Voyage au Dahomey/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 82-96).
Deuxième livraison


VOYAGE AU DAHOMEY,

PAR M. LE Dr  RÉPIN, EX-CHIRURGIEN DE LA MARINE IMPÉRIALE[1].
1856. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

Description d’Abomey. — Le roi Ghézo. Réception officielle.

Il avait été convenu qu’avant d’entrer dans la ville nous déjeunerions et que nous nous habillerions dans une petite case située tout près de la porte, la réception officielle ne devant commencer qu’après ce prologue.

À onze heures nous étions prêts ; presque aussitôt retentirent sans aucune cérémonie de nombreuses détonations et les cris de la foule. Un chef, suivi d’une nombreuse escorte, vint nous chercher, et nous conduisit, couchés dans nos hamacs, à l’intérieur de la ville, sous un groupe de beaux arbres où l’on avait préparé des siéges et des rafraîchissements. Il fallut s’asseoir et boire à la santé du roi, auquel une salve d’artillerie annonçait dans son palais l’hommage que nous lui rendions. Bientôt arrivèrent un grand nombre de chefs de guerre, suivis de leurs soldats. Chacune de ces troupes, composée de deux à trois cents hommes, était armée de fusils de traite ou de tromblons, et rangée sous une bannière multicolore, grossièrement peinte ou brodée d’animaux féroces ou fantastiques tels que lions, léopards, serpents gigantesques, dragons, etc… Vis-à-vis de nous, chaque troupe faisait halte en présentant le front, et le chef sortait des rangs. Couvert de ses plus riches vêtements, orné des bracelets d’argent insignes de son grade, et de ses plus précieux grigris (amulettes), il exécutait devant nous, aux applaudissements de la foule et des guerriers, une sorte de pyrrhique dont les contorsions, quelquefois grotesques, nous faisaient perdre la gravité que réclamait pourtant la circonstance. La danse achevée, il s’avançait vers le capitaine, recevait ses compliments et reprenait sa marche vers le palais du roi.

Ce bizarre défilé dura près d’une heure, et quand il fut terminé, nous remontâmes dans nos hamacs pour continuer notre marche. On s’arrêta sur la place du Palais. Elle était couverte d’un grand nombre de guerriers et d’une immense affluence de peuple qui poussait en nous voyant de formidables hourras. Nos porteurs nous en firent faire deux fois le tour, sans doute par ordre du roi, pour contenter la curiosité populaire, et nous ramenèrent ensuite devant la principale porte du palais.

PLAN D’ABOMEY. — Dressé par M. Répin.
A Pont et porte de la ville en venant de Cana. — B La grande place. — C Palais du roi ; cour entourée de galeries pour les réceptions officielles. — D La case des sacrifices, sur la grande place. — E, E, E Portes du palais du roi. G Les cases, irrégulièrement placées, dans lesquelles logent les amazones. K, K, K Fossé et muraille entourant la ville. — M Maison du méhou. — N Case de la mission dans la maison du méhou. — O Case de la favorite du roi, où il recevait en audience familière. — P, P’ Grandes places plantées d’arbres, où se tiennent les marchés. — R, R, R, R Dédale de petites rues et ruelles bordées par les murs des habitations. — S Cases des femmes du roi. — T Chemin de la maison du prince Bâhadou. — V Route de Cana à Abomey.

Nous descendons, les portes s’ouvrent, les salves d’artillerie, les acclamations redoublent, tout le monde se prosterne le front dans la poussière, et nous apercevons au fond d’une vaste cour pavée d’hommes, le roi Ghézo entouré de ses femmes et de sa garde d’amazones, assis à l’ombre de grands parasols de soie, sur une sorte de trône. Nous nous avançons vers lui chapeau bas ; il se lève, fait quelques pas au-devant de nous, nous aborde, et après nous avoir successivement serré la main à la mode européenne, il nous invite du geste à nous asseoir dans des fauteuils rangés devant son trône.

À un signe de sa main tous les grands chefs, qui jusque-là étaient restés le front dans la poussière, se relevèrent et vinrent se ranger à ses côtés, mais en restant à genoux.

Le roi Ghézo, âgé d’environ soixante-dix ans (on sait que les nègres ignorent leur âge précis), est d’une taille au-dessus de la moyenne, encore droite, ferme et point trop épaissie par l’embonpoint. Sa démarche est aisée, ses manières sont affables, et empreintes d’une certaine dignité, moins rare qu’on ne le pense chez les chefs nègres. Son visage, légèrement marqué de petite vérole, ne se rattache au type africain que par la saillie exagérée des pommettes ; le nez est droit, la bouche bien dessinée avec des lèvres quelque peu épaisses et sensuelles. Sous un front intelligent et très-développé pour un noir, l’œil petit, enfoncé dans l’orbite, et le regard habituellement voilé, s’illumine par instants d’un éclair de cette ruse féline particulière aux races encore sauvages, pour laquelle la dissimulation et une certaine cruauté sont des armes nécessaires dans une vie de luttes et d’embûches continuelles.

Il était vêtu fort simplement : un pagne de soie entourait ses épaules et se nouait à sa ceinture ; il avait pour coiffure un feutre noir à larges bords et à ganse d’or, et aux pieds des sandales mandingues enrichies d’ornements d’or et d’argent ; enfin pour tous bijoux il portait un gros collier d’or assez bien travaillé, servant de support à une sorte de petite cassolette travaillée à jour et renfermant quelque grigri vénéré.

L’aspect de l’assemblée avait réellement quelque chose d’imposant : à la droite du roi, se tenaient environ six cents femmes de sa garde accroupies à la turque sur des tapis, dans une parfaite immobilité, le fusil entre les jambes : derrière elles les lignes plus sombres des chasseresses d’éléphants, vêtues d’étoffes brunes et armées de longues carabines au canon noirci : à sa gauche les femmes du sérail, au nombre de deux cents environ, les unes à peine adolescentes, les autres dans tout l’éclat et le développement de la beauté noire, quelques-unes déjà d’un certain âge, mais couvertes toutes de riches étoffes de soie et d’ornements d’or ou d’argent ; bracelets aux jambes, pendants d’oreilles, anneaux, colliers et ceintures de verroteries et de corail ; enfin, debout, derrière le fauteuil royal, trois ou quatre favorites et la générale en chef de la garde féminine, qui se distinguait par ses armes, sa tournure martiale, ses nombreux grigris de guerre, et enfin, signe distinctif de son grade, par plusieurs queues de cheval attachées à sa ceinture et ondulant sur ses hanches puissantes au moindre de ses mouvements.

Devant le roi, sur les marches de l’autel où l’on avait placé son fauteuil, étaient à genoux son fils aîné et les principaux ministres, excepté pourtant le premier de tous, qui réunit entre ses mains, comme nous dirions en France, les portefeuilles de l’intérieur et des affaires étrangères : on l’appelle le méhou. Il était retenu chez lui par une indisposition que son grand âge (il doit avoir au moins quatre-vingts ans) lui faisait une loi de ne pas braver. Nous aurons bientôt occasion de parler de lui ; disons d’abord quelques mots des autres.

