Voyage au Soudan oriental/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 177-192).
Troisième livraison
Habitations dans la forêt. — Dessin de Karl Girardet.


VOYAGE AU SOUDAN ORIENTAL,


PAR M. TRÉMEAUX[1].


1848-1850. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Homme emporté par un crocodile. — Un coup de dent de crocodile. — Chasse à l’hippopotame. — Sauvage harmonie. — Voisinage des éléphants.

Nous allons maintenant nous reporter dans le haut Sennâr et le Fa-Zoglo, à l’entrée du pays des nègres, théâtre des scènes les plus émouvantes, des actes les plus barbares de l’homme contre l’homme. Franchissons donc le Sennâr avec ses mœurs étranges, avec ses pratiques inspirées autant par la jalousie de l’homme que par la vénalité et l’avilissement de la femme. Laissons le Sennâr où l’homme blanc, qui s’y réfugie, lutte en vain contre la nature qui commence à le transformer en nègre. Traversons ce pays où les deux races d’hommes les plus tranchées que la terre ait produites se sont souvent disputé le sol, sans que l’homme d’origine asiatique se doutât du sort qui l’attendait dans ces régions primitives ; car l’action du soleil sur l’homme n’agit que très-lentement, et celle du sol plus lentement encore.

Pendant que nous étions remorqués par les gens de Lony, l’un d’eux prit avec les dents le bout de la corde pour traverser un bas-fond à la nage, tandis que ses compagnons contournaient l’obstacle pour reprendre le halage au-dessus. Soudain j’entendis plusieurs voix s’élever à la fois ; le docteur, qui était debout sur la barque, répétait : « Il l’emporte ! il l’emporte ! » Un matelot criait : « El timsa ! el timsa ! » (Le crocodile) Un troisième : « El barouth ! Djibou el barouth ! » (Un fusil ! apportez un fusil !) Jetant de côté les notes que j’écrivais, je saisis un fusil et sortis précipitamment de la cabine. Regardant sur le point du fleuve où se portaient tous les yeux, je ne vis qu’un cercle d’ondulations comme celui que produit un corps qui disparaît sous l’eau. Tous les haleurs criaient, gesticulaient et s’avançaient prudemment dans le fleuve en se serrant les uns contre les autres ; aucun n’osant se détacher du groupe. Le docteur tendit la main vers mon fusil. « Il faut du bruit, tirons, » dit-il. Je lui cédai le fusil, et, saisissant le pistolet que j’avais à la ceinture, nous fîmes feu. Un instant après, un homme reparaissait à la surface de l’eau, à demi suffoqué, gesticulant péniblement, et trahissant une vive angoisse. Le malheureux était à quelques pas en avant des haleurs ; mais aucun d’eux n’osait avancer pour lui porter secours. Le docteur tira encore un coup de fusil au hasard dans l’eau pour éloigner le ravisseur supposé ; pendant ce temps, on poussait au plus vite la barque du côté du patient, et nous lui jetâmes le bout d’une corde, qu’il put saisir encore, et à l’aide de laquelle nous le tirâmes à bord. Une de ses jambes avait été dévorée par le crocodile.

Ce monstrueux amphibie, trompé par le ferdah flottant de l’homme l’avait, paraissait-il, atteint une première fois par l’extrémité du pied qu’il avait enlevée ; puis lui saisissant une seconde fois la jambe jusqu’au genou, il l’avait entraîné sous l’eau. C’est alors que cet animal aussi poltron que féroce, épouvanté par les détonations des armes à feu, par les agitations et les cris des hommes, avait lâché sa proie qui était revenue sur l’eau.

La blessure était horrible ; l’articulation du genou était broyée, les chairs du gras de la jambe, fendues sur une grande longueur, s’étaient écartées et laissaient voir l’os à nu. Les dents du monstre avaient laissé de profondes traces. Depuis le pied jusqu’au milieu de la cuisse, on en comptait sept ou huit de chaque côté, dont chacune était assez ouverte pour recevoir trois doigts ; d’autres étaient réunies par une même déchirure. Un seul coup de la puissante mâchoire du crocodile paraissait avoir produit tous ces désordres.

Pendant que nous étions encore remorqués par les gens de Lony, j’entendis crier : L’hippopotame ! l’hippopotame ! (el baggare et bahar, ou le bœuf d’eau ; on dit aussi le cheval de rivière, ainsi que l’indique l’étymologie de son nom). Comme d’habitude, je cherchai du regard sur la surface liquide, m’attendant à voir paraître la monstrueuse tête et l’échine de l’animal ; je fus étonné de ne rien voir. Seulement je remarquai sur l’eau une sorte de croix grecque, formée par deux rondins de bois courts, bien écorcés et bien assemblés par le milieu. Cette croix fendait l’eau et flottait avec vitesse, en descendant le fleuve ; par moments elle faisait bouillonner l’eau comme si elle eût été mue par une puissance invisible. En approchant de nous, le flotteur sembla s’animer d’une vitesse extraordinaire ; en même temps un formidable ronflement, mêlé au bruit de l’eau qui jaillissait en gerbes, se fit entendre à côté de la barque. Nous aperçûmes un hippopotame, qui, épouvanté par la barque, près de laquelle il s’était trouvé inopinément, avait fait un bond et était sorti à moitié de l’eau ; il replongea aussitôt, entraînant le flotteur avec furie.

Peu après, quelques hommes nous hélèrent de la rive, nous demandant si nous n’avions pas vu le bœuf d’eau en chasse. Les renseignements donnés et les hommes lancés à la piste de l’hippopotame, je m’informai de la manière dont se pratique cette chasse.

Cet amphibie sort ordinairement pendant la nuit pour paître comme les autres ruminants, et il a l’habitude de rentrer au fleuve par le même passage qu’il a suivi en sortant. Un ou deux des chasseurs se postent, près de ce passage, dans les endroits les plus propices ; ils sont armés de lances à fer crochu en forme d’hameçon et auquel est attachée une corde de cinq à six mètres de long, munie, à l’autre extrémité, d’un flotteur en bois ; d’autres personnes vont ensuite au-devant de l’animal dans l’endroit où il paît. Comme il n’attaque pas l’homme, on l’effraye en criant, en battant du tambour, ou bien en brandissant des torches enflammées. L’hippopotame, épouvanté par le vacarme ou le feu, retourne au fleuve, et celui des chasseurs à portée duquel il passe lui lance son javelot crochu dans les flancs. L’animal blessé emporte le trait dans l’eau, et la rapidité même avec laquelle il fuit contribue à agrandir sa blessure par la résistance du flotteur. Ce morceau de bois, qui surnage, permet d’ailleurs de surveiller les évolutions de l’amphibie sous l’eau. Pourtant il arrive quelquefois qu’on éprouve de la difficulté à le suivre pendant la nuit. Pour remédier autant que possible à cet inconvénient, les chasseurs se divisent alors en plusieurs groupes, et, s’ils le perdent momentanément de vue, ils le retrouvent facilement le jour. L’animal s’affaiblit par les efforts qu’il fait, par le sang qu’il perd et par le manque de nourriture. Enfin, se sentant épuisé, il vient mourir près de la rive ; car il ne peut rester longtemps au fond de l’eau sans respirer ; ou bien encore les chasseurs s’approchent avec des barques pour l’achever à coups de lance. Cet animal traîne quelquefois son flotteur pendant plusieurs jours, surtout si l’hameçon a été mal planté. Celui que nous venions de voir le traînait depuis deux jours.

Le soir du 10 mars, nous nous amarrâmes entre des rives couvertes d’une belle végétation, assez loin au-dessus de Hedabatte. Dans la soirée, nous entendîmes les éléphants qui s’abreuvaient et prenaient leurs ébats sur la rive, non loin de l’endroit où nous étions ; par moments ils semblaient s’asperger et jeter de l’eau autour d’eux au moyen de leur trompe. En même temps, nous remarquâmes que l’air nous apportait une forte odeur de musc ; les marins prétendirent que cette odeur était dégagée par des crocodiles. Le docteur ajouta que la matière odorante est contenue dans quatre vessies placées sous les aisselles et dans les aines. Du reste, il est à remarquer que toutes les parties du crocodile sentent le musc à un degré plus ou moins prononcé. Les nombreux cris d’animaux que nous entendions ce soir-là nous disaient assez que nous étions dans un lieu entouré de belles forêts et loin de toute habitation.

