Voyage au Soudan oriental/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 152-160).
Première livraison


VOYAGE AU SOUDAN ORIENTAL,


PAR M. TRÉMEAUX.


1848-1850. — DESSINS INÉDITS.




L’Égypte. — Le Nil. — Karnak. — Défilés inextricables. — Sinistres rencontres. — Contrastes de la nature. — Installation au désert. — Carcasses d’animaux solidifiées. — Caravane d’esclaves.

L’homme propose et Dieu dispose. Par le hasard des voyages plus que par préméditation, j’étais au Caire en 1848. L’Afrique septentrionale venait de me faire entrevoir un monde nouveau par ses peuples bigarrés et un monde éteint par ses restes archéologiques. Aussi peu après mon arrivée dans les murs de cette reine de l’Orient, j’avais résolu de faire de bien plus longues explorations. L’Égypte et l’Éthiopie devaient me montrer, dans de nombreuses et gigantesques ruines, les premières traces de la puissance humaine. L’horizon des déserts allait s’ouvrir devant moi, puis ce Soudan énigmatique, puis les pays inconnus de la Nigritie, où l’homme, toujours à l’état primitif, semble né d’hier et n’a encore d’autres vêtements que la couche noire dont l’a voilé la nature. En partant, saluons le Nil, saluons Thèbes ; puis nous nous reporterons à l’entrée du désert de Korosko,

Le départ. — Dessin de Karl Girardet d’après l’album de l’auteur.
au seuil de ce labyrinthe de plaines de sable ou de

montagnes rocheuses, où le regard cherche en vain un point de ralliement, un refuge contre le vide terrifiant, contre le néant de la vie.

Le plus magnifique fleuve encadré de son éternelle verdure, le Nil aux eaux fécondantes et plein de vie, va nous conduire dans ces affreuses solitudes.

Notre bateau à vapeur bat de l’aile sur l’onde molle du fleuve ; il déroule devant nous des rives semées de villages que dominent de gracieux palmiers ; çà et là gisent les plus antiques ruines, ruines simples et grandioses où nos pères en civilisation, étonnés de leur puissance, firent de prodigieux efforts pour dire au monde et aux siècles futurs : l’homme est devenu le roi de la terre.

Pendant toute notre navigation en Égypte, notre bateau glissa entre ces magnificences de l’homme et de la nature, et chaque soir, lorsque le soleil disparaissait sous l’horizon, le plus magnifique effet de crépuscule se présentait à nos yeux éblouis. Les vapeurs empourprées du soir commençaient à nous envelopper de leurs mille nuances transparentes ; les bords de l’horizon semblaient éclairés par les reflets d’un vaste incendie du désert, derrière les croupes sombres des montagnes. Par une transition insensible, cet horizon empourpré du ciel se fondait dans l’azur étoilé de la voûte. La lune remplissait l’espace de ses pâles clartés et donnait un aspect vaporeux à tous les accidents de la campagne. Le Nil, ce roi des fleuves, présentait en ce lieu une largeur imposante ; sa surface unie comme une glace, reflétait les profondeurs et les astres du ciel. Sa rive couronnée de palmiers, semblait une frange suspendue dans l’espace, tant la surface unie et brillante du Nil ressemblait au ciel qu’elle réfléchissait, et le navire, en glissant sur le fleuve entre ce monde réel et le monde reflété, paraissait naviguer dans l’espace infini des cieux.

Les quelques Européens présents sur le pont du bateau (un Turc, le colonel Yousouf-Effendi, deux Russes, le colonel Kovalewski et M. Cinkovski, un docteur) étaient avec moi véritablement en extase devant ce nouveau et ravissant spectacle, dont les plus belles soirées d’Europe ne peuvent donner qu’une faible idée.

Quant aux indigènes, nos compagnons de voyage, assez heureux pour avoir obtenu leur passage sur le Marquep-el-Nar (bateau à feu), cet effet qui se reproduit presque chaque soir, ne pouvait leur procurer les mêmes sensations qu’à nous. Quelques-uns étaient nonchalamment accroupis sur le pont et drapés dans des haillons ; ils égrenaient simultanément entre leurs doigts les grains d’un long chapelet, et entre leurs lèvres les syllabes entrecoupées d’une oraison indéfinie. D’autres, dont le vêtement chamarré d’or et de couleurs vives indiquait ou des chefs, ou des gens d’une position plus fortunée, ou des effendis (savants), faisaient la prière avec force démonstrations gymnastiques, ou exhalaient quelques bouffées de fumée blanche qu’ils aspiraient gravement de leurs longs chiboucks ; mais aucun de ces hommes ne semblait voir le magnifique spectacle de la nature qui nous entourait, et auquel ils sont sans doute habitués. Ils étaient pour nous le complément du tableau et nous fournissaient une sorte de spécimen de la vie orientale, résumée dans ces trois principaux accidents : Far niente, prier et fumer.

