Voyage au Dahomey/04

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DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES ET POSTÉRIEURS AU VOYAGE DE M. RÉPIN.


I

Funérailles, tombe et cercueil des rois. — La grande coutume funèbre et l’inauguration du nouveau souverain, etc., etc.

C’est à Abomey que se trouve le tombeau des rois, vaste souterrain creusé de main d’homme.

Quand un roi meurt, on lui érige, au centre de ce caveau, une espèce de cénotaphe entouré de barres de fer et surmonté d’un cercueil en terre cimentée du sang d’une centaine de captifs provenant des dernières guerres et sacrifiés pour servir de gardes au souverain dans l’autre monde. Le corps du monarque est déposé dans ce cercueil, la tête reposant sur les crânes des rois vaincus ; enfin, comme autant de reliques de la royauté défunte, on dépose au pied du cénotaphe tout ce qu’on peut y placer de crânes et d’ossements.

Funéraille du roi. — Dessin de Foulquier d’après G. T. Valdez.

Tous les préparatifs terminés, on ouvre les portes du caveau et l’on y fait entrer huit abaias (danseuses de la cour), en compagnie de cinquante soldats. Danseuses et guerriers, munis d’une certaine quantité de provisions, sont chargés d’accompagner leur souverain dans le royaume des ombres, en d’autres termes, ils sont offerts en sacrifice vivant aux mânes du roi mort. Chose étrange ! il se trouve toujours un nombre suffisant de victimes volontaires des deux sexes, qui considèrent comme un honneur de s’immoler dans le charnier royal.

Le caveau reste ouvert pendant trois jours pour recevoir les pauvres fanatiques, puis le premier ministre recouvre le cercueil d’un drap de velours noir et partage avec les grands de la cour et les abaias survivantes les joyaux et les vêtements dont le nouveau roi a fait hommage à l’ombre de son prédécesseur.

Durant dix-huit mois, le prince héritier gouverne en qualité de régent, avec les deux premiers ministres, au nom du souverain décédé. Les dix-huit mois expirés, il convoque une assemblée publique au palais d’Abomey, d’où tout le monde se rend au caveau funéraire ; le cercueil est ouvert et le crâne du roi mort en est retiré. Le régent prend ce crâne dans la main gauche, et, tenant une petite hache dans la droite, proclame à haute voix le fait que la nation est censée ignorer : à savoir, que le roi est mort et que lui, régent, n’a jusque-là gouverné qu’en son nom. À l’ouïe de ces prétendues nouvelles, toute l’assemblée se prosterne, chacun se couvre de terre en signe de la plus grande douleur ; mais ces manifestations ne durent qu’un moment ; le régent, déposant crâne et hache, tire son épée du fourreau et se proclame roi, sur quoi le peuple, passant immédiatement du deuil le plus profond à la joie la plus bruyante, éclate en chants et en danses, au milieu d’un concert d’instruments de musique dont l’harmonie ne fait pas le principal mérite.

Intronisation ou sacre du roi Bâhadou. — Dessin de Foulquier d’après T. F. Valdez.

À cette occasion, il est d’usage que tous les grands et les résidents européens des sarames, ou factoreries, offrent des présents considérables. L’ensemble de toutes ces cérémonies s’appelle la Grande Coutume par excellence, pour la distinguer des autres cérémonies ou anniversaires qui portent aussi ce nom.

Jamais la soif de sang du Moloch africain ne se manifeste plus qu’en cette solennité. Des centaines, des milliers de victimes humaines sont alors immolées, sous le prétexte d’envoyer porter au feu roi la nouvelle du couronnement de son successeur. Avec de l’argile pétrie dans le sang des victimes, on forme un grand vase de forme bizarre, dans lequel le crâne et les os du feu roi sont définitivement enfermés et scellés. À de certains jours, le roi régnant vient rendre ses devoirs à cette urne funéraire, dans laquelle, à travers des ouvertures ménagées à dessein, il répand des libations d’eau-de-vie et des offrandes de cauris. Ce dernier article a pour objet de subvenir aux besoins du défunt dans l’autre monde et de l’empêcher de faire honte à son successeur en contractant des dettes.