Le fils aîné du roi, le prince Bâhadou, héritier présomptif, est un homme de quarante à quarante-cinq ans, grand, vigoureux, d’une teinte de peau très-claire presque cuivrée, particularité que j’ai observée plusieurs fois, notamment chez une des plus jolies femmes du sérail, sans savoir à quelle cause l’attribuer. D’un caractère froid et même un peu sombre, le prince Bâhadou m’a paru d’une intelligence bien inférieure à celle de son père, et beaucoup moins désireux que lui de voir la civilisation et les usages des blancs pénétrer dans ses États. Il appartient, ainsi que le méhou, qui en est la tête, au parti de la résistance, à ce qu’on appellerait ailleurs, en Turquie par exemple, le vieux parti national.

Parmi les principaux chefs présents, l’interprète nous désigna :

1o Le minghan, à la fois ministre de la justice et exécuteur des jugements sans appel que prononce le roi. Il marche toujours armé d’un long sabre dont la lame élargie à son extrémité et rendue plus pesante encore par un ornement bizarre, une sorte d’oiseau, qui la surmonte, doit abattre facilement une tête d’un seul coup.

2o Le cambodé, sorte de chambellan chargé de maintenir l’ordre dans les cérémonies, et d’imposer silence aux assistants au moyen d’une clochette aplatie qu’il porte pendue au cou. Il est encore l’introducteur des étrangers auprès du roi, et tient à la main, sans doute comme insigne de sa charge, un bâton surmonté d’une clef d’argent curieusement travaillée.

3o Le tolonou, chargé de surveiller la conduite des amazones et des femmes du sérail. Il jouit à un haut degré de l’intimité du roi. C’est le seul auquel Sa Majesté daigne adresser directement la parole quand elle a quelque ordre à donner. Il verse à boire au monarque pour les nombreux toasts qu’on lui porte dans les jours de fête, et goûte d’abord un peu de la liqueur ; puis il voile la face de son maître avec un foulard de soie, car le roi ne veut être vu de personne dans le moment où il vide ou feint de vider la coupe. Enfin le tolonou est encore porteur d’un crachoir en argent à l’usage du souverain, et d’une espèce d’éventail ou chasse-mouche en plumes. C’est, comme on le voit, l’un des officiers les plus occupés de la maison royale. Celui qui était alors en charge, était un petit homme à figure joviale, très-prévenant, obséquieux même, grand prometteur et grand menteur : bref, un courtisan accompli.

4o Quelques chefs de guerre, mais qui ne nous ont pas paru jouer un rôle bien important, du moins pendant notre séjour à la cour du roi de Dahomey.

ARMES ET USTENSILES.

Quand nous fûmes assis, le roi fit un signe de la main, et tous les grands prosternés à ses pieds relevèrent la tête, mais sans cesser de rester à genoux, posture qu’ils conservèrent pendant toute la cérémonie. Un profond silence s’établit, et le capitaine Vallon, par l’intermédiaire de l’interprète, fit connaître à Ghézo les motifs de notre voyage : « Sa Majesté l’Empereur des Français, désireux de conserver l’amitié d’un monarque aussi puissant que le roi de Dahomey, dont la renommée était répandue par toute la terre, et de continuer des relations commerciales profitables aux deux nations, française et dahomyenne, envoyait l’un de ses chefs de guerre pour le complimenter et lui offrir des présents. »

Ghézo parut satisfait de ce petit discours, et, par la bouche du tolonou, il répondit à l’interprète : « qu’il savait que les blancs étaient des hommes riches et puissants, que parmi eux les Français étaient renommés par leurs richesses et leur bravoure, qu’il était très-satisfait des marques d’amitié que lui donnait le roi des Français, et que nous pouvions l’assurer que ses sujets seraient toujours bien accueillis dans les États de Dahomey. »

Puis, sur une table dressée entre le roi et nous, on servit des rafraîchissements contenus dans les flacons de cristal d’une riche cave à liqueurs de provenance européenne. Sur l’invitation et à l’exemple de Ghézo, chacun de nous prit un verre, et nous lui portâmes un toast qui fut salué des hourras de toute l’assistance et des décharges de l’artillerie rangée sur la grande place. Pendant que le roi buvait, le visage voilé, la multitude fit entendre une sorte de houhoulement modulé, produit par l’application intermittente des doigts sur les lèvres. Un autre toast fut porté à la santé de l’Empereur et suivi des mêmes manifestations.

Bientôt le cambodé fit tinter la sonnette pendue a son cou, réclama le silence par le mot plusieurs fois répété de Dinaba (taisez-vous), et quand il l’eut obtenu, l’un des chefs, sur l’ordre du roi, répéta à très-haute voix le discours du capitaine Vallon. D’unanimes et bruyantes acclamations, parmi lesquelles on distinguait le nom plusieurs fois répété de Vallon, suivirent cette communication, et nous firent penser que l’orgueil national des Dahomyens était flatté de voir la renommée de son roi amener de si loin des ambassadeurs.

Le roi Ghezo et le prince royal Bâhadou.

La conversation devint ensuite plus intime. Le roi fit demander à chacun de nous notre nom et nos grades. En apprenant que j’étais médecin, il me pria de lui donner des remèdes pour le cas où il tomberait malade. Il avait grande confiance, me dit-il, dans la science des médecins blancs, car l’une de ses femmes avait été guérie, il avait déjà bien longtemps, par des poudres qu’elle tenait d’un médecin européen. Je lui promis de lui en envoyer dès que nous serions de retour à bord du Dialmath. Il fit ensuite apporter, pour nous les montrer, de très-belles armes des manufactures anglaises et françaises : parmi ces dernières, une boîte de pistolets magnifiquement damasquinés, portant le nom de Devismes, et une carabine à la marque de Saint-Étienne. Puis il fit étaler de riches étoffes de velours et de soie, quelques pièces de ces anciens et splendides damas brochés d’or et d’argent, des bijoux, des cristaux, enfin toutes ses richesses qu’il prenait grand plaisir à nous voir admirer.

Cependant la journée s’avançait : nous étions fatigués, le capitaine demanda la permission de se retirer. Le roi se levant alors, le prit par le bras, et après avoir passé avec lui devant le front de sa garde et reconnu deux obusiers de montagnes sur affûts que le commandant Bouet lui avait apportés en 1852, nous sortîmes du palais, accompagnés des principaux officiers. La grande place était couverte d’une foule compacte à qui notre apparition fit pousser des cris assourdissants, mais qui s’ouvrit respectueusement devant nous. Le roi voulut nous reconduire jusqu’au coin de la place où étaient restés nos hamacs, et il nous serra la main avant de nous quitter.

Protégés par notre escorte contre l’importune curiosité de la foule, nous gagnâmes en quelques instants l’habitation du méhou, qui nous était assignée pour logement pendant notre séjour à Abomey.


V

Séjour à Abomey.

L’habitation du méhou, située non loin du palais du roi, est, comme toutes les autres, une agglomération de petites cases séparées par un labyrinthe de cours étroites et de passages tortueux. Nous trouvâmes, non sans un joyeux étonnement, les murs de celle qui nous était destinée recouverts de fresques au charbon, reproduisant avec une gaieté toute française les charges de plusieurs grands de la cour du roi de Dahomey. Elles sont dues à quelques-uns des officiers qui accompagnaient le commandant Bouet lors de son voyage à Abomey en 1852.

Ces voyageurs avaient aussi gravé leurs initiales sur l’écorce d’un gros arbre qui décore la cour de cette case, affectée sans doute au logement des étrangers de distinction. Comme elle était trop petite pour nous contenir tous, elle devint le salon et la salle à manger commune, et nous nous logeâmes séparément dans diverses cases que le méhou mit à notre disposition. Celle que j’occupais était ombragée et embaumée par les deux plus beaux orangers que j’aie jamais vus, couverts à la fois de fleurs et de fruits, d’une vigueur et d’une dimension peu communes. Ils mesuraient au moins-trente pieds de hauteur sur trois à quatre de circonférence.