Après avoir passé en revue les splendeurs de la haute Égypte, nous étions, à la fin de janvier, à l’entrée du désert de Korosko ; là commençait réellement notre voyage.

Le soir du 31 janvier, soixante-dix chameaux, trois baudets, quarante conducteurs, quatre-vingts grandes outres, et une multitude de ballots étaient établis sur la plage de Korosko. Les conducteurs, à demi nus, courbés sur les ballots, disposaient les liens pour les accoupler et les suspendre aux selles des chameaux.

Le lendemain, au point du jour, chacun était à l’œuvre : un premier jour de marche, l’équipement est toujours plus long que les suivants ; néanmoins, tout fut prêt en quelques heures.

Nos chameliers et autres gens de service firent leurs ablutions et leurs prières, demandant au Prophète d’appeler sur eux la protection d’Allah et du bienheureux cheik Abou-Hamed, patron du désert, pendant ce périlleux voyage jusqu’à Berber, dont quatorze journées de marche nous séparaient.

Enfin nous nous mîmes en route, comptant arriver heureusement à notre but. Inchahallah ! s’il plaît à Dieu, dirent nos chameliers.

La caravane commença à défiler dans une gorge que présente la chaîne des montagnes de la rive droite du Nil. Bientôt, nous nous trouvâmes engagés dans une suite de défilés tortueux, à travers des montagnes de grès brun disposé par couches horizontales, où nuls végétaux, nuls insectes ne se montrent. Plus on avance, plus les circuits se multiplient. De nombreux défilés se présentent dans toutes les directions et découpent tellement les montagnes, qu’elles ressemblent à une agglomération de formes coniques sortant de la terre. Les gorges qui les séparent présentent un fond nivelé par les sables que les vents du désert y déposent.

À chaque passage difficile on rencontre des carcasses, squelettes d’animaux qui, partis de l’autre extrémité du désert, n’ont pu atteindre leur but. Quelques petits cailloux et quelques pierres plantés dans le sable, selon un certain ordre, indiquent aussi que des hommes ont subi le même sort.

Tout le jour nous continuâmes à marcher dans ce dédale. Toutes les gorges, toutes les montagnes se ressemblent, et mon imagination effrayée songeait au sort des malheureux que leur mauvaise étoile égare dans cet inextricable réseau de ravins ensablés.

L’aspect sinistre de ces lieux ramenait involontairement à ma pensée des malheurs dont j’avais récemment lu les récits relatifs à ce désert toujours qualifié de redoutable. « Une terrible catastrophe vient de s’accomplir dans le désert de Korosko, » était une des phrases qui me revenaient sans cesse à la mémoire, en voyant tant d’ossements.

Après avoir ainsi défilé de gorge en gorge toute la journée, le soir nous nous installâmes sur le sable au pied d’un rocher saillant qui avançait une aile sur nos têtes, comme pour nous protéger contre la tempête s’il prenait fantaisie au simoun de nous menacer, pendant notre repos, des sables qu’il transporte dans sa furie. Ce lieu se trouve en dehors de la direction suivie par les caravanes ; nous nous y étions établis, d’une part, pour ne pas obstruer par notre étalage de chameaux et de ballots la voie très-étroite dans ces défilés ; et, d’autre part, pour n’être pas aussi exposés à rencontrer des rôdeurs qui auraient pu tenter de nous dérober des animaux et des marchandises.

Mon premier soin fut de gravir la montagne qui me parut la plus élevée pour étudier notre route. Je m’orientai au moyen de la boussole, mais je ne fus pas plus heureux sur sa crête que dans les gorges. Tous les sommets, de quelque côté que je tournasse mes regards, étaient d’une désespérante égalité ; pas un ne dépassait l’autre, pas un ne se distinguait de son voisin par une surélévation quelconque, et la vue se perdait à l’horizon, sans rien rencontrer qui pût servir de jalon pour la route du voyageur.