Lorsque chacun se disposa à sommeiller, je montai sur la dunette pour jouir plus tranquillement de la suave nuit qui nous enveloppait. Tout bruit ayant cessé sur notre barque, les animaux de la forêt, que j’entendais alors de loin comme de près, me parurent beaucoup plus nombreux, et, dans ma position hors de danger, j’écoutai sans crainte la sauvage harmonie de leurs cris variés.

Tandis que je prêtais l’oreille à ces cris lointains et rapprochés, doux ou sonores, graves ou aigus, une idée de l’infinie variété de la création se présenta à ma pensée.

J’écoutais les bruits, à peine perceptibles, de petits êtres qui grignotaient dans les planches du navire, lesquels sont déjà de gros animaux à côté d’autres que nous montre le microscope ; puis, avec l’échelle des voix nocturnes qui venaient sur tous les tons à mon oreille, je remontais jusqu’à ces puissants éléphants, nos voisins du moment, auprès desquels nous ne sommes nous-mêmes que des pygmées. Pendant que je songeais à la multiplicité des êtres qui pullulent ainsi sur toute l’étendue du globe, mes yeux, fixés au firmament, entraînèrent ma pensée vers un théâtre infiniment plus vaste encore.

Au milieu de mes réflexions, tout à coup un son puissant et sonore me rappela sur le tout petit globe terrestre auquel j’appartenais, et à l’imperceptible milieu dans lequel je vivais. Quelques-uns de nos hommes, que ce bruit avait réveillés en sursaut, se dressèrent à demi pour consulter les alentours de leurs regards. « Di-e-di ? qu’est-ce, qu’y a-t-il ? » me dit l’un d’eux. Bien que j’eusse moi-même parfaitement entendu, j’étais encore plus embarrassé qu’eux ; je ne pus leur répondre, et, ne voyant rien, ils se recouchèrent peu après. Pourtant, en y réfléchissant, je fus tenté d’attribuer ce son puissant aux éléphants que je savais être dans notre voisinage. Plus tard, dans la Nigritie, je fus à même de reconnaître que ma conjecture, à cet égard, était fondée, et que le son retentissant que j’avais entendu était celui que produit l’éléphant avec sa trompe. L’idée que ces animaux étaient près de notre barque, et que de leurs longs naseaux mobiles ils pouvaient venir flairer et fouiller la couchette à ciel ouvert que j’occupais, troubla quelque peu la sécurité dans laquelle je me complaisais. La nuit étant d’ailleurs avancée, je résolus de rentrer dans la cabine pour goûter un peu de repos.

Avant que j’y eusse pénétré, un vaste bruissement de feuilles, de branchages et de froissement de graviers, se produisit non loin de moi ; je m’arrêtai aux aguets, et il me sembla que ce devaient être les éléphants, qui, ayant reconnu la barque ou entendu le bruit que je faisais, au lieu de venir sus, pénétraient dans la forêt. Peu après le bruit s’éteignit par l’éloignement, et je gagnai mon gîte. Les cris des autres animaux devenaient aussi de plus en plus rares.


Forêt grandiose, ses accidents. — Une correction turque. — Pénible route, les saisons. — Le baobab. — Principaux arbres. — Nature géologique du Sennâr. — Montagnes primitives et leurs habitants. — Les carcans de l’esclavage. — Douleurs et regrets. — Fa-Méka, pauvre palais. — Fa-Zoglo.

Nous avions ainsi remonté le fleuve Bleu jusqu’au village de Rosseires sur les limites du pays des nègres. Ici la végétation forestière est vraiment grandiose. L’homme, et même le chameau, ne sont que des insectes, comparés aux géants du règne végétal qui peuplent ces lieux ; notre planche de la page 181 peut en donner une idée. Un certain nombre de monstrueux baobabs peuplent ces lieux ; leurs troncs, sans être les plus gros qui existent, atteignent jusqu’à vingt mètres de circonférence. De très-grandes espèces d’arbres appartenant à la famille des figuiers, des tamarins très-développés, des sterculias et quelques autres, accompagnent noblement ces colosses de la nature végétale. D’autres espèces servent à mettre en relief les premiers par leurs formes déliées ou par la nature particulière de leur feuillage. Il résulte de cet ensemble un effet aussi magnifique que saisissant. C’est jusqu’à vingt mètres de hauteur et plus que s’élèvent les voûtes de ces grandioses forêts.

Les chameaux qui portaient nos provisions nous ayant précédés à Rosseires, notre caravane fut bientôt prête, et nous fîmes encore une marche le soir du 12 mars pour aller coucher au village d’Hazaza, le deuxième que l’on rencontre au sud de Rosseires.

La nuit fut si belle, que nous ne fîmes pas dresser nos tentes ; on nous apporta des lits de sangle en usage dans le pays ; c’est le ferche dont nous avons parlé ; ordinairement ces couches sont des lits de procuste ; la tête appuie sur une traverse, tandis que les tibias appuient sur l’autre ; il ne faut rien moins qu’une longue habitude ou une extrême fatigue pour dormir dans cette position. Nous eussions certainement préféré coucher sur la terre ; mais les insectes, et notamment les fourmis blanches, rendent nécessaire l’usage de ces lits. On ne leur donne guère de longueur afin que la tête, portant sur l’extrémité, la chevelure des indigènes, si soigneusement tressée, selon l’antique usage égyptien, puisse pendre en dehors, et ainsi être garantie des dégâts qu’occasionnent les froissements.

Le lendemain 13 mars, nous commençâmes à apercevoir un peu distinctement les lointains sommets de la Nigritie au sud, et du Kouara à l’est. Nous continuâmes notre route à travers une vaste et interminable forêt, ou l’on ne rencontre que quelques clairières, le plus souvent factices, autour des villages ; néanmoins la plupart des essences sont maigres et épineuses. Tout ce pays forme une immense plaine légèrement ondulée, et dont on n’aperçoit aucune limite, si ce n’est les quelques sommets dont je viens de parler. Sur notre route, non loin du fleuve, nous rencontrâmes de petits monticules qui paraissent dus à l’accumulation de la terre, des détritus et du sable apportés par les vents, et qu’une végétation accidentellement plus épaisse a arrêtés. Les plantes ont envahi ces monticules, dont les parties constitutives offrent un commencement d’agrégation, ainsi que je pus le remarquer dans leurs coupures. J’avais déjà observé un effet analogue au-dessus d’Abou-Hamed, à la sortie du grand désert ; mais là les parties constitutives de ces monticules étaient plus sablonneuses, et par conséquent l’agrégation plus difficile.

Le matin du second jour de marche, au moment où nous nous mettions en route, je vis le guide indigène hésiter sur le point où il devait nous faire pénétrer dans la forêt ; il réfléchissait probablement au choix du sentier qu’il fallait prendre pour rencontrer le moins de difficultés avec notre genre de caravane ; il pouvait aussi calculer la route qui nous ferait passer moins à portée des huttes de ses compatriotes. Quoi qu’il en soit, le colonel Yousouf, voyant cette hésitation, interpella le guide, qui parut lui répondre d’une manière un peu embarrassée. Incontinent le colonel lui fit impérieusement signe de s’étendre à terre ; mais le guide parut plus embarrassé encore devant cet ordre que devant son chemin ; aussitôt, sur un nouveau signe de Yousouf, deux soldats précipitèrent l’infortuné guide à genoux, puis le nez contre terre, et le colonel turc, le pied sur la nuque, lui appuya la figure contre terre, et, tandis qu’il le maintenait ainsi dans la position d’un homme prosterné, lui fit administrer, d’un seul signe, une volée de coups de bâton sans désemparer. Lorsque l’infortuné sentit le pied du colonel abandonner sa nuque, il se releva, et marcha étourdiment dans l’une des directions qui l’avaient fait hésiter. Était-ce la meilleure ?

