Voyage aux volcans de la France centrale/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 65-80).
Première livraison

La fenaison dans la vallée de Maurs. — Dessin de Jules Laurens.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE,


PAR M. FERDINAND DE LANOYE.


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


De Paris à Figeac. — Les premiers gradins de la Haute-Auvergne. — Aspect du groupe du Cantal. — Légende d’un saint du paradis et d’un émigré de l’Olympe. — La vallée d’Aurillac. — Coup d’œil sur le passé de cette ville. — Le saint, son fondateur et son patron. — État et monuments actuels d’Aurillac. — La statue de Gerbert. — Ce qu’est devenu le manoir des comtes Géraud, etc.

Qui jamais, — par une belle matinée d’été, alors que des guérets en fleur et du fond des bois perlés de rosée s’élèvent vers le ciel bleu les plus saines effluves de la terre, — a pu s’éloigner de Paris sans une sorte d’ivresse, un profond sentiment de joie ? Ce n’est, certes, aucun de ceux qui, enfermés de bonne heure dans sa bruyante enceinte, y ont vieilli, traînant, comme le boulet du galérien, l’incurable nostalgie des champs couverts de moissons, des horizons sans bornes et des solitudes silencieuses. Je suis de ceux-là, pensai-je, en commençant, le 26 juillet 1864, sur le chemin de fer d’Orléans, une excursion qui devait aboutir en Auvergne. — Oui, je suis de ceux-là… « mais ne nous brouillons pas avec… la grande ville. » (C’était l’avis de Prusias, homme sage, suivant Tite Live et le grand Corneille ; c’est aussi le mien.

D’ailleurs j’ai à entretenir mes lecteurs non des impressions intimes d’une chétive individualité humaine, mais d’une contrée qui offre à l’étude, tout frais et comme saignants encore, les stigmates des convulsions que subit le sein de la vieille Gaule, avant que l’homme, le dernier né de la création, fût venu l’exploiter et le déchirer à son tour.

Passons donc ! la vapeur nous permet de dévorer l’espace. Peu de jours après mon départ, le train direct de Périgueux me déposait à la station de Figeac, presque sur les confins des anciens Ruteni, l’Aveyron actuel.

Venant de franchir sans m’arrêter une courbe de plus de huit cents kilomètres à travers une des plus belles zones et quelques-unes des plus belles villes de France, je ne pouvais donner beaucoup de temps à la petite sons-préfecture de Figeac, en dépit de sa physionomie semi-languedocienne et du cadre de verdure où l’enserre l’étroit bassin du Celé. Aussi, après un court pèlerinage à une sorte d’obélisque surmonté d’un buste en bronze que la cité a consacré à la mémoire de Champollion l’égyptologue, son plus glorieux fils (chétif monument pour un tel nom), je dis adieu au midi de la France, dont je venais de longer la lisière depuis Coutras ; j’échangeai les moelleux coussins du wagon qui m’avait bercé jusque-là pour la rude et étroite banquette d’une antique diligence, baptisée du nom plus moderne d’omnibus, par coquetterie sans-doute pour le chemin de fer dont elle dessert la correspondance avec Aurillac, et le vénérable véhicule m’emporta, au petit trot, vers cette métropole de la Haute-Auvergne.

La route que nous suivions et qui porte le no 122 accolé à l’épithète d’impériale, traverse une contrée que l’on regretterait de franchir d’une allure moins modeste. C’est une suite d’arêtes parallèles, bordant autant de profondes dépressions, inclinées vers le Célé. Des schistes noirs, des granits gris de fer en hérissent les escarpements ; des bouquets de chênes en ombragent les pentes ; des prés d’un beau vert en tapissent les concavités sinueuses, où sous des franges d’aulnes gazouillent d’invisibles ruisseaux, tandis que sur les plateaux intermédiaires de grandes châtaigneraies disputent le sol à de maigres céréales ou à de vastes plates-bandes de bruyères dessinant en teintes roses les ondulations du terrain et les berges de ses déchirures. Cette nature étrange, mais non sans grandeur, impressionnait aisément mon compagnon de voyage (car j’en avais un, Dieu merci ! et je saisis cette occasion pour le présenter à mes lecteurs). Enfant de Paris, ne s’étant guère encore éloigné de son berceau, il ne trouvait dans ses souvenirs de dix-sept ans aucun terme de comparaison orographique pour ce qu’il avait maintenant sous les yeux. Aussi, à tout aspect nouveau de ce paysage sauvage, à chaque relief du sol plus accentué que les précédents, à l’orée de chaque ravine, serpentant plus profondément entre de hautes parois moussues, et projetant dans un sombre lointain de mystérieuses échappées, il ne manquait jamais de me dire : « Père ! nous avons atteint, n’est-ce pas, les hautes chaînes du Cantal ? »

Ma réponse invariable était que les montagnes dont il parlait, encore éloignées, n’avaient aucun rapport géologique avec les plis et sillons granitiques, objets de son admiration ; que ceux-ci, plus vieux que celles-là d’une incalculable série de siècles, ne pouvaient être considérés que comme les premières assises du plateau d’où a jailli le groupe cantalien, si même ils n’étaient pas plutôt les restes de l’antique berge d’un immense bassin lacustre de l’époque tertiaire, tari et comblé au commencement de la période actuelle par les éruptions des volcans du Cantal.

Cette réponse ne laissait pas que d’étonner mon jeune interlocuteur, et plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Nous avions quitté le bassin du Célé pour celui de la Rance, son principal affluent, laissé derrière nous la jolie petite ville de Maurs, et ses vertes prairies allongées en ovale entre des collines chargées de châtaigniers. Ayant franchi les nombreux ruisseaux qui arrosent la commune de Cayrols, nous venions d’atteindre, par une suite de rampes repliées sur elles-mêmes, un plateau élevé dont la formation géologique est indiquée par des blocs nombreux de gneiss et de micaschiste perçant un tapis de bruyère çà et là ombragé de chênes, lorsqu’à un brusque détour de la route nous vîmes subitement l’horizon s’ouvrir, et, reculant dans d’immenses profondeurs, dévoiler à nos regards une grande masse semi-sphérique, bleuâtre et profondément zébrée de zones presque noires, le long desquelles le soleil projetait comme des reflets d’or bruni.

« Cette fois, voilà bien le Cantal, s’écria mon fils, voilà son groupe central, ses vallées divergentes et ses escarpements abrupts, et voilà aussi, » continua-t-il en étendant la main vers une large concavité courant du sud-est au nord-ouest entre ce grand massif et nous, « voilà les restes évidents du bassin lacustre dont tu parlais tout à l’heure. »

Nous étions enfin en présence de la Haute-Auvergne, en face du théâtre de nos études et de nos excursions projetées. Il ne manquait à la perspective que d’être un peu plus accusée dans quelques détails. Un heureux hasard, le bris d’une roue de notre diligence, nous servit à souhait sur ce point. Forcés de nous arrêter quelques minutes en face de Saint-Mamet, je profitai de ce délai pour gravir avec mon fils le puy[1] de Saint-Laurent, qui s’élève au nord de cette bourgade. C’est un véritable belvédère, d’où l’œil plongeant jusqu’au cœur du Cantal par les vallées de la Cère et de la Jordanne, n’est arrêté au levant que par les noires murailles de la Margeride, et au nord par le massif des monts Dores. Rien n’aurait manqué au charme fascinateur de ce splendide tableau, si une bise violente, balayant les pentes de la montagne et rugissant autour de l’antique chapelle qui en couvre le sommet, n’eût fait éprouver à notre épiderme une impression d’autant plus désagréable qu’il avait été brûlé, le matin même, par la réfraction torride des rochers de Roccamadour.

Un jeune médecin d’Aurillac, qui partageait avec nous le coupé de la diligence, ne put s’empêcher de sourire, en nous voyant rentrer auprès de lui, transis et frissonnants.

