Voyage aux Indes orientales et à la Chine/Livre IV/02

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Pierre-Théophile Barrois, Jean-Luc III Nyon, Jacques-François Froullé Voir et modifier les données sur Wikidata (vol. 2p. 38-54).


CHAPITRE II.

Du Pégû.


Quand les Portugais s’établirent dans cette contrée, ils la trouvèrent divisée en deux royaumes : les Abassys, connus des Européens sous le nom de Pégouins, habitoient celui du Pégû, & les Barmans, celui d’Ava. Ces deux Nations gouvernées par des Puissances rivales, ne vécurent pas longtems en bonne intelligence. Le Roi d’Ava jaloux du commerce de ses voisins, rassembla des troupes nombreuses en 1685, & leur déclara la guerre : il les soumit, fit périr leur Monarque avec toute sa famille, & voulut anéantir jusqu’au nom de Pégû. Les deux États réunis sous sa puissance, ne formèrent plus qu’un royaume. Il s’étend jusqu’à la Chine du côté nord ; à l’orient, il est bordé par le Tonquin, le Quinam & la Cochinchine ; au midi, par le royaume de Siam ; à l’occident, en partie par la mer, & en remontant, il se termine à Chatigam, qui confine au Bengale.

En 1735, les vaincus secouèrent le joug, & vengèrent le sang de leurs anciens maîtres ; par un juste retour, il massacrèrent le tyran avec toute sa famille ; & comme il ne restoit aucun Prince légitime, ils élurent un nouveau Roi. La fermeté du Prince ramena le calme : lorsqu’il eut affermi sa puissance par son courage & par le supplice des factieux, il ne s’occupa qu’à rendre à ses États leur première splendeur, en y faisant refleurir le commerce. Les Européens y furent attirés ; & les Anglais profitant de cette circonstance, y établirent plusieurs comptoirs, tels que ceux de la grande & de la petite Négrailles & celui de Bacim, sur la pointe occidentale de la côte du Pégû.

Dans ce même tems, les Zélandois chassés de Banquibazard, par Allaverdikan Nabab du Bengale, se réfugièrent au Pégû, & voulurent s’y établir par la force des armes ; mais trop foibles pour exécuter une pareille entreprise, ils y furent massacrés.

Les Français profitèrent mieux des bonnes dispositions du Prince : M. Dupleix, Gouverneur général dans l’Inde, lui envoya un Ambassadeur en 1751, avec des présens considérables ; les Français obtinrent du Roi du Pégû la permission de faire un établissement à Siriam[1], & ils s’y seroient maintenus sans la révolution suivante.

Après vingt ans de paix, un simple villageois leva l’étendard de la révolte : il étoit Barman d’origine, & s’appelloit Alompra. Suivi de quelques Laboureurs dont il étoit le chef, il voulut devenir le Libérateur de sa Nation, & l’affranchir du joug des Pégouins. Ces rebelles armés seulement d’un bâton, obtinrent d’abord quelques succès. Le Roi du Pégû méprisant un semblable ennemi, ne lui opposa que peu de résistance ; mais il éprouva dans la suite qu’il n’en est point qui ne soient dangereux. Le parti d’Alompra grossissoit de jour en jour. Il se vit bientôt à la tête de vingt mille Barmans, à l’aide desquels il s’empara de la capitale du Royaume, où il trouva des munitions & des armes. Devenu plus ambitieux par cette conquête, il se fit proclamer Roi, descendit la rivière avec une rapidité surprenante, & vint camper à deux lieux de Siriam, dans l’endroit même où il jetta les fondemens de la ville de Rangon, qui depuis est devenue l’entrepôt du commerce : il mit le siége devant Siriam, & la fit raser pour punir les habitans de leur résistance pendant dix-huit mois.

Les Français étoient convenus avec Alompra d’une neutralité qu’ils n’observèrent pas. Le Roi du Pégû avoit fait demander des secours à Pondichéry : on fut long-tems à se décider ; mais enfin au mois de Juillet 1756, on lui fit passer quelques troupes avec des munitions sur les vaisseaux le Diligent & la Galathée. Quoique ce dernier arrivât long-tems avant l’autre, il ne put mouiller à Siriam que deux jours après la rédition de la ville : le Capitaine tomba dans un piége que lui tendit Alompra. Ce conquérant indigné contre les Français, s’empara du vaisseau, fit trancher la tête à tous les officiers, de même qu’à l’agent de la Nation, & retint prisonniers les Matelots & les Soldats.

