Voyage au fleuve des Gazelles (Nil Blanc)

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Village de Nouen. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.


VOYAGE AU FLEUVE DES GAZELLES

(NIL BLANC),
PAR M. A. BOLOGNESI.
1856-1857. — TEXTE (TRADUIT DE L’ITALIEN) ET DESSINS INÉDITS[1].




À M. ÉDOUARD CHARTON.

Paris, 22 mai 1862.
Mon cher ami,

Dans mes notes de voyage datées de Khartoum (3 septembre 1860) je vous parlais rapidement d’un jeune négociant ferra rais, M. Angelo Cartel-Bolognesi, établi depuis quelques années à Khartoum et qui m’avait offert une hospitalité cordiale. M. Bolognesi, venu très-jeune en Égypte, avait débuté par faire le commerce du fleuve Blanc comme employé de M. Petherick, aujourd’hui consul anglais au Soudan : plus tard, il s’était adonné à l’important commerce des cires d’Abyssinie pour le compte d’une maison du Caire. Notre amitié s’était fortifiée d’une entière conformité de pensée et de conduite dans la question la plus brûlante de l’Afrique centrale, celle de la traite des esclaves, et l’on verra par le récit qui suit, que M. Bolognesi ne s’est pas contenté, en face des malheureux qui vivent de ce négoce, d’une stérile abstention.

Je savais que, comme tous les commerçants européens de Khartoum, M. Bolognesi tenait un journal méthodique de ses voyages. Je dirai par parenthèse que si ces journaux venaient être publiés, la source de nos connaissances sur le pays du Nil Blanc doublerait du premier coup. J’ai donné deux fragments du journal de M. Debono, dont un dans le Tour du Monde : un employé de M. Debono, Terranovra, a publié le sien en italien : M. Petherick, les missionnaires Kauffmann et Beltrame, ont donné leurs souvenirs du Nil Blanc, et le docteur Petermann a publié le journal posthume de Brun-Rollet. Les frères Panot nous promettent leur journal de chasseurs d’éléphants dans un an ou deux : je vous donne aujourd’hui les notes que j’ai obtenues de M. Bolognesi sur le fleuve des Gazelles, et je ne puis que souhaiter, dans l’intérêt de votre publication, qu’il veuille les faire suivre de souvenirs de ses voyages en Abyssinie. Il a, du moins, bien voulu me les promettre.

Agréez,

G. Lejean.


Départ de Khartoum. — Entrée du fleuve. — Le lac Nô. — Tribu des Ghikena : mœurs. — Lacs et marais. — Hippopotames.

Le 27 novembre 1856, à huit heures du soir, je quittais Khartoum dans une barque lourdement chargée, avec douze soldats, huit marins, deux drogmans, deux esclaves cuisinières de l’équipage, deux vieux serviteurs particuliers, et après avoir reçu les adieux de mes amis réunis à l’embarcadère, je descendais le fleuve Bleu et m’arrêtais pour la nuit à la pointe de Mandjara, ou se réunissent les deux grands fleuves qui forment le Nil.

Le lendemain, de bon matin, j’entrais dans le fleuve Blanc par un bon vent du nord, au son du tarabouka des marins, joyeux de partir après une longue attente. Je n’ai point ici à raconter jour par jour les détails de mon voyage sur un fleuve déjà assez connu : je dirai seulement que, passant successivement le fameux gué d’Abou-Zeït, la montagne des Dinkas, l’embouchure du Saubat, où je trouvai un camp égyptien commandé par un de mes bons amis, l’adjudant-major Salek-effendi, j’entrais le 20 décembre, à cinq heures de l’après-midi, dans le lac Nô, ou le Bahr-el-Gazal se joint au fleuve Blanc.

Le fleuve des Gazelles. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.

Je fis jeter l’ancre à l’entrée du lac pour jouir à mon aise d’une vue qui, bien qu’elle ne fût pas nouvelle pour moi (j’avais déjà fait le même voyage au mois de mars précédent), avait un charme qui m’invitait à bien augurer du nouveau pays que j’allais voir. Qu’on se figure une nappe d’eau d’une lieue de tour, entourant une île couverte d’une végétation toute tropicale ; l’eau, calme, d’un azur limpide, et au milieu de laquelle le fleuve Blanc dessinait sa ligne blanchâtre, était si transparente que de la barque on voyait parfaitement les poissons glisser parmi les plantes aquatiques qui tapissent le fond du lac. Le silence qui ajoute tant à la majesté de ces scènes du désert n’était troublé ici que par les hippopotames, qui, sortant en foule du fond de ce vaste bassin, venaient en nageant entre deux eaux tourner autour de la barque, dont la vue semblait les plonger dans une stupéfaction hébétée ; puis s’enfonçant pour reparaître encore à la surface, ils suivaient la barque pendant plusieurs minutes.

Le vent se leva et je repartis, me dirigeant au sud-ouest, et un petit canal me conduisit dans un second lac plus grand, ou j’arrivai à huit heures du soir. Force me fut de m’y arrêter, parce que devant moi se présentait un fouillis de roseaux, parmi lesquels s’ouvraient quelques passages où il eût été difficile de trouver, la nuit, une direction quelconque. Je dus en conséquence jeter l’ancre et passer la nuit en cet endroit, après avoir posé des sentinelles.

Le 21 au matin une légère brise du nord me conduisit dans un petit canal fort étroit, à tel point qu’en certains endroits deux dahabiés (grandes barques du Nil) ne peuvent passer de front. D’épaisses et hautes forêts de roseaux rétrécissaient encore ce canal et par instants les deux rives semblaient se toucher. Le fleuve faisait d’innombrables détours, et nous arrivâmes ainsi chez les Nouers-Ghikena, sauvages très-rusés, qui ont bâti sur la rive gauche une énorme bourgade, devant laquelle je m’arrêtai pour renouveler mes provisions. Il y avait plusieurs jours que nos vivres étaient réduits à des proportions inquiétantes, car depuis l’embouchure du Saubat je n’avais pas rencontré le plus petit établissement d’indigènes. Je fis divers achats, notamment un bœuf, qui me coûta quinze œufs de pigeon (verroteries d’une valeur d’environ vingt-six centimes pièce) et que mes hommes s’empressèrent d’abattre, de dépouiller, de dépecer et de transporter à la barque.

