Voyage aux volcans de la France centrale/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 97-112).
Troisième livraison

Le Lioran. — Vue de la percée du côté de Murat. — Dessin de Lancelot d’après l’Album de M. Henri de Lanoye.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE,


PAR M. FERDINAND DE LANOYE[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Thiézac, centre d’exploration. — La vallée de la Jordanne. — Le cirque de Mandailles. — Excursion dans les domaines de MM. Liell, Scrope, de Buch et Élie de Beaumont.

À l’artiste en quête de belles scènes naturelles, au géologue recherchant les effets et les causes des grands mouvements de l’écorce terrestre, au simple touriste enfin qui ne veut que voir et sentir, je recommande Thiézac comme centre d’excursions sur les monts et dans les vallées circonvoisines. On s’y trouve presqu’à égale distance du plomb du Cantal et du puy Mary, des profondes gorges boisées que se sont creusées, sur les pentes méridionales du puy Gros, les eaux bondissantes du Goul et du Siniq, et de ce grand amphithéâtre de Mandailles, d’où la Jordanne, elle aussi, se précipite en cataractes multipliées dans une étroite fissure, formant comme une seconde vallée au fond de sa vallée.

D’Aurillac, une course de quelques heures en voiture m’avait transporté le long de cette rivière, à travers les molles et belles prairies de Saint-Simon, les coteaux gazonnés de Belliac qui virent Gerbert enfant et berger, jusqu’au point où les bords de la Jordanne se refusent à porter toute voie carrossable, c’est-à-dire jusqu’à l’issue inférieure du sombre défilé dont je viens de parler et au fond duquel il est plus facile d’entendre mugir ses ondes que de les voir bouillonner et courir. Du haut de la Roque-Grande, énorme belvédère basaltique dressé en arrière du gracieux village de Velzic, j’avais contemplé la même rivière alors que, sortant de la sombre crevasse, elle change aussitôt d’allure et circule lentement, calme et désormais sans murmures, à travers les ondulations de plus en plus riches de son bassin, jusque dans le voisinage d’Aurillac.

Il me restait à visiter son berceau, et j’avais arrêté depuis longtemps d’y pénétrer depuis Thiézac.

Tout en arrivant, je m’informai, auprès de l’hôtelier de la Tête-Noire, des voies et moyens de communication, reliant les bassins de la Cère et de la Jordanne par la latitude de Thiézac. Un humph ! de mauvaise augure fut la première réponse de l’aubergiste ; puis nous interrogeant à son tour, il voulut savoir les points que nous désirions atteindre, connaître notre aptitude à gravir et à descendre les rampes escarpées, à supporter le froid du matin sur les sommets, la réfraction du soleil dans les précipices, et la faim et la soif dans tous les cas. Ayant posé ses questions et écouté nos réponses avec l’impassibilité d’un juge d’instruction, il ajouta du même ton magistral : — « Partez d’ici demain à l’aube ; prenez à droite, le long du ruisseau qui débouche au-dessous de notre église, et avec un bon guide qui ne se trompe ni de sentier, ni de direction, vous gravirez à travers les burons de Thiézac les pentes du puy de la Poche. Vous serez sur son sommet (1580 mètres), au lever du soleil : arrêtez-vous là, un instant, et regardez autour de vous ; le panorama que vous dominerez alors en vaut la peine. Vous aurez à contourner ensuite le puy de Bellecombe pour atteindre les sources du ruisseau de l’Armandie ; c’est la portion la plus difficile du trajet ; c’est la ligne de faîte entre la Jordanne et la Cère ; il s’y trouve plus de rochers que de gazon, plus de ravins et d’escarpements que de pentes douces, plus de zigzags et de détours forcés que de lignes droites à suivre. On n’y voit guère de burons ; mais enfin les troupeaux y passent parfois, et là où une vache se promène, un Parisien peut bien passer. Bref, à moins d’accidents, vous pourrez déjeuner à Mandailles, parcourir un peu le haut de la vallée, puis revenant par les puys Griounaux et Griou, retomber sur la grande route près de Saint-Jacques des Blats, où j’enverrai votre voiture vous attendre ; vous serez de retour ici pour dîner. »