Le Diligent forcé de relacher aux isles Nicobards, n’arriva que six semaines après la Galathée ; le Capitaine plus prudent, n’entra dans la rivière qu’avec précaution ; & lorsqu’il apprit le massacre des Français, il retourna à Pondichéry.

Alompra se servit utilement des munitions & des soldats pris sur la Galathée ; après avoir promis des récompenses à ces derniers, il bloqua le Roi de Pégû dans sa capitale. Celui-ci soutint le siége jusqu’au mois de Mai 1757, tems auquel il se vit forcé de se rendre. Le vainqueur usa de stratagême pour s’en défaire. Il étoit dit dans les annales, que celui qui mettroit une couronne sur la Pagode de Rangon, vaincroit tous ses ennemis, & seroit reconnu pour le Roi le plus puissant. Il en fit faire une d’or enrichie de diamans & de rubis, aussi pesante que lui, sa femme & ses enfans ; après l’avoir placée sur le cône de la Pagode en présence du Roi prisonnier, il lui demanda s’il le reconnoissoit pour son maître ; & sur sa réponse négative, il lui fit trancher la tête.

Pendant ces troubles, les Anglais se fortifièrent dans leurs établissemens de Bacim & de Negrailles : comme ils étoient les seuls Européens qui se fussent avisés de construire des forts, ils devinrent suspects au nouveau Roi, qui les attaqua plusieurs fois à la tête des Barmans ; mais il fut toujours repoussé : enfin, employant contre eux les Français, qu’ils avoit retenus prisonniers, il les chassa totalement de son royaume.

On sait que la misère & la dépopulation sont les suites inévitables de la guerre. Lorsqu’Alompra voulut jouir du fruit de ses travaux, il s’affligea de ne régner que sur des ruines. Pour y remédier, il ne vit d’autre moyen que de faire la conquête de Siam, & de répandre dans ses États les hommes que cette conquête lui soumettroit ; en conséquence, il partit suivi de quarante mille hommes : dans sa route, il s’empara de Tavaye, de Tenassérin & de Merqui. Bientôt il pénétra jusqu’à Siam, dont il fit le siége ; & sans doute il auroit triomphé, si une dyssenterie, produite par les fatigues d’un siége long & pénible, ne l’eût emporté en Septembre 1760, dans la cinquantiéme année de son âge.

Ses fils l’avoient suivi dans cettte expédition, firent embaumer & transporter son corps au Pégu, avec toute la pompe dûe à sa mémoire : l’aîné qui s’appeloit Kandropa, fût déclaré son successeur. Ami de la paix, il gouverna son peuple avec sagesse ; mais après cinq ans d’un règne paisible, il mourut sans laisser d’héritiers, & la couronne passa sur la tête de Zékinmédou son frère.

Celui-ci marchant sur les traces d’Alompra, recommença la guerre avec les Siamois : il eût le bonheur de terminer glorieusement ce que son père avoit entrepris avec courage. Siam fut conquise & le Roi fait prisonnier, ainsi que toute sa famille. Ce malheureux Prince dépouillé de ses États, offre encore

aujourd’hui dans Ava, l’exemple le plus frappant des vicissitudes de la fortune ; ses mains accoutumées à porter le sceptre, ont été forcées de s’endurcir aux travaux les plus vils : privé de tous ses biens, réduit à la dernière misère, il semble que le vainqueur n’ait respecté sa vie, que pour lui faire désirer le trépas.

Après avoir jetté plusieurs millions de prisonniers Siamois dans son royaume, Zékinmédou soumit les Cassayers, & déclara la guerre aux Chinois. Ce peuple nombreux n’eût pas de peine à lui opposer une armée de cent mille hommes ; la sienne n’étoit composée que de trente mille, mais il fondit sur eux avec tant de fureur, qu’il les mit en déroute, & fit soixante mille prisonniers, qui furent envoyés aux environ d’Ava, pour y cultiver la terre.