Débarrassés de nos uniformes, nous finissions à peine de dîner, quand notre hôte nous fit demander la faveur de se présenter. Nous vîmes alors arriver, appuyé sur sa canne, un vieillard courbé par l’âge, sec, ridé, décharné, édenté, asthmatique, toussotant et crachotant, mais dont les yeux vifs, perçants et mobiles, la bouche coupée en trait de scie, et les lèvres serrées, dénotaient l’astuce nègre à son plus haut degré. Il s’excusa sur son état de souffrance de se présenter ainsi sans apparat, s’informa si nous manquions de quelque chose, et se mit à notre entière discrétion. La conversation roula quelque temps sur l’accueil brillant que nous avait fait le roi, puis le rusé vieillard chercha à faire causer le capitaine sur les motifs réels de notre voyage, mais il en fut pour ses frais de diplomatie. Il se retira bientôt en nous disant qu’il espérait nous revoir le lendemain chez le roi. Nous savions d’avance qu’il était mal disposé pour les Français ; il leur préfère de beaucoup les Portugais, qui, au temps regretté où florissait la traite, le comblaient de présents. Aussi intelligent qu’avide, le méhou jouit d’une grande influence sur Ghézo, dont il est le plus ancien conseiller. Chargé de percevoir, pour le roi, les droits de douane sur les marchandises d’exportation ou d’importation, il pousse sans cesse Ghézo à de nouvelles exigences vis-à-vis des traitants, qui le détestent cordialement. Quoique l’écriture et les chiffres lui soient inconnus, comme à tout le reste des Dahomyens, il se rend un compte parfaitement exact des opérations les plus compliquées, au moyen de petits cailloux dont il est toujours abondamment pourvu, et qu’il dispose et arrange à sa façon. Nous eûmes de fortes raisons de croire que sa maladie n’était qu’une feinte, qu’il avait voulu nous parler d’abord hors de la présence du roi, pour essayer de connaître le motif de notre voyage, car il craignait de nous voir adresser au roi des plaintes de la part de la factorerie française. Il assista depuis ce moment à toutes nos entrevues avec le roi, et il fallut, après beaucoup de pourparlers, obtenir une audience secrète et de nuit pour parler à Ghézo hors de sa présence.

Le lendemain 18, nous restâmes chez nous. Dès le matin, les esclaves du roi nous apportèrent de sa part et de celles de quelques-unes de ses femmes, d’abondantes provisions ; malheureusement elles étaient préparées à la mode culinaire du pays, ce qui les rendait peu attrayantes pour des palais européens. C’étaient des volailles coupées par fragments, et cuites dans l’huile de palme ; des boules de pâte de manioc ou de mais roulées dans des feuilles de bananier ; une espèce d’épinard à l’huile, etc., etc.

Tout cela était contenu dans des calebasses ou couis de la plus exquise propreté, ce qui nous permit d’y goûter ; mais il nous fut impossible de vaincre la répugnance que nous inspirait le goût âcre et rance de l’huile de palme. Le capitaine fit distribuer ces vivres à notre escorte, qui ne se fit pas prier pour faire honneur à la cuisine royale. Cette politesse du roi ne se démentit pas un seul jour pendant tout le temps de notre séjour à Abomey ; mais averti sans doute que sa cuisine nous était antipathique, il nous envoya, en outre, des volailles vivantes, quelquefois un bœuf et des cabris.

Quelques chefs suivirent son exemple, et vinrent même nous faire visite, dans l’espoir probablement de recevoir quelques cadeaux, mais ils furent déçus dans leur attente : connaissant l’avidité des nègres, nous pensâmes que, ne pouvant contenter tout le monde, il valait mieux ne pas faire d’envieux.

Je profitai de cette journée de repos pour aller visiter la ville, accompagné de l’interprète et d’un des chefs de notre escorte, qui, je crois, avait mission de ne pas me quitter d’un pas.

Les rues d’Abomey sont larges et assez régulières, mais peu animées. Je fis le tour du palais du roi, et je traversai, sous de beaux arbres, des marchés où se débitent les petits objets d’un usage journalier. Dans une boutique, je rencontrai, à ma grande surprise, deux marchands maures, coiffés du turban arabe, et couverts de burnous de laine blanche. Les chapelets qu’ils roulaient entre leurs doigts les faisaient facilement reconnaître pour mahométans, mais j’en fus réduit aux conjectures sur leur nationalité exacte, mon interprète n’entendant pas bien leur langue. Cependant, il m’a semblé comprendre qu’ils étaient venus de Tripoli ou de l’Égypte, et que ce n’était pas la première fois qu’ils faisaient ce voyage ; d’où l’on pourrait conclure qu’il n’est pas impossible de pénétrer par le Dahomey dans les grands marchés de l’intérieur, tels que Sackatou et Asben. Le chemin serait ainsi beaucoup plus court et moins dangereux que celui suivi par le docteur Barth et ses compagnons dans leur dernier voyage[2].

Dans la soirée, nous allâmes au palais faire déballer et ranger sous une galerie les présents destinés au roi. Ils consistaient en belles pièces de soieries et de damas broché d’or, en meubles de luxe, tables, fauteuils, glaces et cristaux, en boîtes de parfumerie et de confiseries, et en un grand nombre de lithographies coloriées, représentant les divers épisodes de la guerre d’Orient. Il y avait aussi le portrait de l’Empereur et de l’Impératrice, douze pavillons français en étamine, semblables à ceux des bâtiments de la flotte, et quatre drapeaux français aussi en soie à franges d’or, la hampe surmontée de l’aigle impériale, et timbrés, sur la bande blanche, de l’éléphant du Dahomey. Nous apportions encore, sur la demande expresse du roi, qui avait manifesté le désir de voir les fétiches des blancs, huit statues de saints, de demi-grandeur naturelle, en carton-pâte peint et doré, qui obtinrent un très-grand succès.

Le roi n’assista pas à cette exhibition, mais il y avait envoyé le méhou, le cambodé et le tolonou. Deux femmes, que nous revîmes plusieurs fois aux côtés du roi, s’y trouvèrent également. C’étaient de grandes négresses de vingt-cinq à trente ans, assez jolies de figure, avec de fort beaux yeux, mais d’un embonpoint tellement excessif qu’il approchait de la monstruosité. Nous leur fîmes présent de quelques boîtes de parfumerie et de confitures, mais elles s’enfuyaient en criant quand nous approchions d’elles. Quand elles eurent suffisamment examiné tous les cadeaux destinés au roi, et dont elles comptaient bien sans doute avoir leur part, elles se retirèrent et nous rentrâmes aussi chez nous.

