Voyage (Rubruquis)/Chapitre 30

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XXX


Du pays des Naymans ; de la mort de Ken-Khan, de sa femme et de son fils aîné.


Après cela, nous entrâmes dans une campagne où était la cour de Ken-Khan, qui habitait ordinairement au pays des Naymans, qui avaient été proprement les sujets du Prêtre-Jean.

Je ne vis pas alors cette cour, mais seulement à mon retour ; cependant je ne laisserai pas de dire à Votre Majesté ce qui advint de lui, de ses femmes et enfants. Ken-Khan étant venu à mourir, Baatu désirait que Mangu fût élu khan ; je ne pus rien savoir alors sur sa mort, laquelle, à ce qu’on me contait, était arrivée par le moyen d’un certain breuvage que l’on lui donna et que l’on soupçonnait et croyait être du conseil de Baatu ; mais j’en ai depuis ouï parler autrement dans le pays. Ken-Khan avait envoyé sommer Baatu de lui venir rendre hommage comme à son souverain ; Baatu, avec de grands préparatifs et un beau train, commença à se mettre en devoir de faire ce voyage ; mais, ayant quelque appréhension, il envoya devant un de ses frères, nommé Stichen. Arrivé vers Ken-Khan, comme Stichen le servait à table et lui donnait sa coupe, ils entrèrent tous deux en discussion, et de là en telle contestation qu’ils s’entre-tuèrent l’un et l’autre. Depuis, la veuve de ce Stichen nous retint un jour entier chez elle pour lui donner la bénédiction et prier Dieu pour elle.

Ken-Khan étant mort de la sorte, Mangu fut élu en sa place, par le consentement de Baatu. Or Ken avait un frère nommé Sirémon, qui, par le conseil de sa femme et de ses vassaux, s’en alla avec grand train vers Mangu comme pour lui rendre hommage, mais ayant le dessein de le mettre à mort et d’exterminer et détruire toute sa lignée.

Comme il approchait de la cour de Mangu et qu’il n’en était plus qu’à une ou deux journées, il advint qu’un de ses chariots se rompit par le chemin, et pendant que le charron s’occupait à le refaire, un des serviteurs de Mangu arriva, qui, lui aidant à raccommoder son chariot, s’informa adroitement de lui du sujet du voyage de son maître, et sut entretenir cet homme si finement que l’autre lui révéla tout ce que son maître Sirémon avait proposé de faire à Mangu ; sur quoi ce serviteur, sans faire semblant de rien, prit un bon cheval, et, se détournant du chemin, s’en alla en diligence droit à Mangu, auquel il rapporta tout ce qu’il avait entendu. Mangu aussitôt fit rassembler les siens, puis environner la cour par des gens de guerre, afin que personne ne pût y entrer ou en sortir à son insu et sans sa permission ; il en envoya d’autres au-devant de Sirémon, qui se saisirent de lui, lorsqu’il ne pensait pas que son dessein eût été découvert ; il fut amené devant Mangu avec tous les siens ; et aussitôt que Mangu lui eut parlé de cette affaire, il confessa tout, et avec son fils aîné Ken-Khan fut mis à mort, et trois cents de leurs gentilshommes. On envoya quérir ses femmes, qui furent bien battues pour leur faire confesser le crime ; après quoi elles furent aussi condamnées à mort et exécutées. Son dernier fils Khen, qui ne pouvait être coupable de cette conjuration à cause de sa jeunesse, eut la vie sauve. On lui laissa le palais de son père avec tous ses biens. À notre retour nous passâmes par là, et nos guides ne pouvaient, allant ou revenant, s’empêcher d’y passer, d’autant que « la maîtresse des nations était là en deuil et en tristesse, n’ayant personne pour la consoler ». (Jérémie, chap. ii.)

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