C’est à-peu-près dans le même tems, c’est-à-dire, en 1769, que la Compagnie des Indes lui fit demander la permission de rétablir son commerce dans le Pégû. Le Député qu’elle lui envoya, fût reçu de ce Prince avec beaucoup de distinction ; il lui donna les marques les plus éclatantes de son estime pour la Nation française, & le renvoya chargé d’une lettre adressée au Conseil de Pondichéry, & conçue en ces termes.

« Moi Empereur d’Ava, Roi des Rois & de toute puissance, vous fait savoir que j’ai reçu la lettre que votre Ambassadeur, M. Féraud, m’a remise avec les présens qui consistent en une piéce de velour rouge, une autre de velours noire, une troisième de velour jaune, cinq piéces d’étoffes d’or ou d’argent, deux paquets de galons d’or, & deux paquets de galons d’argent, huit cent vingt-quatre petits couteaux, un fusil à deux coups damasquiné en or, cinq cens vingt-cinq fusils de munition, deux cens quatre-vingt-six boulets, dix-huit cens balles à fusil, dix baril de poudre. J’ai pareillement reçu la lettre que votre Ambassadeur m’a remise, & que Milard mon esclave m’a interpretée (a[2]). J’ai reçu votre Ambassadeur dans mon palais d’or. A l’égard des demandes que vous me faites, je ne puis vous accorder l’île Moulque, parce que c’est un endroit suspect ; je ne veux pas non plus vous rendre les cinq Français : vous me faites aussi mention de leur paye, & vous me demandez une personne pour régler leur compte ; je laisse cela à la disposition de Milard. Je vous exempte de tous droits, & je vous laisse libres dans votre commerce. Je vous accorde aussi l’endroit au sud de Rangon, qui se nomme Mangthu ; la grandeur du terrain le long de la rivière, est de cinq cens Thas (a[3]), & la largeur dedeux cens, que le Gouverneur de Rangon fera mesurer. Tous les vaisseaux français qui viendront mouiller dans le port de l’établissement français, seront obligés de donner le compte de leurs marchandises & autres effets au Gouverneur de Rangon, pour voir quels sont les présens que je dois exiger pour me dédommager des droits : vous ne pourrez vendre aucune munition de guerre dans tous mes États, sans ma permission. J’envoie mes ordres en conséquence au Gouverneur de Rangon. Quand il arrivera des vaisseaux français, il aura soin de faire la visite à bord ; & sitôt que les marchandises seront dans les magasins, il fera mettre la chappe.

Tous les vaisseaux qui viendront mouiller dans l’établissement français, seront obligés de mettre leur gouvernail à terre.

Je vous envoie votre Ambassadeur avec l’accord que je lui ai fait ».

Donné le 12 de la Lune
du mois de Kchoug, 1132.


La Compagnie des Indes obtint donc un emplacement considérable à Rangon, avec le droit d’y bâtir ses magasins, & d’y arborer le pavillon français ; elle fut la seule à qui le Roi du Pégu ait encore accordé ce denier privilége : les Anglais, les Hollandais, les Arméniens, ne purent l’obtenir. Mais la Compagnie n’ayant pas su profiter de ces avantages, les Français qui vont commencer aujourd’hui dans cette contré, n’y sont plus distingués des autres Nations ; le Souverain les regarde de même comme ses esclaves, dès qu’ils mettent le pied des ses États.

Les Siamois ne restèrent pas long-tems sous les loix des Barmans : ceux qui s’étoient retirés dans les bois pour éviter l’esclavage, se rassemblèrent, élurent un Roi Chinois d’origine, & marchant sous ses drapeaux, ils chassèrentles Pégouins & les Barmans du royaume de Siam. Le Roi d’Ava voulut les soumettre une seconde fois ; à cet effet, il rassembla des troupes nombreuses en 1775, composées de Pégouins & de Barmans. Les premiers supérieurs en forces, se révoltèrent, massacrèrent la plus grande partie des Barmans, & dirigèrent leurs armes sur Rngon ; mais n’ayant point de généraux pour les guider, ils échouèrent dans leur entreprise, & n’opérèrent aucune révolution. Zékinmédou rétablit la tranquilité dans son royaume, & mourut l’année suivante. Ses frères, suivant le testament d’Alompra, devoient régner successivement ; mais quelque tems avant sa mort ; Zekinmédou avoit fait reconnoître pour Roi son fils aîné, qui monta sur le trône à l’age de vingt-deux ans. Pour éviter toute discussion avec ses oncles, il les fit massacrer au nombre de cinq, de même que ses frères ; les Seigneurs qui leur étoient attachés, eurent le même sort. C’est par ces meurtres abominables qu’il se trouve aujourd’hui paisible possesseur d’un sceptre souillé de sang, & flétri par les mains impures qui le retiennent.

