Voyage au Dahomey/03

La bibliothèque libre.
Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 97-103).

Vue extérieure du palais du roi. — Dessin de Foulquier d’après un croquis de MM. Répin et Boulangé.


VOYAGE AU DAHOMEY

PAR M. LE Dr RÉPIN, EX-CHIRURGIEN DE LA MARINE IMPÉRIALE[1].
1856[2]. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VIII

Religion. — Mœurs. — Gouvernement. — Industrie. — Commerce. — Beaux-arts.

Cette relation paraîtrait sans doute incomplète si je ne donnais quelques détails ethnographiques et géographiques plus particuliers sur le pays des Dahomyens.

On peut voir sur la carte (p. 67), que pour aller de Wydah à Abomey, nous avons traversé deux provinces autrefois indépendantes sous les noms de royaumes d’Ardra et de Wydah. Depuis leur réunion sous la domination unique du roi de Dahomey, ces contrées ont perdu en grande partie leur caractère original, pour prendre les mœurs et les habitudes de leurs provinces. Cependant Wydah fait exception sur un point : cette ville est la seule qui possède un temple de serpents ; il y a bien à Xavi une sorte de collége de prêtresses consacrées au même culte, mais il n’y existe pas de temple. Dès qu’on a dépassé cette petite ville, et qu’on arrive à Tauli, premier village de l’ancien royaume d’Ardra en marchant du sud au nord, on ne trouve plus de traces de cette religion. Les noirs de Wydah ne font du reste que cumuler cette superstition avec celles de toutes les autres peuplades de cette partie de la côte africaine. Je dois ajouter qu’un certain nombre d’habitants de Wydah, mulâtres ou même nègres, professent ou plutôt reconnaissent la religion catholique. Dans le temps encore peu éloigné de nous, où la traite florissait sur ces rivages, les Portugais, qui en étaient les principaux agents, avaient bâti une chapelle à Wydah et y entretenaient un prêtre de leur nation. Mais la ruine de ces négriers, autrefois si opulents, a entraîné celle de l’Église catholique de Wydah.

Dans tout le royaume de Dahomey la religion est fondée sur la croyance à deux principes en antagonisme, celui du mal et celui du bien. De là cette idée logique de remercier les divinités bienfaisantes, mais surtout de conjurer la redoutable colère des autres par toutes sortes d’offrandes et de sacrifices. On trouve çà et là autour des villes ou des villages, en général à l’ombre d’un groupe d’arbres au feuillage sombre et touffu, comme les mangottiers, une petite case ronde ou carrée, propre, bien entretenue et séparée du reste des habitations par une haie vive : c’est le temple et souvent aussi la demeure du prêtre. Les noirs y pénètrent librement, à toute heure, pour y apporter des offrandes d’huile de palme, de bananes, d’ignames, etc. ; ou même, s’ils sont riches, des volailles, un mouton ou un bœuf. C’est là une partie des revenus du prêtre, intermédiaire obligé entre le croyant et les divinités.

Entassées en grand nombre dans la cour, sous la varangue ou dans la case même, les idoles sont variées à l’infini : hommes, femmes, animaux naturels ou fantastiques, etc. Quelques-unes même consistent en un simple bâton fourchu à trois dents, orné de bandelettes et supportant un petit vase en terre du pays plein d’huile de palme ; en une défense d’hippopotame, une molaire d’éléphant, une corne de cabri…, etc. Tout objet peut devenir fétiche, si le prêtre y a, par ses paroles magiques, attaché quelque propriété surnaturelle. C’est même la branche la plus importante de leurs profits, car ils vendent fort cher aux nègres des amulettes ou grisgris enchantés. Ainsi tel petit scapulaire de cuir ouvragé et colorié, telle griffe de tigre fixée sur une section de défense d’éléphant formant bracelet, telle corne d’antilope, préservent de la mort par le fusil, par le sabre ou par le poison ; d’autres grisgris seront tout-puissants contre la morsure des serpents ; avec tels autres on pourra chasser sans crainte l’éléphant ou le tigre. Nous avons vu à Tafoo, dans la case des fétiches, un grand nombre d’ex-voto, fragments de jambes ou de bras, mains, pieds, etc., grossièrement sculptés en bois et suspendus au-dessus de la divinité à laquelle les fidèles font honneur de leur guérison.