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. — Réveillés à temps par un guide laissé au choix de notre hôte, nous partîmes fort mal éclairés par l’aube et par la lune, qui se faisant vis-à-vis des bords opposés de l’horizon, ne baignaient de leurs lueurs combinées et douteuses que les crêtes élevées de la montagne, et laissaient dans les ténèbres le vallon profondément encaissé que nous dûmes suivre au début. Néanmoins la fraîcheur pénétrante de l’atmosphère activait notre marche, et nos pas s’emboîtaient sans trop de peine dans ceux de notre guide, dont l’allure indiquait un homme familier, de jour comme de nuit, avec le terrain. Il allait, il allait, grimpant, descendant, tournant ou franchissant les obstacles, sans la moindre hésitation et sans cesser de fredonner entre ses dents quelque air favori, comme s’il avait eu des poumons de rechange. Il ne modifiait un peu sa marche et sa voix que lorsque un buron apparaissait à quelque distance sur une croupe mieux éclairée que notre sentier, ou qu’un tintement de clochette lui annonçait le réveil d’un troupeau dans quelque fumade voisine[2]. Alors de sa bouche s’échappait une clameur rhythmée, une sorte de mélopée tout à la fois lente, plaintive et stridente, à laquelle ne manquait jamais de répondre par une phrase toute semblable, le buronnier du seuil de son taudis, et le berger du milieu de son troupeau. C’est l’incantation montagnarde, connue sous le nom de la Grande, et qui, à la fin du jour ou de la nuit, tient lieu d’appel ou de salut entre les enfants de la Haute-Auvergne, dispersés sur les crêtes ou séparés par les précipices. Elle ne se compose que de deux ou trois notes, mais accouplées si étrangement et d’une tonalité si grave, si austère, qu’il semble qu’aucune autre combinaison du clavier ne serait, autant que celle-ci, en harmonie avec l’heure qui l’évoque, l’atmosphère qu’elle ébranle et les échos qui la répercute. Cependant peu à peu pendant que nous montions, la pâle blancheur de l’aube avait fait place, sur la cime des montagnes, aux teintes vermeilles de l’aurore ; les vapeurs grisâtres, qui avaient longtemps estompé chaque trait du paysage, disparaissaient, emportées par le souffle du matin ou se repliaient devant la lumière ; enfin le soleil à son lever nous trouva, suivant la promesse de notre hôte, accoudés aux débris d’un signal trigonométrique élevé aux sommets du puy de la Poche par les officiers de la carte de France. Une heure plus tard, arrêtés sur un contre fort du puy de Bellecombe, nous voyons sortir de toutes les concavités qui sillonnent le cirque de Mandailles et des profondeurs de la forêt de Rombières, les eaux mères de la Jordanne.


Accident en vue du Plomb du cantal. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

« … Ces cours d’eau tombent bruyamment de cascade en cascade, découpant en tous sens le sol et formant un labyrinthe sans fin de vallons pleins de fraîcheur, de verdure et d’ombrage. Le frêne, le hêtre, le tilleul, l’ormeau, le sycomore, le sorbier, le coudrier, l’aulne, l’érable, le troëne et beaucoup d’autres arbres ou arbustes prospèrent sur toutes les pentes, s’élancent de tous les rochers et les couvrent de touffes épaisses. Encadrées par ces rideaux de feuillage, ondoyant dans les plis des vallons, enveloppant tous les monticules inférieurs, des prairies couvertes d’une herbe abondante et vigoureuse, dessinent de toute part leurs formes capricieuses ; çà et là sur ce fond ondulé se détache un gracieux bouquet d’arbres, un rocher pittoresque, un hameau romantiquement placé, brillant de vie et de couleur, et jetant comme un sourire à l’abîme, où sous ses pieds, le flot se brise avec une sorte de fureur sauvage. Rien de plus varié que la flore de cette riante contrée. On dirait un archipel de fleurs, émaillé d’orchidées pourpres, blanches ou roses, de campanules, d’asphodèles, de gentianes, de renoncules, de narcisses, de balsamines, de luzules, tandis que l’arnica-montana fait briller son grand disque d’or sur les bruyères des sommets, que l’airelle-myrtille y cache ses fruits, que la fraise rougit les bords mousseux des forêts et que l’aconit balance sa tige grande et svelte sur le torrent.