Le 19, vers midi, le roi nous fit dire qu’il désirait nous recevoir en audience tout à fait particulière. Nous suivîmes immédiatement son messager, qui nous fit entrer au palais par une petite porte cachée sous de grands arbres au pied desquels était entassée une énorme quantité d’ossements d’éléphants. Le roi nous reçut dans la case d’une de ses favorites, entouré seulement de quelques personnes de son intimité, hommes et femmes, au nombre desquels se trouvait le méhou. Il nous accueillit très-gracieusement, en nous remerciant tout d’abord des présents que nous lui apportions, se fit expliquer l’usage des différents objets qui lui étaient inconnus, prenant soin d’en faire remarquer lui-même à son entourage la beauté et le prix. Les lithographies des diverses scènes de l’expédition de Crimée excitèrent vivement son attention, et, comme j’avais assisté à quelques-unes d’entre elles, je dus lui donner, d’après son désir, des explications détaillées. Il connaissait du reste le résultat de cette guerre, et savait, dit-il, que nous y avions joué un rôle beaucoup plus brillant que nos alliés les Anglais. Cependant il sembla comprendre difficilement quels en avaient été le motif et le but, car, pour lui, la guerre n’est qu’un moyen d’agrandissement territorial ou une occasion de pillage.

Tout en causant, il remarqua les décorations du capitaine Vallon, et lui demanda quelles étaient ces amulettes ou grigris.

« Ce sont, lui répondit-on, les récompenses que les monarques blancs décernent aux guerriers qui ont montré de la valeur dans les batailles.

— Moi aussi, répliqua-t-il, je donne à mes chefs les plus braves des marques de distinction. »

Il nous fit voir, en effet, au cou de quelques-uns des assistants, des plaques d’argent plus ou moins ornementées de ciselures et de découpures, soutenues par des chaînes de même métal. Il nous offrit même de nous donner à chacun une de ces plaques, et M. Vallon ayant dessiné une sorte de décoration avec l’éléphant du Dahomey au centre, il fut convenu que le roi le ferait exécuter par ses ouvriers, et nous l’enverrait avant notre départ. Mais soit oubli, soit pour tout autre motif, il ne tint pas sa promesse.

La conversation devint de plus en plus intime : il nous fit adresser mille questions sur le pays et les usages des blancs. La description sommaire de Paris et des grands ports de mer, le mouvement, l’ordre qui y règnent, le nombre et la dimension des maisons et des palais, les détails sur notre puissance militaire et maritime, semblèrent l’intéresser au plus haut point. Mais l’idée que nous essayâmes de lui donner des chemins de fer dépassait sans doute les limites de son intelligence ou de son imagination, car un sourire d’incrédulité parut sur ses lèvres quand il nous entendit lui dire qu’on pourrait, en trois heures, par ce moyen, transporter plusieurs milliers de soldats et de voyageurs à une distance égale à celle qui sépare Abomey de la mer. L’habitude de la polygamie est tellement dans les mœurs de ces peuples, qu’il ne put réprimer son hilarité, partagée du reste aussitôt par tous les assistants, hommes et femmes, en apprenant que l’Empereur des Français n’avait, comme tous ses sujets, qu’une seule femme. Le nom de l’Empereur lui rappela celui de Napoléon Ier, dont il connaissait la prodigieuse histoire, à cela près que, l’ayant apprise probablement de quelques Anglais, il croyait que le grand capitaine, fait prisonnier par les Anglais dans une dernière bataille, avait terminé chez eux sa glorieuse carrière dans la captivité. Il prit de là occasion de nous entretenir des agrandissements considérables que le royaume de Dahomey devait aux entreprises victorieuses de son prédécesseur et aux siennes. J’ai rapporté plus haut l’histoire de ces conquêtes et leur importance. Ghézo, qui s’étendait sur ce sujet avec une complaisance visible, nous raconta que, récemment encore, la puissante tribu des Nagos, dont le territoire borne le sien au levant, lui avait fait sa soumission. Le surlendemain, en effet, nous devions voir les ambassadeurs de cette peuplade solliciter la paix en s’avouant vaincus.

Vue des portes d’Abomey.

Ghézo attribuait une partie de ses succès militaires à ses amazones, dont il vantait à bon droit le courage et la persévérance. Dans cette dernière guerre contre les Nagos, l’armée dahomyenne, commandée pourtant par un des meilleurs chefs, avait tenté sans succès l’assaut d’un des principaux villages de l’ennemi. Repoussée avec des pertes sérieuses, elle demandait à grands cris la retraite, et le général ébranlé allait la ramener en arrière, lorsque les amazones déclarèrent que, dussent-elles rester seules, elles ne lèveraient pas le siége. Cette résolution hardie des femmes fit honte aux hommes, et une nouvelle attaque, conduite avec plus de vigueur, les rendit maîtres du village, dont la prise décida du succès de la guerre. Mais le général dahomyen fut tué dans l’action. « Vous avez dû regretter que cette victoire coûtât la vie d’un de vos meilleurs chefs, dit-on à Ghézo. — Je le regrette, en effet, répondit-il, car cela m’a privé de la satisfaction de lui faire couper la tête, pour prix de sa lâche conduite. »

Dans une autre circonstance, l’armée dahomyenne, commandée par Ghézo lui-même, guerroyait contre les montagnards de Kong. Mis en déroute par ses belliqueux adversaires, le roi ne dut le salut de son armée et le sien qu’à l’héroïsme de ses amazones, qui couvrirent la retraite en perdant la moitié de leur troupe. Malheureusement leur férocité égale leur courage : indomptables pendant le combat, elles sont sans pitié après la victoire. Il semble qu’en se dépouillant des douces qualités qui font l’ornement de leur sexe, les femmes, extrêmes en tout, ne conservent plus rien d’humain. L’histoire des anciennes amazones, comme les plus funèbres pages de nos révolutions modernes, n’offre que trop de preuves de cette vérité.

Au reste, ce n’est pas seulement sur le champ de bataille que les guerrières dahomyennes trouvent l’occasion de faire éclater leur intrépidité. Quelque temps avant notre arrivée, un certain nombre d’entre elles étaient parties pour aller chasser un troupeau d’éléphants dont on avait signalé la présence à trois ou quatre journées de marche au nord d’Abomey. Durant cette audience même, un messager apporta au roi, en notre présence, trois queues d’éléphant fraîchement coupées, témoignage irréfutable du succès de la chasse. Le messager ajoutait que le troupeau d’éléphants comptait trente têtes environ et que les chasseresses continuaient de les poursuivre, comptant faire d’autres victimes avant de revenir.

La manière qu’elles emploient pour chasser l’éléphant est des plus simples, mais non des moins périlleuses. Quand elles ont reconnu un troupeau, elles le cernent, s’en approchent le plus possible en rampant, cachées par les hautes herbes ou les broussailles ; puis, lorsqu’elles se croient à portée, elles font feu toutes ensemble. Quelques-uns des pauvres animaux restent sur le carreau ; mais malheur aux chasseresses qui se trouvent sur le passage de ceux qui fuient, surtout s’ils sont blessés ! Devenus aussi terribles qu’ils étaient inoffensifs, ils les foulent aux pieds, ou, les saisissant avec leur trompe, les lancent en l’air et les déchirent avec leurs défenses. Ces expéditions, qui rapportent annuellement de beaux bénéfices en ivoire au roi de Dahomey, coûtent toujours la vie à plusieurs chasseresses ; il trouve sans doute que la compensation est suffisante.

La conversation se prolongea ainsi jusque vers quatre heures du soir. Craignant d’importuner le roi, le capitaine lui demanda l’autorisation de se retirer ; mais il fallut auparavant boire à sa santé un ou deux verres de vin de Champagne, d’assez mauvaise qualité, qu’il nous donnait comme une boisson digne des dieux. On se quitta ensuite fort enchantés les uns des autres ; et, avec son affabilité ordinaire, le roi nous accompagna jusqu’à la porte extérieure, où nous attendaient nos hamacs.