Fétiches du Dahomey. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Les mauvais Esprits ont des temples qui leur sont particulièrement consacrés, et dans lesquels il est interdit sous peine de mort de pénétrer. Les prêtres seuls les habitent, et y élèvent, dans la solitude, les adeptes qui devront les remplacer un jour. Quand des voyageurs de haut rang passent devant ces temples, généralement placés, comme celui de Cana par exemple, sur le bord des chemins les plus fréquentés, ou à la porte des villes, ils doivent mettre pied à terre, et on a vu plus haut ce qui se passe alors (p. 79). Le prêtre paraît sur le seuil du temple, et, pendant que son acolyte fait tinter une sorte de cloche, il marmotte les conjurations destinées préserver le voyageur de la maligne influence du dieu. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’afin de rendre efficaces les prières des prêtres, le voyageur doit les payer d’un présent (en cauris ou en marchandises) qu’il dépose en dehors de l’enceinte.

Sans contredit, le fétiche le plus invoqué et le plus fréquemment représenté au Dahomey, est le même qui présidait aux cultes organiques de l’antiquité classique.

Les prêtres qui, comme on l’a vu, sont aussi les médecins, traitent les maladies plutôt au moyen d’exorcismes, de pratiques superstitieuses et sorcelleries, que de médicaments. Les seuls qu’ils emploient, sont des purgatifs drastiques tirés de diverses plantes des familles des euphorbiacées et des convolvulacées. Ils font aussi un usage très-fréquent des ventouses scarifiées, qu’ils appliquent au moyen d’une section de petite calebasse en forme de demi-sphère, percée d’un trou à son centre. Après l’avoir posée sur l’endroit choisi (c’est toujours une des jambes), ils aspirent l’air contenu dans la calebasse, par la petite ouverture qu’ils bouchent ensuite rapidement avec une boulette de cire.

Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur de détails trop spéciaux. Qu’il me permette seulement de lui dire quelques mots d’une maladie à peu près inconnue en Europe, rare en Afrique, mais très-commune au contraire au Dahomey : je veux parler du filaire ou ver de Guinée. C’est un entozoaire (genre filaria des helminthes nématoïdes de d’Orbigny) qui se développe dans le tissu cellulaire intermusculaire ou sous-cutané. Un gonflement parfois considérable, la rougeur du membre (c’est principalement aux jambes qu’on le trouve), une vive démangeaison indiquent sa présence. Bientôt il se fait jour à travers la peau ulcérée et on peut l’apercevoir au fond de la plaie. Il faut alors le saisir, l’attirer doucement et le rouler autour d’un petit bâtonnet, jusqu’à ce que la résistance qu’on éprouve fasse craindre de le rompre. Si on parvient, en l’enroulant un peu ainsi chaque jour, à l’extraire en entier, le malade guérit ; si, au contraire, il se rompt, cet accident peut avoir des suites très-graves, parce que son corps (on n’a encore trouvé chez l’homme que des femelles) est rempli d’une multitude de jeunes filaires qui restent dans la plaie. Loin d’avoir détruit le germe de la maladie, on l’a au contraire ainsi considérablement multiplié, et l’inflammation produite par la présence de ces nombreux parasites peut être assez intense pour amener la mort. Les naturels pensent qu’ils avalent ce ver en buvant les eaux saumâtres qui le contiennent, mais la vérité est que ces animaux, qui foisonnent à l’état microscopique dans les eaux marécageuses, s’attachent aux jambes nues des nègres qui les traversent, pénètrent sous la peau, et s’y développent ensuite, pour causer les accidents dont je viens de parler.

Les prêtres ont encore la réputation de préparer des breuvages qui guérissent de la morsure des serpents les plus dangereux, des philtres, enfin des poisons d’une extrême subtilité.