Aucun des détails hideux ou ridicules que nous venons d’énumérer, d’après un témoin oculaire[1], n’a fait défaut aux funérailles du roi Ghézo, décédé à la fin de 1858, et au sacre de son successeur Bâhadou[2]. Dans chacune de ces solennités, le nouveau roi s’est montré ce qu’il avait apparu à M. Répin, comme héritier présomptif, le digne chef du parti conservateur des us et coutumes de la monarchie dahomyenne.

« À la mort de Ghézo, écrit de Wydah un missionnaire catholique français, l’aristocratie dahomyenne se trouva partagée en deux partis : les uns voulaient le maintien des anciennes coutumes, exigeant chaque année l’immolation de milliers de victimes ; les autres en voulaient l’abolition. Je m’abstiens de dévoiler le mystère qui donna la victoire aux plus méchants. L’intronisation du prince Badou (Bâhadou) fut le triomphe des anciennes lois, qui reprirent toutes la rigueur sanguinaire réclamée par les féticheurs. Il ne faut pas croire que la boucherie humaine se borne aux grandes fêtes ; pas un jour ne se passe sans que quelque tête tombe sous la hache du fanatisme ; car la soif de sang paraît dévorer ceux qui s’en abreuvent. Dernièrement l’Europe a frémi en apprenant que le sang de trois mille créatures humaines avait arrosé le tombeau de Ghézo : hélas ! s’il n’y en avait eu que trois mille[3] !… »

« Le 11 juillet 1860, a dit de son côté un missionnaire protestant, je fus invité à me rendre de Wydah à Abomey. Après deux jours de marche, je rencontrai sur la route un homme qui se dirigeait vers Wydah, porté dans un hamac et préservé du soleil par un vaste parasol. Il était bien vêtu du costume des marins dahomyens, et une suite assez nombreuse l’accompagnait. Ce pauvre homme, une fois arrivé à Wydah, devait être précipité dans la mer, en même temps que les deux gardiens des portes du port, afin d’être prêts à ouvrir ces portes à l’esprit du roi défunt, quand il lui plairait de prendre un bain de mer.

« Nous trouvâmes à Canna le nouveau roi lui-même, qui se disposait à partir pour sa capitale, où il nous donna rendez-vous pour le 16. Quand nous l’eûmes rejoint, il nous fit tous asseoir ; puis, nous montrant un homme dont les mains étaient liées et la bouche bâillonnée, il nous dit que c’était un messager qu’il envoyait porter de ses nouvelles à son père. Et, à ce titre, le pauvre homme, dirigé aussitôt vers la ville, fut en effet, comme je l’ai appris plus tard, immolé sur la tombe du feu roi. Une heure après le départ de ce malheureux, on amena devant Bâhadou quatre autres hommes, accompagnés d’un daim, d’un singe et d’un gros oiseau. Toutes ces créatures, à l’exception d’une, eurent la tête tranchée sur-le-champ, avec mission d’aller annoncer aux esprits ce que le pieux monarque se préparait à faire en faveur de son père. Un des hommes devait aller le raconter aux esprits qui fréquentent les marchés du pays, le second aux animaux qui vivent dans les eaux, le troisième aux esprits qui voyagent sur les grandes routes, et le quatrième aux habitants du firmament. Le daim devait s’acquitter de la même mission auprès des quadrupèdes qui parcourent les forêts, et le singe grimper jusqu’au sommet des arbres pour en instruire ses pareils. Quant à l’oiseau, plus heureux que ses compagnons, on lui rendit la liberté, afin que, s’élevant dans les airs, il racontât les mêmes choses aux êtres qui les habitent.