Si cette vue est navrante pour l’œil du touriste égaré, en retour elle est charmante et d’une rare originalité pour celui dont la pensée est libre de toute préoccupation. De longues coulées de sable ruissellent sur tous les versants opposés à la direction des tempêtes du sud-ouest qui les déposent. Ces sables présentent eux-mêmes des sortes de vallons ou ondulations arrondies, et leur base vient se marier par des courbures gracieuses aux sables qui nivellent le fond des vallons, dont le réseau se croise dans tous les sens entre les montagnes.

Les sommets des crêtes et des cônes se distinguent entre eux par des teintes légèrement différentes les unes des autres ; les uns se nuancent en rose, en bleu, d’autres en vert, en gris, etc., et se mêlent aux pointes de sable doré qui semblent se dresser vers le ciel. Ces accidents se perdent plus ou moins dans les teintes vaporeuses du firmament, et produisent le plus charmant effet. Tout cela était couronné par la voûte resplendissante du ciel, au sein de laquelle glissaient les dernières lueurs du jour.

Je restai quelque temps sur ce sommet, pour jouir de toutes les transitions que subit cette nature exceptionnelle, et je fus témoin d’un des plus magnifiques effets de soleil couchant qu’il soit possible d’imaginer. L’astre dont nous avions tant maudit les ardeurs couronna toutes les crêtes désolées de teintes si douces, si suaves, que je ne pouvais me lasser de les admirer, et je me reprochais presque ma première appréciation d’un pays où les charmes du soir sont une si douce compensation des fatigues du jour.

Si la nature moins avare eût voulu répandre ce genre de beauté sur nos verdoyantes campagnes, elle en eût fait de véritables Édens ; mais pour produire, fondre et harmoniser ces inimitables teintes, il faut, sous les dernières lueurs du soleil, les émanations des sables échauffés et celles que les rayons du jour ont fait éclore des surfaces brûlantes des rochers dénudés. C’est à côté des grandes horreurs que la nature a placé les grandes beautés.

Pour redescendre de la crête que j’avais gravie à grand-peine, l’opération ne fut ni longue ni difficile. Sur le côté opposé à celui par lequel j’étais monté, une pointe de sable s’élevant presque jusqu’à moi, je n’eus qu’à m’y engager et remuer légèrement les pieds, tant pour diriger ma glissade que pour me tenir en équilibre, et je me trouvai lestement transporté au pied de la montagne, que je contournai ensuite pour rejoindre notre campement.

La montagne, ou, pour mieux dire, le trou qui nous prêtait son abri, est désigné par les chameliers sous le nom de Djebel-el-gab-el-Djamous (la montagne du trou du buffle). En avant, sur le sable, étaient installés chameaux et marchandises : ces animaux s’étaient accroupis, et tandis qu’ils avaient les jambes repliées sur elles-mêmes, on en avait lié une à chacun d’eux, de manière qu’elle demeurât forcément dans cette position ; de sorte que si le chameau tentait de se lever pendant la nuit, il se trouverait privé de l’usage d’une de ses jambes et dans l’impossibilité de fuir.

Les colis étaient aussi disposés de manière à rendre une soustraction aussi difficile que possible, tant de la part des maraudeurs du désert que de la part des hommes de notre caravane, qui auraient pu cacher certains objets à leur convenance en des lieux connus d’eux, pour les retrouver plus tard.

Un maigre feu, entretenu au moyen de fientes sèches de chameaux, avait été allumé par les chameliers, pour faire cuire leur non moins maigre dîner, qui se composait pour la plupart de graines de doura grillées sans autre préparation ou assaisonnement. Quant à moi et à mes compagnons européens, c’était bien différent ; le pacha d’Égypte avait voulu, comme l’on dit, nous dorer la pilule ; il nous avait munis d’une jolie table qui se dressait à l’européenne, de beaux verres en cristal avec service en argent, couteaux ciselés, serviettes brodées en or, etc. ; joignez à cela un chef de cuisine, un cuisinier en second et un aide de cuisine ; rien n’y manquait, si ce n’est le principal. Nous arrivions tous à notre premier campement du désert, le cœur serré par l’aspect navrant de ces désolantes solitudes et sans aucun moyen de faire la cuisine, faute des éléments les plus simples, tels que le bois ; aussi tous ces brillants ustensiles restèrent-ils renfermés dans leurs caisses, et un reste de gigot cuit ou plutôt calciné à Korosko, c’est-à-dire un véritable os à ronger, fit les frais de notre repas.