Malgré les offres les plus séduisantes, et la promesse de riches cadeaux, je n’ai pu me procurer aucune de ces préparations. J’ai eu seulement en ma possession quelques flèches prétendues empoisonnées ; leur fer était enduit d’une substance verdâtre, comme un extrait de plantes fraîches. J’en fis l’essai sur un chat ; mais malgré d’assez nombreuses blessures et le soin que je prenais de laisser séjourner le fer dans la plaie, le pauvre animal au bout de deux jours ne présentait aucun symptôme d’intoxication : je lui rendis la liberté et il court encore. Aussi suis-je disposé à n’accorder qu’un crédit très-restreint sur ce point aux récits de certains voyageurs en Afrique.

Les Dahomyens ne célèbrent avec solennité aucun des événements marquants de la vie, qui, comme le mariage, la naissance des enfants ou l’inhumation des morts, sont chez les autres peuples des occasions de réjouissance ou de douleur. Le nègre, quand il veut se marier, achète sa future épouse à ses parents et se procure de cette façon autant de femmes qu’il en désire, ou qu’il en peut nourrir. Chez les grands, leur nombre est quelquefois considérable, et nous avons vu que le roi en avait plusieurs centaines.

Les Dahomyennes sont en général assez jolies, d’une taille médiocre ; elles seraient très-bien faites, si elles n’avaient la détestable habitude de nouer la ceinture de leur pagne au-dessus des seins. Elles ont la peau d’une douceur et d’un poli remarquables, de beaux yeux et les extrémités souvent petites. Leur costume consiste en une pagne, grande pièce d’étoffe en coton ou en soie. Pour ornements, elles portent des bracelets très-lourds en étain, en cuivre, en argent ou en or aux jambes et aux bras, des colliers de verroteries et d’ambre au cou et autour des reins, et enfin des pendants d’oreilles tellement pesants quelquefois qu’elles sont obligées de les soutenir avec une mèche de cheveux pour que leurs oreilles ne soient pas déchirées.

L’habitude du tatouage est peu répandue au Dahomey : il est remplacé par des peintures rouges ou blanches pratiquées sur le visage ou plus souvent sur les jambes. Le chef de la famille a sur ses femmes et sur ses enfants une autorité absolue qui peut aller même jusqu’à les vendre comme esclaves. Mais il faut dire que, grâce à la douceur naturelle du caractère dahomyen, ces exemples sont fort rares, et qu’au contraire ils les traitent avec une grande bienveillance. Toutefois aux femmes seules incombent tous les travaux de la maison. Pendant que leur seigneur boit, dort ou fume, elles fabriquent l’huile de palme, vont chercher le bois et l’eau, préparent les aliments, qu’elles lui présentent toujours à genoux, sans jamais être admises à les partager avec lui.

La chasse et la pêche sont avec la guerre les seules occupations des hommes. La condition des esclaves est très-supportable, et il est difficile de les distinguer du reste de la famille dont ils partagent les travaux et les plaisirs. Ils ne sont battus que pour des fautes graves, comme le vol par exemple, auquel ils sont très-enclins. Au roi seul appartient le droit de disposer de leur vie, et alors ils sont réservés pour les immolations qui marquent le jour de l’horrible fête des Coutumes[3].

Sacrifices humains au Dahomey. — Dessin de Foulquier d’après un croquis de MM. Répin et Boulangé.

Il n’y a point de cimetière dans le Dahomey, et chacun enterre ses morts dans sa propre case. À Tafoo, j’étais entré, en compagnie de notre interprète, dans la case d’un habitant : après quelques mots échangés, l’interprète me dit qu’il avait perdu son père le jour précédent. Je demandai où il l’avait enterré, et il frappa du pied le sol même de sa case ; craignant d’avoir été mal compris, je fis réitérer la question, il y répondit par le même geste, et l’interprète me confirma ce fait qu’ils inhument leurs morts dans leurs habitations.