« Ces sacrifices accomplis, Bâhadou se leva de son trône, et, tirant son épée : « Maintenant, dit-il, que je suis roi de ce royaume, je mettrai sous mes pieds tous les ennemis du feu roi, et j’irai à Abbéokuta venger sur ses habitants la défaite de mon père. » Deux de ses principaux ministres, nommés Mingah et Mévu, prirent après lui la parole pour répéter à peu près les mêmes choses ; puis tout le monde se mit en marche pour entrer enfin dans la ville.

« Le 17, le roi fit battre le gong pour annoncer que la Grande Coutume commencerait sous peu de jours. Ce terme rapproché contraria vivement les Européens qui se trouvaient dans la capitale, mais ils ne purent faire autre chose que de s’y résigner.

« Cette sinistre cérémonie s’ouvrit le dimanche 22. Dès le point du jour, cent hommes furent mis à mort, et, à ce qu’on m’assura, à peu près autant de femmes massacrées dans l’intérieur du palais. Le roi sortit, au bruit de la mousqueterie ; quatre-vingt-dix officiers et cent vingt princes ou princesses vinrent le saluer, en lui présentant chacun plusieurs esclaves (de deux à quatre) pour être sacrifiés en l’honneur de son père. Deux ou trois résidents portugais les imitèrent. Ils offrirent, si je suis bien informé, une vingtaine d’hommes, et, en outre, des bœufs, des moutons, des chèvres, des volailles, des cauris, de l’argent, du rhum, etc. Le roi s’attendait évidemment à ce que cet exemple serait suivi par d’autres Européens ; mais, heureusement, ceux-là furent les seuls à commettre ces détestables actions.

« Le vendredi 1er  août, le roi vint en personne procéder aux funérailles de son père. On ensevelit dans le sépulcre royal soixante hommes, cinquante moutons, cinquante chèvres, quarante coqs et une grande quantité de cauris. Les soldats des deux sexes firent ensuite de grandes décharges, pendant que le roi faisait à pied le tour du palais. Quand il fut revenu devant la porte, on tira de nouveau de nombreux coups de fusil, et là encore on massacra cinquante esclaves. Il avait plu à Sa Majesté de faire grâce à dix autres.

« Le lendemain, le roi jeta dans les rangs de la foule des cauris et divers effets d’habillement, pour se procurer le plaisir de la voir se disputer ces largesses.

« Durant ce premier acte de la Coutume, les visiteurs du roi lui firent d’énormes présents. Plus de trois semaines furent ainsi employées, et nous restâmes là environ deux mois sans pouvoir obtenir la permission de nous en aller. Je l’obtins enfin le 1er  septembre, mais à la condition expresse de revenir le 12 octobre pour assister à la suite des cérémonies.

…À peine de retour à Abomey, nous fûmes appelés au palais. Près de la porte, nous vîmes quatre-vingt-dix têtes humaines, tranchées le matin même ; leur sang coulait encore sur le sol comme un torrent. Ces affreux débris étaient étalés de chaque côté de la porte, de manière que le public pût bien les voir. Quand nous fûmes assis en présence du monarque, il nous montra les présents qu’il allait envoyer à l’esprit de son père : c’étaient deux chariots, des roues, trois plats, deux théières, un sucrier, un pot à beurre, le tout en argent massif ; un somptueux coussin placé sur une sorte de brouette, que devaient traîner six amazones ; trois superbes hamacs en soie avec des rideaux de même étoffe, etc., etc.

« Trois jours après, nouvelle visite obligée au palais et même spectacle : soixante têtes fraîchement coupées, rangées, comme les premières, de chaque côté de la porte, et, trois jours plus tard encore, trente-six. Le roi avait fait construire, sur la place du marché principal, quatre grandes plates-formes, d’où il jeta des cauris au peuple, et sur lesquelles il fit encore immoler environ soixante victimes humaines. J’estime que, pendant la célébration de ces horribles fêtes, plus de deux mille êtres humains ont été égorgés, les hommes en public, les femmes dans l’intérieur du palais.

