Voyage (Rubruquis)/Chapitre 32

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XXXII


D’une chapelle chrétienne, et de la rencontre d’un faux moine nestorien nommé Sergius.


Comme nous retournions de la cour vers l’orient, environ à deux traits d’arbalète du palais, j’aperçus une maison sur laquelle il y avait une petite croix, ce dont je fus fort réjoui, supposant par là qu’il y avait quelque sorte de christianisme. J’entrai dedans et trouvai un autel assez bien paré, où il y avait en toile d’or les figures en broderie de Notre-Seigneur et de la bienheureuse Vierge et de saint Jean-Baptiste, avec deux anges, et tout cela enrichi de perles. Il y avait aussi une croix d’argent, avec des pierres précieuses aux bouts et au milieu ; puis autres riches parements, et une lampe ardente à huit chandeliers, avec de l’huile. Devant l’autel était assis un moine arménien, assez noir et maigre, vêtu d’une robe noire en forme de cilice, fort rude jusqu’à mi-jambes, et d’un manteau par-dessus fourré de peaux noires et blanches ; il était ceint sur cela d’une ceinture de fer. Étant donc ainsi entrés, avant que de saluer le moine nous nous mîmes à genoux, chantant Ave, Regina cœlorum, etc., et lui se levant, se mit à prier avec nous. Après l’avoir salué, nous nous assîmes auprès de lui, qui avait un peu de feu dans un petit chaudron, et lui dîmes la cause de notre voyage et de notre arrivée en ce pays-là ; et lui, sur cela, commença de nous consoler et encourager, disant que nous pouvions parler hardiment, puisque nous étions les messagers de Dieu, qui est plus grand que tous les hommes, quelque grands et puissants qu’ils soient.

Après il nous apprit comment il était venu en ces pays-là, un mois seulement avant nous, qu’il était ermite de la Terre Sainte de Jérusalem, et que Notre-Seigneur lui était apparu par trois fois, lui commandait toujours d’aller trouver le prince des Tartares ; et comme aux deux premières fois il différait d’obéir, à la troisième Dieu le menaça de le faire mourir s’il n’y allait ; ce qu’enfin il avait fait, et avait dit à Mangu-Khan que s’il se voulait faire chrétien tout le monde lui rendrait obéissance ; que les Français et le grand pape même lui obéiraient aussi, et qu’il me conseillait de lui en dire autant ; à quoi je répondis, en l’appelant mon frère, que très volontiers je persuaderais le Khan de devenir chrétien, d’autant que j’étais venu là avec ce dessein, et de prêcher les autres à en faire de même ; que je lui promettrais aussi que se faisant baptiser, les Franks et le pape s’en réjouiraient grandement et le reconnaîtraient et tiendraient pour frère et ami, mais non pas que pour cela ils devinssent ses sujets et lui payassent tribut, comme font les autres nations : car en parlant ainsi, ce serait contre la vérité, ma conscience et ma commission. Cette réponse fit taire le moine, et nous allâmes ensemble au logis, que nous trouvâmes fort froid et mal en ordre. Comme nous n’avions rien mangé de tout ce jour-là, nous fîmes cuire un peu de viande pour notre souper. Notre guide et son compagnon faisaient bien peu d’état de nous ; mais ils étaient bien en cour, où ils faisaient bonne chère.

En ce même temps les ambassadeurs de Vastace[1], que nous ne connaissions point, étaient logés bien près de nous. Le lendemain, ceux de la cour nous firent lever au point du jour, et je m’en allai nu-pieds avec eux aux logis de ces ambassadeurs, auxquels ils demandèrent s’ils nous connaissaient. Un soldat grec d’entre eux se ressouvint de notre ordre et de mon compagnon, qu’il avait vu à la cour de Vastace avec notre ministre ou provincial, frère Thomas et ses compagnons ; celui-là rendit bon témoignage de nous. Alors ils nous demandèrent si nous avions paix ou guerre avec le prince Vastace ; je leur dis que nous n’avions ni l’un ni l’autre, et comme ils insistaient comment cela se pouvait faire, je leur en rendis la raison, que les pays étant bien éloignés les uns des autres, nous n’avions rien à démêler ensemble.