Les Dahomyens sont de petite taille, mais robustes, bien découplés, infatigables marcheurs et d’une agilité surprenante : c’est merveille de les voir grimper en un clin d’œil, au moyen d’une ceinture d’écorce, au sommet d’un palmier de soixante ou quatre-vingts pieds de hauteur. Sobres par nécessité, ils deviennent d’une gloutonnerie incroyable quand ils trouvent moyen de se régaler aux dépens d’autrui. L’ivrognerie n’est pas un vice habituel chez eux, car ils pourraient s’enivrer journellement avec leur vin de palme qui est très-capiteux, et cela ne leur arrive guère que lorsqu’ils trouvent l’occasion de boire de l’eau-de-vie. D’un caractère doux, hospitalier, enclin à la gaieté la plus expansive, ils seraient d’un commerce facile et sûr, sans leur penchant irrésistible au vol. Très-respectueux envers leurs supérieurs, ils ne les abordent jamais sans se mettre à genoux, et gardent cette posture jusqu’à ce que ceux-ci, en battant doucement des mains, leur donnent permission de se lever et de parler. Quand deux hommes d’égale condition se rencontrent, ils se saluent en se donnant mutuellement la main droite, chacun d’eux faisant claquer trois fois son pouce sur les doigts de son interlocuteur. C’est ainsi que le roi nous recevait ordinairement, mais les chefs les plus puissants n’approchent de lui qu’avec les marques d’un respect avilissant, en se prosternant à terre le front dans la poussière. Même, hors de sa présence, lorsque l’on vient à prononcer fortuitement son nom, ou que l’on passe devant l’un de ses palais, on lui donne ces marques de servile bassesse.

Le roi de Dahomey peut d’un signe de sa main faire tomber sous le sabre du minghan la tête la plus assurée en apparence, mais il n’est pas à l’abri des révolutions de palais. Ghézo lui-même doit la couronne à une conspiration militaire ; il a été porté au pouvoir par les amazones révoltées contre son propre frère. La succession au trône se fait par ordre de primogéniture ; cependant il arrive quelquefois que cet ordre se trouve interverti, si quelqu’un des fils du roi a su gagner, au détriment de son aîné, la faveur des grands et de l’armée qui l’élèvent au premier rang par acclamation. Le poids du système gouvernemental repose presque en entier sur la tête du méhou ou premier ministre, chargé de recevoir pour le roi les deniers publics et de surveiller l’administration des chefs. Le pays est divisé en plusieurs provinces (comme celles de Wydah et d’Ardrah par exemple), gouvernées chacune par un avoghau ou vice-roi. Ces officiers relèvent directement du méhou, l’informent de tout ce qui se passe dans leur province, et prennent ses ordres pour accorder ou refuser aux étrangers la permission de pénétrer dans le royaume. Ils lui doivent compte du produit des taxes qui frappent les marchandises ou l’huile de palme à leur passage dans les villages où sont établies les douanes royales (déciméro, en langage du pays, c’est probablement un mot d’origine portugaise), comme celles que nous vîmes à Alada, à Cana, à Tafoo. De plus, ils fournissent au roi, quand il veut faire la guerre, le nombre de soldats qu’il demande, ou qu’ils peuvent réunir. Ces troupes sont commandées par les cabéceirs, chefs d’un rang inférieur, soumis aux avoghans, et administrant les villages des provinces gouvernées par ceux-ci. Ces officiers de second ordre sont cependant nommées par le roi, qui leur confie, comme marque de leur dignité, les bracelets d’argent, le parasol et le tabouret. Ces insignes ne les quittent jamais, et les esclaves portent devant eux, quand ils sortent, le parasol et le tabouret.

Les redevances payées par les négociants étrangers qui veulent commercer avec le Dahomey, et les taxes qui frappent les marchandises constituent la plus grande partie des revenus du roi, depuis que l’abolition de la traite en a tari la source la plus abondante. Il faut y ajouter le produit de vastes plantations cultivées par ses esclaves, dont il fait vendre les récoltes par des individus qui prennent le titre de négociants du roi, et réalisent ordinairement dans ce trafic d’énormes bénéfices. De plus la chasse aux éléphants, faite par les chasseresses de la garde, le fournit abondamment d’ivoire, et les expéditions entreprises de temps à autre contre les peuplades voisines lui permettent de se procurer des esclaves à peu de frais. Tout cela sert à entretenir les amazones, les femmes du sérail, et à faire des largesses au peuple le jour des Coutumes. Quand les dépenses ont excédé les recettes, ce qui peut arriver même à des budgets plus civilisés, le roi ne se fait aucun scrupule de faire rendre gorge, sous forme d’emprunt forcé, à ceux de ses avoghans, ou de ses négociants, qu’il sait s’être par trop enrichis. Il le peut d’autant plus facilement, qu’on ne saurait dissimuler aisément de grandes sommes en cauris. (Il en faut quatre cents pour équivaloir à un franc de notre monnaie.) Ce fut précisément le raisonnement de Ghézo, en réponse à cette observation que nous lui faisions un jour qu’il devait utiliser les mines d’argent des montagnes de Khong pour battre monnaie.