Les Pégouins & les Barmans ne sont pas divisés en castes ou tribus. Ils suivent tous la même religion, qui, dans son principe, paroit être celle des Brames : le dogme de la métempsycose en est la base ; mais ils l’ont défiguré au point qu’au jourd’hui ils mangent toutes sortes d’animaux, même du bœuf, pourvu qu’ils s’abstiennent de le tuer. Quant à leurs Dieux, ils en comptent sept principaux ; les cinq premiers se sont incarnés, & ont déjà vécu sur la terre, pour apprendre aux hommes à connoître la vertu.

Les deux autres doivent y ramener un jour le tems heureux des premiers âges. Cependant ils n’en adorent qu’un seul, qu’ils appellent Godéman ; il est le dernier des cinq qui se sont incarnés, & paroît être le même que Vichenou.

Les livres sacrés ne marquent point le tems de sa vie terrestre. Ils se bornent à dire qu’en mourant, il a promis de répandre ses graces infinies pendant six mille ans sur ceux qui l’invoqueroient ; c’est pour les mériter que les Pégouins & les Barmans vont régulièrement dans sa Pagode une fois la semaine ; & tous les jours de fête, ils y chantent ses louanges, brûlent des cierges devant sa figure, lui offrent des viandes, du poisson, des légumes & du riz cuit : ces offrandes deviennent la proie des chiens & d’autres animaux qui entrent dans la pogode & en sortent librement.

Leurs temples sont ornés avec décence ; ils ne les remplissent pas de figures obscènes, comme les habitans de la côte de Coromandel, de Malabar & du Bengale. Les Pégouins ont une vénération particulière pour celui de Kelkel, près de Siriam, & les Barmans pour celui de Digon, près de Rangon. Ce dernier est singulièrement construit ; il se termine en cône, & n’a ni portes ni fenêtres : c’est par une ouverture pratiquée au sommet, sur lequel on voit la couronne d’or qu’y fit placer Alompra, que les Princes, les Seigneurs & le Peuple, jettent les richesses immenses qu’ils apportent en offrandes. Ce trésor doit être un des plus riches de la terre, si toutefois les Barmans n’ont pas trouvé le moyen de le piller par quelque souterrain.

Par une coutume barbare, lorsqu’on bâtit une Pagode, les premières personnes qui passent sont jettées dans les fondemens. Cette horrible cérémonie est cependant assez ordinaire, parce que ces peuples consacrent presque toutes leurs richesses à la construction de pareils édifices, ce qui est parmi eux une œuvre très-méritoire, de même que de fonder des Baos(a[4]), ou de contribuer aux funérailles de leurs Talapoins, qu’ils brûlent avec pompe.

Cette magnificence qu’ils mettent dans les obsèques de leurs Prêtres, annonce combien ils les révèrent. Ils sont moins instruits que les Brames, & portent le nom de Ponguis. Quoi-qu’on les appelle Talapoins, ils n’ont aucun rapport avec les Prêtres du Tibet, & ne connoissent point le grand Lama, comme l’ont avancé quelques Auteurs.

Le Souverain est honoré d’une manière qui tient de l’adoration : par un usage commun chez les Orientaux, on se prosterne devant lui les mains jointes, les pieds nuds, jettés en arrière & collés contre les cuisses ; les Grands même sont obligés de prendre cette humiliante posture toutes les fois qu’ils l’approchent.

Dans toutes les cérémonies, il se place sur un trône très-élevé, pour montrer combien il est au-dessus des Princes qui composent sa cour ; aucun de ces derniers ne peut rester dans la ville lorsqu’il en sort, & l’on a grand soin d’en fermer les portes. Enfin il est si persuadé qu’il est assez puissant pour commander à tous le Rois de la terre, qu’après son dîner une trompette annonce que le Roi des Rois, & de toute puissance, vient de se lever de table, & qu’il est libre à tous les autres de s’y mettre. il croit qu’il n’y a pas de Souverain qui posséde un Empire aussi beau que le sien, & que les autres Nations ne sauroient s’en passer. Le peuple même est dans cette erreur ; il appelle les Étranger, Gens des bois, & leur pardonne tout ce qu’ils peuvent faire contre les usages, parce qu’il l’attribue à leur grossiéreté naturelle & à leur peu d’éducation ([5].