« Faites maintenant surgir au bord méridional de cet amphithéâtre colossal, de gigantesques rochers qui, s’élançant perpendiculairement du sein des bois jusqu’à la cime des monts, avancent leurs fronts sourcilleux ou semblent projeter de sombres draperies sur l’abîme ; cherchez au nord les crêtes dures et âpres de Chavaroche, se profilant sur l’azur des cieux, et laissant descendre vers les premières zones de la culture, des

arêtes osseuses, comme pour jeter parmi les fleurs des images de mort et de ruine ; étendez vos regards vers cet horizon, dont les superbes créneaux terminent à peu de distance la vallée, ou suivez à l’opposé les plis onduleux du sol incliné, allant se perdre comme des vagues houleuses dans les sinuosités d’un détroit profond, et vous aurez évoqué une faible image du cirque de Mandailles. »

Mes lecteurs me sauront gré, sans aucun doute, d’avoir remplacé ici mes rapides impressions personnelles par le témoignage profond, pénétré, pour ainsi dire filial, d’un écrivain de la Haute-Auvergne, auquel les publications de l’association Cantalienne doivent un grand nombre de leurs meilleures pages[3].

J’avoue, du reste, que j’étais attiré dans ces hauts lieux moins par le charme du paysage que par le désir d’y voir de mes yeux et d’y toucher de mes mains les pièces du procès pendant devant les géologues modernes, procès souvent plaidé et non encore jugé.


Le château d’Anterroche. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

« Si le cirque gigantesque d’arêtes qui enclot les sources de la Jordanne et que dominent les pics de Chavaroche, les puys Mary, de Pérurches, de Bataillouze, etc., n’est pas l’enceinte d’un cratère, » a dit l’Allemand Steininger, « il n’existe aucun cratère nulle part. »

Cette opinion d’un géologue n’a guère trouvé d’opposition parmi ses confrères ; l’existence d’un cratère central étant généralement admise comme une condition obligée d’un volcan ; mais ce cratère est-il d’éruption ou de soulèvement ? That is the question !

Cette question pouvant paraître complexe ou obscure à quelques-uns de mes lecteurs, je vais, après avoir résumé succinctement quelques-unes de mes remarques antérieures, faire appel à des voix plus magistrales que la mienne pour l’exposer clairement.

Les couches de sédiments sur lesquelles reposent toute la masse volcanique du Cantal peuvent être divisées en deux classes. Les plus basses sont composées de gravier, de sables et d’argile, matériaux provenant de la décomposition des schistes granitiques formant les bords et le fond du bassin lacustre, auquel il faut toujours revenir quand on veut remonter aux origines du volcan Cantalien ou étudier sa base. Les secondes couches consistent en marnes siliceuses ou calcaires, telles que les eaux de sources fortement chargées de carbonates, de sulfates de chaux et de silicates peuvent encore en déposer. À une heure donnée des temps géologiques, ces


Vue de Murat prise de la route de Saint-Flour. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

formations d’eau douce ont été soulevées, du centre à la

circonférence, par un boursouflement des roches granitoïdes qui les supportaient ; puis ont été recouvertes, comme nous l’avons déjà fait remarquer plusieurs fois à nos lecteurs, par une succession de déjections volcaniques de différents âges ; chacune de celles-ci affectant une combinaison chimique particulière, mais toutes se succédant dans l’ordre suivant : d’abord les tufs ponceux, formés en grande partie de cendres et de lapilis, puis les conglomérats trachytiques et les trachytes compactes et enfin les nappes de basalte. Mais à mesure qu’on s’élève vers le centre de la montagne, la confusion des produits, qui devient plus grande, annonce le voisinage de l’ouverture qui a donné passage à l’éruption. La forme conique de l’ensemble du groupe et la divergence de tous les courants s’éloignant d’un petit nombre de hauteurs centrales, font présumer, comme c’est l’ordinaire dans tous les massifs volcaniques, que le Cantal a eu un cratère central et principal ; plusieurs circonstances s’accordent pour placer sa situation au-dessus du double bassin de la Jordanne et de la Cère.

Nous lisons dans l’ouvrage le plus complet, sinon le meilleur, qui ait été encore publié sur les volcans de l’Auvergne, que « c’est dans le centre de cet espace encerclé de pics culminants et de crêtes de trachyte, que les courants principaux du volcan doivent avoir pris naissance[4]. »

Mais c’est là aussi qu’ont éclaté les dissentiments les plus tranchés entre les partisans des cratères de soulèvement et ceux des cônes d’éjection.