J’eus en cet endroit un curieux échantillon de la passion des noirs pour le vol. Un homme qui était venu à la barque sous prétexte d’apporter du poisson ne craignit pas, malgré tant d’yeux ouverts sur les visiteurs, de voler un grand couteau de cuisine. Il s’enfuit aussitôt avec sa prise, mais un soldat qui l’avait vu se mit à sa poursuite avec quelques soldats ; il fut pris et porté à la barque, où il reçut la correction exemplaire de cinquante coups d’un courbach en peau d’hippopotame de deux centimètres d’épaisseur. Ses compatriotes, effrayés et n’ayant peut-être pas la conscience bien nette, disparurent comme par enchantement, et nous-mêmes ne tardâmes pas à ouvrir notre voile à un léger vent du nord. Ce jour-là, comme la veille, une forêt de cannes ne cessa d’embarrasser notre marche, et nous filâmes toute la nuit et le jour suivant avec un vent léger dans la direction de l’ouest.

Quelquefois j’étais obligé de faire descendre les mariniers pour remorquer la barque et la sortir des écueils avancés que nous rencontrions dans les détours que nous devions faire au milieu de ces marais. Je n’ai trouvé aucun village ni aucun indigène depuis mon départ de Nouers-Ghikena ; leurs feux de nuit se voyaient seulement sur les deux rives du fleuve, à peu de distance l’un de l’autre.

Le 23, de bonne heure, un bon vent de nord nous pousse en avant ; le passage s’élargit de plus en plus, si bien qu’à huit heures du matin j’entrai dans un lac si immense d’aspect qu’il me sembla aborder la haute mer. — J’en mesurai la profondeur en plusieurs endroits, et je ne la trouvai jamais moindre de douze pieds, tandis qu’elle était souvent de dix-huit et de vingt. L’eau en est beaucoup meilleure que celle du fleuve Blanc, et plus limpide que celle du fleuve Bleu.

La quantité d’hippopotames rencontrés ce jour-là est incroyable pour qui ne l’a pas vu par soi-même. Il suffit de dire qu’en certains endroits ils sortaient par centaines au point de nous faire craindre une attaque. Quelques-uns s’approchant par derrière donnaient de temps en temps contre la barque des coups de tête si violents que je me crus un moment perdu. Heureusement la barque était solide et le vent était assez fort : nous pûmes nous éloigner de ces monstres, avec une rame seulement rompue. — À la nuit, je jetai l’ancre, toujours dans le grand lac, mais à un endroit peu profond, où je pus m’arrêter. Le lendemain, 24, avant le lever du soleil, je partis et continuai il explorer le lac jusqu’à une heure de l’après-midi. J’entrai alors dans un canal tracé à travers le marais qui me conduisit, vers les cinq heures dans un nouveau lac, au milieu duquel se trouve une belle et grande île, abandonnée pour le moment par ses habitants ; mais où se montraient à l’ancre trois barques de négociants de Khartoum. — Ayant amarré la mienne, je pris une petite felouque et me mis à la recherche d’un bon lieu de débarquement, et l’ayant trouvé dans un canal étroit que je jugeai devoir être d’un ancrage commode, je m’en retournai à la nuit déjà obscure. — Le 25, de bonne heure, je retournai examiner le passage découvert par moi la veille ; mais je dus me convaincre de l’impossibilité de sortir par là, à cause des marais qui s’y trouvent et où l’on ne peut pénétrer à pied. En conséquence, je repartis de nouveau et j’entrai dans un canal étroit qui aboutit au bout de peu de temps dans un autre et dernier lac où j’aperçus à une grande distance les mâtures d’une vingtaine de barques échouées et ancrées dans une anse qui se creusait vers le nord-nord-ouest. — Le vent étant tombé vers le soir, je dus jeter l’ancre au milieu du lac, à deux lieues environ des autres barques. — Le 26, deux heures avant le lever du soleil, je pars par un faible vent de nord-est qui pourtant nous pousse en avant, et, vers les huit heures du matin, j’atteins les autres barques, salué par de nombreux coups de fusil auxquels je réponds, en hissant aussi mon pavillon, selon l’usage de ces pays. — Après m’être informé près des hommes des équipages, des routes de l’intérieur, je passai le reste de la journée à faire les préparatifs que nécessite un long voyage en terre ferme.


Excursion dans l’intérieur. — Les Dinkas ; leur vrai nom ; détails sur cette tribu. — Physionomie de la contrée. — Moyens de transport. — Un phénomène végétal. — Négociation orageuse. — Sociabilité des noirs.

Dès le matin du 27, j’envoyai donc à la recherche de moyens de transport pour des marchandises et les provisions nécessaires à un voyage qui pouvait être de longue durée, et je réussis non sans peine à me procurer une quarantaine de noirs, les bêtes de somme n’étant pas connues dans ces pays. Ayant donc mis ordre à toute chose, bien approvisionné de munitions, accompagné des soldats et de sept mariniers armés, ainsi que de deux drogmans, après avoir fait mes adieux dans toutes les barques, je partis à cinq heures de l’après-midi, me dirigeant à l’ouest. Mais je fus bientôt forcé de traverser à gué avec toute ma caravane un petit lac dont l’eau, à certains endroits, m’arrivait jusqu’au cou. Poursuivant notre marche, nous arrivâmes vers les neuf heures à un village appartenant aux Reeks, tribu dinka où nous passâmes la nuit. — Je dois faire observer ici que la grande famille des Dinkas n’habite pas seulement la rive droite du fleuve Blanc et l’intérieur de l’île de Khartoum en s’étendant à plusieurs journées de marche dans l’intérieur du Saubat, mais encore l’intérieur du Bahr-el-Gazal où règnent les mêmes usages et de plus la même langue, à quelques exceptions dues peut-être à la transmigration. Une preuve en est le nom de Mondjan qu’on s’y donne. Leur langue est en effet équivalent à celui des Dinkas de l’intérieur de l’île ; mais quelques questions que nous leur ayons faites pour savoir s’ils se connaissaient réciproquement, ils affectaient la plus grande ignorance à cet égard, quoique je sois très-persuadé du contraire, malgré la grande différence physique qui existe entre eux, et quoique ceux du fleuve Blanc soient très-subtils et très-voleurs, tandis que ceux du Bahr-el-Gazal sont d’une complexion meilleure et, si l’on peut dire ainsi, plus appropriée, moins les nomades que l’on appelle Baggaras (nom donné aussi aux Arabes nomades, voy. p. 188) parce qu’ils sont constamment au milieu de la cendre des feux que l’on allume dans les parcs des bœufs pour les préserver des importunités des insectes.