L’Empereur a droit de vie & de mort sur tous ses Sujets, qu’il regarde comme des esclaves. Cette servitude pèse continuellement sur les particuliers, & les contraint d’afficher la misère. Celui qui posséde quelque chose, assure des pensions pour la nourriture des Talapoins, ou fait bâtir des pagodes ; s’il garde son argent, le Gouverneur lui suscite une mauvaise affaire, & bientôt il est dépouillé : s’il se cache, & qu’on vienne à le découvrir, il ne lui en coûte pas moins que la vie, parce qu’on soupçonne qu’il se réservoit pour former des intrigues.

Cependant le Pégouin chérit sa patrie ; il est poli, prévenant, affable, mais susceptible & chicaneur. Les loix n’ont pas trouvé de meilleur frein que de les punir par la bourse ; toutes les insultes ont été prévues & taxées à une amende pécuniaire [6], de sorte qu’on se met à l’abri de toute poursuite, pourvu qu’on configne la somme, & qu’on paie les épices des Juges & des Écrivains. On excepte cependant le cas d’assassinat ; mais ce n’est que pour le peuple dans ce pays comme dans tous les autres, les Grands échappent au supplice, & peuvent être criminels impunément. Celui qui en attaque un autre en justice, n’est pas toujours sûr de gagner sa cause. Si les preuves manquent, on plonge les deux parties dans l’eau. La première qui revient sur la surface, a perdu son procès ; mais elle peut se libérer en se faisant esclave de corps de l’Empereur, auquel il donne tout son bien ; au moyen de cet abandon, son adversaire n’a plus de prise sur lui.

Les Pégouins sont fort sobres : presque toute leur nourriture consiste en légumes ou poissons pourris, qu’ils appellent Prox, & qui leur servent d’épices pour assaisonner les ragoûts. Ils sont lacifs, comme tous les Orientaux : le mariage n’est point indissoluble, la Justice en ordonne la cassation ; mais la partie qui le demande, ne peut emporter de la maison que ce qu’elle a sur le corps. La pluralité des femmes, si conmune dans tout l’Orient n’est que tolérée au Pégû ; elle y est même défendue par la Religion. Cependant on y trouve des couvens de femmes publiques, où chacun peut choissir pour son argent. Les femmes convaincues d’adultère sont forcées d’entrer dans ces couvens & de s’y prostituer [7]. Les hommes suivant la loi, doivent être punis de mort, mais il se rédiment avec de l’argent.

Le femmes du peuple vont presque nues ; il ne leur est permis de porter qu’une espéce de jupon qui ne descend qu’aux genoux : passé par derrière, il n’est pas assez ample pour croiser tout-à-fait le devant, de manière qu’une femme qui marche montre jusqu au haut de la cuisse. Les femmes des Seigneurs en portent de plus ou moins long, suivant le rang qu elles occupent. On brûle généralement tous les morts ; mais les Grands & les Talapoins renommés pour leur science, sont préalablement embaumés & mis dans des cerceuils de plomb. Souvent on ne les porte au bûcher que six mois après leur trépas.

Les voyages au Pégû ne sont plus si lucratifs qu’ils l étoient autrefois. Pour faire quelque bénéfice, les vaisseaux que le commerce attire, sont obligés de passer à Achem, où ils portent des fusils, de la poudre, de petits canons, de grosses toiles de quinze conjons, du fil d’or, du galon & du drap ; ils prennent en échange du benjoin, du camphre & de l’or, sur lequel on ne gagne aujourd hui que quatre pour cent ; les autres objets rendent peu de chose. Le bénéfice de la vente ne va pas au-delà de vingt à vingt-cinq pourcent. Le Roi faisant seul le commerce, oblige de vendre & d’acheter de son Agent au prix qu’il veut ; quand on peut soustraire à sa cupidité quelques marchandises, on les vend à son peuple qu’il opprime, & l’on y gagne considérablement.

