils n’étaient destinés qu’à passer et repasser ceux qui allaient et venaient ; et même ils prenaient un gros droit des marchands pour cela. Nous demeurâmes ainsi trois jours entiers sur le bord de la rivière. Le premier jour ils nous donnèrent un grand poisson appelé barbote, tout frais ; le second jour du pain de seigle et quelque peu de chair, qu’un officier de ce bourg-là avait été prendre de maison en maison ; et le troisième jour des poissons secs, dont ils ont en abondance.

Au reste, ce fleuve était large en ce lieu-là, comme est la Seine à Paris. Avant que d’y arriver, nous avions passé plusieurs autres rivières très belles et poissonneuses ; mais les Tartares ne savent pêcher ni ne se soucient pas du poisson, s’il n’est si grand qu’ils en puissent manger et s’en rassasier comme on fait du mouton. Ce fleuve est la borne orientale de la Russie et prend sa source en des marais qui s’étendent jusqu’à l’océan Septentrional, mais il a son cours vers le midi et s’embouche en une grande mer de sept cents milles d’étendue avant que d’arriver à la grande mer ; toutes les eaux que nous passâmes vont de ce côté-là.

Ce fleuve traverse à l’occident une grande forêt, et les Tartares ne montent jamais au delà vers le nord, parce qu’en ce temps-là, qui est environ vers le commencement du mois d’août, ils reprennent leur chemin vers le midi. Si bien qu’ils ont un logement plus bas, par où les ambassadeurs passent en temps d’hiver. Nous étions donc là en une grande peine, ne pouvant trouver ni bœufs ni chevaux pour notre argent ; à la fin, après que je leur eus fait connaître le travail que j’avais entrepris pour le bien commun du christianisme, ils nous accommodèrent de bœufs et d’hommes ; mais pour nos personnes, il nous fallut aller à pied. C’était au temps qu’ils coupaient les seigles, car le froment n’y vient pas bien ; mais ils ont du millet en abondance. Les femmes russiennes ornent leurs têtes ainsi que les nôtres, et bordent leurs robes depuis le bas jusqu’aux genoux de bandes de vair et d’hermine. Les hommes portent des manteaux comme les Allemands ; mais ils se couvrent la tête de certains bonnets en feutre pointus et fort hauts. Nous cheminâmes trois jours entiers sans trouver aucune habitation, étant fort las, et nos bœufs aussi, ne sachant où nous pourrions trouver les Tartares ; il nous arriva deux chevaux qu’on nous avait envoyés en diligence, dont nous fûmes fort réjouis. Notre guide et notre truchement montèrent dessus pour aller découvrir de quel côté nous pourrions trouver quelque logement. Enfin, au quatrième jour, nous en trouvâmes avec autant de joie que ceux qui après la tempête arrivent au port. Ayant pris là des chevaux et des bœufs, selon que nous avions besoin, nous poursuivîmes notre chemin de logement en logement, tant que nous parvînmes le dernier jour de juillet jusqu’à celui de Sartach.

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