Le 20, nous ne sortîmes pas de notre case, où nous reçûmes de nombreuses visites, notamment celle du prince Bâhadou. Il venait nous inviter à l’aller voir chez lui, et il resta fort longtemps à causer très-gaiement en buvant grand nombre de petits verres de liqueur que nous prenions plaisir à lui verser et qu’il ne refusait jamais. Je pense qu’il eût été, en sortant, un bien vacillant appui pour le trône de son père.

Le lendemain 21, nous allâmes chez lui avec assez d’appareil, en uniforme et suivis de nos gardes. Il habite, en dehors d’Abomey, à trois kilomètres environ, dans un très-joli site, une vaste maison distribuée comme toutes celles des principaux chefs. Il nous reçut très-courtoisement, nous fit asseoir auprès de lui sur ces sortes de siéges en forme d’escabeau dont j’ai déjà parlé. Ceux-ci, ornés de sculptures et évidés à jour par des découpures en arabesques très-compliquées, m’ont paru le spécimen le plus curieux de ce genre d’ouvrages.

Bâhadou était entouré de ses femmes et de ses guerriers, suivant le cérémonial observé chez son père. Il nous présenta deux jeunes filles de seize à dix-sept ans, dont l’une était remarquablement jolie et qu’il nous dit être les aînées de ses enfants. Après quelques instants de conversation, il nous fit parcourir son habitation : dans la galerie étaient rangés un grand nombre de fétiches et d’idoles en bois ou en terre. Quelques-unes de ces sculptures étaient assez bien réussies.

Il fallut aussi, comme chez le roi, examiner les armes du prince : il possédait d’assez beaux fusils, notamment une carabine de fabrique française ; mais il regrettait que ces armes fussent à percussion, car il manquait de capsules. Aussi les fusils à pierre sont-ils bien plus estimés chez ces peuples ; il leur est plus facile, en effet, de se procurer des pierres et fusil, et la pierre dure aussi longtemps que l’arme, tandis que les capsules s’épuisent vite.

À trois heures nous prîmes congé du prince royal, qui nous reconduisit jusqu’à moitié chemin d’Abomey. En rentrant, nous trouvâmes un messager qui venait annoncer au capitaine que le lendemain le roi nous conviait à une grande fête militaire.


VI

Une fête publique à Abomey. — Revue générale des troupes. — Exercices militaires. — Simulacre d’une chasse à l’éléphant par les amazones. — Danses et chants. — Munificence du roi.

Le lendemain 22, avant le jour, nous étions réveillés par le bruit des tam-tam et des trompes, par les chants et les cris des nombreux détachements de guerriers arrivant de toutes parts. C’étaient les contingents des principaux cabeceirs du royaume, que Ghézo avait convoqués pour nous donner la plus haute idée de sa puissance. La ville, pleine de bruit et de mouvement, prenait un air de fête, et le soleil, qui venait de se lever radieux, promettait une splendide journée. Nous finissions de déjeuner quand les messagers du roi vinrent nous avertir que Sa Majesté nous attendait. Nous les suivîmes, en grande tenue et portés dans nos hamacs au milieu de notre escorte. Elle nous était indispensable ; il eût été impossible de traverser autrement la foule compacte dont les rues étaient inondées, et de se frayer un passage jusque sur la grande place du Palais où devait avoir lieu la fête. L’affluence y était telle que les efforts de nos soldats seraient restés sans résultats si le cambodé lui-même, envoyé par le roi, n’était venu à leur aide. Devant lui les rangs s’ouvrirent, et nous pûmes gagner les places qui nous étaient réservées.

De grands préparatifs avaient été faits. Sur une estrade adossée aux murs du palais, couverte de nattes et de tapis, et défendue contre les rayons du soleil par d’énormes parasols fichés en terre au moyen d’un long manche, le roi était assis, entouré des femmes du sérail et d’une partie de sa garde féminine. Il portait le même costume que lors de notre première entrevue. Autour de lui, en demi-cercle, se tenaient à genoux tous les principaux ministres que nous connaissons déjà, le prince Bâhadou, et un grand nombre de cabeceirs venus avec leurs guerriers des différents points du royaume. Sur une longue table on avait disposé les plus brillantes armes et la plus riche vaisselle du roi, avec une partie des étoffes et des cadeaux que nous avions apportés. Au pied de cette table, un vaste bassin de cuivre brillant attirait nos regards, sans que nous nous doutassions encore de l’horrible usage auquel il était destiné. Nos siéges, placés à quelques pas à gauche de l’estrade royale et ombragés comme elle par de grands parasols aux couleurs éclatantes, étaient entourés d’une double haie de soldats placés là pour nous défendre contre la vive et souvent indiscrète curiosité des habitants d’Abomey. En face de nous, vers l’extrémité de la place, l’artillerie de Ghézo, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente pièces de canon de tout calibre et de toutes formes, était rangée en batterie sur de grossiers affûts. Les amazones-artilleurs (car ce sont des femmes de la garde qui servent ces canons) se tenaient, mèche allumée, près de leurs pièces. Derrière nous, on avait dressé sur des piédestaux les statues, des saints dont j’ai parlé plus haut ; ils n’avaient pas besoin, comme nous, d’une garde pour les défendre contre l’indiscrète curiosité du peuple, car les noirs, qui savaient que c’étaient les fétiches des blancs, ne s’en approchaient qu’avec une crainte respectueuse. Au-dessus d’eux flottaient majestueusement les plis des quatre drapeaux français, timbrés de l’éléphant blanc de Dahomey.

USTENSILES ET INSTRUMENTS.

Nous allâmes saluer le roi, qui se leva pour nous rendre notre politesse, mais sans venir nous serrer la main, comme il l’avait fait la première fois ; puis le cambodé nous conduisit a nos places, et la fête commença.

Par l’extrémité de la place qui nous faisait face déboucha une colonne de cinq à six mille guerriers, presque tous armés de fusils de traite ou de tromblons, mais vêtus assez irrégulièrement, qui d’une chemise de coton bleu sans manches, qui d’un caleçon descendant au-dessus du genou, ou même du modeste calimbé, simple pièce d’étoffe nouée autour de la ceinture et dont les extrémités retombent au devant du corps. En tête de la colonne marchaient une trentaine de musiciens. Les uns soufflaient dans des défenses d’éléphant percées à leur petite extrémité et rendant un son rauque comparable à celui du cornet à bouquin ; les autres frappaient sur des espèces de tambours faits d’une peau de biche tendue sur un bloc de bois creusé comme un mortier ; ceux-ci agitaient un instrument bizarre que je n’ai vu que là : c’est une calebasse vidée, séchée et enveloppée d’un filet très-lâche dont chaque nœud retient une vertèbre de mouton ; je ne puis mieux comparer le bruit de cet instrument qu’à celui que rend une vessie gonflée dans laquelle on agite des haricots. D’autres encore frappaient avec de petites baguettes de fer sur des clochettes pareilles à celles qu’on suspend au cou des vaches dans certaines provinces de France. Quelques-uns enfin soufflaient dans des flûtes de bambou, mais je n’ai pu en percevoir le son au milieu du vacarme produit par tous ces exécutants, cherchant à faire tous preuve de vigueur d’haleine ou de poignet.