Nous partîmes le 28, de bonne heure, traversant sans cesse des bois dont le plus petit n’exigeait pas moins d’une heure de marche, et nous entrâmes dans le pays des Adjak, le peuple le plus sauvage de tous les Dinkas. Ils nous en donnèrent une preuve en voulant m’empêcher de m’arrêter près de quelques arbres egligh (arbre de l’éléphant), sous prétexte qu’à l’ombre de l’un d’eux était enterré un de leurs saints. Mais voyant que nous nous disposions à prendre les armes pour leur donner une leçon, ils jugèrent prudent de se retirer, et ils nous laissèrent nous reposer en toute paix, pendant les heures accablantes de chaleur du milieu de la journée. — À trois heures, nous nous remîmes en route, sous les egligh, les tamarins, les kakamout, les gimesch, les djorran et toutes sortes d’autres arbres énormes, et à la nuit nous arrivâmes en vue d’un village, d’Adjak probablement, où nous campâmes.

29. Je repartis de bonne heure et continuai mon voyage, à travers des champs de roseaux secs et de paille de la hauteur d’un homme et plus, et ce fut à peine si nous rencontrâmes vers les neuf heures un puits où nous arrêter quelques minutes, pour faire reposer nos gens et étancher la soif qui commençait vraiment à m’inquiéter. Après quoi nous nous remîmes en marche, pour atteindre à onze heures un grand village des Reeks épuisés de fatigue par une course de plus de six heures sur une route exécrable. Nous repartons à deux heures de l’après-midi, et, par de petits bois si voisins l’un de l’autre qu’ils n’en formaient en réalité qu’un seul, nous arrivâmes à la chute du jour au premier village des Awan (Dinkas) où nous fîmes halte pour la nuit. — J’ai oublié de noter que / pour s’approvisionner des choses nécessaires, surtout dans de semblables pays où l’on ne connaît d’autres moyens de transport que les noirs à chacun desquels on peut imposer une charge de 50 ou 60 livres de couleries (verroteries) ou d’autres choses, dans des paniers cousus, il convient, à chaque village, d’acheter du grain, du bois, de l’eau et quelquefois de la viande, en échange de verroteries, et attendu que ces transactions font perdre beaucoup de temps, on est forcé de s’arrêter avant la nuit, les noirs ne sortant jamais de leurs cases après le crépuscule.

Le 30, une heure avant le lever du soleil, nous partîmes, et par une route bien meilleure que celles des premiers jours, tantôt traversant de magnifiques forêts, tantôt passant de très-grandes bourgades ombragées de tamarins, de gimeseh et d’autres arbres colossaux, bourgades qui par leur disposition et la belle forme conique de leurs tukuls (cases de paille) ont un aspect réellement panoramique, nous arrivâmes à onze heures du matin à un grand et beau village des Awan. M’étant porté en avant pour choisir une place convenable, j’eus le bonheur de trouver un immense figuier sauvage (gimeseh dans l’intérieur duquel croissait un duleb (espèce de palmier), une des rares merveilles de ce genre trouvées par moi dans les divers voyages que j’ai faits en ces régions. J’avouerai pourtant avoir vu quelques autres plantes semblables, mais de dimensions bien moins importantes. — Une fois notre campement installé, j’envoyai le drogman vers les indigènes les plus rapprochés de nous, pour les engager à nous fournir, moyennant échange, comme à l’ordinaire, les choses dont nous avions besoin. Mais ils s’y refusèrent et ajoutèrent même que nous eussions à nous éloigner si nous ne voulions pas qu’ils vinssent nous y forcer. Le petit nombre de gens armés dont je pouvais disposer me conseillait d’éviter autant que possible toute contestation ; mais songeant, malgré les difficultés de la position, que dans ces pays neufs la trop grande prudence, que l’on prend pour la crainte, a encore plus d’inconvénients que l’audace, je fis former un groupe des marchandises et des noirs et, les confiant à la garde de cinq de mes soldats, je m’avançai avec les autres vers le village et je fis intimer par mon drogman l’ordre aux habitants d’avoir à me fournir ce que je leur demandais, moyennant payement, et les menaçant en cas de refus de brûler leurs habitations. Par bonheur leur chef, soit qu’il craignît les effets de cette menace, soit qu’il n’eût pas été d’abord consulté, répondit qu’ils n’avaient nullement refusé notre demande, et que si nous voulions retourner à notre camp, on nous y porterait ce dont nous avions besoin. Ils le firent en effet ; et, bien mieux, quand je leur eus acheté un beau bœuf, au prix de dix œufs de pigeon (verroterie de la valeur de 2 fr. 50), ils s’empressèrent de venir avec leurs femmes préparer le dîner de mes gens. Ils nous offrirent de l’asida, espèce de polenta faite de farine de dokn, grain excessivement fin, assez semblable et notre panico, mais beaucoup plus blanc et plus doux. Enfin, ils se trouvèrent bientôt si bien traités par nous que non-seulement les hommes venaient sans armes nous porter des fèves, des haricots, du lait, des poulets et des œufs, mais que les femmes et les enfants ne craignaient pas de rester parmi nous, nous observant avec stupéfaction. Ce qui les étonnait surtout c’était de nous voir abattre, au vol, les oiseaux qui sautillaient par bandes d’arbre en arbre, et ils ne comprenaient pas comment d’un bâton (c’est ainsi qu’ils appelaient les fusils) pouvait sortir du feu, de manière et abattre une dizaine de bestioles à chaque coup.

Figuier surmonté d’un palmier, chez les Awan (Dinkas). — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.

Comme la place était agréable et que nous étions fatigués des marches précédentes, je me décidai à y aller passer la nuit.

Je partis le lendemain, 31, de grand matin, et notre caravane fut pendant plus d’une heure escortée par un grand nombre d’indigènes. Ce fait me confirme dans l’opinion que si l’on avait, dans le principe, agi avec douceur avec eux, ces malheureux ne seraient pas devenus si hostiles aux blancs et à leurs adhérents, comme ne les y ont que trop forcés les mauvais procédés des négociants en général qui ont fait, à peu d’exceptions, du commerce dans ces contrées, un véritable brigandage. Pauvre humanité !

Le 1er  janvier 1857, je poursuivis mon voyage à travers le territoire des Adjak. Des routes, des cultures, des villages rendaient désormais le pays plus agréable, et malgré la chaleur qui montant à 31 degrés Réaumur ne descend jamais au-dessous de 28, nos fatigues étaient beaucoup moindres, grâce aux puits qui se trouvaient à des distances peu éloignées et, en nous permettant de nombreux repos, rendaient nos marches moins pénibles que les premiers jours. Le 2, à l’aube, nous quittâmes le village ou nous avions passé la nuit. Nous traversâmes une série de ces petits bois qui abondent dans tout le Bahr-el-Gazal, et qu’une végétation vraiment tropicale et la beauté des arbres qui les composent rendent si agréables, et vers onze heures du matin nous atteignîmes l’établissement de M. John Petherick, esquire, agent consulaire britannique, dont j’étais alors le représentant. Notre arrivée fut saluée de nombreux coups de fusil par ses gens, qui, se trouvant là depuis un an, avaient pour nous accueillir avec plaisir, plusieurs raisons, dont la moindre n’était pas de se voir renforcés d’un certain nombre d’hommes armés et dispos.