« Le pays que vous venez visiter, nous dit-il, abonde en extrêmes contrastes, souvent juxtaposés. C’est aussi la patrie des légendes ; vous pouvez en recueillir partout et sur tout ; et tenez, voici justement celle que la croyance populaire rattache à la froide localité d’où vous descendez :

« Saint Laurent, qui aimait beaucoup à voyager, (l’histoire ne dit pas si c’était avant ou après son martyre), rencontra un jour sur son chemin un pauvre hère dépenaillé, décrépit, mais conservant sous les rides de l’âge et les haillons de la misère, et jusque dans ses gestes saccadés et son allure étrangement rapide, quelque chose de solennel. C’était, en effet, un grand dignitaire du paganisme tombé, un proscrit du vieil Olympe, mis à sac et bouleversé par les novateurs chrétiens ; c’était enfin Borée en personne. Après avoir, pendant tant de siècles, humé sous des colonnades de marbre la grasse fumée des holocaustes des taureaux et des génisses, se trouvant sans feu ni lieu, chez les Grecs et les Romains qui avaient mis hors de service jusqu’à l’outre d’Éole, il retournait dans le Nord, sa première patrie, soutenu peut-être par l’espoir secret d’y trouver quelque azile écarté, du fond duquel il pourrait au moins recueillir, pour ses divins viscères émaciés par le jeûne, les émanations fortifiantes d’une soupe aux choux ou d’une tranche de lard frit.

« Saint Laurent fut ému de compassion pour une telle infortune ; il accosta le vieil émigré, lui dit de bonnes paroles et finalement le jeune saint et l’olympien déchu se prirent l’un pour l’autre d’une vive sympathie. Ils firent route ensemble, vécurent en vrais amis et se promirent même de ne jamais se quitter. Un jour cependant, parvenu à ce puy qui porte maintenant son nom, le saint dit à son compagnon : Écoutez ! j’ai à prier dans cet oratorire, veuillez m’attendre. Ce disant, le saint entra dans la chapelle, mais il n’en est pas sorti et Borée attend toujours à la porte. Les siècles qui se sont succédé depuis lors légitiment un peu son impatience, qui se traduit par les rugissantes raffales que vous avez subies là-haut. — Voilà la légende dans toute sa naïveté. L’imagination de nos montagnards vous en réserve bien d’autres ; puisse celle-ci vous dispenser de

demander à la physique du globe, aux grandes lois qui
Le groupe central du Cantal.
président à l’équilibre des fluides et au rayonnement

du calorique, la solution du problème posé chaque jour par l’atmosphère autour de la chapelle de Saint-Laurent ! »

Pendant que le docteur discourait ainsi, notre véhicule descendait rapidement le long d’une pente boisée dans le bassin de la Cère, que nous ne tardâmes pas à franchir pour rejoindre, sur les bords de la Jordanne, sa tributaire et sa rivale en beauté, les travaux du chemin de fer qui doit rattacher un jour, par Aurillac et Murat, les grandes lignes du Midi à celles du Centre et de la Loire. Dès lors nous pouvions apercevoir Aurillac pittoresquement assise dans une verdoyante vallée, allongée entre deux collines que partout ailleurs on appellerait des montagnes. Le Castanet (de l’auvergnat Costo-nal, la haute côte), celle de ces éminences qui domine la ville au couchant, interceptait déjà les rayons du soleil, lorsque pénétrant dans la métropole du Cantal, j’allai, d’après une recommandation du docteur notre compagnon, m’installer à l’hôtel des Trois-Frères.

Statue de Gerbert, à Aurillac. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Par sa situation au débouché de la vallée de Jordanne, en face de la riche plaine d’Arpajon, à la croisée des routes qui montent du Midi au mont Dore, où courent du bassin de la Loire à celui de la Dordogne ; par sa population active, intelligente, et égalant en nombre celle des trois sous-préfectures du département, Aurillac est de droit la ville principale de la Haute-Auvergne. Le premier rang lui appartient encore à un autre titre : elle a devancé la plupart des communes de France dans la voie de l’affranchissement et de la civilisation. Que sous le nom primitif d’Orlhac ou Orliac, elle ait formé un pagus gaulois, transformé plus tard en oppidum romain par Marc-Aurèle ou par Aurélien, c’est là une question

que nous abandonnons volontiers à cette classe d’érudits
Un tilleul dit de Sully. — Dessin de Jules Laurens d’après nature.
qui dans le passé ne voient qu’un champ de fouilles à

hochets pour la vanité humaine. Nous nous bornerons à constater que la table de Peutinger, ce livre de poste de l’empire romain, ne mentionne pas Aurillac ; l’itinéraire suivi par l’expédition que Louis le Débonnaire dirigea contre la Haute-Auvergne en 839 n’en parle pas davantage, et le nom de cette ville n’entre en réalité dans l’histoire que quelques années plus tard, avec celui d’un Gérard ou Géraud, comte des marches du Limousin, qui vint fixer sa demeure dans le château fort dont les restes devaient s’appeler longtemps après tour de Saint-Étienne.

C’était au lendemain de la terrible journée de Fontenailles, où s’étaient abîmées dans des torrents de sang toute la force guerrière et toute l’énergie morale du peuple franc ; et le souvenir maudit de cette inexpiable boucherie pesait sur les hommes de guerre qui y avaient pris part, ou sur les fils des victimes, d’un poids que plusieurs générations devaient être impuissantes à secouer. Repliés sur eux-mêmes au fond de leurs manoirs, en proie à la défiance et jaloux surtout d’augmenter autour d’eux une solitude qu’ils confondaient avec l’indépendance, ils restaient sourds, si même, en haine des princes pour lesquels ils s’étaient entre-égorgés, ils ne souriaient aux craquements sinistres du corps social, aux rumeurs des invasions des barbares accourant de tous les points de l’horizon à la curée de l’empire démantelé de Charlemagne.

Les meilleurs d’entre eux profitaient de leur isolement et du relâchement des liens de la souveraineté royale pour réparer dans leurs domaines allodiaux les maux de la guerre ou en prévenir le retour. Tel fut, à ce qu’il paraît, le rôle du premier comte Géraud, possesseur du territoire d’Aurillac, et telle aussi la mission qui valut plus tard à son fils la canonisation.

Les chroniqueurs disent que celui-ci, soumis dès son bas âge aux rudes exercices guerriers qui initiaient à la vie les fils de tout leude, franc ou gallo-romain, eut la chance heureuse de recevoir de quelques clercs habiles les notions rudimentaires de science et de lettres qui formaient le faisceau des connaissances de l’époque. Si mainte fois, sans doute, le sommeil de son berceau fut bercé de complaintes populaires sur la fatale journée où avaient péri le père et l’oncle de son père, souvent aussi sa mémoire d’adolescent dut être exercée à retenir des chants latins comme celui-ci :

« Que la rosée et la pluie ne rafraîchissent jamais les prairies qui ont bu le sang des forts, expérimentés aux batailles… Que le Nord et le Midi, l’Orient et l’Occident pleurent ceux qui sont tombés à Fontenailles ; que ce jour soit maudit, retranché du cercle de l’année et rayé de toute mémoire ; que le soleil lui refuse sa lumière, et l’aurore ses pâles clartés. Nuit amère, nuit cruelle qui vit gisants sur la plaine les forts et les vaillants que pleurent aujourd’hui tant de pères et de mères, tant de frères et de sœurs, d’enfants et d’amis[2]. »

Des événements et des impressions analogues ont, hélas ! appris à mes contemporains combien vite et douloureusement mûrit le cerveau humain sous une telle influence. Au dix-neuvième siècle, cette influence a produit nombre de citoyens austères, de patriotes ardents, à côté de penseurs lymphatiques, de sceptiques myopes et surtout d’esprits dévoyés ; au neuvième, elle faisait des outlaws ou des saints : Hastings le pirate ou le comte Géraud.