Les premiers, par la voix imposante d’Alexandre de Humboldt résolvent ainsi le problème, en l’élucidant :

« Le caractère essentiel des volcans est de fournir une communication permanente entre l’atmosphère et le foyer intérieur du globe. Ainsi que le remarquait déjà Sénèque il y a dix-huit siècles, « Ignis in ipso monte non alimentum habet, sed viam. » Pour le feu (volcanique) la montagne n’est pas un aliment, mais une voie. Ainsi, l’activité volcanique agit en donnant au sol, par le soulèvement, une forme et une configuration nouvelles ; elle n’agit pas, ainsi qu’on l’a cru longtemps d’une manière trop exclusive, comme modeleur et constructeur, en accumulant les scories et les couches de lave. La résistance que les masses incandescentes, se pressant en trop grande quantité contre la surface de la terre, rencontrent dans le canal d’éruption ajoute à la puissance du soulèvement. Le sol alors se gonfle comme une vessie, ainsi que l’indique l’inclinaison régulière des couches soulevées du dedans au dehors. Une explosion semblable à celle d’une mine, en faisant sauter la partie moyenne et culminante de ce gonflement, ne produit parfois que ce que Léopold de Buch a nommé cratère de soulèvement, c’est-à-dire une cavité ronde ou ovale, entourée d’une enceinte ou de rempart circulaire, démantelé çà et là ; mais parfois aussi l’explosion fait sortir du milieu du cratère une montagne en forme de dôme ou de cône, et c’est alors seulement que le relief du volcan est complet. Le plus souvent le faîte de la montagne est ouvert, et au fond de cette ouverture, qui forme le cratère du volcan, s’élèvent des éminences non permanentes de scories et de matières volcaniques, des cônes d’éruption petits et grands, dont, sur le Vésuve en particulier, plusieurs dépassent de beaucoup les bords du cratère de soulèvement. Mais les témoins de la première éruption, les anciens échafaudages, ne se conservent pas toujours dans l’état ou je les ai décrits. Sur un grand nombre des volcans les plus puissants et les plus actifs, il est impossible de reconnaître la haute muraille de rochers qui entourait d’abord le cratère de soulèvement, dans les quelques débris qui en subsistent. »

Eh bien ! les débris subsistant de l’ancienne paroi du cratère central du Cantal sont justement représentés par la ligne de sommets et d’arêtes vives qui ferment du nord-ouest au sud-ouest, en passant par l’est, le cirque de Mandailles.

À cet exposé clair, lucide, fondé sur d’innombrables observations faites sur tous les sols et sous tous les climats, écoutez ce que répond M. Poulett Scrope, un des champions les plus redoutables de l’école opposée :

« Un bien petit nombre d’observateurs pratiques, ont, à juste raison, essayé, dès le commencement, de lutter contre l’opinion courante adoptée si malheureusement par les géologues parisiens à l’égard de la théorie si peu philosophique des cratères de soulèvement, suggérée d’abord par L. de Buch et chaudement défendue plus tard par MM. Élie de Beaumont et Dufresnoy. Après la théorie déjà presque oubliée de Werner, je ne connais aucune erreur qui ait autant entravé la marche de la science et dans laquelle on ait persisté avec tant d’obstination. Une idée semblable ne pouvait trouver faveur qu’auprès de géologues qui n’ont jamais contemplé les phénomènes des éruptions volcaniques sur une grande échelle et qui n’ont conséquemment aucune conception du mode normal suivant lequel se disposent leurs éjections. Pour ceux qui ont eu cet avantage, une semblable théorie mérite à peine une discussion sérieuse. Poussée jusqu’à ses dernières conséquences, cette théorie refuse en réalité aux volcans tout caractère éruptif, c’est-à-dire la production d’une masse de laves, de cendres et de scories suffisante pour former la montagne… On peut bien admettre, jusqu’à un certain point que le soulèvement, dans le sens que lui donnent les adeptes de la théorie de Buch, a peut-être contribué à l’élévation de la charpente des volcans, mais dans une proportion qui ne dépasse jamais le sixième de la masse totale. Certes aucun témoin réel des phénomènes volcaniques, ne fera une plus large concession.