Cet établissement est situé juste au milieu d’un grand village des Djur ou Djour. Nous avions à l’ouest la route qui conduit chez les Dôor (race rouge) dont je parlerai plus loin ; au nord, le grand territoire des Djour ; à l’est, le pays des Dinkas, déjà traversé, et au sud et au sud-ouest, les Rôol qui s’étendent jusqu’au fleuve Blanc, où sont situés les établissements de M. de Malzac, négociant français. D’après les renseignements que nous fournirent les noirs, il fallait douze jours de voyage au plus pour les atteindre.

J’étais donc arrivé dans l’intérieur du Bahr-el-Gazal, dans une contrée tout à fait sauvage dont je ne connaissais ni la langue ni les usages. Qui m’eût dit, en avril 1855, quand je quittai l’Italie, que non-seulement je serais venu dans le Soudan, mais encore que j’aurais pénétré plus loin, et dans quel pays, bon Dieu ! Je dois rendre grâce au ciel d’avoir trouvé dans mon ami Petherick le meilleur guide qu’il soit possible de rencontrer. C’est à lui et à ses conseils que je dois d’avoir pu retourner sain et sauf dans ce pays, puisqu’ils m’ont guéri d’une suite de fièvres des plus violentes qui avaient toutes les dispositions du monde à devenir cérébrales.

Dès notre arrivée à l’établissement, et après un jour de repos à peine, nous dûmes nous occuper de faire partir, dans diverses directions, des expéditions de nos gens, à la recherche de l’ivoire. M. Petherick me trouvant peut-être trop nouveau encore dans le pays, ne me permit pas d’être de la partie. Mais me chargeant d’expédier par les barques l’ivoire existant à notre arrivée dans l’établissement et me laissant avec huit soldats à la garde de celui-ci, il partit avec le reste de notre monde divisé en plusieurs groupes dirigés sur divers points.

À vrai dire, pour mon premier voyage, j’aurais préféré faire partie de l’expédition que de rester seul à l’établissement, avec huit soldats, deux drogmans et deux domestiques au beau milieu du Bahr-el-Gazal. J’avoue donc franchement que mes premières journées furent peu de mon goût. Mais elles suffirent, en me forçant à observer les choses, à me faire comprendre clairement la situation nouvelle où je me trouvais placé. Je profitai de l’occasion, et voici comment.

Je commençai par me renseigner près des drogmans de l’allure des choses qui m’embarrassaient le plus, et tout bien pesé, je crus utile d’établir les règles suivantes tant pour le bon ordre intérieur de l’établissement que pour les relations pacifiques que je désirais maintenir avec les indigènes.

1o Il était sévèrement interdit à tout noir de pénétrer dans l’intérieur de l’établissement avec des armes ou des bâtons ferrés ;

2o Les ventes ou échanges devaient se faire en dehors de l’établissement, sous quelques tamarins qui ombrageaient d’ailleurs délicieusement une place située à quelques pas de l’entrée ;

3o Chaque soldat devait se tenir constamment prêt, en cas d’attaque, et deux sentinelles, placées chaque nuit à la porte, étaient obligées, afin qu’il leur fût impossible de dormir, d’entretenir un feu continuellement allumé ;

4o Le chef du village, Akondit, était chargé de pourvoir à tous les besoins de l’établissement ; et il faut avouer qu’il se montrait toujours prêt à tout. C’est bien le meilleur chef auquel nous ayons eu affaire, et il donnait, quand il s’absentait, les ordres les plus sévères à ses fils, pour l’exécution de toutes les conventions faites entre nous.

Ces dispositions prises, et voyant que tout marchait à souhait, je songeai à faire charger l’ivoire dans les barques, ainsi que me l’avait recommandé M. Petherick.

Notre zériba (établissement) était une enceinte carrée de plus de cent pas de côté, formée d’épines et de troncs d’arbres de la grosseur des deux bras au plus. Elle se composait de vingt-deux cases, y compris le grand magasin de dépôt. Devant la porte, croissaient quelques tamarins sous lesquels se faisaient les transactions avec les indigènes. L’établissement lui-même était entouré par les tukuls (cases) des noirs, mais à une distance de vingt pas, à l’exception de celles du chef qui étaient très-voisines des nôtres, mais toujours en dehors de notre enceinte.

Les indigènes sont de la tribu des Djour (ou schelouk) qui est une des plus grandes qui habitent l’intérieur du Bahr-el-Gazal. Elle est en guerre continuelle avec les Dôor dont je parlerai plus tard. Ceux-ci sont en effet privés de bestiaux et doivent s’en approvisionner chez les Mondjan (Dinkas) qui en possèdent beaucoup, surtout à cornes, et avec lesquels ils guerroient pourtant sans cesse.

Les Djour, comme la plupart des noirs, ne chassent pas volontiers l’éléphant. Mais ils creusent d’énormes fosses, couvertes de petits bâtons cachés eux-mêmes par de la paille. Presque toujours ces fosses sont situées sous quelque egligh ou arbre de l’éléphant, cet animal étant en effet très-friand de son feuillage. Quand un éléphant passe par ce labyrinthe de fosses, il est bien rare qu’il en puisse sortir.

À deux heures de marche de la zériba, en se dirigeant vers l’ouest, le terrain commence à devenir d’un rouge brique, et un peu au delà se trouve le village appelé Medjadama où finit la race noire, et où commence la race rouge des Dôor.’


Les Dôor, peuple cuivré. — Leurs guerres : coutumes féroces. — Mines de cuivre de Hofrat-el-Nahas.

Le pays des Dôor est distant de six heures, vers l’ouest, de notre établissement, et le village des Adjau est le premier de cette sauvage tribu que l’on rencontre. C’est une de leurs plus grandes bourgades, la plus connue et la mieux située, grâce à la disposition des nombreux tukuls dispersés çà et là sous les arbres qui les couvrent de leurs ombres et de leurs feuillages. Ainsi que je l’ai dit dans le chapitre précédent, le pays des Dôor diffère beaucoup, à première vue, des autres régions que nous avons traversées. La plus grande dissemblance est surtout dans le changement de couleur du terrain et des indigènes eux-mêmes, celui-là devenant d’un rouge brique tandis que ceux-ci tournent au cuivre poli. Il est curieux de voir des arbres immenses dont les troncs sont entourés de monticules de terre rouge élevés par les fourmis blanches qui abondent dans ce pays, et il est aussi très-intéressant de suivre la ligne de démarcation que semble tracer entre les deux tribus des Djour et des Dôor, un peu au delà de notre établissement, la différence si tranchée de couleur des terrains. — Pas n’est besoin de dire que ces deux tribus sont constamment en guerre, puisque les Dôor eux-mêmes dans leur propre village se battent continuellement, famille contre famille, et pour les causes les plus futiles. — Il semble vraiment que cette passion de la guerre soit innée chez ces derniers, puisque l’on y voit des enfants de dix ans à peine armés d’arcs et de flèches se retrancher dans les bois pour s’exercer au maniement et au tir de ces armes où ils deviennent très-habiles, sans compter que leurs flèches sont toujours empoisonnées.