Un troisième groupe faisait aussi un dîner de même genre. Ce groupe était composé de Mahomet Effendi, notre interprète, c’est-à-dire Mahomet le savant, Aly Effendi notre cuisinier, probablement savant aussi dans son art, mais dont la science n’était guère mise à profit dans ce moment, et des deux auxiliaires attachés à la personne du colonel russe, pour les lavages de l’or.

Enfin, un quatrième groupe se composait des domestiques de toutes classes. Parmi eux on distinguait encore les principaux personnages.

Favorisé par un magnifique clair de lune, j’observai leurs attitudes et leurs rapports. Notre dresseur de tentes se tenait sur la réserve, il était un peu revenu de sa mésaventure d’Esneh, où il avait reçu la bastonnade pour la peccadille d’un excès de zèle. À mesure que les traces du bâton s’étaient cicatrisées, le physique avait repris son allure première ; néanmoins le moral restait affecté et il sentait le besoin de cette réserve pour ne pas perdre davantage aux yeux de ses compagnons. Le cuisinier en second était l’un des notables de ce groupe ; il affectait volontiers d’étendre la suprématie que lui donnait sa position sur l’aide de cuisine à plusieurs autres personnes de sa société. Parmi ces domestiques, ceux du colonel turc étaient véritablement trop jeunes pour jouer un rôle de quelque importance ; ils étaient même souvent exposés aux railleries de leurs voisins. Yousouf-Effendi venait de temps à autre soutenir de sa présence ces jeunes serviteurs, près desquels il laissait parfois percer une douceur de langage qui n’était nullement dans ses habitudes avec les autres domestiques.

Mosquée de Korosko. — Dessin de Karl Girardet d’après l’album de l’auteur.

Pendant que j’observais ces gens, ces mœurs, ces habitudes du désert, sujets tous nouveaux pour moi, chacun avait terminé son maigre repas et faisait ses préparatifs pour passer la nuit le plus commodément possible, et à peu de frais toutefois. Les uns s’adossaient aux ballots avec quelques objets sous la tête, et s’enroulaient dans leurs vêtements, d’autres se jetaient simplement sur le sable. Le colonel Yousouf et quelques autres dont je faisais partie firent étendre des tapis sur le sable ; l’oreiller était un coussin, un sac de nuit ou n’importe quoi. Le colonel russe, plus soigneux de sa personne, avait apporté une sorte de lit de sangle pliant, sur lequel il s’étendit.

Pour mon compte, je m’étais fait faire une espèce de grand sac pour me servir de draps et me garantir des moustiques et autres insectes ; seulement, au lieu d’être ouvert par le haut, ce sac était cousu de toute part, sauf une tente à l’extrémité de l’un de ses côtés, qui servait à s’y introduire et qui se rejoignait ensuite devant la figure ; mais ici le sol et l’air étaient trop bien purgés de tout insecte, pour qu’il fût nécessaire de recourir à ce linceul ; il fut donc mis de côté, et la voûte du ciel fut ma seule couverture.

Chacun avait-reconnu les inconvénients de la tente qui renferme dans un espace resserré les émanations chaudes du sol, et elle n’avait pas été dressée ; c’est donc ainsi pêle-mêle qu’hommes, animaux et ballots

passèrent la nuit.
Le village de Korosko. — Dessin de Karl Girardet d’après l’album de l’auteur.

Le lendemain, dès le point du jour, le cri des chameaux nous fit connaître le mouvement qui se faisait autour d’eux pour préparer leur charge et le départ ; peu après, la caravane reprenait sa route, en suivant comme la veille les défilés entre des montagnes de même nature. Comme la veille aussi nous continuâmes de rencontrer des carcasses d’animaux et des tombes, qui nous rappelèrent que celui qui entreprend la traversée du désert n’est pas certain d’en atteindre l’extrémité. La plupart de ces carcasses n’offrent pas, comme on pourrait s’y attendre, des débris osseux ou des charpentes d’épines dorsales, supportant deux rangées de côtes blanchies ; ce sont des corps entiers recouverts de leur peau et ayant conservé presque entièrement leurs formes naturelles.