Orphelin à vingt-quatre ans, il reçut, triste et sans orgueil, l’héritage princier que lui laissaient ses parents. Tout d’abord ne voulant se reconnaître l’homme-lige de personne, il renonça au comté de Limousin et vint habiter la vallée d’Aurillac, bornant son ambition à la possession de ses vastes domaines allodiaux, qui formaient à l’ouest du Cantal un triangle de trente à trente-cinq lieues de développement, dont le sommet s’appuyait au Puy-Griou. Sauf deux fois où il fut obligé de prendre les armes, d’abord pour repousser Adhémar, comte de Poitiers, qui était venu l’attaquer sans motifs, puis pour rétablir dans ses droits un de ses voisins, mineur injustement dépouillé par d’iniques collatéraux, il se tint obstinément à l’écart de la politique grossière de son temps, et le flot de violence et de barbarie qui montait autour de lui ne put altérer son amour de la paix et de la justice. « Plein de mansuétude et de charité, dit une vieille chronique, et tout entier aux devoirs affectés à son rang, le bon comte se rendait au plaid toujours à jeun, selon les prescriptions d’un capitulaire de Charlemagne. Il ne se faisait point attendre et donnait l’exemple de l’exactitude. Les pauvres et ceux qui avaient souffert quelque injure trouvaient toujours un libre accès auprès de lui. Sa réputation de bonté et d’intégrité était telle, que non-seulement du voisinage, mais même de provinces éloignées on venait soumettre les différends à son arbitrage. La misère était auprès de lui la meilleure des recommandations, et jamais il ne se montrait irrité et sévère qu’à l’égard des hommes de guerre et d’alleu, qui faisaient servir leurs forces et leurs richesses à l’oppression des pauvres et des faibles. Sa miséricorde était telle, qu’on ne se rappelle pas qu’il ait fait exécuter une sentence entraînant la mort ou la mutilation du coupable. On raconte que ses hommes d’armes ayant amené à son tribunal un prisonnier accusé d’avoir mal et méchamment assailli et éborgné un prêtre, Géraud, prétextant que la journée était trop avancée, renvoya l’affaire au lendemain et l’accusé à la géhenne ; mais dans la nuit il alla lui-même mettre en liberté celui-ci, et quand le lendemain les gardiens effarés vinrent lui dire que le prisonnier avait disparu, il se contenta de répondre, après un moment de mécontentement simulé : « Au reste, il a bien fait de s’évader, car le prêtre qu’il a blessé a déjà dû lui pardonner. »

Avec les années, la piété du comte tourna à l’ascétisme. Son âme, inquiète et malade du découragement du siècle, chercha une solitude où elle pût vivre en paix dans les austérités de la pénitence et le calme de la prière. En 898, il entreprit donc de fonder une abbaye à Aurillac, la peupla de bénédictins, des clercs les plus instruits de son siècle, et la plaça sous la protection immédiate du saint-siége, le pouvoir alors le plus généralement reconnu et respecté. Autour de ce monastère, saint Géraud groupa cent familles de serfs qu’il affranchit préalablement, et qui, dans sa pensée, réunis aux hommes libres attirés par les priviléges particuliers de la ville, devaient continuer la curie romaine et administrer la cité. Sans s’en douter, Géraud ouvrait l’ère de l’affranchissement des communes et de l’avénement du tiers état.

On croit reconnaître encore l’emplacement des quatre croix entre lesquelles saint Géraud circonscrivit le franc alleu d’Aurillac, et au sud-ouest de la ville, un vénérable tilleul, de ceux que Sully fit planter lors de la naissance de Louis XIII, est désigné à l’étranger comme ombrageant, de ses rameaux deux fois et demi séculaires, le champ du mâl, où le bon comte rendait la justice[3].

Après avoir consacré la basilique qu’il venait d’élever, et vu germer autour de son enceinte un municipe d’hommes libres, saint Géraud mourut en 918 ou 920. Je ne connais pas de canonisation plus légitime que la sienne.

« Dès l’an 950, dit l’Histoire littéraire de la France, l’abbaye d’Aurillac fut le berceau principal du renouvellement des lettres ; » et Jean de Salisbury, évêque de Chartres, écrivait en 1176 : « Je place au premier rang des écoles Aurillac pour la science, et Luxeuil pour l’art de bien dire. » Entre ces deux dates, l’école d’Aurillac avait produit Gerbert, la plus grande personnalité du dixième siècle, et au quatorzième encore elle produisit le frère Jean de la Roquetaillade, moine de génie, qui aima Pétrarque, qui étonna Froissart, et que les chefs de la Révolution française auraient pu réclamer comme leur précurseur et leur prophète.

Si tels furent pour Aurillac les fruits des institutions du comte Géraud, est-ce à dire que cette ville, grâce à son saint patron, ait traversé le moyen âge sans essuyer aucune des épreuves dont cette période de l’histoire fut si prodigue pour l’humanité ? Certes, non. On ne peut nier que là comme ailleurs il n’y ait eu de fréquentes luttes entre les abbés du monastère, se disant seigneurs de la ville, et le corps municipal ; celui-ci défendant des droits que ceux-là cherchaient à usurper. On avoue même qu’en une occasion, au moins, les consuls de la cité conduisirent les bourgeois armés à l’assaut du château de Saint-Étienne, où s’était retranché un abbé trop exigeant, C’est là le menu train de l’existence communale du dixième au quatorzième siècle. Si de fois à autres les rois de France intervinrent dans ces querelles de ménage, d’abord par leurs baillis ès-montagnes d’Auvergne, et plus tard par leur parlement, aucun ne semble avoir eu l’idée (qui domina les plus funestes d’entre eux à l’encontre des communes du Nord) de trancher la question en faveur du seigneur casqué ou mitré d’Aurillac par une chevauché de l’host royal. Partant cette bonne ville ne fut jamais le théâtre d’une de ces belles pendaisons de bourgeois et vilains, conséquences naturelles de telles entremises, et qui si souvent, pendant le siècle entier qui suivit l’an de grâce 1328, parurent aux grandes dames et aux nobles sires de la cour des premiers Valois, de suffisantes compensations pour les hontes de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt.

Assez favorisée pour ne pas figurer sur le tableau des exécutions féodales, assez heureuse encore ou assez prudente pour traverser presque inaperçue le cycle entier des guerres anglaises et l’ère de vols, de meurtres, de rapts et d’incendies, à laquelle les grandes compagnies d’écorcheurs et de routiers ont laissé leur nom, Aurillac aurait joui d’une destinée unique dans l’histoire des villes de France si elle avait pu échapper aussi à la fièvre de haine, de sang et de métaphysique meurtrière qui ravagea l’occident de l’Europe pendant la dernière moitié du seizième siècle.

Mais hélas ! à cette époque Aurillac avait vieilli ; les institutions de saint Géraud avaient subi le sort commun des choses d’ici-bas ; elles étaient usées. Dans son couvent sécularisé par la cour de Rome, de gras chanoines avaient remplacé les érudits bénédictins d’autrefois, et dans la cité, tiraillée entre les caprices des abbés à prébende et les exigences plus ou moins légales des officiers du roi, le corps consulaire ne représentait que l’impuissance et les divisions irrémédiables des anciennes corporations bourgeoises. Quel beau champ pour les joutes discordantes dont la réforme religieuse fut la cause ou le prétexte ! Aussi Aurillac, recevant le contrecoup des grandes tragédies du dehors, ne manqua pas d’avoir intra muros ses petits massacres de Vassy, sa petite conjuration d’Amboise, ses petits émules du baron des Adrets et de Blaise de Montluc, et enfin elle joua, elle aussi, son rolet dans la Saint-Barthélemy.