Sans avoir jamais assisté à leurs guerres, j’ai pu juger, par quelques trophées que j’ai vus dans quelques-uns de leurs villages, des horreurs qui s’y commettent ; les ossements humains entassés sous un arbre du village même ne le prouvaient que trop. — C’est leur usage de s’emparer des cadavres de leurs ennemis et de les transporter en triomphe dans leurs bourgades. Après trois jours de continuelles orgies, on en jette certaines parties à quelque distance et le reste est attaché aux arbres, jusqu’à ce que parfaitement desséchés les ossements puissent être rapportés sous l’arbre destiné à cet usage, autour duquel se font de nouvelles fêtes. J’ai vu de mes yeux sous un de ces arbres une telle quantité de crânes, de bras, de jambes et d’autres ossements, que le tas atteignait à la moitié de la hauteur du tronc. Si j’étais resté dans ce pays, j’aurais certainement fini par être malade en voyant se reproduire si souvent ces spectacles dégoûtants qui n’étaient rien encore pourtant, en comparaison des scènes horribles auxquelles assista mon compagnon de voyage. Tout cela était pour nous d’autant plus douloureux que nous ne pouvions rien empêcher et qu’il nous fallait en être les spectateurs impassibles.

Arbre de la guerre, dans un village djour. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.

Le pays des Dôor est très-riche en dents d’éléphants, en fer, et, dans certaines parties, en cuivre rouge, surtout dans le voisinage de Hofrat-el-Nahas, distant de Dôor de vingt journées à l’O. N. O. du village d’Adjau, et d’après ce que l’on a pu apprendre de quelques habitants de Khartoum qui, se trouvant dans le Dar-four pour leurs affaires, furent forcés de s’enfuir devant les continuelles escroqueries des habitants. Après être restés environ un an au Hofrat où ils étaient presque prisonniers, entendant dire qu’il y avait des blancs à Dôor, ils s’enfuirent et, après avoir supporté d’innombrables et indescriptibles fatigues, ils y arrivèrent et y furent rencontrés par les gens d’Ali-Abu-Murri, négociant de Khartoum. On a su par eux que l’on trouve beaucoup de cuivre dans l’Hofrat-el-Nahas, que la plupart des habitants y sont musulmans, et que, sans être moins sauvages que les autres noirs, ils portent au moins des chemises de toile bleue, appelées en arabe Terka, et provenant d’Égypte par la voie du Dar-four.


Les Gnamgnam (Niam-Niam) ou prétendus hommes à queue anthropophages. — Coutumes singulières.

Les Dôor sont voisins d’un autre peuple nommé Gnamgnam sur lequel plusieurs voyageurs ont beaucoup discouru de loin, et spécialement Brun-Rollet qui a prétendu que les Gnamgnam étaient anthropophages et avaient une queue[2]. Par ceux que j’ai vus pendant mon séjour parmi les Dôor et par les nombreuses informations que j’ai pu recueillir, voici tout ce que je puis consciencieusement dire de ce peuple d’ailleurs assez sauvage. L’habitude généralement répandue dans cette contrée de porter une queue d’animal quelconque attachée autour des reins, aura fait croire à quelques-uns que cet appendice faisait partie de l’individu, et sans se donner la peine de vérifier le fait, ils ont affirmé « avoir vu de leurs yeux » des hommes à queue. Quant à l’anthropophagie, je n’ai jamais rien remarqué chez eux qui pût me le faire seulement supposer, malgré les préventions que les dires de plusieurs personnes m’y faisaient apporter. Aussi, quelles que soient les affirmations de celles qui en reviennent encore chaque jour, je persiste à croire à une erreur ou à une fable de voyageurs. Les Gnamgnam sont de la même couleur que les Dôor ; mais ils parlent une autre langue.

Les Dôor diffèrent aussi des autres tribus par le costume, et voici ce que j’ai observé à cet égard. Parmi les noirs en général, la plupart des hommes, à l’exception des chefs, sont absolument nus ; les femmes se couvrent de la ceinture en bas au moyen des peaux d’animaux ; les jeunes filles ceignent le rakad comme dans le Soudan. C’est tout le contraire chez les Dôor. Les hommes voilent en partie leur nudité au moyen d’un sac de peau qui, s’élargissant par l’extrémité, vient par-dessous les jambes et au moyen d’un cordon noué aux flancs couvrir le bas des reins. Les femmes sont nues ; seulement elles se couvrent de feuilles d’arbre, lesquelles sont fixées dans les trous que l’on pratique dans la chair vive beaucoup au-dessous du nombril et où l’on fait entrer les pieds de ces feuilles ; la première occupation des femmes, chaque matin, est de remplacer les vieilles par des nouvelles. Quant aux jeunes filles, elles restent absolument nues jusqu’à leur mariage ; mais elles sont, à ce qu’il me semble, impatientes d’une semblable parure, puisqu’elles se font bien à l’avance les trous nécessaires pour la maintenir. Je signalerai une autre coutume barbare en usage parmi elles. Non contentes de se limer les dents, jusqu’à les réduire à rien, ces demoiselles, dès qu’elles commencent à se développer, se percent la lèvre inférieure et y font pénétrer un morceau de bois d’ébène ou de pierre blanche de la longueur de quatre centimètres et de la grosseur d’un centimètre et demi, de sorte qu’elle reste pendante comme celle du chameau, et qu’il faut la soutenir pour manger ou boire.

Outre qu’ils sont tatoués comme presque tous les noirs, les hommes ont la poitrine et le ventre couverts de verroteries et de petits anneaux de cuivre fixés dans des centaines de trous pratiqués dans la peau au moyen de crins de girafe garnis de petites perles de verre de diverses couleurs. C’est là un travail qui demande une grande patience, car outre la difficulté de percer la peau selon les dessins que l’on désire obtenir, ces dessins sont eux-mêmes si compliqués et si variés qu’à les voir de loin ils semblent réellement peints avec des couleurs ; je puis affirmer que c’est là un des plus beaux ornements des Dóor.


Épisode de la traite des esclaves. — Périls et heureuse issue. — Reconnaissance des indigènes.