En examinant de près ces tristes débris, qui semblaient pétrifiés d’une seule pièce, je m’aperçus que ces animaux étaient desséchés sous l’influence de l’atmosphère embrasée, et qu’au lieu de se décomposer, comme cela arrive dans d’autres contrées, les peaux conservent leurs formes primitives ; aussi reconnaissait-on parfaitement des chameaux, des bœufs, des vaches, des ânes et d’autres animaux.

Ces restes ne répandent aucune odeur ; l’intérieur du corps, réduit en poussière, est emporté par le vent à travers les ouvertures des deux extrémités du corps, demeurées béantes. Il ne reste plus dans l’intérieur de l’enveloppe cutanée qu’une partie de la charpente osseuse maintenue par elle.

Ces cuirs avaient pris une telle consistance, un tel degré de solidité, que tous mes efforts pour en crever un furent sans résultat. Les plus grosses pierres qu’il m’était possible de soulever rebondissaient avec un bruit sonore sur ces carcasses, sans les entamer ; mais en revanche, mes jambes étaient plus sensibles aux ricochets, et je renonçai à mon entreprise.

Quand un homme meurt pendant la marche d’une caravane, on l’enterre dans le sable. Je n’ai pas été à même de vérifier si la chaleur du désert produit le même effet sur son corps que sur celui des animaux dont je viens de parler ; mais cela ne doit pas être, la peau ayant moins de consistance et l’air moins d’action.

Nos chameaux avançaient péniblement sur ce sol de sable, cependant nous avions hâte de sortir de ces sites mornes et arides. Que de bien nous eût fait un coin de verdure et le moindre ruisseau !

C’est dans ces sables brûlants que l’on songe avec regret et reconnaissance au Nil, dont la navigation, naguère encore, nous paraissait si pénible et si décourageante ; au Nil, ce symbole tout particulier de la générosité divine pour le sol qu’arrose son cours. Comment l’antique Égypte n’eût-elle pas adoré la main de Dieu dans les eaux du grand fleuve, dans le lotus qui orne ses rives, dans l’ibis qui les anime, quand de toutes parts l’homme qui quitte ses bords tombe dans des déserts arides et brûlants qui lui font apprécier et regretter tout ce qu’il laisse derrière lui.

Le lendemain nous atteignîmes la fin des montagnes, et le désert changea complétement d’aspect. Au moment où nous débouchions dans la plaine, le soleil s’élevait insensiblement au-dessus de l’horizon de sable. À mesure que son disque grandissait ou se complétait, il jetait de toutes parts sur le sol sablonneux et sur le ciel, un faisceau de rayons étincelants comme des lames d’or et d’argent entremêlées. Du point où nous étions, les derniers monticules ou rochers épars sur le sable encadraient ce tableau de leurs teintes sombres et lui donnaient une transparence extraordinaire.

Devant ces scènes magiques, ces éblouissants soleils du matin, les ravissants effets du soir, l’étincelante lumière du jour, chacun reconnaîtra que le surnom de pays du soleil, donné à ces contrées, est parfaitement mérité.

Nous nous engageâmes dans une immense plaine de sable, où rien absolument ne semblait pouvoir servir de jalon à nos guides ; nous nous trouvâmes donc encore plus au dépourvu que dans le labyrinthe de monticules d’où nous sortions.

La boussole, qui m’avait déjà servi à constater nos circuits dans ces montagnes, dut me servir encore à reconnaître notre parcours sur ces interminables plages. Derrière nous, les montagnes se terminaient nettement selon une ligne qui s’étend de l’orient à l’occident, en obliquant un peu vers l’ouest-sud-ouest, et nous continuâmes à cheminer perpendiculairement à cette ligne.

La plaine basse que nous venions d’atteindre nous fut désignée par les djellabs sous le nom de fleuve sans eau, mais on n’apercevait rien qui pût ressembler à des berges ; la plaine se continue indéfiniment, et c’est fleuve de feu qu’on aurait dû dire. À mesure que le soleil s’élève, la chaleur devient plus fatigante ; une atmosphère lourde pèse sur vous comme le plomb, auquel elle ressemble. Le chameau marche péniblement sur le sable, qui cède sous ses pas ; il sent autour de lui le vide, à l’horizon un espace interminable qui le décourage ; son œil est terne, à demi fermé, sa tête est basse, l’écume sort de sa bouche ; mais nul cri, nulle plainte ne se fait entendre : hommes et animaux cheminent silencieusement. Le vague bruissement du sable qui se froisse sous les pieds est le seul son qui frappe l’oreille. La pensée comme le corps s’alourdit ; il semble qu’un long cauchemar s’empare de vous. Pour vaincre cet engourdissement, j’essayai de prendre mon carnet pour y consigner quelques notes. Quoique hissé sur le dos d’un chameau, sa marche amortie par le sable me permettait de m’en tirer passablement, et pour me sortir de la stupeur qui m’accablait et distraire ma pensée du vide qui se faisait autour de nous, je me mis à tracer une description d’autant plus intéressante que ces montagnes me paraissent avoir fourni l’élément constitutif des vastes plages de sable des déserts.

