Voyage (Rubruquis)/Chapitre 45

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XLV


Comment ils furent examinés plusieurs fois, et leurs conférences et disputes avec les idolâtres.


Le lendemain, qui fut le dimanche avant celui de la Pentecôte, je fus appelé et mené à la cour, où le premier secrétaire me vint trouver avec un de ceux qui versaient à boire au Khan, et plusieurs sarrasins, qui me demandèrent encore de la part du Khan pourquoi j’étais venu en ce pays-là ; à quoi je fis la même réponse que j’avais toujours faite, à savoir que j’étais venu vers Sartach, et de Sartach à Baatu, qui m’avait envoyé là : partant, que je n’avais rien à leur dire de la part de qui que ce fût, sinon leur prêcher la parole de Dieu, si c’était leur plaisir de l’écouter ; et qu’ils savaient bien ce que Baatu leur en avait écrit. À ces mots, ils me demandèrent quelles paroles de Dieu je leur voulais annoncer, estimant que je leur voulusse prédire quelques succès heureux, ainsi que plusieurs le font d’ordinaire. Je leur répondis que s’ils voulaient, je leur dirais quelle est cette parole de Dieu, pourvu qu’ils me fissent venir un bon interprète. Ils me dirent qu’ils en avaient déjà envoyé quérir un ; que cependant je ne laissasse pas de dire, le mieux que je pourrais, par celui qui était là, et qu’ils m’entendraient bien ; et comme ils me pressaient fort là-dessus, je leur dis : « Voici quelle est la parole de Dieu : Celui à qui on a donné plus de choses en charge, c’est celui de qui on en redemande davantage, et celui-là est le plus aimé à qui on remet plus de choses. » Et sur cela je fais savoir à Mangu-Khan que Dieu lui a donné beaucoup de biens : car de toute la grandeur, puissance et richesse qu’il possède, il n’en a rien reçu des idoles, mais d’un seul Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui tient en sa main tous les royaumes du monde et les transporte d’une nation à l’autre à cause des péchés. C’est pourquoi, s’il aimait Dieu, rien ne lui manquerait ; mais que s’il faisait autrement, il devait tenir pour assuré que Dieu lui redemanderait compte de tout ce qu’il avait, jusqu’au dernier denier.

À cela un des sarrasins dit : « Y a-t-il personne au monde qui n’aime Dieu ? » Je lui répondis que Dieu disait que quiconque l’aimait gardait ses commandements et qui ne gardait ses commandements ne l’aimait pas. Lors ils me demandèrent si j’avais été au ciel pour savoir quels sont ses commandements. « Non pas, dis-je, mais il les a donnés du ciel aux gens de bien ; et lui-même est descendu du ciel pour les enseigner à tout le monde ; nous avons toutes ses paroles dans les saintes Écritures, et nous reconnaissons par les œuvres des hommes s’ils les gardent ou non. — Mais, me répliquèrent-ils, direz-vous que Mangu-Khan ne garde pas les commandements de Dieu ? » Je répondis que quand leur interprète serait venu, alors en la présence du Khan même, je réciterais, s’il lui plaisait, tous les commandements de Dieu, et il jugerait lui-même s’il les gardait ou non. Ainsi se départirent-ils de moi et rapportèrent au Khan que je disais qu’il était tuinien ou idolâtre et qu’il ne gardait pas les commandements de Dieu.

Le jour suivant il m’envoya son secrétaire, qui me dit de sa part qu’il y avait chez eux des chrétiens, des sarrasins et tuiniens, et que chacun d’eux disait que sa foi était meilleure que celle des autres ; et pour cela il nous commandait de venir tous ensemble devant lui et que chacun mît par écrit ce qu’il était de sa loi, pour voir laquelle était la plus véritable. Je rendis grâces à Dieu de ce qu’il lui avait plu toucher le cœur du Khan et le porter à ce bon dessein, et comme il est écrit que le serviteur de Dieu doit être doux et facile envers un chacun et non contentieux et injurieux, je dis que j’étais tout prêt de rendre compte de ma profession de foi chrétienne à quiconque me la demanderait. Le secrétaire mit tout par écrit, ce qui fut représenté au Khan ; il fut fait alors le même commandement aux nestoriens, à savoir de mettre par écrit tout ce qu’ils voudraient dire et de même aux sarrasins et tuiniens aussi.

Le lendemain, ce secrétaire nous fut envoyé derechef pour nous dire que le Khan désirait fort savoir la cause de notre venue en ce pays-là ; à quoi je répondis qu’il le pouvait apprendre des lettres de Baatu ; mais ils me dirent que les lettres de Baatu étaient perdues et qu’il ne se souvenait plus de ce qu’il en avait écrit ; c’est pourquoi il voulait que nous le lui dissions nous-mêmes. Alors je m’enhardis de lui faire entendre que c’était entre autres choses le devoir de notre religion de prêcher l’Évangile à tout le monde, et qu’ayant ouï la renommée des peuples de Moal, j’avais eu un grand désir de les venir voir, et que durant cette résolution j’avais ouï dire aussi que Sartach était chrétien ; ce qui m’avait fait prendre mon chemin droit vers lui, et que mon souverain seigneur le roi de France lui avait écrit des lettres d’amitié et avec des paroles obligeantes, par lesquelles aussi il l’assurait de notre état et profession, le priant qu’il nous voulût permettre de demeurer parmi les peuples de Moal ; que sur cela Sartach nous avait envoyés à son père Baatu, et Baatu à Mangu-Khan, lequel derechef nous suppliions bien humblement de nous permettre la demeure en ses pays.

Tout cela fut écrit et rapporté au Khan, qui alors nous fit dire que nous demeurions trop longtemps en ses pays et que sa volonté était que nous nous en retournassions au nôtre, et qu’il demandait si nous voulions mener son ambassadeur avec nous. Je répondis à cela que je n’oserais pas me charger de mener son ambassadeur, d’autant qu’entre son pays et le nôtre il y avait de fortes et puissantes nations, de grandes mers et plusieurs fâcheuses montagnes à passer, et enfin que je n’étais qu’un pauvre religieux qui ne pouvais me charger de cela. Ce discours fini, il fut mis par écrit.

Avant notre départ toutefois le Khan désira qu’il y eût une conférence entre nous tous qui représentions les diverses croyances.

Nous nous assemblâmes donc la veille de la Pentecôte en notre oratoire, et Mangu-Khan nous envoya trois de ses secrétaires, pour être juges de nos différends, à savoir, l’un chrétien, l’autre sarrasin, et le troisième tuinien. Avant toutes choses, il fut proclamé de la part du Khan que son commandement, qui devait être reçu, était comme le commandement de Dieu même, qu’aucun n’eût à faire injure ou déplaisir à l’autre, ni n’excitât aucune rumeur et trouble qui pût en façon quelconque empêcher cette affaire, et cela sous peine de mort. Alors il se fit un très grand silence, bien qu’il y eût une fort grande assemblée, car chacun des partis y avait convié les plus habiles et sages de la secte, outre plusieurs autres encore qui s’y trouvèrent.

(Nous croyons pouvoir supprimer la longue discussion théologique qui s’engage entre les représentants des divers dogmes, conférence qui d’ailleurs n’a d’autre conclusion qu’une large buverie où les nestoriens, les sarrasins et les idolâtres noient à qui mieux mieux la dissidence de leurs idées.)

Cette conférence ainsi achevée, les nestoriens et sarrasins chantaient ensemble à haute voix, mais les tuiniens ne disaient rien du tout. Après cela ils burent tous largement.

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