Après avoir défilé devant le roi, qu’ils saluèrent en passant de leurs acclamations, les guerriers se formèrent, par une manœuvre exécutée avec assez d’ensemble, sur plusieurs lignes de cinq à six hommes de profondeur sur cinquante environ de front et échelonnées à quelque distance les unes des autres. Ensuite ils ouvrirent un feu bien nourri, les hommes du premier rang tirant d’abord, puis passant lestement entre ceux des rangs suivants pour aller derrière recharger leurs armes pendant que le second rang, devenu le premier, tirait à son tour avant d’exécuter aussi la même manœuvre, et ainsi des autres. Bientôt quelques hommes quittèrent les rangs et, le fusil en arrêt, le couteau à la main, se mirent à ramper avec une vitesse étonnante comme pour aller surprendre l’ennemi. Arrivés à une certaine distance, ils se levèrent comme un seul homme en déchargeant leurs armes et poussant des hurlements épouvantables. Les uns, le coutelas au poing, feignaient de couper la tête d’un ennemi abattu et la rapportaient en triomphe ; d’autres semblaient fuir devant l’ennemi, comme pour l’attirer à leur poursuite, et le faire tomber au milieu de l’armée vers laquelle ils revenaient par un long détour. Tout à coup l’armée tout entière, rompant les rangs, brandissant ses armes, s’élança en avant dans une charge furieuse, avec des cris, des clameurs et des contorsions indescriptibles et presque effrayantes : l’ennemi, vaincu et en déroute, fut ainsi poursuivi jusqu’à l’extrémité de la place, et l’armée dahoméenne, entonnant avec plus d’ensemble un chant de victoire, revint se masser immobile en face du roi.

Le silence était à peine rétabli, que les détonations de l’artillerie ébranlèrent de nouveau les airs. Chargeant et tirant à volonté, les artilleurs-amazones bourraient jusqu’à la gueule leurs vieux canons de fer, qui bondissaient sur leurs affûts mal assurés. Nous commencions à craindre de recevoir en pleine poitrine, car nous étions en face de cette bruyante batterie, quelque écouvillon oublié dans sa pièce par ces artilleurs en jupons, lorsque du milieu des tourbillons de fumée surgit l’armée des femmes.

Au nombre de quatre mille environ, mieux armées et plus uniformément vêtues que les hommes, les amazones formaient plusieurs corps distincts.

Le premier, de beaucoup le plus nombreux, avait pour costume une chemise bleue comme celle des hommes, serrée à la taille par une écharpe bleue ou rouge, et un caleçon blanc à rayures bleues descendant au-dessus du genou. La marque distinctive de ce corps était une petite calotte blanche sur le devant de laquelle était brodé en bleu un caïman. Les armes étaient un fusil de traite et un sabre court, presque droit, à fourreau de cuir historié d’ornements en cuivre, dont la poignée sans garde était recouverte de peau de requin ; ce sabre était suspendu à leur épaule par une lanière de cuir diversement découpée et ornée de cauris ou de dessins de couleur rouge. Leur poudre, distribuée en cartouches faites avec des feuilles sèches de bananier, était renfermée dans des cartouchières à compartiments, comme celles des Turcs ou des Perses, et attachées à leur ceinture. Enfin, une multitude de grigris et d’amulettes de toutes espèces étaient suspendus à leur cou.

Le deuxième corps, formé des chasseresses d’éléphants, comptait quatre cents femmes environ. Leur haute stature, leur costume, semblable pour la forme à celui que nous venons de décrire, mais entièrement brun, leurs longues et lourdes carabines au canon noirci, maniées avec aisance, donnaient à ces hardies guerrières une tournure singulièrement martiale. Elles portaient à leur ceinture un poignard à lame très-forte et recourbée, et, pour coiffure, un bizarre ornement : deux cornes d’antilope fixées au-dessus du front sur un cercle en fer entourant la tête comme un diadème.

Le troisième corps, composé de deux cents amazones seulement, avait pour arme un court et large tromblon, et pour costume une tunique mi-partie bleue et rouge, comme certains costumes du moyen âge. C’était le reste des artilleurs, que le petit nombre des pièces en état de servir n’avait pas permis, sans doute, d’utiliser dans leur spécialité.

Enfin venait, à l’arrière-garde, un léger et charmant bataillon de jeunes filles armées seulement d’arcs et de flèches, élégamment vêtues de tuniques bleues, coiffées de la calotte blanche brodée du caïman bleu, et portant au bras gauche le bracelet d’ivoire sur lequel doit glisser la flèche en s’échappant de l’arc. Ce sont les recrues de l’armée des amazones ; on les choisit parmi les jeunes filles vierges des meilleures familles du royaume, et elles payent de leur vie l’oubli du vœu de chasteté qu’elles font en entrant dans la garde du roi.

Amazones-archers combattant.

Ces divers corps réunis, formant, comme je l’ai dit, un total d’environ quatre mille femmes, défilèrent devant nous en assez bon ordre. Bientôt sur un signal de la générale en chef, reconnaissable aux queues de cheval pendues à sa ceinture, les mêmes scènes que nous avons décrites plus haut se renouvelèrent, mais avec plus d’animation et de furia. Il est difficile de raconter, de se figurer même le tableau que présentaient, sous un ciel de feu, au milieu du tourbillon de poussière et de fumée, du pétillement de la mousqueterie et du grondement du canon, ces quatre mille femmes haletantes, enivrées de poudre et de bruit, s’agitant convulsivement avec des contorsions de damnés en poussant les cris les plus sauvages. Enfin, quand tout fut épuisé, les munitions et les forces, l’ordre et le silence se rétablirent peu à peu ; les amazones, reprenant leur rang, vinrent se placer à la droite du roi.

Ce fut alors le tour des chasseresses d’éléphants, qui n’avaient pas pris part à la scène précédente, et qui voulurent aussi nous donner un spécimen de leur savoir faire. Elles se formèrent en cercle et, rampant sur les mains et les genoux sans abandonner leur carabine, elles s’avancèrent convergeant vers un même point où était censé se trouver le troupeau d’éléphants. Nous crûmes reconnaître alors l’utilité de cette espèce d’armement, les cornes, qu’elles portent sur leur tête. Sans doute, quand elles s’approchent des animaux qu’elles chassent, ceux-ci, trompés par ces fausses cornes, croient voir et entendre un paisible troupeau d’antilopes, et restent sans défiance exposés aux coups des chasseresses. Arrivées près des éléphants, elles se levèrent toutes à la fois au signal de leur chef, en déchargeant leurs carabines ; puis, le couteau à la main s’élancèrent pour les achever et leur couper la queue, trophée de leur victoire. Elles revinrent ensuite en chantant reprendre leur place.

Chasse aux éléphants dahomyennes.

À ces scènes guerrières succédèrent des tableaux plus riants et plus tranquilles. Les jeunes amazones, armées d’arcs, sortant à leur tour du milieu de leurs compagnes, vinrent se ranger devant nous, et, conduites par une des plus jeunes et des plus jolies d’entre elles, exécutèrent, en chantant, une danse guerrière, tenant d’une main leur arc et de l’autre une flèche. Rien de plus gracieux que les mouvements lents et cadencés de ces jolies enfants guidées par un chant doux et monotone, qui nous rappela les vieux airs bretons. Ce n’étaient plus les noires enfants du Dahomey ; c’étaient les belles filles de l’antique Grèce, ou de la voluptueuse Asie, qui charmaient nos yeux : on devait danser ainsi aux fêtes de Diane, ou à la cour des satrapes persans. J’avais vu bien des fois les danses et entendu les chants des diverses peuplades nègres dont c’est le principal divertissement, mais je n’avais jamais rien rencontré de comparable, même de bien loin, à ce que nous avions sous les yeux. Nous en étions tellement surpris et enchantés que le capitaine ne put s’empêcher de faire complimenter les jeunes danseuses par notre interprète.