« Étant tombé malade le lendemain, je passai trois jours sur mon lit, sans que personne me donnât une bouchée de pain ou une goutte d’eau ; mais cette maladie me servit d’excuse pour quitter la capitale, tandis que les autres visiteurs appelés furent obligés d’y séjourner encore[4]. »


II

Politique dahomyenne.

Au milieu de ce déploiement d’horreurs, un nom est échappé aux lèvres de Sa Majesté Bâhadou et semble dominer ce qu’en style de chancellerie on appellerait sa politique extérieure. Ce nom est celui d’Abbéokuta, de cette ville contre laquelle se brisa, au printemps de 1851, la fortune de Ghézo et le prestige jusque-là incontesté des armes dahomyennes. République issue des débris de l’ancien empire de Yarriba, — forte de plus de cent mille habitants, presque tous agriculteurs qui n’ont jamais trafiqué de leurs semblables, — asile toujours ouvert aux opprimés des contrées voisines, ainsi qu’à l’immigration des captifs soustraits aux négriers par les croisières européennes, — centre enfin d’une mission florissante de l’Église anglicane, Abbéokuta oppose une barrière, jusqu’ici insurmontable, aux razzias que les Dahomyens cherchent à pousser du côté de l’Orient. Or, ils ont fait le désert au nord et au couchant, jusqu’au rio Volta, jusqu’aux montagnes de Kong qu’ils ne sauraient franchir. Le gibier commence donc à manquer à ces chasseurs d’hommes, et sans quelques milliers de captifs à vendre aux contrebandiers en chair humaine de la côte, comment entretenir le faste de la cour d’Abomey, le harem et l’armée ? « Toutes les autres ressources du royaume, disait feu Ghézo à un voyageur, n’y suffiraient pas une semaine. » Il faut donc qu’Abbéokuta soit anéantie ou que les monarques dahomyens, privés de leur faste barbare d’armées, d’amazones et de Grandes Coutumes, descendent au rang de ces roitelets qui vivent sur la côte d’Afrique dans l’oubli du reste du monde.

Mais pour réussir là où son père a échoué, Bâhadou a nécessairement besoin de munitions de guerre, de fusils, de canons perfectionnés par la science moderne. Il veut même, dit-on, munir ses guerriers d’élite d’armures complètes à l’épreuve de la balle. Il ne peut trouver tout cela que chez les blancs, et pour amener ceux-ci à ses fins, le rusé barbare n’épargnera rien. Il endormira les soupçons, se fera doux et placide. Il ira même, reniant ses dieux, jusqu’à prier humblement un missionnaire catholique de Wydah, à honorer Abomey d’une visite officielle, dans tout l’appareil sacerdotal, et acquiescera, dans ce but, à toutes les conditions que lui imposera impérieusement le prêtre chrétien, conditions que nous citons textuellement d’après ce dernier :

« 1. Absence de tout fétiche dans tout le parcours de deux kilomètres, depuis la grande porte de la ville jusqu’au palais royal. — 2. Absence de tout fétiche, de toute amulette sur les ornements militaires. — 3. Abstention de certaines cérémonies, plus ou moins entachées de superstition et de servilisme, dans les compliments et les saluts, et autres choses du même genre. — 4. Borner à un seul tour, au lieu de trois, le parcours de l’immense place royale, et ensuite être admis immédiatement dans le palais.

« J’avais déclaré, dit M. Borghéro, que si l’on me refusait une seule de ces conditions, je ne ferais pas l’entrée solennelle que l’on désirait, et que je me bornerais à une visite ordinaire. Tout fut accordé et au delà.

« Le roi n’avait pour insigne qu’une ceinture jaune et bleue, avec un collier en simple verroterie ; tous les grands dignitaires étaient superbement parés d’ornements en or, en argent et autres matières de prix, mais pas le vestige du moindre fétiche. Comment a-t-on fait pour cacher ceux des rues ? je n’en sais rien. Plusieurs étaient couverts par des toits de paille abaissés ; dans le palais il y avait des monceaux de terre à la place des fétiches.