Scène d’esclavage : Le colonel turc. — Dessin de Karl Girardet.

On ne saurait imaginer les ennuis d’un voyage à dos de chameau au sein de ces forêts épineuses. En dépit de toutes les précautions possibles, on n’en sort que les vêtements en lambeaux et la peau sillonnée d’égratignures. Cependant le chemin que nous suivions était la grande voie de communication entre les provinces de Fa-Zoglo et le Sennâr, celle qui desservait les établissements aurifères de la Nigritie, etc. Néanmoins cette voie magistrale n’est qu’un sentier tortueux se détournant de chaque arbre, de chaque buisson ; jamais la main de l’homme n’a donné un coup de serpe ou un coup de pioche pour rendre ce chemin plus viable. Les caravanes et les expéditions militaires du gouvernement perdent chaque semaine plus de temps qu’il n’en faudrait une fois pour toutes afin de rendre praticables les passages les plus difficiles. Fréquemment on rencontre des torrents à sec profondément ravinés, et dont les rives, presque à pic, opposent de très-grandes difficultés au passage des chameaux. Il faut chercher

les échancrures, les endroits où la végétation
Forêt vierge du Fa-Zoglo : Les baobabs. — Dessin de Karl Girardet.
n’obstrue pas trop le passage, pour descendre dans

le lit de ces torrents et en sortir ensuite ; hommes et animaux se prêtent réciproquement secours en se poussant ou en se tirant mutuellement avec des cordages.

Dans ces régions, ce n’est pas l’ardeur du soleil qui détermine le printemps ; l’astre passe et repasse au zénith sans produire d’influence sensible par lui-même sur la nature végétale, si ce n’est la sécheresse. Mais pendant sa marche vers le nord arrivent un ciel nuageux et les pluies estivales, et celles-ci, en humectant le sol, mettent la séve en mouvement, et déterminent la saison du printemps. L’époque où nous nous trouvions correspondait à l’hiver, ou plutôt à la saison morte et sèche, car la chaleur était extrême et le ciel sans nuages, quoiqu’ils dussent venir plus tard. La plupart des arbres étaient dépourvus de feuilles ; néanmoins la vie végétale n’est jamais complétement suspendue sous ces latitudes : quelques essences d’arbres avaient un feuillage très-vert, quoique menu ; d’autres étaient en fleur.

L’arbre le plus remarquable de ces contrées est le baobab, qui, par sa grosseur comparative, est l’éléphant du règne végétal. Cet arbre monstrueux est appelé gongolès dans le pays ; il est surtout remarquable par ses dimensions prodigieuses ; son tronc atteint un énorme développement, j’en ai mesuré qui ont dix à douze brasses de tour (dix-huit à vingt et un mètres) ; il paraît qu’il en existe un près de Rosseires qui a quinze brasses de tour (vingt-six mètres), et, dans l’Afrique occidentale, Adanson en a mesuré qu’il évalue à environ trente-six mètres de circonférence. Cette grosseur est telle, que la cavité que renferme un tronc semblable, dont les parois n’ont ordinairement qu’une quinzaine de centimètres d’épaisseur, présente un espace cubique supérieur à celui de la plupart des salons actuels de Paris. En calculant par analogie le nombre de couches ligneuses annuelles qu’ont dû comporter ces plus gros troncs, on arrive à leur attribuer l’âge prodigieux de cinq à six mille ans.

Le tronc affecte généralement des formes pyramidales. Les branches, très-grosses à leur point de départ, sont fort inclinées ; mais elles se rétrécissent très-sensiblement en se courbant selon une direction plus verticale, ce qui leur donne l’aspect de grosses cornes. Elles correspondent sur le tronc à des renflements en forme de nervure, qui semblent les relier au sol par un fort empâtement, auquel s’attachent les principales racines que l’on aperçoit quelquefois sur le sol. L’écorce de cet arbre est presque unie et glacée, quoique formant çà et là quelques galles ou boursouflures ; elle est recouverte d’un épiderme fin, qui a le reflet d’un bronze de couleur rose violacé. Immédiatement contre le tronc et les plus grosses branches il en croît de toutes petites, qui, par leur disproportion, font un contraste monstrueux. Il paraît que ces petites branches, après avoir végété quelque temps, sèchent et tombent d’elles-mêmes.

Le baobab croît lentement, et, pour que ces colosses atteignent une telle grosseur, les habitants du pays pensent aussi qu’ils doivent avoir plusieurs milliers d’années. La manière dont se comporte cet arbre semble, eu effet, accuser une longue période d’existence : les plus petits, très-rares, sont pleins dans l’intérieur ou offrent de petites cavités, tandis que les plus gros présentent de grands vides irréguliers qui pourraient former de petits appartements. Ce qui existe actuellement d’un de ces vieux troncs semble être, si je puis m’exprimer ainsi, le reste d’une suite de générations qui se seraient succédé dans le même individu, par un accroissement successif à la surface extérieure, en laissant dépérir les parties intérieures qui les ont précédées.

Le fruit de cet arbre[2] se compose d’un ovoïde de quinze à vingt centimètres de long, formé par une écorce dure, tomenteuse, d’un vert velouté ; elle renferme des morceaux irréguliers ou anguleux de pulpe blanche, féculeuse, de la grosseur d’une fève, contenant des noyaux également irréguliers. Ces morceaux de pulpe sont tassés entre des cloisons filandreuses, à jour, qui vont aboutir à l’écorce. On mange ce fruit, ou plutôt on ronge ses noyaux féculeux, qui ont un goût sucré et aigrelet, et l’on en fait aussi de la limonade. Les écureuils en sont très-friands.

Le baobab n’a pas de feuilles dans la saison qui précède les pluies, c’est-à-dire depuis décembre jusqu’au mois de juin ; un peu plus tard, il se pare de longues fleurs blanches. Dans cette saison, on voyait ses fruits seuls pendus aux branches. Ses feuilles, de douze à quinze centimètres de long, jonchaient le sol ; elles ressemblent en grand à celles du marronnier d’Inde. En poudre ou en décoction, ces feuilles, de même que l’écorce des jeunes rameaux, ont des qualités nutritives et adoucissantes. On emploie aussi les filaments que contient l’écorce du tronc de cet arbre pour faire des cordes, des sacs et d’autres objets que l’on travaille avec beaucoup de soin.

Le zeziphus ou spina-christi végète en forme de buisson ; ce que cet abrisseau a de plus remarquable pour le voyageur qui parcourt les forêts où il est répandu, c’est son armure d’épines fortes et crochues, dont on ne se défait qu’avec la plus grande difficulté une fois qu’elles vous ont harponné ; chaque mouvement irréfléchi que l’on fait pour se débarrasser de ces crocs amènent d’autres branches, qui saisissent de toute part l’homme couvert d’un vêtement, et qui labourent l’épiderme de celui qui n’en a pas.

Le 14 mars, nous continuâmes de circuler dans les belles forêts sans fin du Fa-Zoglo ; ces forêts, cependant, sont moins belles que certaines parties de celles que j’ai décrites plus au nord ; mais il ne faudrait pas en conclure que le pays en général soit moins riche, c’est le contraire qui a lieu. Ici les sentiers sont naturellement établis sur les points où la forêt laisse le plus de facilité pour la circulation, c’est-à-dire sur les terrains secs et rocailleux ; tandis que c’est sur les terrains noirs, doux et humides, qu’il faut chercher les riches forêts d’une nature exubérante pour les comparer aux parties les plus belles de celles que l’on rencontre au nord du Sennâr. Ce sont les lieux qui n’offrent qu’une végétation maigre et rabougri et dans ce dernier pays qu’il faut comparer aux forêts les moins belles que l’on rencontre dans le Fa-Zoglo pour avoir une juste idée des progrès que fait la végétation en avançant vers le sud.