Ces danses achevées, le cambodé réclama le silence en agitant sa sonnette, et l’une des favorites, quittant sa place, s’avança vers le peuple, soutenue par deux jeunes esclaves. Elle annonça que le roi allait faire distribuer à tout le monde des vivres et des rafraîchissements. Un hourra formidable salua cette agréable communication. Tandis qu’une longue file d’esclaves sortait du palais portant sur la tête des calebasses pleines de victuailles de toute nature, chacun des cabeceirs, faisant l’appel de ses hommes, leur distribua ces vivres dont ils avaient grand besoin, et qu’ils consommèrent sur place sans quitter les rangs. Quatre énormes dames-jeannes d’eau-de-vie, apportées aussi du palais, furent distribuées et vidées en un clin d’œil. Nous ne fûmes pas oubliés, et le roi nous envoya, par un de ses chefs, des biscuits américains, du sucre, des liqueurs et du rhum.

Soldat du Dahomey.

Le silence régnait au milieu de tout ce monde occupé à réparer ses forces. Le méhou en profita pour faire une allocution aux guerriers. Il leur répéta ce que le minghan avait déjà dit au peuple pendant notre première audience : « que de grands guerriers d’un pays lointain, attirés par la renommée du roi de Dahomey, étaient venus lui apporter des présents et briguer son amitié. » Ce discours, qui flattait l’orgueil dahomyen, obtint, comme on peut le croire, un légitime succès ; mais l’enthousiasme fut à son comble quand l’orateur ajouta que le roi, satisfait de la bonne tenue de ses troupes, allait faire distribuer à chaque soldat une gratification en cauris. Dix à douze esclaves, en effet, courbés sous le poids de grands sacs de cauris, circulèrent immédiatement dans les rangs, et les cabeceirs répartirent à chacun sa part de la munificence royale.


VII

Suite de la fête. Une hyène égorgée… faute de mieux. — Les nouveaux dévots aux saints. — Réception d’adieu. — Départ d’Abomey et retour à Widah.

Cependant la fête n’était pas complète : le sang n’avait pas coulé.

Chose triste à penser ! chez ce peuple dont le caractère n’est cependant pas naturellement cruel, car ils ne maltraitent ni les femmes, ni les enfants, ni même les animaux, les sacrifices humains font partie de toute réjouissance publique. Des centaines de têtes tombent chaque année, lors de la célébration des Coutumes, dans ce petit belvédère qui s’élevait à quelques pas de nous sur la place.

Ghézo s’était excusé auprès du capitaine de n’avoir en ce moment qu’une douzaine de prisonniers à égorger : « pour des hôtes tels que nous, c’était, disait-il, un bien maigre honneur qu’un si mince holocauste. » Le capitaine avait immédiatement répondu qu’il suppliait le roi d’épargner ces malheureux ; que, loin d’être un honneur, ce serait une honte pour nous de voir couler à nos pieds le sang d’hommes sans défense ; qu’enfin nous nous retirerions plutôt que d’assister à un tel spectacle. Il fallut toute la fermeté du capitaine Vallon pour dissuader le roi, qui n’osait pas peut-être, en face de tout son peuple assemblé, rompre avec une coutume qui lui est chère. Il dut néanmoins céder, et cette fois ce ne fut pas du sang humain qui rougit le fatal bassin de cuivre.

Telle est, en effet, la destination de cet ustensile qui nous intriguait tant. On le porte partout, dans les assemblées solennelles et à la suite de l’armée, où il reçoit le sang et la tête de malheureux prisonniers, victimes de cette affreuse coutume.

On l’apporta donc devant le roi, ainsi qu’une hyène liée et bâillonnée ; les principaux chefs prirent place tout autour et feignirent de délibérer, comme ils l’eussent fait réellement, si, au lieu d’un animal, on eût dû égorger des hommes. L’hyène fut condamnée à mort, et malgré ses hurlements étouffés et sa résistance désespérée, le ministre de la justice (minghan), qui cumule ces augustes fonctions avec celles d’exécuteur des hautes œuvres, lui trancha la tête d’un seul coup de cet énorme sabre sur lequel il marche toujours appuyé. Ce barbare spectacle me suggéra cette réflexion, présente aussi à l’esprit de mes compagnons, que nous étions là quatre Européens au milieu de trente mille nègres excités par le bruit, la poudre et les boissons alcooliques, et qu’un caprice de Ghézo pouvait faire tomber nos têtes dans ce même bassin de cuivre, aussi facilement que celle de cette malheureuse bête, avec cette seule différence que cela causerait sans doute beaucoup plus de plaisir à toute l’assistance.

Une autre cérémonie, plus sérieuse et d’un caractère moins lugubre, succéda à celle-ci. J’ai dit que les envoyés des Nagos, peuplade voisine vaincue par Ghézo dans une guerre récente, étaient arrivés à Abomey quelques jours auparavant pour demander la paix. Le prince Bâhadou, les ministres et quelques-uns des principaux chefs se rangèrent assis en demi-cercle devant le trône du roi, aux pieds duquel les douze ambassadeurs nagos vinrent se prosterner, attendant en cette humble posture qu’on décidât de leur sort. Après une assez longue discussion, pendant laquelle le méhou, qui nous parut s’être constitué l’avocat des Nagos, prit souvent la parole, tous les membres du conseil acquiescèrent par une sorte de grognement (la syllabe oûn, brusquement aspirée, marque de l’assentiment en langue dahomyenne) à la proposition du méhou. Le prince royal se leva, emplit d’eau un verre qu’il porta à ses lèvres, et le donna à son voisin qui fit de même ; le verre fit ainsi le tour de l’assemblée, et les ambassadeurs nagos y trempèrent également les lèvres : leur cause était gagnée.

Ils se prosternèrent derechef, se couvrirent la tête de toute la poussière qu’ils purent ramasser, et, après avoir écouté le roi, qui leur adressa quelques paroles bienveillantes, ils se retirèrent.

Il était quatre heures, et malgré l’intérêt avec lequel nous suivions ces scènes si diverses et si singulières pour des Européens, nous commencions à nous fatiguer. Sur l’ordre du capitaine, notre interprète alla demander au roi l’autorisation de se retirer. Ghézo nous fit signe de la main d’attendre encore quelques instants, et l’une des plus vieilles favorites s’avança de notre côté suivie de quelques autres femmes.