Sur quoi, ces ambassadeurs de Vastace m’avertirent qu’il valait mieux dire que nous avions la paix ensemble, ainsi qu’ils le firent entendre ; à quoi je ne répliquai rien. Ce matin-là j’avais tant mal aux ongles des pieds, qui étaient gelés de froid, que je ne pouvais plus aller nu-pieds, d’autant que ces pays-là sont extrêmement froids et d’un froid très âpre et cuisant. Depuis qu’une fois il a commencé de geler il ne cesse jamais jusqu’au mois de mai, et même en ce mois-là toutes les matinées sont très froides et sujettes à la gelée ; mais, sur le midi il y fait chaud, la glace se fondant par la force du soleil, mais tant que dure l’hiver elle ne fond point ; et si les vents régnaient en ces pays-là comme ils font aux nôtres, on n’y pourrait du tout vivre. L’air y est resté toujours calme jusqu’en avril, que les vents commencent à s’y élever. Lorsque nous y étions, qui était environ Pâques, le froid et le vent recommençant ensemble, il y mourut force bestiaux de froid. Durant l’hiver il n’y eut guère de neige ; mais vers Pâques et sur la fin d’avril, il y tomba tant de neige que les rues de la ville de Caracorum en étaient toutes couvertes, si bien qu’ils furent contraints de les faire vider et emporter avec des tombereaux. Alors ils nous envoyèrent de la cour des hauts-de-chausses et des pourpoints de peaux de mouton avec des souliers. Ce que mon compagnon et notre truchement prirent fort bien ; mais pour moi, je crus n’en avoir aucun besoin, car la pelisse que j’avais eue de Baatu me suffisait.

Environ à l’octave des Innocents, ou quatrième de janvier, on nous mena au palais, où nous trouvâmes un prêtre nestorien, qui vint droit à nous ; je ne pensais pas qu’il fût chrétien ; il me demanda vers quel endroit du monde nous adorions, je répondis que c’était vers l’orient. Il me fit cette demande sur ce que, nous étant fait raser la barbe, par le conseil de notre interprète, afin de comparaître devant le Khan à la mode de notre pays, ils croyaient que nous fussions tuiniens, c’est-à-dire idolâtres[2]. Ils nous firent aussi expliquer quelque chose de la Bible, puis nous demandèrent quelle révérence nous ferions au Khan étant venu devant lui, et si ce serait à la façon de notre pays ou du leur. À cela je répondis que nous étions prêtres dédiés au service de Dieu, que les princes et seigneurs de notre pays ne permettaient pas que les prêtres se missent à genoux devant eux, pour l’honneur qu’ils portaient à Dieu ; néanmoins que nous étions prêts et disposés de nous soumettre à tout pour l’amour de Notre-Seigneur ; que nous étions venus de pays fort éloignés, et que s’il leur plaisait, nous rendrions premièrement grâces à Dieu, qui nous avait amenés et conduits de si loin en bonne santé, et qu’après cela nous ferions tout ce qu’il plairait à leur seigneur, pourvu qu’il ne nous commandât rien qui fût contre l’honneur et le service de Dieu. Ce qu’ayant entendu de nous, ils entrèrent incontinent au palais, pour faire rapport au Khan de tout ce que nous avions dit, dont il fut assez content.

Nous fûmes ensuite introduits en ce palais, et, le feutre qui était devant la porte étant levé, nous entrâmes dedans ; et comme nous étions encore au temps de Noël, nous commençâmes à entonner l’hymne A solis ortus cardine, etc.


  1. Ducas II, dit Vatace ou Vastace, empereur de Nicée, beau-fils et successeur de Théodore Ier, assiégea Constantinople, s’empara de la Macédoine, de Chio, de Samos, etc. ; il régna de 1235 à 1255.
  2. Tuiniens est fréquemment employé comme synonyme d’idolâtres.


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