Aurillac sortit de là épuisée, démantelée, privée de ses monuments antiques ainsi que de ses meilleurs citoyens. Hâtons-nous d’ajouter qu’après ce tribut si lamentablement payé, dans son âge mûr, aux passions effervescentes de la jeunesse, la pauvre bonne ville, repliée sur elle-même, n’a plus fait parler d’elle et s’est abandonnée silencieuse au courant des destinées de notre patrie, jusqu’au jour où celle-ci, maîtresse enfin d’elle-même, a choisi le berceau de saint Géraud, de Gerbert et de la Roquetaillade pour chef-lieu du département du Cantal.

De son passé monumental, Aurillac a gardé quelques restes remarquables ; tels sont la tour de Saint-Étienne dont le tiers inférieur porte l’empreinte du neuvième siècle ; une belle vasque en serpentine, qui reçoit les eaux d’une fontaine sur l’emplacement de l’ancien monastère et que les archéologues font remonter jusqu’à l’an 1100 ; quelques détails fragmentaires d’habitations privées où l’on peut relever un naïf mélange de l’architecture du moyen âge et de la Renaissance, et surtout une bonne partie de l’ancienne maison consulaire, dont les tourelles élancées, supportées par des rinceaux de pampres et le portail ogival, fleuronné, clochetonné et projetant jusqu’au deuxième étage ses guirlandes de lis, de trèfles et d’animaux rampants, peuvent être mis en regard des meilleurs types de l’architecture du quinzième siècle.

Dans une heure d’aveugle vengeance, en 1569, les protestants ayant rasé tous les monuments religieux d’Aurillac, cette ville n’a point d’église antérieure à cette date, et si sa cathédrale, dédiée à saint Géraud, peut un jour prendre place parmi les temples remarquables dont s’honore l’Auvergne, elle le devra à l’exécution des plans tracés pour son achèvement par un de nos contemporains, l’architecte Lassus.

Un foyer d’auberge à Saint-Cernin. — Dessin de Jules Laurens.

Aurillac renferme encore nombre de couvents postérieurs au seizième siècle, mais que le dix-neuvième a pour la plupart appropriés à ses us et coutumes. Ainsi un monastère de clairistes est devenu un bel et bon hôpital, et un collége communal, où le niveau des études universitaires n’est inférieur à aucun autre, s’est installé dans une ancienne résidence de Jésuites ; ainsi encore d’autres cloîtres vacants après 1789 ont abrité des écoles laïques ou des congrégations vouées à l’éducation, si bien qu’aujourd’hui près de deux mille élèves des deux sexes, de tout âge et de tous rangs, s’assoient sur les bancs gratuits ou rémunérés de ces institutions ; ce qui n’est pas trop mal pour une ville qui ne compte pas onze mille âmes et pour un département teinté du noir le plus foncé dans la statistique du baron Dupin.

À l’époque actuelle Aurillac est redevable d’une préfecture dont l’ampleur et l’élégance doivent suffire à l’ambition de tout locataire raisonnable, d’un hôtel de ville assez étroit, mais où pourtant ont trouvé place des collections d’art, d’archéologie et d’histoire naturelle, qui n’ont que le tort de prétendre au titre de musées ; n’oublions pas un palais de justice en construction, qui, avec ses annexes (une prison et une caserne de gendarmerie) encadrera la place d’armes, ou foiral, de grandes lignes architecturales, un dépôt de remonte, un haras affecté au maintien et à l’amélioration de la bonne et solide race chevaline de l’Auvergne, et enfin un hippodrome ou champ de courses, ce dernier et suprême produit de la civilisation moderne.

J’ai gardé pour la fin de cette longue énumération un monument dont toute ville, si grande, si parée qu’elle soit, pourrait être fière, la statue en bronze de Gerbert, pâtre auvergnat qui fut le pape Sylvestre II.

C’est une des dernières œuvres, par la date, mais non par le mérite, de David d’Angers, auquel un tel sujet a dû plaire ; car, dans la pensée du statuaire, un guide comme Gerbert ne pouvait intimer à l’humanité d’autre commandement que celui de en avant, en avant !

Ce n’est pas sans émotion que dans une des nombreuses figurines des trois bas-reliefs qui décorent le piédestal, j’ai retrouvé les traits austères et mélancoliques de l’éminent sculpteur ; c’est une page aimée qu’il a signée de son portrait.

Ma première visite dans Aurillac avait été pour Gerbert, ma seconde fut pour le berceau de saint Géraud. Le château de Saint-Étienne, ce manoir d’un leude carolingien, cette citadelle des suzerains mitrés d’Aurillac abrite aujourd’hui l’École normale des instituteurs primaires du Cantal. Les glacis de l’antique forteresse, ses chemins couverts, ses courtines, ses fossés, ses fausses braies sont métamorphosées en potagers, en espaliers, en pépinières, en semis de plantes usuelles, ou recommandées par la science à l’agriculture. Une cour étroite, mais bien sablée et arrosée, a remplacé l’antique poterne, et l’on monte au préau entre deux rangées, non de mâchicoulis, mais de lauriers-roses et de géraniums. Dans la vieille salle d’armes, humanisée, je me suis longtemps arrêté à contempler une bibliothèque bien choisie, un cabinet de physique assez complet et une collection soigneusement classée des roches et minéraux de l’Auvergne. Tout enfin témoigne, dans cet établissement dirigé par des frères de la doctrine chrétienne, d’une tendance sérieuse vers le niveau des connaissances générales, et la science pratique de notre temps.

Le château d’Anjony-Tournemire (voy. p. 76). — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Comme j’en félicitais sincèrement celui des frères qui nous pilotait sous les voûtes du vieux manoir, il sourit et se contenta de s’incliner légèrement ; nous montions en ce moment l’escalier de la tour même de Saint-Étienne ; lorsque nous eûmes atteint la plate-forme : « Voici, me dit-il, un beau panorama ! il faut venir dans les montagnes pour en trouver de pareils. En face de nous, derrière la colline du Buis, vous pouvez suivre la ligne dentelée des sommités du Cantal ; ce grand promontoire violacé qui se projette du groupe central dans l’horizon du nord, c’est la longue coulée basaltique que couronne le puy Violent. À l’opposé, cette plaine qui semble entourer le pied méridional de nos montagnes de ses sinuosités verdoyantes, tachetées de jaune pâle par les chaumes nouvellement moissonnés, c’est le riche bassin d’Arpajon, notre petite Limagne. Cette zone noire qui la borde du midi au couchant ce sont les coteaux boisés qui resserrent le cours inférieur de la Cère, c’est la forêt de Marmiesse et d’Ytrac, toute frangée de métairies, de cultures et de villas. Sous nos pieds enfin la cité d’Aurillac déploie en éventail ses constructions d’âges divers, ses rues chargées de l’ombre des siècles, ses boulevards, ses avenues modernes, et sa ceinture de prairies et de jardins où la Jordanne, débouchant de sa haute vallée plutonienne, épanche par de nombreux canaux la fécondité et la vie.