Ces montagnes ne sont pas le résultat des soulèvements ou des convulsions de la croûte du globe, bien que les dislocations dues à des tremblements terrestres aient pu tracer la voie aux érosions. Elles sont formées par couches horizontales irrégulières, de grès quartzeux, de densité différente, et dont l’agrégation est moins forte à mesure qu’on avance vers le sud. Certaines couches sont faiblement liées ; d’autres le sont davantage par un ciment argilo-ferrugineux, celles-ci résistent beaucoup mieux à l’action des agents atmosphériques ; les autres, au contraire, se transforment en sable et constituent les plages du désert.

Les couches supérieures paraissent les plus dures ; mais toutes sont peu homogènes. De cette constitution géologique résultent des effets très-pittoresques ; les sommets ne se décident à tomber que quand leur base est fortement minée. D’autres couches produisent des saillies, des accidents sur les pentes abruptes, ou même laissent fendre ou perforer la montagne.

Les sables mouvants que les vents déposent sur les versants opposés à leurs cours et qui sont susceptibles d’être déplacés, selon la direction de chaque tempête, sont en partie entraînés dans le fond des vallons. Ils les remplissent horizontalement jusqu’à une certaine hauteur, et ne laissent paraître à nu les montagnes qu’à partir de ce niveau.

Les gorges sablées qui, dans la basse Nubie, entre-coupent les plateaux de cette même formation, s’agrandissent et se multiplient progressivement à mesure qu’on avance vers le sud. Elles finissent par ne laisser hors du sable que les montagnes plus ou moins coniques, de soixante et quelques mètres d’élévation, qui venaient de disparaître derrière nous.

Cette plaine monotone n’est pourtant pas sans intérêt ; de temps à autre on voit des effets de mirage, quelquefois même de plusieurs côtés, et plusieurs à la fois. Ils semblent mettre sans cesse des flaques d’eau en avant du voyageur, comme pour aiguiser la soif ardente qu’il ressent toujours au désert ; mais, à mesure que l’on approche, ces apparences trompeuses fuient ou disparaissent.

L’œil s’exerce bien vite à reconnaître la différence qui existe entre ces apparences et l’eau véritable. Quand une plus longue expérience me les aura fait étudier, et qu’un plus grand nombre d’exemples et de détails m’auront été fournis par ces effets de mirage, je reviendrai sur ce sujet.

La première partie de la plaine que nous avons parcourue en quittant les montagnes, est, comme je l’ai dit, désignée par nos chameliers sous le nom remarquable de fleuve sans eau ; puis après avoir marché plusieurs heures dans cette partie basse, où l’on ne rencontre absolument que du sable, le sol s’élève légèrement en forme de plateau très-bas que percent de loin en loin quelques affleurements de grès, entre autres un petit monticule appelé El-Magdouda (montagne percée) ; on voit effectivement le jour à travers les flancs de ce monticule par les vides laissés par l’érosion des couches les plus friables.

Plus loin, la plaine s’abaisse de nouveau et est appelée mer de sable.

De vaines tentatives ont été faites par le pacha d’Égypte, sur tout ce parcours, pour creuser des puits et découvrir de l’eau, ou bien pour faire des citernes qui pussent conserver celle bien rare provenant des pluies ; toutes ces tentatives sont restées infructueuses, et l’eau apportée du Nil est encore la seule ressource du voyageur et des caravanes qui parcourent ces déserts ; hommes et animaux y périssent fréquemment de soif.