« Je sais bien, me dit le roi, que ces choses ne doivent pas paraître aux yeux de l’homme de Dieu, car Dieu est bien plus grand que toutes ces choses[5] !. Enfin, plusieurs personnages de la cour portaient au cou de riches croix d’or et d’argent. » Devant tant de condescendance et d’humilité, le bon missionnaire crut à un prochain triomphe du christianisme dans le Dahomey.

Cette illusion date d’octobre 1861 ; dès le mois suivant, M. Borghéro ne voyait plus, hélas ! dans Abomey qu’une boucherie d’hommes et un charnier[6]. Enfin, le 5 mars 1862, le bourg paisible d’Ischagga, dépendant d’Abbéokuta et peuplé de catéchistes chrétiens, était cerné et assailli de nuit par un corps de troupes dahomyennes, et tous ceux de ses habitants qui n’étaient pas massacrés sur place étaient entraînés, chargés de liens, dans les parcs à esclaves de Bâhadou. Ce qu’il a fait de ces malheureux, nous l’apprendrons par ce qui suit.

Carte indiquant la position et les rapports du Dahomey dans l’Afrique occidentale.


III

Narration de M. Euschart, négociant hollandais, recueillie à Petit-Popo, le 6 août 1862, par le commandant T. L. Perry, du navire de Sa Majesté Britannique le Griffin, et adressée par ce dernier au gouverneur anglais de Lagos.

« … Vers le milieu du mois de juin dernier, je me trouvais à Wydah, où m’avaient appelé des affaires de commerce. Le 24 du même mois, je reçus, à mon grand étonnement et déplaisir, la canne d’honneur du roi de Dahomey, accompagnée de l’invitation impérative de me rendre, sans retard, à Abomey. Je n’épargnai ni prétextes, ni ruses, ni efforts d’aucune espèce pour éviter ce voyage, mais le tout vainement. Les cabéceirs de Wydah me déclarèrent ouvertement que si je n obéissais pas aux volontés du roi en me rendant de mon plein gré à Abomey, j’y serais traîné comme prisonnier. En conséquence, le 26 juin, je quittai Wydah dans un hamac porté par six hommes et suivi d’une escorte de soldats dahomyens. Le même jour j’atteignis Allada, l’ancienne résidence des rois de Dahomey.

« Parti d’Allada le lendemain, j’eus à traverser le jour suivant les marécages de la Lama, qui heureusement contenaient très-peu d’eau à cette époque de l’année. Après une courte halte à Canna, j’arrivai le 28 au soir dans les faubourgs d’Abomey, où une confortable habitation avait été disposée pour moi. On m’y laissa toute la journée du lendemain, avec la recommandation expresse de n’en pas sortir, surtout pendant la nuit. Le 29, on me fit franchir l’enceinte fortifiée de la ville par la porte Royale, sous laquelle se tenaient pour me recevoir deux des principaux cabéceirs. Ils me saluèrent profondément et me dirent : « Le roi notre maître n’a jamais vu de Hollandais ; il en a été de même du feu roi son père ; et maintenant que nous avons une foule de captifs à sacrifier aux dieux, nous sommes on ne peut plus heureux de voir un Hollandais. » Après cet exorde, ils m’obligèrent de boire avec eux, quatre fois de suite, à la santé de leur souverain, puis ils exécutèrent autour de moi une pyrrhique sauvage accompagnée de chants et de coups de fusil. Conduit ensuite au palais du roi, j’y fus reçu par le premier ministre qui m’apprit que le prince me donnerait audience le lendemain.

« Le 1er  juillet je trouvai Sa Majesté Bâhadou, assise devant son palais sous un dais élevé et entourée d’un détachement d’amazones. Je saluai à l’européenne le monarque, qui se leva, me prit les mains, me dit qu’il était très-heureux de voir un Hollandais et continua à me parler en portugais pendant dix minutes au moins. Il termina en m’invitant à retourner à mon logement et à n’en pas bouger de trois jours.