Le poids de l’autorité, que des géologues d’une réputation et d’une influence aussi grandes que celle de MM. Élie de Beaumont et Dufresnoy, ont jeté dans la balance en faveur de cette théorie est la cause première des idées incertaines et de la connaissance imparfaite que les savants français ont encore aujourd’hui des grands volcans éteints de leur propre pays. Le moyen de bien comprendre la formation d’une région volcanique est évidemment de se faire d’abord une idée juste du mode d’opérer des phénomènes eux-mêmes et c’est là malheureusement ce qui manque à l’école moderne des géologues parisiens, à l’exception de quelques-uns pourtant qui ont eu le courage de s’opposer à l’influence exercée par deux ou trois « grands noms. »

On voit que la qualification si connue de genus irritabile, n’est pas applicable aux seuls poëtes. À l’incroyable aigreur du langage que j’ai dû souligner, n’est-on pas tenté de rétorquer par ce simple axiome du sens commun : « Vous vous fâchez, monsieur, donc vous avez tort ! Des injures ne sont pas des arguments, et prétendre que des hommes tels que Léopold de Buch, Élie de Beaumont, Dufresnoy, A. de Humboldt et Boussingault ont moins vu ou moins bien vu que n’importe quel géologue, est une allégation qui ne peut passer, même à la faveur de l’humour anglaise.

La question du reste n’est pas là. Il s’agit simplement


Carte de la région volcanique de la France centrale.


dans l’espèce (pour parler en style d’avocat) de reconnaître au juste le degré de pente ou d’inclinaison, au-dessus duquel la matière liquéfiée issue d’un volcan, et surtout le basalte, ne pourrait s’étaler en nappe.

J’emprunte à une plume amie, plus autorisée que la mienne la solution de ce problème :

« … Les exemples que nous offrent le Vésuve, l’Etna et les autres volcans en activité, aussi bien que les volcans éteints du Puy-de-Dôme, montrent que les coulées ne s’étendent en nappes larges et régulières que dans des plaines ou des bassins, et qu’alors leur surface est sensiblement horizontale.

« Partout ou le sol offre une forte pente, elles s’étirent en bandes étroites, minces et scoriacées. On ne pourrait admettre que de grandes masses d’abord incandescentes, puis refroidies régulièrement, présentassent une inclinaison égale seulement à 4 ou 5 degrés, comme celles qui est commune à une grande partie des plateaux du Cantal. À plus forte raison serait-il impossible, d’après toutes les lois de la dynamique et de l’hydrostatique, que les nappes de trachyte gris porphyroïde, qui couronnent le cirque de la vallée de la Jordanne et les escarpements du Plomb, eussent formé un manteau régulier sur la partie culminante d’un cône d’éruption.

« Les bancs que nous voyons aujourd’hui inclinés de toutes parts vers le centre du groupe, n’ont donc pu se


Sainte-Ivoine. — Vue prise du chemin de fer. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.


former que dans un vaste bassin ou une plaine, et, après leur formation, leur surface était horizontale ; leur relèvement n’a pu être causé que par l’action d’une force postérieure. Ce résultat géologique si important doit être regardé comme aussi bien prouvé pour des nappes volcaniques que pour les couches de sédiment, que nous


Le convoi du pauvre à Clermont. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Henri de Lanoye.


voyons fortement inclinées en tant de points de la surface terrestre. C’est la base et la proposition fondamentale sur laquelle repose toute théorie de soulèvement.

« Dans le Cantal, la force soulevant à évidemment eu son action principale dans cette partie centrale vers laquelle se relèvent tous les bancs. On conçoit quel doit être l’effet d’une pression semblable, parvenant à rompre une grande épaisseur d’assises horizontales.

« Le soulèvement de ces assises ne peut avoir lieu sans des fractures et des déchirements, dont les lignes passeraient par le point de rupture, semblables à ces fentes étoilées que produit un choc sur une lame de verre ou sur une nappe de glace.

« Ces fractures rectilignes et divergentes sont l’origine de ces grandes et profondes vallées qui, du centre à la circonférence, coupent les assises volcaniques et quelquefois les terrains sous-jacents du Cantal[5]. »

De Mandailles, nous élevant assez lentement à travers un grand nombre de burons qui me parurent plus mal tenus que ceux du territoire de Thiézac, nous arrivâmes sans trop de peine sur le revers nord-ouest du puy Griou, seul côté de cette masse conique accessible aux pieds de l’homme. L’ascension de cette rampe n’a rien même de trop pénible et nous atteignîmes le sommet du pic (1694 mètres) avec moins de fatigues que ne m’en réservaient d’autres cimes plus fréquentées que celle-ci. C’est une petite terrasse nue, de quinze mètres de long, sur deux à trois de large, couronnant, sur les trois quarts de son pourtour, une escarpe presque verticale d’une hauteur vertigineuse. C’est peut-être le plus beau point d’observation de tout le massif Cantalien ; on y embrasse d’un regard les deux vallées sœurs où coulent la Cère et la Jordanne, et l’on est comme au centre du cratère de soulèvement dont, selon MM. Dufresnoy et Élie de Beaumont, les pics du Plomb (1858 mètres), du Rocher (1750 mètres), de Vassivière, de Bataillouse et du Col-de-Cabre (1680 et 1650 mètres) ; le puy Mary (1786 mètres) et le puy de Chavaroche (1744 mètres) marqueraient une partie de l’enceinte démantelée et seraient autant de créneaux persistants. Dans cette hypothèse, la masse phonolithique du puy Griou aurait joué un rôle des plus actifs dans le phénomène