Ici le terrain commence à être un peu plus accidenté ; depuis Kartoum, il offre peu de variété, peu d’intérêt. En quittant cette ville, on trouve un tuf calcaire, spongieux et friable, dans lequel sont incorporés des détritus de plantes marines ; il forme de bizarres agglomérations, qui imitent des racines noueuses. À la loupe, on distingue de petits grains de quartz et d’amphibole enveloppant des noyaux argileux.

Plus haut, non loin de Kamnyn, on rencontre un conglomérat de grains de quartz empâtés dans un calcaire tuffeux imprégné de natron, que l’on fait calciner pour l’employer à la fabrication du savon qui se fait dans cette ville.

En continuant à remonter le fleuve Bleu dans le Sennâr, ce sont des tufs friables qui forment les falaises du fleuve sur la généralité du parcours. Le sol cultivable est une argile sablonneuse assez maigre, quoique fertile. Ce n’est qu’a la hauteur du Sennâr qu’on commence à voir les premières montagnes détachées qui annoncent les chaînes de roches primitives de la Nigritie. Ce sont les montagnes granitiques et siénitiques de Mouîl et de Sakadi qu’on aperçoit à l’ouest de Sennâr, plus au sud celles de Goulé, de Bouck, de Kokour ; puis, en rapprochant du fleuve, celles de Kérébîn, Akâdi, Lengassan, Kilgou et le groupe important de Taby. Ces montagnes, qui semblent devoir être d’autant plus stériles qu’on voit presque partout la roche à nu, sont pourtant, en grande partie, couvertes de végétation, et même de beaux arbres. Le tamarinier et le baobab y montrent leurs puissantes silhouettes dominant d’autres arbres propres à la contrée, tels que l’héglyg, le nebka, les gommiers et autres acacias, etc. Ces végétaux semblent alimentés par les terres apportées en poussière par le vent, et que les pluies entraînent dans les fissures de rochers, où les arbres plantent leurs racines. Car, on le sait, la désagrégation du granit et de beaucoup d’autres roches primitives sous l’action des intempéries ordinaires est si faible, que son produit seul est entraîné dans les vallées ou les plaines avant d’avoir pu s’accumuler suffisamment contre les rochers pour nourrir cette végétation.

La plupart des montagnes dont nous venons de citer les noms étaient naguère encore habitées par des populations nègres ; mais depuis la domination égyptienne, toutes celles qu’il a été possible de cerner et d’assaillir pour réduire leurs habitants en esclavage ont été dépeuplées. Dès le début, en 1821, les premières montagnes attaquées, celles de Kokour et d’Akadi, furent prises par trahison : on abusa de la bonne foi des nègres ; celles de Bouck et de Kilgou, et quelques villages de la plaine, succombèrent sous la supériorité des armes à feu qui, inconnues à ces nègres, répandirent la terreur parmi eux ; une partie des habitants s’échappèrent ; sur certains points, on ne trouva que des femmes, qui préférèrent se laisser tuer plutôt que de suivre les Turcs. Le groupe des monts Taby, très-élevé et plus peuplé, résista, et même faillit faire subir une sérieuse défaite aux agresseurs. Aujourd’hui ce pâté de montagnes forme la sentinelle avancée de la race nègre, les Turco-Égyptiens s’étant rejetés sur d’autres points. La plupart de ces montagnes s’apercevaient à l’horizon dans l’ouest depuis la route que nous suivions.

En suivant péniblement les sentiers à peine tracés qui serpentent à travers les forêts sans fin du Fa-Zoglo, nous vîmes venir à nous une caravane composée de cavaliers et de piétons, ou plutôt un convoi, car des baïonnettes brillaient en l’air. C’étaient en effet des cavaliers vêtus du costume militaire égyptien qui conduisaient des esclaves. Les uns avaient pour monture des chameaux, d’autres des chevaux ou des ânes. Les piétons avaient le cou passé dans une espèce de fourche ; leurs poignets étaient fortement attachés à embranchement de la fourche qui retenait le cou, tandis que les branches de celle-ci, rapprochées derrière la nuque et tenues écartées par un étrésillon ne laissaient que l’intervalle nécessaire à la respiration du patient. De plus, une corde reliait cette espèce de carcan à la selle des cavaliers. On se sentait ému par l’air d’abattement qui se peignait sous la sueur ruisselante du visage de ces captifs. D’autres avaient seulement le cou saisi de la même manière entre les branches d’une grosse fourche, fixée par un long manche à la selle des chevaux ou des chameaux. Dans ce système, le point d’attache étant hors de la portée des mains du captif, on avait pu se dispenser de les attacher aussi ; mais l’infortuné était soumis à une autre espèce de supplice encore pis que le précédent. Ainsi tenu par le cou, il était obligé de subir toutes les secousses causées par l’inégalité de la marche des animaux, les coups qui leur étaient administrés ou les accidents du sol. Ceux qui étaient attachés aux flancs des chameaux avaient en outre à endurer cette espèce de tangage que produit l’animal dans sa marche ; car la terrible fourche est d’une grosseur et d’une force à résister aux efforts les plus désespérés. Comme les cavaliers et leurs montures ne se préoccupent pas des malheureux qu’ils traînent à leur suite et qu’ils prennent pour eux l’espace le plus libre, il en résulte que les captifs doivent de temps à autre marcher à travers les broussailles, les buissons épineux et toutes les difficultés de la route. Les écorchures dont leurs corps sont semés n’attestent que trop quelles sont leurs souffrances.

Ces infortunés étaient des habitants de Kéry nouvellement captivés et conduits en Égypte ; ils avaient encore quatre à cinq cents lieues à faire ainsi avant qu’on pût se relâcher de cette rigueur. Jusque-là, on est obligé de leur laisser ces entraves jour et nuit, faute de prisons ou de lieux propres à les enfermer sûrement. Ce n’est que quand on a mis entre eux et leur pays toute l’étendue des déserts, qu’on peut, sans crainte, diminuer ces barbares précautions. La douleur arrache-t-elle à ces malheureux la promesse de ne faire aucune tentative d’évasion si l’on adoucit leur position, on leur répond qu’on n’en peut rien faire, et, comme le loup à l’agneau, que s’ils ne sont pas coupables, ce sont leurs pères qui l’ont été en tentant de recouvrer leur liberté.

C’est ainsi qu’une première iniquité en enfante bientôt une seconde, et que la nécessité de si assurer du captif conduit l’asservisseur à la cruauté.

À la suite de ce convoi venaient quelques djellabs ; ceux-ci conduisaient principalement des femmes, des enfants. Les pauvres créatures, étant plus faibles, les liens étaient moins rigoureux ; quelques-unes étaient placées sur des charges de chameaux, d’autres cheminaient et même portaient quelques effets. Mais ce qui était surtout pénible à voir, c’était l’expression des sentiments dont étaient empreintes les physionomies de ces pauvres créatures. Elles jetaient de temps à autre des regards désolés sur les montagnes natales qui allaient bientôt disparaître pour jamais. Ah ! quelle tristesse ! quels regrets ! Les enfants seuls pouvaient les manifester par des larmes, que venaient refouler la menace, et, au besoin, la courbache du djellab. Quant aux autres, n’essayons pas de peindre leur douleur ; les paroles sont trop froides pour de telles situations.

Écureuils et fruits du baobab. — Dessin de Karl Girardet.

Ces montagnes bleuâtres, que j’allais visiter d’un œil tranquille, étaient pour ces malheureuses créatures l’Éden d’ici-bas. Dans l’antre du colossal baobab et des rochers primitifs, l’enfant avait joué avec ses compagnons. Il s’était balancé, là-bas, sur les guirlandes de lianes et les rinceaux de cactus qui relient l’arbrisseau à la cime élancée de l’arbre séculaire. Là-bas, sous les dômes impénétrables du santal odorant, des palmiers, des tamarins, des lauriers, sont les cachettes mystérieuses, pleines de tendres souvenirs ; là-bas est l’épais ombrage qui a protégé la case et le lit végétal où la mère a bercé son enfant. Oui, c’est là-bas, sur ces géantes montagnes, que l’homme, après avoir cueilli dans la forêt les fruits nécessaires à sa famille, venait sur le haut rocher, dans la rouïalda, léger belvédère ombragé d’un euphorbe, goûter le repos et la fraîcheur, en face des vastes horizons et des généreuses campagnes de son pays.