Dans cette plaine, nous vîmes poindre à l’horizon, devant nous, quelque chose qui paraissait animé : l’objet sembla grandir et changer de forme. Après quelques heures de marche nous reconnûmes un convoi d’esclaves, qu’une caravane conduisait au Caire. J’arrêtai mon chameau pour mieux observer cette triste procession ; nos chameliers échangèrent sans s’arrêter quelques paroles avec les djellabs, qui conduisaient ces nouvelles recrues de l’esclavage. Ces malheureux cheminaient péniblement sur le sable, sous la surveillance de leurs conducteurs, qui, à coups de courbache, ranimaient ceux dont l’épuisement ralentissait la marche. Il y en avait de tout âge, de tout sexe ; les jeunes filles seules ne marchaient pas, elles étaient groupées quatre par quatre sur des chameaux, ainsi que quelques-uns des plus jeunes garçons.

Je remarquai particulièrement un homme d’un certain âge, dont la barbe courte et déjà grisonnante se dessinait en blanc sur sa figure noire. Ce pauvre diable ruisselait de sueur et marchait en avant de la courbache du djellab, qui avait déjà laissé de nombreuses traces de poussière blanche sur ses épaules noires et nues. Ses genoux fléchissaient sous lui, et de moment à autre il prenait un petit trot chancelant pour suivre le simple pas de ses compagnons. Je fis signe au djellab d’échanger la position de ce vieillard avec celle d’une des vigoureuses jeunes filles qui étaient sur un chameau : un balancement négatif de la tête fut sa seule réponse. Pourtant ailleurs, un enfant épuisé criait en se laissant traîner par la main d’un nègre plus vigoureux que lui : un djellab le prit et le jeta sur un chameau. Pourquoi le vieillard épuisé était-il sacrifié plutôt que la jeune fille ? Hélas ! il s’agissait de conserver plus fraîche cette partie de la marchandise, tandis que le malheureux vieillard, lui, ne valait guère plus la peine que l’on se donnait pour lui faire traverser le désert.

Je regardai tant que je pus les distinguer ces malheureux esclaves qui m’offraient le premier spécimen du plus inique commerce qu’ait inventé l’espèce humaine.

À partir de ce moment, la comparaison que je fus à même de faire de ma position avec celle de ces malheureux me fit paraître moins pénibles les souffrances de la traversée du désert. La chaleur était forte en effet, mais je n’avais point d’infirmités et n’étais chargé d’aucun fardeau ; un chameau me portait moi-même, j’avais de l’eau à volonté pour étancher ma soif ; si quelque chose me gênait, je ralentissais ou accélérais à mon gré la marche ; si quelque objet m’intéressait, je m’arrêtais et je le regardais selon mon désir : en un mot, j’avais ma liberté. Ne possédais-je pas tout ce que ces malheureux eussent désiré comme un rêve de félicité ?

Voyez un malade, il vous dira qu’avec la santé on jouit de tout ; un prisonnier vous répétera qu’avec la liberté on est heureux ; voyez enfin ces pauvres diables et vous aurez, vous, par la comparaison, toutes les félicités désirables : tant il est vrai que dans ce monde le bonheur n’est que relatif, et qu’il suffit de savoir borner ses désirs pour être satisfait, pour être heureux, même selon le véritable sens du mot.

Le soir la plaine s’éleva de nouveau insensiblement en forme de plateau très-bas sur lequel paraissaient encore quelques reliefs de grès. Nous fixâmes notre campement près de l’un d’eux, formant une petite éminence au-dessus de la plaine de sable ; les chameliers nomment cet endroit Anhatik el baguar (fiente de vache). Au désert cela suffit pour rendre un point remarquable.

Grand désert de Korosko. — Dessin de Karl Girardet d’après l’album de l’auteur.

Le grès qui formait ce monticule était plus friable encore que celui des dernières montagnes ; il suffisait d’une faible action mécanique pour le désagréger et le réduire en sable semblable à celui du désert.

Au pied de ce monticule, le sol était jonché de pierres sphéroïdales ressemblant, selon leur dimension, les unes à des boulets, d’autres à des biscaïens ou même à de grosses balles de fonte grumeleuse. Quelques-unes de ces pierres étaient accouplées deux par deux, d’autres groupées en plus grand nombre. Leur conformation intérieure est encore plus curieuse. Ce sont de véritables géodes de sable, à couches concentriques.

Trémeaux.

(La suite à la prochaine livraison.)

Les géodes de sable. — Dessin de Karl Girardet d’après l’album de l’auteur.

    Pérou, et dans le tableau de la situation européenne, aux dates de 1715, 1750, 1763, 1777, 1798, 1801, 1802, les causes de ces déplacements successifs, ainsi que la mesure exacte des terrains conquis ou regagnés.