Clermont-Ferrand vu de la route d’Issoire. — Dessin de M. Jules Laurens.


du soulèvement. Tout concours à le démontrer : sa position centrale, le relèvement des couches basaltiques dans son voisinage, sa structure étrange, si différente de tout ce qui l’entoure, et enfin les dykes et traînées de trachyte, de basalte et de phonolithe, qui rayonnent de sa base vers le cercle indiqué.

Inutile de dire que l’école opposée, qui ne reconnaît pas à notre pauvre vieux globe le droit d’avoir déployé aux jours de sa jeunesse plus de violence et d’énergie qu’aujourd’hui, et qui apporte, à la mesure des gigantesques phénomènes du passé l’étalon des minuscules causes présentes, sourit dédaigneusement à la pensée d’un cratère qui aurait eu huit à neuf mille mètres de diamètre. Pour elle, le puy Griou ne représente qu’une partie d’un ancien culot formé dans la cheminée principale d’un volcan trachytique.

Redescendus de ce théâtre de controverses, nous retrouvâmes, avec une indicible satisfaction, notre voiture à Saint-Jacques des Blats. Elle nous attendait depuis plusieurs heures déjà. La nuit était venue quand nous rentrâmes à Thiézac. Un trajet qui, mesuré sur la carte ne donne pas quinze mille mètres entre les branches du compas, nous avait coûté près de douze heures de marche.


VI


Le haut de la vallée de Cère. — Accident de route en vue du Plomb du Cantal. — La percée du Lioran. — La vallée de l’Allagnon. — La ville et les basaltes de Murat.

Comme l’avait arrêté le ponctuel hôtelier de la Tête-Noire, le dîner nous attendait, et son menu m’oblige à comprendre le gastronome dans la liste des honorables spécialités de l’humanité contemporaine auxquelles je me plais à croire qu’un temps d’arrêt plus ou moins prolongé à Thiézac ne saurait être inutile. Les truites de la Cère, les écrevisses de ses affluents rocheux, les cailles de ses prairies accidentées, les côtelettes des moutons de ses montagnes, sont si délicates, si savoureuses ; les fraises de ses coteaux boisés ont une pulpe si fraîche, si parfumée ; la crème de ses chalets est si épaisse, si chargée de principes onctueux, qu’il n’y a point d’estomac blasé qui ne s’éveille à leur arome, et de regard mélancolique qui ne se ranime à leur aspect.

Au sentiment de gratitude que toutes ces bonnes choses ont éveillé en moi en faveur de la Tête-Noire, est venu se mêler le lendemain, au moment du départ, quelque chose approchant du respect. Voici comment : la chambre où nous couchions était tapissée d’une sorte de musée bizarre, où tous les produits du burin et du pinceau se trouvaient représentés par un spécimen : depuis l’image à deux sous d’Épinal jusqu’aux gravures sans prix d’Albert Durër et de Morgen, depuis l’ignoble badigeon, qu’un rapin de passage a sans doute laissé en payement de son écot, jusqu’à de vraies pages de bonne et belle peinture. Une de celles-ci nous avait surtout frappés. C’est un portrait de femme en costume de cour du temps de la Fronde ; la tête est jeune, fort jolie, les yeux doux et pleins de vie ; on voudrait savoir quel nom résumait tant d’attraits dans le souvenir de ses contemporains ; mais le cadre est muet. Quant à la peinture, elle est d’un fini, d’un modelé, d’une harmonie de tons et de couleurs qui révèlent si clairement un maître que je n’aurais pas été surpris de trouver sur un coin de la toile le nom de Valentin ou de Philippe de Champaigne. Or, sur les sollicitations pressantes de mon fils, ayant profité du moment ou je réglais mes comptes avec le propriétaire actuel de ce portrait, pour lui demander s’il ne consentirait pas à le troquer contre une somme honnête, je n’obtins d’abord de lui qu’une réponse évasive ; puis, ayant passé un moment dans une autre pièce, comme pour y consulter quelqu’un ou quelque chose, il revint me dire, du ton grave et lent dont il ne se dépouillait jamais, que, « pour rien au monde, il ne se résoudrait à se défaire d’un souvenir de famille ; ce portrait étant celui de sa propre tante, la sœur même de sa mère ! » Que rétorquer à cela ? Je m’inclinai en silence, n’ayant pas l’habitude de m’étonner pour si peu. Qu’un hôtelier de notre âge ait pour tante, au premier degré, une grande dame du temps de la Fronde, c’est là un fait qui ne peut paraître étrange qu’à l’homme assez malheureux pour ignorer comment les belles héroïnes de cette même époque ont trouvé mieux que des neveux parmi nos plus illustres contemporains.