Cette douce patrie était encore là, visible au loin, mais sur le point de disparaître pour jamais aux yeux des pauvres êtres qui se tordaient sous les liens et sous la courbache des djellabs. Puis chacun de ces infortunés songeait à sa famille comme lui ravie, à l’enfant, au fiancé, à l’époux, à la mère, tués dans le massacre ou emmenés d’un autre côté dans l’esclavage ! Et, à tous ces tourments de l’âme se joignaient les souffrances physiques de ce cruel voyage, sous l’affreux carcan. Enfin, pour espérance, pour avenir, qu’avaient ces malheureux ?… Si la mutilation n’est pas leur partage, s’ils ont vaincu les souffrances et les privations de toute espèce, si la mort les épargne dans le désert, que leur reste-t-il ? Pis que la mort : une vie d’avilissement ! Pour qui veut bien se figurer la véritable situation de ces infortunées créatures qui passaient ainsi devant nous, il n’est pas besoin de demander la signification

douloureuse des tristes regards jetés en arrière, de ces
Habitants du Kéry emmenés en esclavage. — Dessin de Karl Girardet.
têtes tombant sur la poitrine, de ces soupirs, de ces

sanglots étouffés, refoulés par la courbache, de ces traits profondément altérés.

Après être resté quelque temps à regarder tout ce monde de douleur d’un œil hagard, anxieux, comme une vision impossible et cependant très-réelle, je me retournai fort ému du côté de ma route pour m’arracher à ce peignant tableau qui semblait encore être devant mes yeux. Pourtant l’une des jeunes filles qui le composait devait bientôt reparaître devant moi dans une situation plus émouvante encore.

Notre première marche, du 14 mars, nous amena devant Fa-Méka, située sur la rive droite du fleuve, en face du mont Fa-Zoglo qui se dresse sur l’autre rive. C’est dans cet endroit que Méhémet-Ali a fait élever, près du fleuve, deux constructions fort modestes qu’il qualifiait beaucoup trop pompeusement quand, en 1841, il répondait à l’envoyé français, à propos de ses démêlés avec la Porte : « Ce que j’ai conquis avec les armes, je le perdrai avec les armes ; j’ai fait bâtir des palais dans mes possessions de Fa-Zoglo, où je me retirerais s’il était nécessaire. »

Quand on dit palais dans ces régions, il ne faut pas se figurer un Louvre ou un Alcazar ; le plus beau de ces palais se compose d’une muraille rectangulaire de la hauteur d’un rez-de-chaussée, renfermant cinq pièces mal couvertes et pavées en terre battue ; la façade présente quatre fenêtres et une porte. Voilà cette splendide demeure. La nature a fait les frais de la principale décoration, qui consiste en touffes d’herbes éparses sur le faîte des murailles. Le deuxième palais est encore moins important que le premier, seulement on a voulu y faire une chambre au-dessus du rez-de-chaussée, et le tout était déjà en ruine au moment où je le vis.

La position où sont ces constructions est agréablement choisie sur une terrasse de la petite montagne de Fa-Méka, en grande partie entourée par le fleuve Bleu. On voit dans cet endroit des casernes, sortes de hangars en chaume et fascines, pour les troupes égyptiennes, et un village qui ressemble comme les autres à une agglomération de ruches en paille éparses entre de grands baobabs qui dominent le tout. Entre le mont Fa-Zoglo et la petite montagne de Fa-Méka, les rives du fleuve sont taillées à pic dans un rocher de schiste argileux, et le Nil présente, dit-on, des rapides ou cataractes au sortir de ces montagnes.

Sur la rive gauche se dressent majestueusement les sommets et les crêtes pittoresques du mont Fa-Zoglo. Cette montagne est la première de quelque importance que l’on rencontre en remontant le cours du fleuve Bleu et même, depuis l’Égypte et la Nubie, où l’on ne voit guère que des monticules dans le voisinage du Nil ; elle a donné son nom à la province qui l’entoure. D’après Bruce, qui a cru devoir assimiler les Noubas du Tekelé à ceux du Hamatché, de même qu’il réunissait leurs montagnes en une seule chaîne, des géographes ont fait de Fa-Zoglo une chaîne s’étendant vers l’ouest, et Bitter, l’un des plateaux africains de sa géographie systématique. Cette classification de l’Afrique en plateaux successifs forme une image facile à saisir, mais elle est loin de la vérité. Ainsi, le mont Fa-Zoglo, quoiqu’il soit isolé, forme la tête de la chaîne du Hamatché qui s’étend fort loin dans le sud, le long de l’immense plaine du fleuve Blanc, dont elle forme la limite orientale.


Djellab à la recherche d’une esclave fugitive. — Abandon, évasion, recherches. — Traversée du fleuve Bleu, cataracte. — Secours inattendu. — Les empreintes sur le sol. — La fugitive découverte, garrottée et bâillonnée. — Désespoir maternel. — Les voix de la forêt. — Nouveau pays. — Le Soudan égyptien.

En partant de Fa-Méka, nous remontâmes la rive du Nil Bleu jusqu’à un gué qui se trouve à environ six kilomètres plus haut. Là, notre caravane se mit en devoir de traverser le fleuve. Pendant que l’on opérait la traversée, allégeant les chameaux d’une partie de leurs colis, un des djellabs que nous avions croisés dans la journée arriva près de nous et se prépara à passer le fleuve en notre compagnie. Nous lui demandâmes la cause de ce retour inopiné sur ses pas. Il hésita à parler ; pourtant, comme il désirait, pour plusieurs raisons, traverser le fleuve en même temps que nous (la principale de ces raisons était, je crois, de ne pas donner l’éveil à l’objet de sa poursuite), il se décida à faire ses confidences au petit groupe de personnes avec lesquelles je me trouvais ; voici ce qu’il nous apprit :

Parmi les esclaves nouvellement enlevées aux montagnes voisines était une cédaci, fille assez jeune, avec sa mère, balek, d’un âge déjà avancé, et, de plus, impotente par suite de blessures qu’elle avait reçues en défendant sa famille contre les soldats égyptiens, qui avaient assailli et réduit en esclavage les habitants de son village. Le djellab n’avait consenti à emmener la pauvre femme que pour ne pas trop nuire par des chagrins au physique de la fille, marchandise précieuse. Mais la malheureuse mère vit bientôt ses blessures et ses douleurs empirer au point qu’elle ne pouvait plus marcher ; il fallut la mettre sur un chameau, lourde charge qui ne faisait pas l’affaire du djellab ; celui-ci résolut donc d’abandonner à la première occasion la blessée, qui non-seulement était sans valeur, mais onéreuse.

La traversée du fleuve lui sembla propice. Les chameaux ne devant pas être trop chargés, on dédoubla les fardeaux, la fille fit partie des premières charges, et, on le devine, la mère, abandonnée, ne parut pas sur l’autre rive.

Lorsque la jeune fille vit le convoi se mettre en route sans sa mère, elle s’abandonna aux plus vives douleurs, et refusa de marcher ; mais il fallait en finir une fois pour toute, et elle fut jetée sur un chameau malgré sa résistance. Un si faible supplément à cet entassement de malheurs et d’infortunes humaines était, du reste, si peu de chose pour les djellabs ! la marche continua. C’était dans le convoi que nous avions rencontré le matin même que cette scène s’était passée.