« Le 5 juillet, je fus conduit en grande pompe sur la place du Marché où on m’apprit qu’un grand nombre de malheureux avaient été égorgés la nuit précédente. Le premier objet qui frappa mes yeux, sur ce théâtre d’horreur, fut le corps de M. Doherty, ancien esclave libéré, et dernièrement ministre de l’Église anglicane à Ischagga. Il était crucifié contre le tronc d’un arbre gigantesque ; une fiche de fer traversait sa tête, une autre sa poitrine et de grands clous fixaient solidement à l’arbre ses pieds et ses mains. Par une amère ironie, son bras gauche était recourbé de manière à soutenir une large ombrelle de coton !…

Un missionnaire anglican crucifié à Abomey en juillet 1862. — Dessin de Foulquier.

« De là on me mena vers une haute plate-forme où trônait le roi, et d’où Sa Majesté adressait à son peuple ce que l’on pourrait appeler un prêche de guerre, car il lui promettait de le conduire, dès le mois de novembre, à l’attaque d’Abbéokuta. Des cauris, des vêtements et des flots de rhum furent distribués à la foule en forme de péroraison.

« Vis-à-vis la plate-forme et dans toute la largeur de la place étaient alignées des rangées de têtes humaines, fraîches et saignantes, et tout le sol du marché était saturé de sang. Ces têtes étaient celles d’un certain nombre de captifs provenant de la prise d’Ischagga et que l’on avait massacrés la nuit précédente après avoir épuisé sur eux l’art diabolique des tortures !…

« Cinq jours encore se passèrent pendant lesquels on me retint confiné dans ma demeure, avec défense expresse de hasarder un pas ou un regard au dehors après le coucher du soleil. Le 10 juillet tout le sol d’Abomey fut ébranlé par une violente secousse de tremblement de terre (j’ai su depuis qu’il s’était étendu jusqu’à Accra), et dès le matin je fus conduit de nouveau sur la place du Marché, où je retrouvai le roi, siégeant sur sa plate-forme au milieu de ses éternelles amazones. Il me dit que ce que je prenais pour un tremblement de terre n’était autre chose que l’esprit même de son père, se plaignant du peu de soin que l’on apportait à la célébration des Coutumes antiques et sacrées. Puis il fit approcher trois chefs ischaggans, spécialement chargés par lui d’aller apprendre à son père que les Coutumes seraient dorénavant observées mieux que jamais. Chacun de ces malheureux reçut de la main du roi une bouteille de rhum, une filière de cauris,… puis fut immédiatement décapité.

« On apporta ensuite vingt-quatre mannes ou corbeilles, contenant chacune un homme vivant dont la tête seule passait au dehors. On les aligna un instant sous les yeux du roi, puis on les précipita, l’un après l’autre, du haut de la plate-forme sur le sol de la place où la multitude, dansant, chantant et hurlant, se disputait cette aubaine comme, en d’autres contrées, les enfants se disputent les dragées de baptême. Tout Dahomyen assez favorisé du sort pour saisir une victime et lui scier la tête pouvait aller échanger à l’instant même ce trophée contre une filière de cauris (environ 2 fr. 50) ; ce n’est que lorsque la dernière victime eut été décollée, et que deux piles sanglantes, l’une de têtes, l’autre de troncs mutilés, eurent été élevées aux deux bouts de la place, qu’il me fut permis de me retirer chez moi.

Le peuple se disputant les têtes des victimes (le 11 juillet 1862). — Dessin de Foulquier d’après le texte de M. Euschart et les gravures de M. Forbes.

« … Pendant tout le jour suivant on me fit parcourir les autres quartiers de la ville, qui, tous à la fois, avaient été les théâtres de semblables horreurs. Le 12 juillet je commençai à respirer ; les plates-formes furent démolies et le programme de la fête parut se restreindre à des chants, des danses et des décharges d’armes à feu. Dix jours se passèrent sans être souillés de sacrifices humains ; mais en fut-il de même des dix nuits intermédiaires ? j’ai malheureusement tout lieu de ne pas le croire.