Intérieur du harem du roi. — Dessin de Foulquier d’après un croquis de MM. Répin et Boulangé.

Lorsque le roi a résolu quelque expédition guerrière, chacun des gouverneurs de province ou avoghans est tenu, comme je l’ai dit, de lui fournir un contingent commandé par des cabéceirs. Ces troupes se réunissent à Abomey, ou sur tel point qu’il convient au roi de désigner. La guerre terminée, chacun retourne à ses travaux, excepté un petit nombre d’hommes qui tiennent garnison dans les cases royales ou qui forment la garde particulière des avoghans et des principaux cabéceirs. Ainsi il n’y a pas, à proprement parler, d’autre armée permanente au Dahomey que celle des femmes. Les amazones logent dans les palais du roi, qui les entretient richement, et elles y passent leur temps à boire, à fumer et à danser. Néanmoins elles sont soumises, sous l’autorité de la générale en chef et sous la surveillance du tolonou, à une discipline sévère. L’armée dahomyenne est absolument dépourvue de cavalerie : les chevaux supportent fort mal le climat du pays, et y périssent au bout de quelques années ; le roi seul en possédait deux en très-mauvais état, encore était-ce affaire de curiosité, car il ne les montait jamais. L’artillerie ne sert que dans les réjouissances publiques ; il serait impossible de la traîner dans des sentiers à peine assez frayés et assez larges pour le passage d’un homme ; du reste, les Dahomyens n’ont pas de projectiles pour leurs canons. Ils sont équipés de fusils, de flèches, de sagaies et de sabres ; mais ils se servent maladroitement du fusil, qu’ils tirent sans épauler (j’en excepte pourtant les chasseresses d’éléphants). En revanche, ils manient bien leur sagaie, lance de huit à dix pieds de longueur, à manche très-léger, avec lesquelles ils atteignent presque à coup sûr le tronc d’un palmier à quarante ou cinquante pas de distance. Une fois en campagne, l’armée vit aux dépens du pays ennemi, qu’elle ravage de fond en comble : ces expéditions sont de véritables razzias de bétail et d’hommes, partagés, après la victoire, entre le roi et les principaux chefs.

La justice est rendue par les gouverneurs des provinces ou cabéceirs, qui connaissent des délits ordinaires ; mais pour ceux qui entraînent la peine de mort, ils sont soumis à la décision du roi. Quand les juges sont embarrassés, ils ont parfois recours à ce qu’on appelait au moyen âge, en Europe, le jugement de Dieu. On y procède de deux manières : en faisant boire à l’accusé une décoction d’une certaine écorce (peut-être celle du casca, répandue sur cette côte et jouissant de propriétés vomitives énergiques) dont les prêtres ont le secret : s’il la supporte sans vomir, il est reconnu innocent, et, dans le cas contraire, coupable ; ou bien cette épreuve peu concluante, il faut l’avouer, est remplacée par la suivante qui ne l’est pas plus : on fait rougir à blanc le fer d’une sagaie, et l’accusé passe rapidement sa langue trois fois sur le métal incandescent ; s’il n’est pas brûlé, c’est qu’il est innocent. Je fus un jour témoin d’un jugement de ce genre ; le pauvre diable (c’était un esclave accusé de vol), horriblement martyrisé, reçut encore, pour comble de chance, une vigoureuse bastonnade. C’est le châtiment le plus ordinairement infligé aux gens de la basse classe ; quant aux riches et aux chefs, c’est par les amendes, la confiscation ou la privation de leur dignité qu’ils sont punis ; l’emprisonnement est inconnu, et par conséquent il n’existe nulle part de prison.