Me trouvant au comptoir des Djour, tandis que M. John Petherick était allé chez les Dôor pour former un nouvel établissement au village d’Adjak, je passais mon temps en parties de chasse avec les noirs du pays qui à cette époque étaient réellement nos amis. Nos relations avec ceux des villages voisins s’amélioraient même de jour en jour, quoique je n’eusse avec moi que huit hommes dont une partie malades. Un fait me prouva à quel degré de sympathie et de confiance en étaient arrivés les indigènes à notre égard. Un jour de grand matin, avant que je fusse sorti de ma cabane, j’entendis à une certaine distance éclater quelques coups de fusil, et aussitôt presque toutes les femmes et les enfants du village se précipitèrent dans la direction de l’établissement, avec des cris d’épouvante, et y pénétrèrent. Ayant saisi mes armes et m’étant avancé au dehors, j’appris de mon drogman qu’il venait d’arriver trois compagnies des hommes de divers négociants de Khartoum, revenant du pays des Rôol où ils avaient brûlé plusieurs villages et qu’ils descendaient le fleuve avec une soixantaine d’esclaves, digne trophée de leurs brigandages. Il paraît que les noirs de notre bourgade, qui depuis plusieurs jours étaient avertis de leur passage, et qui s’étaient, en conséquence, préparés à se défendre, avaient supposé d’abord qu’à l’arrivée des blancs je me serais entendu avec eux, pour leur ravir à eux-mêmes leurs enfants et leurs jeunes filles. Mais rassurés par les observations de leur chef, et tranquilles désormais sur mes intentions, les femmes et les enfants, à la vue de ces hommes armés au nombre de quatre-vingt-quatre, qui débarquaient à une centaine de pas du village, se réfugièrent, comme je l’ai dit, dans notre établissement, pensant avec raison que c’était le seul moyen de salut. Les hommes de leur côté, armés de pied en cap et commandés par Akondit, s’arrêtèrent à une vingtaine de pas en dehors du village, pour observer les nouveaux venus et être prêts à les recevoir en cas d’attaque.

M’étant rendu compte de l’état des choses, je laissai trois hommes à la garde de l’établissement que je fis fermer après avoir hissé le drapeau anglais, et sortant avec cinq hommes, le drogman et notre suite, je m’arrêtai sous les tamarins voisins. J’y fis appeler le chef Akondit, qui s’empressa d’accourir avec quelques noirs, et je leur fis dire que dans mon opinion, les Turcs (c’est ainsi qu’ils appellent les négociants de Khartoum et d’Égypte) ne se risqueraient pas d’attaquer leur village en ma présence ; mais que s’ils le faisaient, je le défendrais par tous les moyens dont je disposais. Pour les rassurer encore davantage, j’expédiai deux courriers à mon compagnon, M. John Petherick, pour l’informer de ce qui se passait, et que, si par impossible notre village était attaqué, je me mettrais à la tête des noirs qui étaient d’autant plus nombreux qu’il en était arrivé pendant la nuit de tous les villages environnants et les aiderais à se défendre, ainsi que c’était mon devoir et notre intérêt.

Village djour. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.

Peu après arriva un des négociants suivi de quelques hommes, tous armés ; et après m’avoir fait les salutations d’usage, il me pria de panser un des siens, blessé par une balle à l’avant-bras. Ne me jugeant pas capable d’une pareille besogne, je lui conseillai de s’en aller chercher aux environs du fleuve M. Brun-Rollet, qui, plus expérimenté que moi, ne se refuserait certainement pas à se charger de l’opération. Le négociant me dit alors qu’il ne comprenait pas quel motif m’avait poussé à interdire aux noirs de lui porter de quoi manger. Je lui répondis avec énergie que les noirs indigènes indignés de la conduite de ses compagnons envers leurs voisins se refusaient à leur porter quoi que ce soit, et, qu’après leurs procédés déloyaux et rapaces à l’égard de ces malheureux, ils ne devaient pas trouver mauvais qu’on ne voulût avoir aucun rapport avec eux. Après ces paroles, ma discussion avec le négociant turc s’échauffant de plus en plus, les noirs se rapprochèrent peu à peu. Je les fis éloigner, et au risque de tout ce qui pouvait arriver, je conclus en ce sens : d’abord que si mes forces s’étaient trouvées suffisantes, j’aurais essayé de leur reprendre leurs prisonniers pour les renvoyer dans leur pays, mais que je me réservais d’en faire un rapport à qui de droit ; en second lieu que je ne souffrirais pas qu’il fût causé le moindre dommage au village où se trouvait notre établissement ; qu’enfin ils eussent à rester campés où ils étaient en ce moment, et à partir absolument dans l’après-midi, parce que je ne supporterais pas, à mes risques et périls, qu’ils y passassent la nuit. J’ajoutai que je penserais à leur faire porter ce qui leur était nécessaire, et je donnai des ordres en conséquence à Akondit. Quoiqu’il eût peu d’envie, je crois, de se soumettre à mes conditions, voyant le grand nombre des noirs qui m’entouraient et pensant avec raison que je me joindrais à eux pour les défendre, il finit par se retirer dans son camp avec ses gens. J’y fis envoyer aussitôt par le cheik Akondit et mon drogman, deux bœufs, du grain et de l’eau, qui furent payés, cet homme ne voulant pas probablement avoir l’air d’un mendiant à mes yeux.

Nous passâmes le reste de la journée dans nos camps respectifs, et vers deux heures de l’après-midi, le négociant revint pour me saluer et surtout pour me prier de ne pas les ruiner en faisant un rapport contre lui. Il m’assura que les noirs l’avaient attaqué et qu’il avait été forcé de se défendre ; mais qu’il s’abstiendrait à l’avenir d’emmener des esclaves. Je lui répliquai que le meilleur conseil que je pusse lui donner, c’était de renvoyer immédiatement ces malheureux dans leur pays. Il m’objecta que la chose était impossible, puisqu’ils étaient désormais la propriété de ses gens. Me levant alors, je lui déclarai que mon devoir était d’en faire mon rapport à Khartoum, et que mon seul regret était de ne pouvoir lui reprendre ses prisonniers.

ARMES, PARURES, USTENSILES DIVERS DES NOIRS, SUR LES RIVES DU BAHR-EL-GAZAL. — D’après les dessins de M. Bolognesi.