Quelque temps après que nous eûmes croisé la caravane, les djellabs s’aperçurent de la disparition d’une cédaci, la jeune fille. On s’informa près de ses compagnes, et l’on apprit que le dérangement et la distraction qu’avait occasionnés le croisement des deux caravanes avaient favorisé la fugitive. La nature, qui fait, au besoin, d’une mère une tigresse pour défendre ses enfants, avait fait de la faible fille un être assez adroit, assez fort pour rompre ou défaire ses liens ; elle s’était glissée dans la forêt, inaperçue de ses persécuteurs. Ses compagnes l’avaient nécessairement vue, et n’avaient rien dit ; la courbache eut donc son tour, elles payèrent leur silence d’une correction exemplaire.

Mais qu’était devenue la fugitive ? Un grand fleuve la séparait de sa mère et de sa patrie ; la liberté avait-elle été le seul moteur de sa délivrance ? Non. Le djellab, tout endurci qu’il était dans son métier, sentit néanmoins une voix de la nature qui lui dit : « C’est vers la mère abandonnée qu’il faut aller au plus vite. » Il confia sa part de marchandise à ses confrères, et revint en hâte sur ses pas ; la mère avait été délaissée impotente sur l’autre rive du fleuve ; il savait dans quel endroit : c’est là qu’il se dirigeait.

Après les émotions que m’avait fait éprouver la vue de ce navrant convoi, le récit et la démarche du djellab m’intéressèrent vivement. Je me promis bien de l’observer pour connaître l’issue de ce triste duel de la cupidité humaine et du sentiment filial.

Une partie de notre monde et de nos effets étaient déjà sur l’autre rive, plusieurs personnes avaient profité du mouvement qui s’opérait dans le fleuve, et qui devait éloigner les crocodiles, pour prendre un bain agréable en traversant le Nil à pied à la suite des chameaux. Dans cet endroit, la largeur de l’eau n’offrait qu’une centaine de mètres sur une profondeur maximum d’environ un mètre vingt-cinq centimètres. Trouvant aussi l’occasion favorable j’entrai à pied dans le fleuve à la suite d’un groupe de chameaux et de passagers. Tant que l’eau n’eut pas atteint le milieu du corps, je résistai bien à l’action du courant, qui était fort. Au-dessus de ce passage on distinguait une quantité de rochers qui fendaient le courant du fleuve, et formaient une cataracte ; l’eau, lancée par ces rapides, passait avec vitesse dans le gué, d’ailleurs moins profond que les autres endroits du cours du fleuve. C’est de cette vitesse que vient la difficulté de la traversée ; lorsque j’eus atteint la partie la plus profonde, l’eau me venant jusque sous les bras, m’ôtait la force de résister au courant. Mes pieds n’avaient pas de prise sur le fond de rocher glissant ou de cailloux roulants ; je vis que j’allais être emporté, et j’appelai la personne montée sur le chameau la plus rapprochée de moi ; c’était un Russe, il n’eut pas l’air de comprendre mes signes, et continua sa marche en souriant.

Je ne craignais pas de me noyer, sachant nager, mais il était dangereux de se laisser emporter loin du groupe, à cause des crocodiles qui rôdent toujours autour des groupes qu’ils n’osent pas attaquer. Je restai donc quelque temps en suspens, n’osant et ne pouvant même bouger sans être emporté. Tout le monde s’éloignait sans m’apporter d’assistance, soit que le bruit de l’eau empêchât d’entendre, soit qu’on ne me crût pas exposé.

Je commençais à éprouver une sérieuse inquiétude, lorsqu’un chameau arrivant derrière moi s’arrêta à mon côté ; je saisis un des cordons à glands qui décoraient la selle de l’animal, et dès lors ma traversée se continua facilement. Lorsque je levai les yeux sur le maître du chameau, je reconnus que c’était le djellab. Dans ma reconnaissance du service rendu, j’éprouvais une peine difficile à décrire. C’était en effet lui qui, connaissant mieux que d’autres la difficulté de cette traversée, était venu à mon aide ; en ne me voyant pas recourir à un soutien quelconque, il avait compris que je m’exposais. Aussitôt que je reconnus cet homme, je lâchai l’appui qu’il me prêtait ; mais la profondeur de l’eau avait diminué, et je n’en étais pas moins son obligé ! Pourtant ce ne fut qu’avec peine que je me décidai à prononcer le mot katarkerek, merci.

Aussitôt le fleuve traversé, mes compagnons de route se mirent en marche, laissant en arrière les chameaux lourdement chargés. D’un autre côté, je vis le djellab requérir un indigène pour lui prêter main-forte dans sa triste besogne ; je les observai.

Ils se dirigèrent d’abord derrière les buissons où avait été abandonnée la mère impotente de l’esclave ; elle n’y était plus ! le djellab consulta le sol et toutes les traces nouvelles ; il remarqua, non l’empreinte de pas, mais celle d’une traînée, car la pauvre créature n’avait pu faire usage de ses jambes ; il suivit cette trace, et reconnut bientôt que la malheureuse mère, en se sentant abandonnée, et voyant sa fille emmenée par les ravisseurs, s’était traînée sur le bord du fleuve, sans doute pour l’apercevoir encore, comprenant bien qu’elle était perdue pour elle. Ici il y eut un nouveau doute du djellab ; il ne vit personne au lieu ou se dirigeait cette trace.

Le fleuve était si difficile à traverser, que je commençais à espérer que la jeune fille, n’osant s’y aventurer, serait encore de l’autre côté. Le djellab ne se découragea pas si vite ; les traces se compliquaient, il les examina attentivement, et peu après un sourire de satisfaction ranima ses traits, sa figure rayonna d’un rire sinistre : il avait reconnu deux traces, l’une devait être celle de la fugitive. De ce moment il prit les précautions du chat qui guette sa proie, faisant signe à son acolyte de le suivre discrètement.

Ces hommes allaient s’éloigner très-loin peut-être pour suivre la piste qu’ils venaient de saisir ; n’ayant aucun guide avec moi, et craignant de ne pouvoir rejoindre mes compagnons de voyage, j’hésitais à les suivre. En me retournant, je vis qu’une partie de notre monde était encore près de la rive du fleuve, et je suivis

les traqueurs du malheureux couple fugitif.

Hélas ! cette chasse ne fut pas longue ; à quelques pas je vis le djellab faire un mouvement de surprise et un nouveau signe à son complice ; je m’avançai du côté qu’il avait paru désigner, et je vis près d’un buisson la malheureuse fille. Elle était accroupie devant sa mère et paraissait lui prodiguer des soins urgents en rajustant une ligature ; elle ne paraissait pas même regarder le djellab, qui, suivi de son aide, s’avançait à pas sourds pour la saisir.

La mère, dont l’œil scrutateur sondait le voisinage, les vit la première, car elle fit un geste et prononça un mot, une exclamation qui voulait probablement dire à sa fille : fuis ! car la pauvre enfant fit en effet quelques pas de fuite ; mais, revenant plus vite encore vers sa mère, elle jeta un cri déchirant : c’était une prière, une prière à attendrir un cœur de pierre ! Elle tendit les mains du côté de ses ravisseurs avec une expression que rien ne saurait rendre pour les implorer ; puis, par la mimique si expressive de la douleur, s’adressant au djellab comme à un homme qui ne pouvait moins faire que d’être compatissant dans un tel cas, elle semblait dire : « Voyez, le soleil baisse, la nuit vient, les animaux carnassiers vont sortir de leurs repaires ; ils viendront de leurs dents meurtrières déchirer ma mère encore vivante ! ma mère qui ne peut fuir ni allumer un feu protecteur. Oh ! non, vous ne voudriez pas qu’elle soit abandonnée par moi ; mangée avant d’être morte ! Oh ! non, vous ne le voulez pas ! dites ? dites ?… »

Scène d’esclavage : La mère et la fille. — Dessin de Karl Girardet.