« Pour vous, monsieur, continua le prêtre, ce paysage ne manque ni de grâce ni de grandeur. Pour nous, il est, de plus, rempli d’enseignements : il nous parle constamment des générations qui nous y ont précédés. Depuis la forêt primitive, dont les restes vénérables, encore accolés aux flancs des volcans éteints, nous rappellent la hutte celtique qu’elle abrita de son ombre, jusqu’aux merveilles de la vapeur et du télégraphe électrique qui font en ce moment leur apparition parmi nous, nous avons sous les yeux presque toutes les stations de la voie ascensionnelle gravie par nos devanciers ; nous pouvons y suivre, dans les monuments debout ou tombés, les traces successives de la féodalité, de la puissance ecclésiastique, du développement et de la chute des communes, de l’omnipotence royale, et enfin de la révolution. Sur cette voie s’ouvrent de nombreuses vallées d’égarement ; bien des décombres y témoignent d’erreurs, d’écarts et de défaillances qui sont aussi de salutaires leçons. Tout cela éclaire et oblige… et voilà pourquoi vous trouvez en nos élèves quelque chose de plus que des pédagogues à férule et des chantres de paroisses. Envers le département qui nous subventionne, envers la ville qui nous a fourni ce local historique, nous nous sommes engagés, nous clercs à soutanes, à former pour nos campagnes des vulgarisateurs laïques des connaissances modernes, et comme une pépinière d’agronomes pratiques, de chefs de famille éclairés et d’utiles citoyens. Nous tenons à remplir notre engagement, convaincus que nous continuons ainsi la tradition de saint Géraud : il précédait son siècle, nous nous efforçons de marcher avec le nôtre. »

Le digne prêtre s’était tu, que je l’écoutais encore ; je ne le quittai pas sans échanger avec lui une cordiale poignée de main et sans emporter son nom qu’il me pria de garder pour moi.


II

De nouveau sur la route impériale no 122. — Les quatre chemins, cénacle de sorciers. — Légendes de la tour de Cologne et de l’église de Naucelles. — La pluie dans la montagne. — Saint-Cernin. — Ses boiseries. — Les vallons de la Doire et de la Bertrande. — Les basaltes de Loubéjac. — La vallée de la Maronne. — Une ville du XVe siècle. — L’hôtel des étrangers.

Une de mes premières préoccupations en arrivant à Aurillac avait été la recherche d’un véhicule qui pût nous transporter sans trop de fatigue au moins jusqu’aux abords des cols, passes et pics que j’avais l’intention d’escalader. L’hôtelier des Trois-Frères me trouva ce que je cherchais : un petit char à banc tout neuf, solide et léger, muni d’un cheval aux pieds sûrs, aux nerfs insensibles, vétéran des sentiers indescriptibles de la montagne, et enfin d’un jeune automédon à qui l’intelligence et la bonne volonté devaient tenir lieu d’une expérience qui ne s’était encore exercée que dans la banlieue immédiate d’Aurillac.

Ainsi porté et conduit, je m’éloignai le 8 août de cette ville, prêt à confirmer par mes impressions personnelles cette assertion d’un de ses plus honorables habitants : que ses enfants ne peuvent s’en éloigner sans nostalgie, et que l’étranger qui y vient parfois avec répugnance la quitte rarement sans regret[4]. »

La route no 122 que nous reprenions, longe, à partir d’Aurillac jusqu’au point où elle rencontre la Dordogne bouillonnant au fond de la gigantesque crevasse de Bort, toute la pente occidentale du groupe cantalien et traverse un bon tiers des profondes vallées qui en découpent la circonférence. Ce trajet nous promettait donc de curieuses perspectives, prolongées jusqu’au centre même du massif volcanique. Mais, dans nos prévisions, nous avions fait entrer la permanence du beau temps qui, depuis deux mois et plus, désespérait tous les agronomes de France et de Navarre. Cette présomption peu charitable méritait un châtiment ; il ne se fit pas attendre. Nous atteignions à peine, à trois kilomètres de la ville, les Quatre-Chemins (carrefour très-mal famé jadis, et non moins redouté comme théâtre authentique d’un sabbat hebdomadaire qui réunissait, sous la présidence de Satan, tous les sorciers et sorcières de vingt lieues à la ronde), que l’azur implacable du ciel, pour employer le style des agriculteurs modernes, se voila d’une couche de vapeurs grises, blafardes, appuyées sur toutes les cimes de l’horizon et plongeant lourdement dans toutes les dépressions du sol. Elle ne tarda pas à nous atteindre, à nous envelopper dans ses froids et humides replis, ne laissant pas à notre rayon visuel une portée de quinze mètres. Adieu donc aux aspects variés du gracieux vallon de l’Authre qui déploie en éventail, le long de la route, de la plaine à la montagne, son sol fécond, entrecoupé de riches prairies et de mamelons boisés, semé, dans ses concavités, de fermes, de hameaux, — sur ses croupes, de villas modernes, de châteaux sur lesquels les trois derniers siècles ont laissé leur cachet, — puis de ruines féodales au pied des grands monts. Tous ces sites, dont plusieurs réclament à bon droit du voyageur détours et temps d’arrêt, sont pour nous comme s’ils n’existaient pas. À peine, dans le brouillard intense qui nous environne, entrevoyons-nous comme des ombres les arbres et les maisons bordant le chemin. Deux grands fantômes apparaissent un instant sur notre gauche : ce sont, d’après notre cocher, les tours de Cologne et de Naucelles, toutes deux traditionnelles à titres différents. À la première se lie une histoire de prisonniers huguenots massacrés de sang-froid, un épisode de la Saint-Barthélemy que j’épargne au lecteur. La légende qui plane sur la seconde est, au contraire, d’un caractère si doux, d’une couleur si naïvement primitive, que je regrette de ne pouvoir la développer dans un cadre plus large que celui-ci.

Il s’agit tout simplement d’une pauvre jeune fille —du quatorzième siècle, orpheline recueillie par charité dans le presbytère de Naucelles, vouée à la Vierge, chargée par le vieux prêtre, son protecteur, du soin d’orner les autels de l’église, de distribuer les aumônes et qui, un beau jour, fascinée comme tant d’autres, avant elle et depuis, par le prestige de l’uniforme, avait abandonné son pieux asile pour Aurillac, sur les traces d’un sergent d’armes, sorte de Phœbus de Châteaupers, qui pendant quelque temps, avait commandé au nom des consuls de la ville la petite garnison de Naucelles.

Deux mois plus tard, la coupable Luce réveillée de son rêve de délire et d’amour devant le cadavre du beau sergent tué dans une de ces rixes qui s’élevaient souvent alors entre bourgeois et hommes d’armes, s’enfuyait éperdue, en proie au désir fiévreux de revoir Naucelles, son berceau, et l’église où elle avait grandi, innocente et pure sous l’œil de la Vierge. Elle se glissa dans le village à la tombée du jour et pénétra dans le sanctuaire ou elle retrouva toutes choses dans l’état où elle les avait laissées. Toutes fraîches encore sur l’autel étaient les fleurs dont elle l’avait ornée, et la clef de l’église, jadis confiée à sa garde, lui apparut, placée au même endroit et de la même manière qu’elle l’y avait posée le jour de sa fuite. Brisée par les souvenirs, elle laissa tomber son front dans ses mains et se mit à pleurer.

En relevant la tête elle aperçut à ses côtés une femme agenouillée comme elle et dont le regard réfléchissait le sien comme une glace ! Elle crut se reconnaître elle-même. Oui, c’était sa taille, son air, son visage, ses joues creusées par l’ongle du chagrin, ses yeux rougis par la trace des larmes. — Interdite, elle tremblait comme la feuille, n’osant faire aucune question, lorsque l’étrangère, jusque-là agenouillée, se releva lentement et lui dit : « Je t’attendais !

— Moi ! dit Luce ; et qui donc êtes-vous ?

— Qui je suis ?… Celle que tu as toujours invoquée, même au milieu de tes fautes ? Peux-tu méconnaître la Vierge Marie ! ».

Luce tomba prosternée.

« Écoute, continua la sainte Vierge, j’ai eu pitié de toi ! Depuis ton départ j’ai fait ton service sous ton habit et ta figure. Ainsi personne ne connaît ton absence, ni ne sait ton péché. Reprends le cours de tes devoirs habituels, repens-toi de tes égarements, et garde toujours confiance en moi. »

…Puis la céleste vision disparut, et Luce reprit ses occupations premières, et redevint la pieuse fille d’autrefois. Nul même n’eût jamais su ces détails, si elle n’avait exigé, par pénitence, que son confesseur les publiât après sa mort.