1. Siége portatif. — 2. Bonnet en cauris (cypræa). — 3. Bonnet en paille. — 4. Rahad, pagne des jeunes filles. — 5. Boucliers, l’un en bois, l’autre en peau. — 6, 7. Pipes, Arcs, quelques-uns recouverts de fines et fortes lanières de cuir. — 8. Flèches. — 9. Lances, manche en bambou. 10. — Carquois, dont deux en peau de panthère. — 11. Bracelet. — 12. Molod, sorte de bêche. — 13. Trombach ou sabre à plusieurs pointes et à deux tranchants. — 14. Calebasse. — 15. Nongaza, tambours de guerre. — 16. Pilon et mortier pour le maïs. — 17. Gazas, calebasse, et bournua, cruche en terre noire ou rouge. — 18. Sorte de tabika, couverture en paille pour garder le grain, le lait, etc.

S’apercevant que sa compagnie et sa conversation me plaisaient médiocrement, il se retira et partit presque aussitôt avec son monde, emmenant une soixantaine de noirs attachés à la suite l’un de l’autre au moyen de courroies de peau de bœuf desséchée qui leur entouraient le cou, en sorte que ces infortunés se trouvaient dans un état de malaise et de malpropreté repoussante. C’était réellement un navrant spectacle que de les voir partir péniblement ainsi et de penser que si l’un d’eux, n’en pouvant plus après un long trajet, venait à s’arrêter, il serait forcé de reprendre sa course sous les coups de corbach que lui distribuerait avec indifférence son barbare patron. Je ne puis que répéter : pauvre humanité !

Le 8 février, M. John Petherick revint de chez les Dôor avec une assez grande quantité d’ivoire. Il me témoigna sa satisfaction de la prudence avec laquelle, tout en faisant respecter notre village, j’avais réussi à éviter tout conflit avec le négociant turc et ses gens, dont il fallait toujours craindre les représailles. Il me promit d’en faire son rapport à son consul général, me laissant le soin d’en référer moi-même de vive voix au gouverneur Arakel-Nubar-Bey, à mon arrivée à Khartoum. Le lendemain il me dit qu’il était nécessaire que j’emmenasse le reste de l’ivoire qui se trouvait alors à l’établissement, et une fois arrivé au fleuve, que prenant la daabia (grande barque à quatorze avirons) je partisse pour Khartoum, d’où, poursuivant mon voyage, j’irais jusqu’au Caire, vendre l’ivoire et en rapporter les marchandises nécessaires à notre nouvelle campagne.


Retour. — Souffrances et manque d’eau. — Arrivée au fleuve : embarquement. — Rencontre de M. Brun-Rollet.

Après plusieurs jours de préparatifs, le 17 février 1857, deux heures avant le lever du soleil, je quittai l’établissement avec une caravane composée de quatre-vingt-dix noirs chargés d’ivoire et armés de piques, de vingt-six soldats, de quatre domestiques et de deux drogmans. Je fus accompagné pendant un bon bout de chemin par des habitants du village qui pleuraient en me voyant les quitter. M. John Petherick lui-même, quoiqu’il fût malade, voulut se joindre à eux. Mais remarquant ses souffrances, je laissai filer la caravane, et m’arrêtai pour lui faire mes derniers adieux, en le suppliant de s’en retourner. Avant de nous quitter, nous nous embrassâmes en pleurant, à la perspective d’une séparation qui pouvait être longue et le fut en effet.

Il serait trop long de raconter dans tous ses détails notre voyage de l’établissement au fleuve. Je dirai seulement que dès le lendemain du jour où j’avais quitté M. John Petherick, outre que je fus pris par les fièvres, il me fut impossible de continuer à marcher, mes pieds s’étant gonflés au point que je ne pouvais les poser à terre. Force me fut donc de m’arrêter chez les Adjak où je pris quatre noirs qui, moyennant quelques dons en verroteries, se chargèrent de me porter jusqu’au fleuve sur un brancard construit tant bien que mal. J’ai trop souffert, dans ce voyage, pour ne m’en pas rappeler les plus petits incidents. Il était très-désagréable pour moi, en arrivant dans quelque village, de n’y trouver rien à manger ni à boire, les habitants s’en étant tous enfuis à la nouvelle des faits survenus chez les Rôol sans oublier de combler les puits selon leur usage. Si nous n’avions pas eu deux bons guides qui s’en allaient en avant à la recherche de tous les réservoirs d’eau pluviale, nous serions certainement tous morts de soif. Un peu de grains et de fèves, abandonnés par les noirs, étaient bien insuffisants pour apaiser la faim de tant de gens harassés, et ce me fut une fortune inespérée de trouver, tous les deux jours, des bœufs que je fis sans remords abattre, afin de donner au moins un peu de viande à mes compagnons. Mais tout cela n’était rien auprès des souffrances terribles du dernier jour, ou nous restâmes tous une vingtaine d’heures sans boire, si bien qu’en arrivant au fleuve, soldats et noirs jetant armes et bagages s’y précipitèrent.

Le lendemain de mon arrivée à l’endroit où était la barque, je commençai immédiatement les préparatifs de notre voyage à Khartoum, et, les ordres nécessaires étant donnés à cet égard, je chargeai le chef de mes hommes armés des provisions dont avait besoin M. John Petherick pour ses expéditions chez les Dôor, et je le fis partir vers midi avec les noirs qui s’en retournaient. Au Mouchra (ou embarcadère) je trouvai la barque d’un négociant européen, un certain Andrea De Bono, du Saubat (voy. t. II, p. 348), qui était déjà parti pour l’intérieur, en compagnie de plusieurs hommes et d’un de ses employés, Européen aussi, nommé Felippo Terranova, qui avait déjà écrit et publié dans le Spectateur-Égyptien une relation de son voyage au Saubat. Enfin, le 26 février, à huit heures du matin, je partis de l’échelle, sur la daabia à trois voiles de M. Petherick, salué par les fusillades des barques que j’y avais trouvées ancrées.

Dans la nuit du 27 au 28, je rencontrai M. Brun-Rollet qui s’en revenait d’une excursion aux grands lacs, à la recherche du véritable fleuve qu’il n’avait pas trouvé, quoiqu’il ait essayé de faire croire le contraire. Il me dit à moi-même qu’il était impossible de pénétrer dans les forêts de roseaux dont sont parsemés les lacs, et que ses fatigues étaient restées absolument infructueuses. Il est vraiment fâcheux qu’un homme de la valeur de M. Brun-Rollet se soit ainsi trompé après tant de recherches, et ait abandonné l’honneur d’une semblable découverte à deux négociants barbarins qui trouvèrent, en 1859, un passage vers le nord-ouest, qu’ils appelèrent Bahr-Djur, et qui vraisemblablement conduit jusque chez les Gnamgnam.


Suite du retour. — Lac plein d’éléphants. — Explosion de la poudrière du Saubat. — Escarmouche avec les noirs. — Arrivée à Khartoum.