« Le 22 juillet, il me fallut être témoin de la Grande Coutume, au palais du feu roi, dont deux hautes plates formes flanquaient la porte d’entrée. Chacune d’elles supportait seize captifs et quatre chevaux, tandis qu’un même nombre de chevaux, un alligator et seize femmes étaient placés sur une troisième plate-forme, dans la cour intérieure de l’habitation. Hommes et femmes, capturés à Ischagga, avaient fait partie de cette émigration d’esclaves libérés, venue, il y a quelques années, de Sierra-Léone dans le Yarriba ; tous étaient proprement vêtus à l’européenne.

« Lorsque ces malheureux, assis ou plutôt enchaînés sur des siéges grossiers, eurent été disposés autour de trois tables (une pour chaque groupe), on plaça devant chacun d’eux un verre de rhum, et le roi montant sur la plate-forme la plus élevée, adora solennellement ses fétiches nationaux, et s’inclina devant les captifs, dont les bras droits furent alors déliés pour leur permettre de prendre les verres de rhum et de boire à la santé du monarque qui les vouait à la mort. Cette partie du cérémonial terminée, on porta, en procession les vêtements et ornements du feu roi Ghézo. Puis commença la grande revue des troupes dahomyennes dont Bâhadou harangua chaque corps particulier au moment du défilé, leur promettant à tous le sac d’Abbéokuta pour le mois de novembre. La plupart de ces soldats portaient des armes à feu. Un bataillon d’élite était même muni de carabines rayées ; mais la grande majorité n’avait que des fusils à silex. L’artillerie consistait en vingt-quatre pièces de douze, et une parfaite discipline semblait régler toutes les manœuvres de cette armée, dont le nombre total ne peut être évalué à moins de cinquante mille combattants, dont dix mille amazones. Le revue terminée, les trois groupes de captifs eurent la tête tranchée ou plutôt sciée avec des couteaux ébréchés. Les chevaux et l’alligator furent égorgés en même temps et les sacrificateurs apportèrent un soin minutieux à mêler leur sang à celui des victimes humaines…

Victimes jetées au peuple dahomyen du haut de la plate-forme royale (22 juillet 1862). — Dessin de Foulquier d’après Forbes.

« Lorsqu’il n’y eut plus rien à tuer dans Abomey, on me permit enfin de quitter cette ville, et je n’ai pas besoin de dire avec quel soulagement et quelle hâte je sortis de cette capitale de bourreaux, dont le chef, dans sa munificence, me fit remettre, comme indemnité de déplacement et frais de route, huit filières de cauris (environ vingt-quatre francs), une pièce de cotonnade du pays et un flacon de rhum. »

Nota. — Le mois de novembre s’est passé sans réaliser les espérances sanguinaires du Bâhadou. Les rivières, grossies outre mesure par les pluies de l’équinoxe, ont mis provisoirement Abbéokuta à l’abri de ses menaces, et, au moment de mettre ces pages sous presse, nous apprenons que le commandant de l’escadre anglaise des mers occidentales d’Afrique vient de se rendre à Abomey, pour signifier au fils de Ghézo le veto britannique. Quels que soient les termes et les résultats de son message, l’humanité ne peut que s’en féliciter.

Pour extrait et traduction : F. de Lanoye.



  1. Valdez, Six years of a traveller’s life in western Africa, 1861.
  2. En conservant à ce nom l’orthographe adoptée par M. Répin, nous ferons observer qu’il est écrit Badou par les Annales de la Propagation de la foi, et Bahadung par la plupart des voyageurs anglais.
  3. Extrait d’une lettre de M. Borghero, supérieur de la mission du Dahomey. (Annales de la Propagation de la foi, mai 1862.)
  4. Extrait du Journal des missions protestantes (1861).
  5. Annales de la Propagation de la foi, no 201.
  6. Annales de la Propagation de la foi, no 206, janvier 1863.