Tout en philosophant avec mon fils sur ce sujet intéressant, nous nous éloignions de Thiézac dans la direction de Murat. Nous venions d’atteindre le pas de Compaing, section de la route assez difficile, dangereuse encore aujourd’hui pour les animaux et les gens sujets au vertige, et qui doit sans doute son nom à ce qu’il n’était pas prudent jadis de la traverser sans compagnon. Réduite à l’état de corniche, la chaussée a dû être, sur ce parcours, taillée dans l’escarpe de la montagne, et si les profondes coupures qu’elle y a faites mettent à jour, de la manière la plus commode pour les yeux du géologue, de belles couches d’eurite, de trachytes et de conglomérats, il faut avouer que le précipice béant du côté opposé, offre une perspective beaucoup moins satisfaisante pour le vulgaire. La Cère y coule et bondit de chute en chute au milieu d’un chaos de rochers, et ces grands traits du sol et des eaux, dominés à distance par le Plomb du Cantal, alors en pleine vue, offriraient aux voyageurs un spectacle plein d’intérêt, s’il pouvait les abstraire complétement du péril, que lui ferait courir pendant qu’il les contemple, un heurt de sa voiture ou un faux pas de son cheval.

En ce moment même je vis le nôtre refuser tout à coup de suivre davantage la rampe montueuse du chemin, et reculant d’une façon très-peu rassurante, nous ramener rapidement, malgré les efforts désespérés de son conducteur, vers un angle saillant de la corniche, au-delà duquel était le vide. En un clin-d’œil les roues de derrière de notre véhicule appuyaient sur le rebord de la chaussée et le mouvement rétrograde durait toujours. Déjà j’avais fait descendre Henri et je m’apprêtais à en faire autant, quand le maudit cheval, se rabattant à angle aigu sur la voiture, comme la lame d’un couteau sur son manche, vint heurter de tout son poids le marche-pied sur lequel je m’appuyais et rompit un des bras du timon sur mon pied, engagé entre deux comme dans un étau. À la douleur que j’éprouvai, je me crus estropié, et pendant que mon fils ramenait le cheval et la voiture de l’autre côté de la corniche, je m’assis à terre à peu près hors de sens et ne valant guère mieux qu’un homme évanoui.

Cette horrible impression n’ayant pas tardé à se dissiper, et l’inspection de la partie lésée, mise à nu et convenablement frictionnée, m’ayant convaincu que la charpente et les muscles de mon cou-de-pied n’avaient. éprouvé ni fractures, ni déchirements, et qu’ils en seraient quittes pour les suites d’une compression plus qu’ordinaire, je n’eus plus qu’à m’enquérir d’une localité quelconque, où il me fut possible de goûter quelques instants d’arrêt et de repos absolu.

Notre jeune cocher qui avait perdu la tête et pleurait comme Rachel, sans vouloir être consolé, finit par dire que l’auberge la plus proche était au débouché de la percée du Lioran qui s’ouvrait et quelques centaines de mètres de nous. Je me hissai donc, comme je pus, dans le véhicule, maltraité comme moi, et le larmoyant automédon, tenant son malencontreux quadrupède par la bride, nous achemina au pas vers le souterrain, creusé à grands frais dans le puy du Lioran, à trois cents pieds au-dessous de son sommet, pour éviter aux voyageurs la traversée du col de Sagnes, impraticable souvent et dangereux toujours.