Le djellab, en voyant les choses prendre cette tournure, avait prudemment ralenti sa marche, et semblait compatir aux gestes suppliants de cette fille éplorée ; mais il avançait, il avançait toujours vers sa proie. La malheureuse fille, comprenant dès lors que tout était fini, changea de figure, ses yeux hagards se reportaient de sa mère à l’homme ; hélas ! oui, tout était fini. Pleine de désespoir, elle jeta un nouveau cri qui, cette fois, devait être le cri de guerre des nègres, car elle se baissa vers la terre, et saisit de ses mains crispées ce qui s’y trouvait à sa portée pour le jeter à la figure des monstres qui venaient la ravir à sa mère mourante ; mais son arme, hélas ! n’était qu’une poignée de poussière, qui lui revint aux yeux. Avait-elle cru troubler ainsi la vue du djellab tandis qu’elle prendrait la fuite ? Presque aussitôt elle fut vigoureusement saisie, renversée et entraînée, plutôt qu’emportée, à quelque distance de la mère. Celle-ci, ne pouvant les suivre, fit des soubresauts inutiles, puis se souleva sur un bras, gesticulant de l’autre, et faisant entendre quelque chose qui ressemblait plutôt à des hurlements entrecoupés de sanglots qu’à des paroles humaines.

Peu de temps après, la pauvre fugitive était garrottée de nouveau, et, de plus, bâillonnée, afin de débarrasser de ses cris importuns les oreilles, pourtant peu délicates, de ses ravisseurs. On l’emporta ainsi près du chameau, qui avait paisiblement cherché sa nourriture aux buissons, et la malheureuse, se tordant toujours par des mouvements convulsifs, fut hissée derrière la selle de l’animal, et attachée comme un simple colis.

M’étant alors approché de ces hommes, je demandai au maître ce qu’il estimait cette jeune fille ; il me répondit qu’elle n’était pas à vendre, qu’il fallait que ses compagnes vissent bien qu’on ne fuit pas impunément. J’insistai ; il me répondit négligemment par un prix qui me parut exorbitant pour le lieu où se trouvait encore cette pauvre créature, et surtout pour les faibles ressources qui me restaient en ce moment. Je lui dis que, faute d’argent comptant, je pouvais lui faire un bon payable au Caire, où j’avais des fonds ; dès ce moment ce fut à peine s’il daigna me répondre. En se dirigeant vers le gué du Nil, il voulut bien ajouter qu’il n’allait jamais en Égypte.

Pouvant à peine croire que ce que je venais de voir n’était pas un rêve, je restai sur la rive, regardant tantôt vers la mère, tantôt vers la fille. Lorsque le chameau porteur disparut en descendant dans le lit du fleuve, la malheureuse mère, qui, jusqu’à ce moment, s’était soutenue tantôt sur un bras, tantôt sur les deux, se laissa retomber sur le sol. Je m’approchai d’elle pour savoir si je pourrais lui être utile, mais la pauvre créature, en voyant mon teint blanc, me prit sans doute pour l’un des ravisseurs de sa fille, car elle m’accueillit par une grimace affreuse, et se mit à me poursuivre d’imprécations dans un jargon étranger à mes oreilles ; son expression était tour à tour furieuse ou désolée, quelquefois suppliante, puis, d’un geste de rage, l’écume à la bouche, elle semblait me dire que nous serions tous exterminés.

N’osant l’approcher, je l’examinai à quelques pas ; je vis un de ses genoux blessé et roidi par l’inflammation. Une autre blessure, autant que je pus l’apercevoir sous des feuilles que maintenaient des liens, paraissait exister dans l’aine, car tout un côté du corps était envahi par l’inflammation. La malheureuse semblait avoir perdu beaucoup de ses forces ; peut-être tombait elle d’inanition. J’essayai encore une fois de lui porter quelques soins, mais ce fut en vain ; ses doigts crispés et crochus semblaient chercher ma figure ; je vis bien que je lui faisais horreur ! D’ailleurs, cette malheureuse mère me semblait condamnée à une fin prochaine, et l’abréviation de sa vie devait être celle de ses douleurs.

Au moment où je me disposais à m’éloigner, je la vis se redresser tout à coup sur ses bras mutilés, le regard anxieusement tourné vers un point fixe ; elle venait de revoir sa fille sur le chameau du djellab, remontant l’autre rive après avoir traversé le gué du fleuve. Ses yeux blancs, vitreux, s’ouvrirent comme s’ils eussent voulu sortir de leur orbite noir ; elle tendit la main de côté, et un cri aigu, prolongé et déchirant, s’échappa de sa poitrine. À ce moment, sa fille disparaissait à ses yeux pour jamais !…

Je ne pus tenir en présence de cette scène déchirante. Je rejoignis en hâte ma monture et je pris au plus vite l’espèce de sentier qu’avaient dû suivre mes compagnons.

En jetant un dernier coup d’œil à l’infortunée mère, je la vis couchée sur le sol sans mouvement, le bras encore tendu vers le point ou son enfant avait disparu pour toujours. Tout espoir était donc fini pour elle !

Je hâtai le pas, mais j’eus beau faire, les cris de douleur que je venais d’entendre semblaient me suivre toujours. Le vent qui soufflait dans les arbres de la forêt mêlait mille murmures au tumulte des pensées douloureuses qui bouillonnaient en moi. Toutes les figures désolées, toutes les expressions de douleur que j’avais vues le matin, me revinrent à la mémoire ; il me sembla voir tous ces malheureux maudire les hommes et la nature. Les affreuses grimaces que leur arrachaient les carcans me semblaient des menaces de terrible vengeance contre les blancs, contre les blancs qui leur font horreur, contre moi-même qui allais me trouver souvent isolé dans leur pays. La nuit commençait à jeter ses ombres autour de moi ; c’était l’heure où les animaux sortent de leurs repaires ; heure solennelle dans ces régions sauvages, où l’homme qui n’a pas rejoint son gîte doit penser à chercher protection contre la nuit. À ma droite, vers le mont Fa-Zoglo, les hurlements commençaient à se faire entendre, puis, de proche en proche, se répondaient dans la forêt comme de sinistres échos. À travers tous ces accents dont les bois frémissaient, il me sembla distinguer une lointaine et faible voix, jetant comme dans un gémissement ce douloureux appel : Ô ma mère !… Je me retourne involontairement, j’écoute et n’entends plus rien ! rien que la forêt agitée par les rafales, et les bruits qu’accentuait mon imagination tristement surexcitée.

Cette scène, où tout était amour et malheur d’un côté, arbitraire et iniquité de l’autre, démontre chez le nègre un esprit de famille, plus développé que ne veulent le croire ses exploiteurs. Michelet a t-il eu tort en disant de cette pauvre race tant calomniée, qu’elle était la race du sentiment ?

Derrière moi je laissais, dans quelques villages établis sur les bords du fleuve et autour du mont Fa-Zoglo, les dernières populations de race sémitique modifiées et presque noires qu’offrent ces régions. Devant moi, à quelques heures de marche, se dressaient les montagnes habitées par les malheureux nègres.

C’est sous l’impression de ces douloureuses scènes de l’esclavage que s’effectua mon entrée dans ce mystérieux pays de la Nigritie qui, depuis de longs siècles, est le souffre-douleur du genre humain.

La partie du bassin du Nil à laquelle l’usage plus que la raison a donné le nom de Soudan égyptien comprend dans ses limites la surface totale de quatre anciens États indépendants : le Kordofan, le Sennâr, le Shendy et le Dongolah.

Méhémet-Aly débuta dans la conquête du Soudan par une expédition qui, partie d’Égypte en 1820, étendit sa marche triomphale, nous l’avons dit, jusqu’aux premières montagnes de la Nigritie. Les Égyptiens n’éprouvèrent donc que de faibles résistances pour faire la conquête de ce pays ; mais il n’en fut pas toujours de même ensuite. Pour s’y établir définitivement, ils rencontrèrent beaucoup de résistance passive, de mauvais vouloir, et eurent à réprimer de sérieuses révoltes. Néanmoins l’esprit de nationalité étant très-divisé et peu développé, les Égyptiens professant la même religion que les habitants de ces pays et ayant avec eux quelque similitude de mœurs et d’usages, ils dominèrent assez facilement au Soudan oriental.