Parmi les crimes punis de mort, il faut compter celui d’entretenir des relations coupables avec les femmes du roi ou même les amazones. Les deux coupables sont passibles de la même peine, dont l’exécution est réservée le plus souvent pour la fête des Coutumes. Il est arrivé plusieurs fois, paraît-il, que des individus condamnés sur la dénonciation de quelque chef, au moment d’être immolés sous les yeux du roi, profitaient de cet instant suprême pour protester de leur innocence et obtenir grâce de la vie. Mais le méhou, pour mettre fin à cet abus qui troublait, dit-il, la cérémonie, a ordonné depuis quelques années que les condamnés fussent conduits bâillonnés à la case des sacrifices : de cette façon il n’y a plus de réclamations. C’est le minghan, sorte de compère Tristan de ce Louis XI d’ébène, qui exécute ces jugements sans appel. Aussi, ne paraît-il jamais devant le roi sans être muni de l’énorme sabre surmonté d’un coq, dont nous avons parlé, et qui est à la fois l’insigne de sa charge et l’instrument de ses sanglantes exécutions. Justice faite, la tête du supplicié, séparée du tronc, est placée sur les crochets de fer qui surmontent les murs d’enceinte de la case royale. Que deviennent les cadavres ? J’ai souvent posé cette question à des Dahomyens de diverses classes, et je n’ai jamais pu obtenir une réponse bien catégorique. Cependant je ne crois pas les Dahomyens anthropophages : la sanglante tragédie qui se joue chaque année à la fête des Coutumes n’a d’autre but que la satisfaction de cet instinct inné de cruauté, qui porte la plupart des enfants à faire souffrir les êtres plus faibles qu’eux et qu’on retrouve chez ces peuples toujours en enfance. Il pourrait se faire néanmoins qu’ils attachassent quelque idée superstitieuse à la consommation de ces restes et qu’ils servissent à de secrètes et révoltantes agapes ; mais, je le répète, je n’ai là-dessus que des soupçons qu’ont fait naître dans mon esprit l’hésitation et l’embarras des noirs que j’ai interrogés à ce sujet.

De vastes forêts, où domine le palmier, couvrent presque entièrement la partie du Dahomey située entre Abomey et la mer. Quelques plaines cultivées environnent seulement les principaux villages ; mais lorsque, après avoir franchi la Lama et gravi les pentes qui forment ses berges, on arrive sur les plateaux où sont situés Cana et Abomey, la scène change. Ce sont de vastes plaines, légèrement ondulées, semées, surtout aux abords des villages, de bouquets de palmiers, de dragonniers et de fromagers. Tantôt on disparaît dans les prairies de hautes herbes, tantôt on traverse de belles cultures de mil, de manioc, d’igname et de maïs. Les terrains marécageux sont réservés pour la production du riz, qui, avec la farine de maïs et les ignames, est la nourriture habituelle des noirs. La viande y est rare, parce que l’élève des bestiaux n’entre pas dans les habitudes agricoles d’un pays où le fumier serait inutile, la terre rendant sans engrais le centuple de ce qu’on lui confie. Du reste, aucune de ces productions n’est exportée, et l’huile de palme seule alimente le commerce du Dahomey, pays où l’ivoire et l’or sont moins abondants que sur d’autres points de la côte occidentale d’Afrique. Il faut ajouter de suite que ce produit donne lieu à des transactions d’une grande importance et qui permettent à ceux qui s’y livrent de réaliser des bénéfices vraiment extraordinaires : je pourrais citer telle maison française où ils se chiffrent par millions. Tout le monde sait que cette huile provient des fruits du palmier à huile (Elaïs Guineensis), d’où les naturels l’extraient en les broyant imparfaitement et en les traitant par l’eau bouillante et l’expression.

Le coton paraît venir sans culture. Il appartient à l’espèce Gosypuens arborescens (à laine courte), l’une des meilleures qui existent ; malheureusement il est très-peu abondant, et loin de pouvoir en exporter, les habitants du Dahomey n’en ont pas assez pour leur consommation, car ils achètent aux factoreries une grande quantité de cotonnades. Ils fabriquent pourtant des étoffes de coton ; mais leurs métiers sont très-imparfaits et ne peuvent tisser que des bandes de vingt centimètres de largeur, qu’ils cousent ensuite les unes aux autres pour confectionner leurs pagnes. Le roi nous fit présent de quelques pièces de ces tissus, et je puis constater encore aujourd’hui qu’ils sont d’une qualité surprenante, tant sous le rapport de la solidité que sous celui de la teinture ; aussi sont-ils réservés pour les grands et les riches. Les tisserands dahoméens n’emploient guère que deux couleurs : le bleu et le rouge. L’indigotier, plante assez commune au Dahomey, leur fournit la première, et ils obtiennent la seconde en pilant, laissant macérer et traitant ensuite par l’eau bouillante la tige du mil.