Pendant bien longtemps on a montré dans le cimetière de Naucelles une vieille dalle tumulaire connue des villageois sous le nom de : La peyre de la perdonnade (la pierre de la pardonnée).

Pendant que racontant à mon fils cette simple légende, je lui avouais qu’il en existait une version presque identique sur les bords du Rhin, d’où les Allemands ne l’ont certes pas importée en Auvergne, Henri, peu attentif, avait boutonné son macfafrlane, ouvert son parapluie, et, notre conducteur, couvrant ses épaules d’une ample roulière, déployait sur les nôtres une lourde couverture de laine qui bientôt me parut et trop courte et trop mince. Il pleuvait à flots ; notre brouillard épaissi tournait à la cascade ; nous étions littéralement plongés dans des ténèbres d’eau.

Deux heures s’écoulèrent ainsi, durant lesquelles, pensant avec regret à notre chambre, à nos lits, à notre table de l’hôtel des Trois-Frères, je fus vingt fois sur le point de rebrousser chemin et de rentrer à Aurillac. J’allais peut-être céder à la tentation, lorsque notre voiturin, s’engageant dans une ruelle puante et noire où coulait avec l’eau de pluie un ruisseau de purin, pénétra dans une grange qui nous tendait sa porte grande ouverte, sous laquelle piaulait et grouillait une multitude de volailles à demi noyées et de porcelets plus que lavés. Deux secondes plus tard, assourdis, aveuglés, les vêtements à l’état d’éponge et le corps ruisselant, nous étions installés devant une couple de fagots enflammés tout entiers sous une immense cheminée. C’était le foyer hospitalier de la meilleure hôtellerie de Saint-Cernin (voy. p. 72).

Il fallut toute une heure, passée entre cette flamme bienfaisante et un bol de vin chaud, convenablement sucré et épicé, pour remettre nos vêtements et nos esprits vitaux dans un état à peu près normal.

Pendant ce temps, du fond de la cheminée ou j’étais blotti dans un grand fauteuil de chêne (le siége du maître), je suivais d’un regard vague et distrait les lignes anguleuses formées sur le pourtour de la salle d’auberge par deux grands lits à la duchesse, aux colonnes torses, aux ciels massifs et surchargés de toute sorte d’objets usuels ; par une armoire, dont les dimensions et les moulures auraient fait honneur à une porte cochère du faubourg Saint-Germain ; par un dressoir à vaisselle, non moins colossal, une maie à pétrir, des chaises, des tables massives, et tout le long des lits, comme pour leur servir d’estrade, une rangée continue de huches et de bahuts. Une forêt de chênes a passé dans ce mobilier noirci, poli et verni par le temps, bien plus que par les soins des ménagères qui se sont succédé autour de lui. Il y a quelque vingt-cinq ans, alors que la mode était au gothique, il aurait excité l’admiration et l’envie passionnée de plus d’un Parisien de ma connaissance ; il n’est cependant que celui de tout paysan aisé, de tout gros fermier de la montagne.

L’espèce d’inventaire auquel je me livrais, me remit soudain en mémoire certaines boiseries que tout voyageur consciencieux est tenu d’aller admirer dans l’église du bourg. Ce monument était heureusement peu éloigné de notre asile ; quelques enjambées habilement ménagées, sous nos parapluies, le long de la ruelle dont j’ai parlé, nous y transportèrent sans encombre. C’est un vaisseau datant du treizième siècle, bien conservé, bien tenu, de ce style roman auquel l’Auvergne doit ses plus belles basiliques ; j’ajouterai que beaucoup de grandes villes gagneraient à échanger leurs églises modernes sans caractère architectural, contre ce temple d’une humble bourgade. Quant aux boiseries, consistant en quatre stalles placées dans le chœur, ce sont tout simplement des chefs-d’œuvre ; elles peuvent rivaliser avec ce que le marbre et le bronze ont produit de plus fin en ornementation, de plus délicat et de plus expressif en bas-reliefs religieux. Il y a là surtout six petits anges accompagnant le Christ sur la voie douloureuse, qui sont adorables de modelé, de grâce et de mélancolie. Ces sculptures datent du quinzième siècle, et proviennent d’une église démolie dans la révolution et qu’avait élevée non loin de là, à Saint-Chamand, un Robert de Balzac, sire d’Entraigues, cherchant, par cette pieuse fondation, à étouffer les murmures de sa conscience, fréquemment troublée par la grosse part que le bon roi Louis XI lui avait faite dans la dépouille du pauvre Jacques d’Armagnac, dont on sait le destin.

Le portail de l’église de Saint-Cernin s’ouvre sur une plate-forme ou terrasse, d’où, par un ciel clair, on embrasse d’un coup d’œil toute la section du bassin de la Doire, comprise entre les quatre tours d’Anjony-Tournemire en amont[5], et, en aval, le sombre ravin que dominent les débris du donjon de Marze, une des ruines les plus frustes de la féodalité auvergnate. C’est un paysage doux et grandiose à la fois, comme j’ai pu m’en assurer quelques jours plus tard ; mais, pour le moment, je dus croire sur parole l’excellent M. Durif, affirmant que « nulle part on ne peut respirer un air plus limpide, au milieu d’un site plus riant [6]. »

Sur la foi d’une modeste éclaircie, entr’ouvrant la nuée sous le vent, nous reprîmes la route du nord. Du sommet de la côte où s’échelonnent les maisons de Saint-Cernin, une descente rapide nous amena à un étranglement de la vallée où la Doire n’est plus qu’un ravin, réduit à la largeur du pont qui le traverse. Là disparaissent les dernières traces des sédiments et des dépôts lacustres dont on peut suivre les traces depuis Mur-de-Barez à 45 kilomètres dans le sud-est. La rampe escarpée que nous gravissons ensuite, appartient à cette immense nappe de matières vitrifiées que les bouches ignivomes du Cantal ont projetée vers le nord, à la rencontre, pour ainsi dire, de celle qui s’est épanchée des flancs méridionaux des monts Dores.

La Tour de Marze. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Nous pûmes bientôt juger de l’énorme épaisseur de cette nappe, par les parois abruptes du vallon de la Bertrande. Leurs lignes horizontales, leurs angles correspondants étaient aux regards les couches superposées des différentes roches volcaniques, conglomérats, trachytes et basaltes, à travers lesquelles cette tranchée, profonde de cent cinquante à deux cents mètres, s’est excavée jusque sur le granit primordial que les eaux de la rivière lavent et mettent à jour sur plus d’un point.

Descendant de l’est à l’ouest en ligne directe, et pouvant être remontée, d’un coup d’œil, jusqu’à la base du Puy de Chavaroche, au centre des grands monts, le vallon de la Bertrande, — bien qu’un des moins importants des dix-neuf bassins dont les convulsions souterraines et les érosions de l’air et des eaux ont sillonné les flancs du Cantal, — présente à l’étude un spécimen à peu près complet de ces déchirures du sol vulcanien, qui

donnent un cachet particulier à toute cette contrée. S’il
Vue prise sur le plateau de l’Artense, au nord du Cannal. — Dessin de Jules Laurens d’après nature.
ne peut contenir dans son cadre restreint les beautés

presque alpestres des dépressions qu’arrosent la Jordanne et la Cère, ou la sauvage grandeur des sombres crevasses parcourues par le Goul, le Mars et la Rue, il ne diffère de ces vallées ni par la formation géologique, ni par la nature et l’ordre des assises échelonnées dans ses parois, ni enfin par le revêtement dont le temps et l’homme ont recouvert et ornementé cette charpente volcanique. Mais, à la rivière qui scintille et murmure sur un lit de roches entre deux lisérés d’herbages veloutés, — aux ondulations molles du tapis verdoyant de prairies, de vergers, émaillé de hameaux et d’habitations éparses, qui suit aujourd’hui les contours des éboulis des anciennes érosions, — au contraste frappant que forme la nudité de la paroi septentrionale de la vallée, ou de la ravine, avec la bande plantureuse de hêtres ou de sapins qui ombrage toujours la paroi opposée, de la base à la crête, — à tous ces détails généraux des paysages cantaliens, la vallée de la Bertrande ajoute un trait saillant qui lui est propre. C’est l’énorme masse basaltique qui couronne sa falaise au nord-ouest du bourg de Saint-Chamand et dont, à bon droit, on peut s’étonner de ne trouver aucune mention dans les nombreux recueils consacrés aux Merveilles et beautés du sol français.