Les limites actuelles de la domination égyptienne sont, à l’ouest, les régions désertes qui séparent le Kordofan du Dar-Four. Sur la rive gauche du Nil Blanc, elles confinent aux montagnes du Takalé et aux peuples Bakaras ou pasteurs qui errent entre ces montagnes et le fleuve. Les limites entre le fleuve Blanc et le fleuve Bleu sont, sauf une partie des Abou-Rof, celles des peuples soudaniens avec les nègres idolâtres qui se maintiennent et se défendent aux monts Dinka, Taby et Akaro. Sur ce dernier point, le pouvoir égyptien s’étendait naguère encore plus au sud, dans les premières montagnes de la Nigritie ; mais les razzias humaines que ce gouvernement y faisait pour se procurer des soldats et des esclaves ont amené chez ces nègres une surexcitation et une continuité d’hostilités, qui l’ont forcé à abandonner leur pays. Ce fut encore pis sur les bords du Saubat ; les Égyptiens éprouvèrent une résistance si acharnée, que ce ne fut qu’en guerroyant continuellement et en recevant leurs approvisionnements par le Nil, qu’ils purent s’y maintenir quelque temps ; maintenant les razzias humaines dans ce pays sont devenues plus rares. Du côté de l’Abyssinie, les possessions égyptiennes confinent à la petite république de Gallabat adossée au mont Kouara, et habitée par des Fouts et autres Takrouriens réfugiés. De là, cette limite touche à l’Atbarah, près Soufi, passe à Alguéden et va rejoindre la mer Rouge au torrent de Lava, disent les Égyptiens. Mais ces dernières limites sont plutôt fictives que naturelles, car les Bogoz et une partie des Barkas qui sont au nord de cette ligne n’ont jamais payé tribut, plus à l’Égypte qu’à l’Abyssinie ; on conçoit d’ailleurs que ces frontières sont susceptibles de variation selon les circonstances et la prospérité de chacune des puissances limitrophes.

Quelques années après sa conquête, le gouvernement égyptien ayant désorganisé ou réduit autant que possible les anciennes capitales des souverains dépossédés, fonda Kartoum, dans l’angle formé par le confluent des deux Nils, et en fit le lieu de résidence du gouverneur général de toutes ses nouvelles possessions. Kartoum devint bientôt une ville importante ; elle comptait en 1848 environ trente mille âmes. Sa position centrale et facile à défendre était bien choisie ; deux fleuves y amènent les produits du sud ; un autre la met en communication avec l’Égypte. Mais une fois les pays soumis et à peu près pacifiés, l’autorité établie, les pachas d’Égypte prirent ombrage de ce trop puissant gouverneur. Dès 1848, divers détails qui me furent racontés pendant mon séjour dans ce pays me firent connaître les craintes conçues et les précautions prises par Méhemet-Ali relativement à ce danger. Enfin, en 1858, un de ses successeurs, Saïd-Pacha, modifia cet état ; et le pouvoir central de Kartoum fut réparti entre quatre gouverneurs ou préfets, portant le nom de Moudir, relevant directement du gouvernement égyptien. Les villes où réside chacun de ces Moudir sont Lobeïd pour le Kordofan, Kartoum pour le Sennâr et les régions circonvoisines de cette ville ; Kassala pour le Taka, et enfin pour le Dongolah, la nouvelle ville du même nom. Chacune de ces circonscriptions est divisée entre plusieurs kachef, sorte de sous-préfets desquels relèvent les cheiks ou maires.

La population du Soudan égyptien ou oriental est des plus variées, tant par suite de ses éléments primitifs que par l’effet des influences locales et des croisements. Toutefois l’élément nègre n’entre pas pour une aussi grande part qu’on paraît le croire dans cet État du Soudan. On y reconnaît également les trois grandes divisions de la race sémitique. La première ou la plus anciennement établie dans ces régions se compose des Fouts, représentés au Soudan oriental par les Founs, dans le Sennâr, par une partie des Noubas au sud du Kordofan. La petite république de Gallabat sur les confins de l’Abyssinie paraît aussi laisser dominer l’élément fout.

Jusqu’alors il s’est établi une grande confusion dans les récits de voyage et conséquemment dans la géographie et l’histoire, par suite de l’erreur où sont tombés les voyageurs qui, n’ayant pas poussé leurs explorations jusque dans les régions habitées par les véritables nègres, n’ont pas su distinguer le type fout ou foun et d’autres encore des types nègres. Outre le teint très-foncé de ces Fouts, quelques individus participant encore plus du nègre par croisement et les influences climatériques ont contribué à modifier les types. Tout cela réuni a pu tromper les explorateurs qui, au lieu de comparer ces peuples aux véritables nègres, les comparaient aux races blanches et y trouvaient naturellement de très-grandes oppositions, surtout sous le rapport de la couleur. Mais si, au lieu de s’arrêter à cet examen superficiel on va au fond des choses, on retrouve les traits caractéristiques de la race sémitique. Le cheik Arbab, gendre et successeur détrôné du Meck-Badé, dernier souverain de ce peuple fout ou foungi, voyagea longtemps avec nous, et nous donna beaucoup de renseignements sur ce qu’il appelait son peuple. Lorsque nous fûmes au milieu des vrais nègres du Hamatché avec ce prince et les personnes de sa suite, qui toutes appartenaient à ce même peuple, rien n’était plus facile que de comparer et discerner les deux types.

Cette première division étant rétablie par nos recherches personnelles nous n’avons pas à insister sur les deux autres, berbère et arabe, qui sont généralement admises. Les Berbers durent céder une partie des contrées qu’ils occupaient en Éthiopie, lors des invasions arabes. À ces tribus berbères il faut ajouter les Knouz, Barabras ou Abadie, Bicharrys, etc., les Chellalys, les Mabas et les Danaglahs, répandus sur les bords du Nil depuis la seconde cataracte jusqu’au Dongolah ; puis les Mitkinahs, les Soukinas habitant le Taka. Les idiomes de tous ces peuples berbères paraissent procéder d’une langue commune qui fut probablement celle de l’antique Égypte divisée en deux rameaux, libyque et linotique ou éthiopique, langues développées sous l’influence de formes sémitiques. Les idiomes des populations berbères des bords du Nil, depuis les Knouz jusqu’aux Berberys, ont non-seulement une grande analogie avec celui des Bicharrys, mais encore avec ceux des populations africaines de Taka et des bords de la mer Rouge. Ces populations, quoique converties à l’islamisme, ignorent la langue arabe.

Scène d’esclavage : La mère abandonnée. — Dessin de Karl Girardet.

Les Arabes, troisième grande famille d’origine sémitique du Soudan, proviennent de diverses émigrations de l’Arabie ; les unes fuyant le mahométisme à son aurore, les autres l’apportant ensuite et l’imposant à l’Afrique septentrionale et au Soudan.

Une remarque digne d’intérêt, c’est que dans l’ensemble de ces trois grandes familles de race sémitique que l’on trouve au Soudan, le teint est plus ou moins foncé en raison même de l’ancienneté de leur séjour dans ces régions voisines de la Nigritie. Ainsi les Arabes les plus récemment arrivés sur ce sol ont le teint presque aussi clair que dans leur ancien pays ; ceux qui proviennent des premières émigrations sont plus foncés. Les Berbères sont déjà très-foncés, et enfin les Fouts, Fouls, ou Founs, le sont tellement que les observateurs superficiels les confondent souvent avec les nègres[3].

Trémeaux.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 152 et 161.
  2. J’ai remarqué dernièrement, au musée du Louvre, un de ces fruits au milieu de diverses matières provenant des antiques tombeaux de Thèbes. Ce fruit seul ne portait aucune suscription, et figurait là comme un objet dont on ne connaîtrait ni le nom ni l’origine.
  3. Voir pour plus de détails : Voyage en Éthiopie, etc., par P. Trémeaux, deux vol. in-8o, avec atlas. Paris, Hachette.