Ces femmes s’agenouillèrent, et la plus âgée commença une sorte de chant traînant et monotone dont voici à peu près la traduction :

« Vous êtes de grands guerriers venus des pays lointains : vous avez bravé les périls de la mer, et franchi sans crainte les lagunes de la Lama. Ghézo aime ceux qui sont braves et courageux comme vous ; nous vous aimons à cause de l’amitié que vous porte Ghézo, et nous faisons des vœux pour que vous soyez puissants et honorés dans votre pays. »

Cette improvisation en notre honneur termina la fête. Dès que ces vénérables matrones eurent regagné leurs places, Ghézo se leva pour venir à nous et voulut nous reconduire jusqu’à nos hamacs au milieu des flots du peuple qui s’ouvraient respectueusement devant lui. En passant devant les statues des saints il demanda quels étaient les noms de chacun d’eux ; mais après les avoir entendu nommer, il manifesta la crainte d’oublier ces mots nouveaux pour lui. Le méhou employa pour éviter cet inconvénient un moyen assez ingénieux. Il fit approcher autant d’hommes qu’il y avait de saints, les plaça auprès, et leur déclara que désormais ils porteraient le nom par lequel on désignait leur nouveau patron, ajoutant qu’ils eussent à bien prendre garde de l’oublier, parce qu’il y allait de leur tête. Cela donna lieu, le lendemain, à une petite scène tragi-comique assez divertissante. Un de ces pauvres diables (c’était saint Laurent) avait, malgré la recommandation, oublié son nouveau nom. En nous voyant passer pour aller chez le roi, il accourut en proie à la plus vive inquiétude, cherchant à nous faire comprendre la fâcheuse position dans laquelle il se trouvait. Grâce à notre interprète, nous finîmes par entendre ce qu’il voulait, et à le tirer d’embarras en lui rappelant son nom de saint Laurent, qu’il s’en alla répétant entre ses dents de la façon la plus comique du monde.

Nous rentrâmes chez nous suivis des acclamations générales, et pendant la nuit tout entière le bruit des instruments et les chants du peuple, en nous tenant éveillés, nous prouvèrent que la fête n’avait pas été terminée par notre départ.

Cependant l’objet de notre mission n’était pas complétement rempli. La factorerie française de Wydah avait à traiter diverses questions d’intérêt commercial dans le détail desquelles je n’ai point à entrer ici, et entre autres, celle de l’établissement à Abomey même d’une succursale de la factorerie de Wydah.

Les Anglais avaient déjà fait, quelques années auparavant, des tentatives analogues. Des missionnaires protestants avaient même pénétré, paraît-il, jusqu’à Abomey, et, négociants au moins autant qu’apôtres, avaient essayé d’échanger contre l’huile, l’ivoire et l’or, les cotonnades anglaises. Ils avaient d’abord trouvé un appui considérable auprès du méhou en payant largement ses services ; mais, soit qu’une fois payé il eût abandonné leur cause, soit que la propagande chrétienne eût porté ombrage au roi, toujours est-il que les missionnaires avaient dû abandonner le pays.

Le roi ne tenait guère à les voir revenir, mais leurs tentatives, souvent renouvelées et soutenues par leur ancien ami le méhou, pouvaient à la fin réussir. Ce vieillard jouissait certainement d’une grande influence sur l’esprit de son maître, qui cherchait à le ménager en toute occasion. Nous en eûmes une preuve en cette circonstance, car ce fut la nuit, et au milieu des plus grandes précautions, que le capitaine et le directeur de la factorerie furent appelés auprès du roi pour conférer avec lui hors de la présence du méhou. Les questions ne furent néanmoins pas résolues tout à fait comme ils l’eussent désiré ; l’autorisation d’établir une factorerie à Abomey nous fut refusée, comme elle l’avait été à l’Anglais Forbes en 1850.

Nos affaires étant définitivement réglées, il fallut songer au départ. Le capitaine annonça au roi qu’il désirait retourner à son bord. Ghézo fit les plus vives instances pour nous retenir encore quelques jours, disant même qu’il nous refuserait l’autorisation de quitter Abomey sitôt. Nous n’aurions en effet pu le faire sans son expresse permission, comme nous en eûmes la preuve le jour même.

J’étais allé me promener en compagnie de deux autres officiers, du côté de la ville ou se trouve la porte par laquelle nous y étions entrés. Il nous prit fantaisie de la franchir, mais les soldats qui la gardaient nous démontrèrent, par une pantomime énergique, que cela nous était interdit.

À la fin, sur le désir formellement exprimé du capitaine, et du reste, sans insister plus que ne le voulaient les lois de l’hospitalité, le roi nous donna l’autorisation de partir.

La veille de notre départ, nous allâmes lui faire une visite d’adieu. Il nous reçut sans apparat dans la case de l’une de ses favorites. Après avoir exprimé ses regrets, il fit venir les deux jeunes noirs que nous devions emmener en France. Ces enfants, âgés de douze à quatorze ans environ, étaient, nous dit-on, deux enfants élevés dans le palais du roi et appartenant peut-être à quelqu’un de ses officiers, mais ils n’étaient pas ses fils. L’un d’eux, le plus jeune, paraissait intelligent et vigoureux : il s’appelait Ouzou ; l’autre, plus grand mais assez mal conformé, la poitrine étroite et les omoplates trop proéminentes, avait l’air assez borné. J’en fis la remarque au capitaine, en ajoutant que cet enfant, déjà peu robuste, supporterait difficilement le changement de climat. M. Vallon fit alors demander au roi si on ne pourrait pas le remplacer par un autre ; mais celui-ci était désigné, il dut partir. J’appris plus tard que mon pronostic s’était réalisé, et que ce malheureux enfant était revenu dans son pays atteint de phthisie. L’autre, dont je n’ai plus entendu parler, est peut-être encore au lycée de Marseille, où ils devaient être élevés tous les deux.

Le 24 octobre, nous prîmes congé du roi, qui nous serra à tous amicalement la main, en exprimant le désir et l’espoir de nous revoir. Il avait fait porter dans notre case les cadeaux qu’il nous destinait, consistant en étoffes du pays, armes et ustensiles divers. Les étoffes, produits de l’industrie dahomyenne, étaient de grands pagnes de coton de cinq mètres de longueur sur quatre de largeur, à bandes alternativement rouges et bleues et très-bon teint, car elles ont résisté depuis quelques années à plusieurs lavages. Elles sont tissées sur de petits métiers qui ne permettent de leur donner que vingt centimètres au plus de largeur ; ces bandes étroites sont réunies les unes aux autres par des coutures pour former ensuite des pièces de la dimension voulue. Les armes étaient des sabres et des poignards semblables à ceux des amazones de la garde. Nous avions en vain essayé de nous en procurer à prix d’argent les jours précédents. Le roi a le monopole de la fabrication et de la vente des armes, qu’il distribue et vend à sa guise. Enfin il nous avait envoyé un énorme sac de cauris dont nous fîmes généreusement abandon à notre escorte, émerveillée d’une pareille prodigalité.

Le 25 au matin, nous quittions Abomey dans le même ordre et avec la même suite que lorsque nous étions arrivés. La plupart des grands chefs nous accompagnèrent à quelques milles de la ville, mais notre hôte le méhou, avec lequel nous étions décidément en délicatesse, s’excusa sur l’état de sa santé et resta chez lui.

Ce ne fut pas un médiocre plaisir de nous retrouver, quelques jours après, tous sains et saufs sur le pont du Dialmath, accompagnés de deux jeunes nègres qui avaient déjà commencé à payer, dans la pirogue, le tribut obligé que les navigateurs novices ne peuvent refuser à la mer. Ces deux pauvres enfants se croyaient à leur dernier jour, et, malgré les bons traitements dont chacun se faisait un devoir de les entourer, ils regrettaient vivement d’avoir quitté la terre. Mais on les embarqua sur un navire de la maison Régis, à destination de Marseille, et, de son côté, le Dialmath reprit le cours de ses explorations sur la côte d’Afrique.

Répin.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 65. Tous les dessins de cette livraison sont de M. Foulquier d’après les croquis de M. Répin.
  2. Voyez le Tour du monde, tome II, p. 193 à 240.