Quand je l’aperçus, du haut de la pente opposée du vallon, je crus voir surgir devant moi une de ces citadelles des génies dont l’imagination des Orientaux peuple les recoins les plus inaccessibles de leurs montagnes. En effet, tout prête à l’illusion dans ce grand Lusus naturæ l’immense talus de conglomérat, glacé, poli par le temps et de bien peu moins incliné que l’escarpe d’une fortification permanente, l’horizontalité de la longue zone de prismes verticaux qui surmonte ce talus en figurant le cordon d’un parapet moderne ; l’épais épanchement de basalte compacte, homogène, couleur de brique calcinée, qui simule le recouvrement et le terre-plein de ce dernier, et enfin, couronnant le tout, à d’irréguliers intervalles, de gigantesques faisceaux d’orgues basaltiques, inclinés ou debout, comme des bastions démantelés ou des tours en ruine.

J’avais vu et admiré dans ma jeunesse le pâté prismatique qui supporte, à l’autre extrémité du Cantal, la ville de Saint-Flour ; plus tard j’avais fait le tour des falaises de Staffa et entendu les murmures de l’océan sous la grotte de Fingal ; mais, je dois l’avouer, ces phénomènes basaltiques si connus ne donnent pas l’idée de l’immense coulée que je contemplais maintenant et à laquelle le hameau ignoré de Loubéjac a donné son nom. Dans son colossal périmètre, quatre îles comme Staffa, dix villes comme Saint-Flour trouveraient place aisément.

Autour de ce massif, la route projette deux embranchements. L’un, de date récente, aux courbes arrondies, aux pentes savamment ménagées, offre aux voitures un parcours facile à la montée comme à la descente. L’autre, roide, abrupt, attaquant de front les escarpements ou plongeant à pic dans les précipices, date sans doute de la même époque que les escaliers en colimaçon des tours féodales, et n’est plus guère fréquenté que des piétons et des troupeaux. Ce fut cependant dans cette voie que notre voiturier s’obstina à nous engager. Ayant pendant quelques jours porté la chaîne d’un géomètre, le malheureux savait que : d’un point à un autre, la ligne droite est la plus courte ; et, grâce à sa foi aveugle dans cet axiome scientifique, mais souvent contestable, il ne nous fallut pas moins de deux longues heures pour franchir la petite lieue qui sépare la bourgade de Saint-Chamand de celle de Saint-Martin.

« Mais nul temps n’est perdu pour qui sait observer, » a dit je ne sais plus quel sage. En conséquence je profitai de notre allure d’escargots pour tirer de leur étui des jumelles de voyage dont je tiens à proclamer l’excellence, ne serait-ce que par gratitude pour le lieutenant de vaisseau qui a bien voulu me les céder après les avoir éprouvées dans les parages de l’Inde et de la Chine. Braquées à notre gauche sur les orgues de Loubéjac, elles me permirent de constater la nature de certains points noirs dont la présence et la mobilité sur les créneaux de cette forteresse de Titans éveillaient notre curiosité. C’étaient de graves et honnêtes corbeaux de rochers (corvus corax), qui nous regardaient passer avec le calme placide de propriétaires bien abrités, bien clos et forts de la certitude que leur foyer conjugal, le berceau de leurs enfants et le tombeau de leurs pères ne seront jamais exposés à l’enquête et au marchandage d’un jury d’expropriation.

Le même instrument, allongé sur notre droite dans l’axe d’une ravine descendant vers la Bertrande, nous fit embrasser d’un regard l’ensemble et les détails du château de Saint-Chamand profilant ses belles lignes, teintées de gris de fer, sur le fond verdoyant d’un parc plantureux et feuillu. Comme toutes les demeures seigneuriales de l’ancienne Auvergne, celle-ci date de plusieurs époques. Le principal corps de logis a été reconstruit au dix-septième siècle ; les tours de ses angles remontent au moins au quatorzième. C’était le siége d’un fief considérable, ayant titre de marquisat. Les noms des familles qui l’ont possédé tour à tour sont liés à l’histoire militaire et anarchique de la province. De nos jours il est devenu la résidence d’été d’un receveur général ; codant arena nummis.

Je ne vois pas grand mal à cela, ni vous non plus lecteurs, surtout si vous voulez bien vous remémorer dans quelle disette de sens moral, dans quelle stérilité de tête et de cœur tomba l’aristocratie de ces montagnes après les guerres de religion. Ce qu’elle était dans la première moitié du grand dix-septième siècle, nous le savons par le témoignage de Fléchier, un père de l’Église ! L’anecdote suivante, qui se rapporte justement au château de Saint-Chamand, nous apprend l’usage qu’elle faisait de ses armes quelques années auparavant, aux meilleurs jours de la monarchie française, alors que régnait Henri IV et qu’administrait Sully.

C’était en 1602 ; une bande de vagabonds et de pillards, écume dernière des guerres civiles, s’était remisée dans les grottes et cavernes dont abondent les falaises basaltiques de la Bertrande, et du fond de ces repaires levaient des contributions noires sur tout le pays environnant ; sur les manoirs féodaux comme sur les chaumines. Le marquis de Saint-Chamand, qui voyait ses domaines en butte à leurs déprédations, était impuissant, non-seulement à les réprimer, mais même à en garantir les murs de son castel. Eh bien, que pensez vous qu’il fit, lorsque le prévôt de la province, instruit de cet état de chose, vint pour y mettre un terme avec un détachement d’archers royaux ? Le noble seigneur se rappela qu’il possédait sur ses terres le droit de haute et basse justice, et, pour empêcher l’intrusion de la main de l’État dans ses vains priviléges, il retrouva une énergie qu’il avait laissé dormir avec la rapière de ses ancêtres tant qu’il ne s’était agi que de l’honneur, des biens, ou de la vie de ses vassaux. Il appela à la rescousse de la dignité féodale compromise, les hobereaux du voisinage, et tous ensemble ils assaillirent la maréchaussée au moment où celle-ci était déjà aux prises avec les voleurs et routiers. Plusieurs braves soldats du roi tombèrent sous l’épée des gentilshommes. Mais sans se laisser intimider, le prévôt fit face à tous ses adversaires et si bien que force resta à la loi. Il captura les bandits des cavernes et la plupart de leurs nobles alliés. Les premiers furent naturellement pendus, les seconds en furent quittes pour une courte détention et une longue semonce. Quelques années plus tard, sous Armand du Plessis, le grand cardinal, ils auraient payé plus chèrement leur équipée.

Pendant cette légère excursion rétrospective dans l’espace et dans le temps, nous avons atteint le revers nord du plateau de Loubéjac et nous descendons dans la vallée de la Maronne par une sorte d’escalier en zigzag dont l’inclinaison, les replis multipliés et les angles aigus mettent à une rude épreuve les pieds et les reins de notre cheval, ainsi que le coup d’œil et les poignets de son conducteur. Celui-ci baisse la tête lorsqu’au bas de cette affreuse descente nous rejoignons la nouvelle route qu’il n’a pas voulu suivre et dont je lui fais remarquer les pentes douces et l’excellente chaussée ; puis pour échapper à sa courte honte il nous lance au grand trot à travers le pont et les rues du bourg de Saint-Martin !