Le 3 mars, je pénétrai dans le canal très-étroit qu’habitaient les Nouers-Ghikena ; mais je n’atteignis leur village que le 4, à cause des vents violents du nord qui entravèrent notre marche. Après quelques échanges avec ces sauvages, nous pûmes poursuivre notre voyage et, vers le soir, nous entrâmes dans le lac où nous attendait un spectacle vraiment extraordinaire. Il était littéralement plein d’éléphants de toutes dimensions qui le traversaient tranquillement à la nage. À notre vue, ils prirent la fuite avec des cris épouvantables et en faisant dans l’eau un clapotement terrible. Il y en avait un si grand nombre qu’il est inappréciable et que nous dûmes nous trouver heureux de nous en tirer sans encombre, puisqu’il eût suffi de deux d’entre eux pour nous faire repentir de l’imprudence que nous avions commise en nous en approchant autant. En revanche, nous fûmes pendant la nuit attaqués par des hippopotames qui donnaient de furieux coups de tête dans la barque, et notre seul moyen de salut fut de nous laisser dériver vers une langue de terre où nous réussîmes à faire quelques feux, très-utiles au moins pour nous voir, tant la nuit était obscure.

Le 5, vers le soir, nous entrâmes dans le lac Nô, et peu après nous descendions entre deux rives pleines de roseaux le fleuve Blanc, qui nous conduisit jusqu’à l’embarcadère de Saubat, où nous trouvâmes le camp des troupes égyptiennes en bien piteux état, à cause de l’explosion de la poudrière qui en avait fait sauter la moitié, et des continuelles attaques qu’ils devaient subir de la part des Shelouck, sans pouvoir s’en venger, par le manque d’ordre de leur gouvernement.

Parti du Saubat, j’arrivai le 8 mars en vue d’un village nomme Duleb. Mais quand je voulus m’en approcher pour y faire quelques provisions, je fus averti par un Arabe qui y était établi, de me tenir sur mes gardes parce que les Schelouck avaient le projet de m’attaquer. Cela me contraria ; mais le petit nombre d’hommes armés dont je disposais ne me permettait pas de risquer une escarmouche.

Le 10, vers le soir, après avoir doublé, sans m’y arrêter, la grande bourgade de Denab, capitale des Schelouck, je trouvai à l’ancre la barque des frères Poncet, négociants savoyards qui s’en allaient à leur établissement, au Maeja des Noheri. Je mis ma barque bord à bord avec la leur, et je passai là une belle soirée.

Du 11 au 20 mars, les vents furent si contraires que nous avançâmes peu, et ce ne fut que le 21 que j’arrivai en vue de la montagne des Dinkas où force me fut de jeter l’ancre, devant l’impossibilité absolue de surmonter le vent qui s’obstinait à souffler furieux, et nous jetait à terre. Quelques heures plus tard, étant mouillé au milieu du fleuve, vis-à-vis de la même montagne, je fus appelé par le timonier qui observait depuis quelque temps des groupes de Dingas s’avançant en rampant parmi les herbes, de manière à faire craindre une attaque. Pour comble de malheur, un coup de vent rompant le câble de notre ancre nous poussait à terre, sans qu’il nous fût possible de nous arrêter encore. Les Dinkas s’apercevant de notre embarras, s’approchèrent sur la rive, en grand nombre, et nous montrèrent par leurs cris et leurs menaces qu’ils ne tarderaient pas à nous attaquer. Alors, ordonnant aux dix-huit mariniers de se mettre aux avirons, je me tins debout avec les seuls huit hommes armes que j’eusse sur la cabine de la daabia, et tout en faisant faire force de rames, j’ordonnai, bien qu’à contre-cœur, de tirer contre ces avides sauvages quelques coups de fusils chargés seulement de chevrotines qui heureusement, sans leur causer grand mal, suffirent à les éloigner jusqu’à ce que j’eusse réussi à reprendre mon ancrage au milieu du fleuve.

Le 22, je passai, vers le coucher du soleil, le fameux gué que l’on appelle Mohata-Abuzet. Le lendemain j’en traversai un autre connu sous le nom de Mohata-Anz ; mais ce dernier nous arrêta quelque temps, à cause des bancs de coquillages et du manque d’eau qui en rendent à cette époque, le passage très-difficile. Il fallut faire descendre dans l’eau tous les hommes de l’équipage qui, tantôt soulevant, tantôt tirant la barque, réussirent, non sans peine, à nous faire franchir heureusement ce pas difficile.

Le 25, après avoir dépassé le pays des Baggara-Selem[3] et des Lekaouin, je rencontrai vers le soir la barque de la Mission apostolique de l’Afrique centrale, où se trouvait le P. Knoblecher, pro-vicaire qui s’en allait à Gondokoro, une des stations de cette Mission au fleuve Blanc.

Le 27, je m’arrêtai à Duem où je descendis à terre pour rendre visite à Boulouk-Bachir, Turc de ma connaissance, de qui j’appris l’arrivée de Saïd-Pacha à Khartoum, et les conséquences de sa politique dans le Soudan. Peu après, ayant fait quelques provisions, je poursuivis mon voyage. Il me semblait que je serais un siècle à arriver à Khartoum où je devrais trouver certainement des lettres d’Europe.

Le 30, à midi, j’atteignis Wood-Chelaï où je fus forcé de m’arrêter, mes mariniers, à peine la barque amarrée, s’étant dispersés dans le village pour boire de la merizza (bière) sans qu’il me fût possible de les rassembler. Je dus les faire chercher par quelques soldats turcs du détachement de Mohammed-Cachef-Bereglidaas, officier de mes amis, et faire même, à mon grand regret, donner la bastonnade à quelques-uns des plus rétifs.

Le 31, je passai devant Ghetena sans m’y arrêter, et ce ne fut qu’après d’immenses efforts et d’égales fatigues que, le 3 avril, à sept heures du matin, j’arrivai sain et sauf à Khartoum, après en être resté absent cent vingt-sept jours.

J’avais, comme on le voit, éprouvé bien des contrariétés et beaucoup souffert ; mais j’en suis bien récompensé par la satisfaction d’avoir vu un pays si intéressant, avant l’époque où des faits déplorables ont rendu de jour en jour plus difficile un voyage chez ces pauvres peuples qui, mieux traités, seraient restés nos amis et auraient contribué à rendre sans doute plus facile et plus prochaine la solution du problème scientifique :

Où sont les sources du Nil ?

Angelo Castel-Bolognesi.


  1. Tous les dessins de cette livraison ont été faits, d’après les croquis de M. Bolognesi, par Karl Girardet.
  2. Voy. une de ces queues, t. III, p. 187.
  3. Voyez notre livraison 116 pour les gravures représentant un Baggara, un Dinka, Wood-Chelaï ou Ouad-Tchelaye, et le confluent du Nil à la pointe Manjara.