Les Français avoient su acquérir la confiance des Achémois qui les préféroient aux Anglais à cause de leur douceur ; mais quelques expéditions que les Français ont faites contre eux, les ont totalement aliénés, notamment celles du vaisseau la Paix en 1770, & l’Etoile à Borneo en 1775. Ils les leur rappellent toutes les fois qu’ils y vont, & jamais il ne pourront les leur faire oublier. Un souvenir pareil mettra toujours obstacle au commerce qu’ils voudront faire avec ce peuple, car il est lâche, & conséquemment traître & vindicatif.

Dès qu’un vaisseau mouille dans le port, il doit faire saluer le Roi par un des officiers de l’équipage ; mais on ne l’approche pas les mains vuides, il faut toujours lui faire quelques présens. Autrefois avant que d’entrer dans ses appartemens, on étoit obligé d’ôter ses souliers ; aujourd’hui on peut s’en dispenser, pourvu qu’on en mette une paire de drap rouge par-dessus ceux q’on porte ordinairement.

Les vaisseaux qui vont au Pégû, prennent à Achem une partie de leur cargaison en Aréques; elles doivent être préparées différemment de celles qu’on porte à la côte de Coromandel, ce qui oblige d’y séjourner près de quatre mois. Ils achévent de compléter leur cargaison en cocos aux îles Nicobards. Ces deux objets rendus au Pégû, donnent toujours un bénéfice de trente-cinq à quarante pour un.

On suit au Pégû les mêmes usages qu’au Japon. Aussi-tôt qu’un vaisseau mouille devant Ragon, le gouverneur envoye ordre de mettre à terre le gouvernail & les canons montés ; on est obligé de donner une liste fidelle des hommes d’équipage, des armes offensives & défensives dont on est pourvu, de la quantité des balles de marchandises qu’on apporte, & généralement de tout ce qui est à bord. On sépare ce qui est de l’armement, ou à l’usage du vaisseau & ce qui est à vendre. Après cette déclaration, le Gouverneur fait donner un magasin où tout doit être déposé.

Jusqu’à la parfaite exécution de ce dernier article, il n’est permis de communiquer avec personne. Le Gouverneur se rend ensuite au vaisseau suivi d’un nombreux cortége qui profite du repas qu’on est obligé de lui donner ; & si dans sa visite il trouve quelque chose qui n’ait point été déclaré, fût-ce même de l’argent, il le confisque : in Officier ne peut garder qu’une vingtaine de roupies, car il faut que l’argent soit emmagasiné comme les marchandises, avec la différence qu’il ne paie aucun droit, & qu’on a l’attention de le rendre. La visite finie, on fait au Gouverneur les présens d’usage, qui sonsistent en assiettes de porcelaine, en sucre & en boëtes de thé. Les opérations du commerce sont souvent retardées par ces préliminaires, parce qu’on ne peut se procurer un ouvrier quelque besoin qu’on en ait, jusqu’à ce qu’ils soient entiéremetn remplis.

On fait une seconde visite de tout ce qui a été mis dans le magasin. Les balles sont ouvertes à l’effet d’en payer les droits ; ceux du Roi consistent à dix pour cent en nature, car on compte neuf piéces, & la dixiéme est pour lui : les écrivains, gardiens, & celui qui chappe les marchandises, ont deux & demi pour cent. L’un des Chefs a le droit aussi de prendre cinq piéces, mais non pas des considérables, comme draps & autres objets de prix. Après toutes ces vérifications, il est permis de charger le vaisseau.

Le bois de tek qu’on en rapporte est excellent pour la construction, & propre à faire de beaux meubles. Il se consserve dans l’eau sans se corrompre, au point qu’il n’est pas rare de voir des vaisseaux construits au Pégû naviguer plus de cent ans. Ce pays est très-riche par lui-même ; on y trouve des mines d’or, d’argent, de cuivre & de calin, mais on ne les exploite pas. Le fer, plus tendre que le nôtre, s’y trouve pur en masses de quinze à vingt livres, prêt à être mis en œuvre. Les rubis, quoique très-communs, ont cependant une valeur, mais on ne peut les sortir du royaume que par contrebande ; il en coûteroit des sommes immenses, si l’on étoit pris en fraude, peut-être la liberté & même la confiscation du vaisseau.