Saint-Martin-Valmeroux (de Vallis-Maronnæ, disent les étymologistes) n’est une localité à dédaigner pour aucune classe de touristes. L’archéologue se souviendra qu’elle fut le siége d’un des quatre bailliages de la Haute-Auvergne sous les premiers Valois et visitera son église, œuvre du quatorzième siècle, rangée dans la classe des monuments historiques de France : le botaniste s’oubliera dans ses belles prairies en cherchant à cataloguer l’infinie variété de leur flore herbagère, dont l’agronome admirera les qualités nourricières. Sous ce riche et verdoyant tapis, le géologue constatera la présence d’un sous-sol primitif, affleurant le long de la Maronne, en blocs de gneiss et d’autres roches granitoïdes ; sur la rive gauche de la rivière, un peu en aval de la bourgade, le malade et le médecin iront visiter avec profit la source minérale de Font-Sainte, qui jaillit, fraîche, limpide, acidulée et légèrement ferrugineuse, à l’ombre d’un groupe de tilleuls, au milieu d’une verte pelouse bordée d’un hémicycle de futaies. Il est difficile de trouver pour la villégiature d’un convalescent un cadre mieux doué de grâce, de calme et de fraîcheur. Telle est la vallée de la Maronne, depuis les pentes molles et gazonnées du mont Violent, qui ferment la perspective à l’Orient, jusqu’aux limites occidentales du terrain volcanique. Au delà, ce cours d’eau, comme tous ceux qui descendent de ce côté du Cantal, s’enfonce péniblement dans un étroit chenal scié dans le granit. Et quiconque, du haut du revers septentrional de la vallée, en embrassera l’ensemble dans les mêmes circonstances que moi, après un long jour de pluie, alors que les pans déchirés de la coupole nuageuse, s’affaissant en large plis derrière les cimes lointaines, laissent tomber, des profondeurs de l’azur immaculé, des ondulations de lumière vermeille sur le manteau étincelant des prairies, sur les lignes sinueuses des coteaux et des forêts humides, celui-là, dis-je, quel qu’il soit, emportera, comme je le fis, de cette contemplation, un doux souvenir et comme un terme de comparaison pour tout berceau d’idylles ou de romans champêtres.

Entre Saint-Martin et Salers, que je voulais atteindre avant la nuit, la carte de l’état-major indique à peine six mille mètres qu’on pourrait franchir en moins d’une heure, en remontant doucement la vallée. Mais séparées au moyen âge par des rivalités d’intérêts et de suprématie, ces deux localités, au moyen de détours, d’angles et de crochets, ingénieusement combinés avec les aspérités du sol, sont parvenues à doubler au moins l’intervalle précité. En conséquence nous dûmes tout d’abord tourner le dos au but que nous cherchions, gravir lentement une longue rampe et nous replier ensuite successivement vers chacune des aires de l’horizon avant de pouvoir nous rabattre à l’est, seule direction logique.

Dès qu’on a perdu de vue les bords de la Maronne, le paysage change d’aspect. C’est le commencement de l’Artense, section de la Haute-Auvergne, comprise entre le bassin de la Rue au midi, le pic de Sancy au nord, la chaîne du Césalier à l’orient et la Dordogne à l’ouest ; plateau nu et froid, aux limites vagues, aux découpures profondes, mais sans profil sur l’horizon et par conséquent imperceptibles à quelque distance de leurs berges (voy. p. 77). À l’extrémité d’un long promontoire basaltique, jeté entre cette espèce de steppe et le groupe des cîmes cantaliennes, une étrange silhouette grise se dresse, comme découpée dans le roc vif ; c’est la cité de Salers. Son apparition nous reporte en arrière dans le passé, plus loin que les grands jours d’Auvergne. Bâtie en basalte, elle est resserrée comme un nid d’aigle sur un escarpement de même roche. Des murailles féodales l’entourent ; des ruelles noires, pavées et bordées de tronçons de basalte y donnent péniblement accès ; d’autres voies plus étroites, plus sombres encore, la découpent et ne communiquent entre elles que par des voûtes qui semblent attendre la restauration des herses et ponts-levis d’autrefois.

Au pied des remparts, sur un poteau indicateur, j’avais lu cet avis utile : Faure, hôtel des étrangers. Je le retrouve peint en rouge sur le mur d’une tourelle qui n’a d’autre ouverture qu’une petite porte basse, mais ogivale et surmontée d’un écusson blasonné. Je m’incline humblement sous cet emblème aristocratique pour ne pas le heurter du front, et je trébuche immédiatement après sur les marches d’un escalier à vis, aussi roide et aussi obscur qu’aucun de ceux qui conduisent les curieux — ou les désespérés — au sommet de ces tubes de bronze que l’orgueil humain appelle des colonnes triomphales.

À défaut de luminaire, nous laissant guider par un bruit étrange qui, des caves aux greniers, ébranle les murailles du vieil édifice, nous atteignons enfin un palier ouvrant sur ce qui fut jadis une salle d’armes. Là, sous une antique et immense cheminée, une douzaine d’individus s’agitent, se démènent autour d’innombrables pots, marmites et casseroles ; des flots de vapeurs culinaires les entourent d’un nimbe fantastique et odorant ; de plusieurs portes béantes, sur le pourtour de cette officine, s’échappe un cliquetis de verres, de vaisselles et de voix criardes, et enfin, couronnant le tout, les noires solives du plafond semblent près de céder sous un ébranlement continu et assourdissant, dont je ne reconnais la nature qu’au moment où une matrone de bonne mine (la dame de ce castel), se détachant du groupe affairé sous le manteau de la cheminée, s’avance vers nous et nous adresse, du ton le plus gracieux, ces paroles interrogatives :

« Ces messieurs sont de la noce ? »


La ville de Salers. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Avant que je puisse formuler une réponse, le plafond gémit de plus belle sous le piétinement d’une ronde échevelée, et dans un chœur formidable, roulant comme un tonnerre sous les voûtes de l’hôtel des étrangers, je crois saisir ce refrain bien connu des baigneurs de Vichy :

Oh ! combien nous nouch’amuchames
    À la noche de Nicolas !
Nouch’étions nich’hommes ni femmes ;
    Nouch’étions touch’Auvergnats.

F. de Lanoye.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Puy, équivalent auvergnat du pic français et du podium latin.
  2. « Versus de bellâ quæ fuit Fontanetâ, — Anghelberto auctore. »
  3. Il existe encore un certain nombre de ces arbres commémoratifs en Auvergne. Celui qui figure dans notre planche p. 5 a été dessiné sur la route de Bort au mont Dore.
  4. M. Durif, Guide du voyageur dans le Cantal, page 173.
  5. Le château d’Anjony est, ainsi que le petit village de Tournemire qu’il domine, construit sur un conglomérat volcanique, très-escarpé du côté de la vallée. Ce spécimen, parfaitement conservé, des manoirs féodaux du quatorzième siècle, consiste en un donjon carré, flanqué, à chaque angle, d’une tour ronde très-élevée. L’une d’elles renferme une chapelle dont les murs sont décorés de fresques précieuses pour l’art et l’archéologie. Le marquis de Léothoing qui possédait ce château, il y a une trentaine d’années, y avait réuni une collection de meubles, d’émaux et de tapisseries des derniers siècles, de tableaux de familles et de portraits historiques qui en faisaient un véritable musée dans le genre de celui de Cluny.

    Voir à ce sujet la description historique et scientifique de la Haute-Auvergne, par M. Bouillet, de Clermont, un des écrivains les plus érudits dont s’honore la province.

  6. Guide du voyageur dans le Cantal, p. 250.