Le fer et le cuivre sont très-rares au Dahomey ; on les emploie presque exclusivement pour les armes blanches : sabres, couteaux, sagaies, etc., dont la fabrication est un monopole royal. Ces métaux, fournis par les comptoirs, sont de qualité très-inférieure ; de plus, comme les ouvriers dahomyens ignorent l’art de la trempe, leurs armes sont très-mauvaises. Ceux qui travaillent les métaux précieux font preuve de plus d’habileté, souvent même d’assez de goût dans le dessin et l’ornementation des bijoux, tels que les colliers, les grisgris et surtout les bracelets d’argent, portés par les cabéceirs comme insigne de leur dignité. Ils se procurent l’or par le lavage des sables aurifères de certaines rivières qui descendent du versant méridional des monts de Kong, et vont alimenter, après avoir traversé le haut Dahomey, les vastes lagunes qui baignent le sud de ce pays. Quant à l’argent, au dire même du roi Ghézo, les monts de Kong en contiennent des mines fort riches, d’où les nègres le retirent en traitant le minerai (probablement un sulfure) par le grillage et des fusions répétées. Je ne voudrais pourtant pas garantir la véracité de cette assertion, car les noirs faisaient alors, comme pour la poudre d’or, commerce d’argent, tandis qu’ils n’en apportent jamais aux comptoirs.

L’écriture et les chiffres paraissent être inconnus au Dahomey. Les beaux-arts, l’architecture, le dessin, la sculpture et la musique y sont peu florissants. Les dessins et les peintures que je n’ai vus appliqués qu’à la décoration des murailles du temple des sacrifices, à Cana (p. 80), prouvent surabondamment que les artistes dahomyens n’ont pas l’idée de la perspective. Ce que j’ai vu de mieux réussi en dessin, ce sont les broderies exécutées avec une espèce de soie végétale du pays, à reflets chatoyants d’un joli effet, qui décorent les étendards de l’armée et les bonnets des amazones. Les Dahomyens réussiraient peut-être mieux en sculpture : les tabourets témoignent de quelque goût et d’une certaine habileté de main.

Quant à la poésie, je n’en ai trouvé d’autres traces que les chants de triomphe par lesquels les Dahomyens célébraient leur victoire simulée le jour de la fête d’Abomey et les improvisations en notre honneur que chantèrent les femmes du roi. Ces productions, sans originalité, sont empreintes du caractère emphatique qui distingue les œuvres d’imagination des peuples primitifs.

Du reste la langue dahomyenne est très-pauvre ; elle n’a de mots que pour exprimer les besoins ordinaires de la vie et désigner les objets qui tombent sous l’appréciation de nos sens. Elle n’a pas d’expression pour traduire les idées abstraites, sans doute parce que ces idées n’ont pas encore pris naissance dans le cerveau des Dahomyens.

Répin.


  1. Suite et fin. — Voy. pages 65 et 81.
  2. C’est par erreur que la date 1860 a été indiquée pour ce voyage dans les deux précédentes livraisons.
  3. Puisque ce mot revient sous ma plume, je vais en donner une courte explication.

    Une fois par an, les Avoghans et les Cabéceirs viennent à jour fixe apporter au roi les tributs, en cauris ou en marchandises, qui constituent ses revenus. Leur réunion à Abomey donne lieu à de grandes fêtes, analogues à celle que le roi nous donna, et pendant lesquelles il fait distribuer au peuple et aux soldats des vivres, de l’eau-de-vie et la plus grande partie de ce qu’il vient de recevoir. C’est au milieu de la surexcitation et de l’ivresse de ces jours d’orgie populaire que se consomment les horribles sacrifices humains qui coûtent la vie à des centaines d’esclaves, immolés dans le but de conjurer la colère des divinités malfaisantes.