On y trouve aussi des saphirs, des émeraudes, des topases, des aigues marines. Les Pégouins appellent toutes ces pierres fines Rubis, & les distinguent par la dénomination de rubis bleu, rubis verd, rubis jaune, &c. (a[8])

Le soufre & le brai y sont communs & à très-bon compte ; la terre y est fertile, mais on ne la cultive que pour avoir du riz. On en séme une espéce particulière qui est très-esti mée à la côte. Elle s’appelle Plot. Lorsqu’on en fait cuire, il le dissout & se réduit en gelée.

Les Pégouins n’ont aucune manufacture de toile ni de soie ; ils se contentent de fabriquer pour leur usage quelques étoffes de coton : les autres production sont de l’indigo, le cachou, l’ivoire, les huiles de poisson, de bois & de terre. Les chevaux sont de la plus grande beauté : les éléphans, les buffles sont monstrueux, ainsi que les bœufs & les moutons dont le pays abonde. La branche de commerce la plus lucrative seroit celle du salpêtre qu’on y trouve aussi communément qu’au Bengale ; mais cet objet est de la plus grande contrebande, & le Souverain n’a jamais voulu permettre qu’on en fit l’exportation.

Il seroit très-utile au commerce de la France de rétablir ses négociations avec le Pégû ; mais cette faveur dépend du succès que ses armes auront sur la côte de l’Inde, & exige le rétablissement de la paix entre les Puissances Européennes.


  1. (a) Ville du Pégû où les Européens venoient faire leur commerce. Quoique cette ville n’existe plus, la rivière conserve encore le nom de rivière de Siriam, nom qu’elle a donné aux beaux grenats Siriams, appellés si improprement Syriens.
  2. M. Milard avoit passé sur la Galathée en qualité de volontaire ; il eut le bonheur d’échapper au massacre des Français, & de gagner l’amitié du Roi, qui lui donna la place de grand Maître d’artillerie, & de Capitaine de ses gardes. Dans plusieurs occasions, il rendit des services importants aux Français, & nommément à M. de Gouyon, commandant le Castries, qui s’y trouva pendant les troubles de 1775, où les Français furent soupçonnés de favoriser les rébelles ; il est mort en 1778.
  3. Le Thas est de dix pieds & demi.
  4. Espéce de Couvent.
  5. (a) D’après de tels principes, cest s’exposer tout au moins au ridicule que de représenter dans les graces qu’on leur demande, qu’elles contribueront à enrichir ce Royaume par l’augmentation du commerce.
  6. (b) Sous les empereurs Romains, les insultes furent aussi taxées & rachetées. Pour. faite sentir le ridicule d’une semblable loi : un Praticien ne sortoit jamais qu’accompagné d’esclaves chargés d’argent. Il appliquoit des soufflets aux passants & leur payoit aussi-tôt la taxe. Juvenal disoit avec autant de raison que d’énergie : omnia Roma cum pratio. A cet égard, Rome moderne a été plus corrompue que Rome ancienne. On sait que sous la seconde race de nos Rois, tous les crimes furent taxés à la Chancellerie romaine, sans en excepter les plus horribles ; ces taxes sont rapportées, comme propres à faire connoître l’esprit du siécle, par l’Abbé Velli, dans son histoire de France. Dans les loix Bourguignones, Lombardes, Saliques, Ripuaires & même dans les Capitulaires de Charlemagne, tous les crimes, insultes, étoient taxés : encore aujourd’hui les crimes se rachètent en Turquie, même le meurtre & l’assassinat. Cette horrible vénalité des graces pour des crimes impardonables, existe sous d’autres noms dans la plu-part des États de l’Europe.
  7. (a) A Rome les femmes convaincues d’adultère étoient renfermées dans une espéce de cachot près des portes de la ville ; là elles étoient abandonnées à la brutalité des libertins.
  8. D’après une conversation que j’ai eu avec le savant M. Romé de l’Isle, à qui l’Histoire Naturelle doit tant de découvertes utiles, j’appris que toutes ces pierres fines orientales paroissent être les mêmes, puisqu’elles ont la même crystallisation, la même pesanteur & la même dureté, & qu’elles ne doivent la différence de leur couleur qu’aux parties qui les ont colorées. Ainsi les Pégouins n’ont pas tout-à-fait tort de donner la même dénomination à toutes ces pierres fines.