Le sol de ce tunnel est à 1276 mètres au-dessus du niveau de la mer ; sa longueur est de 1410 mètres sur 8 de largeur et 7 de hauteur sous clef de voûte ; car il a fallu le maçonner dans tous son développement, à cause des éboulements des couches supérieures peu cohérentes et des infiltrations des eaux qui les sillonnent. Des trottoirs ont été ménagés sur les côtés pour les piétons et 40 réverbères l’éclairent jour et nuit. En résumé, c’est un grand et bon travail, une belle œuvre de l’art et de l’industrie, réunies dans un même but d’utilité ; mais le sol est resté fort humide, l’air y est froid, et des gorges opposées de l’Allagnon et de la Cère de tels courants d’air y montent et s’y engouffrent, que son parcours parfois deviendrait impossible, sans les portières alternes qu’on a disposées à chacune de ses extrémités.

En le perçant, on a rencontré, dans une situation plus ou moins verticale, un grand nombre de filons de trachyte, de phonolite et de basalte, qui semblent avoir jailli à travers une couche épaisse de brèche, contenant des fragments cellulaires et scoriformes de ces roches aussi bien que des veines de porphyre vert. Cette composition minéralogique est précisément ce que l’on peut s’attendre à trouver dans la cheminée d’éruption d’un volcan.

Je descendis, assez mal à mon aise, à l’espèce de ferme-auberge, élevée à la sortie orientale du souterrain, dans une position des plus pittoresques. C’est le point de départ le plus commode qu’on puisse choisir pour l’ascension du Plomb du Cantal. Au moment même ou nous y arrivions, deux sociétés venues de Murat, partaient pour cette excursion qui, à vrai dire, n’est, en temps ordinaire, qu’une facile promenade. Ce ne fut pas sans une vive contrariété que je dus y renoncer, et cela bien moins par la faute de mon pied froissé et teint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, que par l’impossibilité presque absolue de lutter, au-dessus de la lisière supérieure des bois du Lioran, contre la violence du vent qui balayait les plateaux. Au niveau de l’auberge c’était déjà une forte bise, sur les crêtes c’était un épouvantable ouragan. Je ne tardai pas à voir revenir, les uns après les autres, les membres des deux sociétés d’excursionnistes. Les dames n’avaient pu dépasser les sapinières, et ceux qui s’étaient approchés le plus du but cherché, n’avaient rien vu du grand panorama d’alentour, forcés qu’ils avaient été de concentrer leur attention et leurs forces dans une préoccupation unique, celle de garder leur équilibre et leur adhérence à la terre.

Je congédiai donc, bien à regret, un brancard et deux vigoureux montagnards que j’avais loués pour me hisser sur les pentes du mont, et dès que notre conducteur eut consolidé, avec des éclisses et des courroies, son timon endommagé par le contact anomal de mon pied, nous reprîmes la route de Murat ; c’est, dans tout le parcours des sapins du Lioran, une des plus pittoresques que l’on puisse suivre en France.

L’Allagnon, descendant du col de Sagnes, et grossi d’affluents nés sur les flancs même du Plomb, forme le fond du tableau. La route le franchit vingt fois de ses spirales arrondies, de ses lacets aigus et fortement inclinés. On le suit en pleine forêt jusqu’à la porte des scieries ; on le perd dans des abîmes ; on le retrouve dans les clairières, scintillant en cascatelles sous des franges de mousses, ou bruissant au débouché d’un détroit resserré, aux parois verticales. Les gorges forestières du Lioran sont au nombre de ces merveilles de la nature que l’on regrette de traverser trop vite, et sur lesquelles la pensée aime à revenir et à planer longtemps. Il y a là des paysages qui rappellent les plus beaux détails de la forêt du Falgoux et des bois du Mont-Dore.

Aux deux tiers de la descente, sentant approcher la lisière, je fis arrêter mon voiturin. Je franchis, avec l’aide d’Henri, une brèche à demi-ouverte dans une haie, sur le bord de la route, et j’allai m’étendre dans un petit pré recouvrant d’un tapis épais, élastique et d’un vert charmant, un cap de basalte, incliné, ou surplombant d’assez haut et de trois côtés sur la rivière. Je ne pouvais la voir, mais je l’entendais murmurer dans son chenal de roches.

Devant moi des plans et des arrière-plans de sapins, motivés par les plis et les replis de l’Allagnon, s’échafaudaient à d’énormes hauteurs sur les flancs et vers la tête de la vallée ; à mes côtés, un groupe d’aulnes et de jeunes hêtres, aux rameaux entrelacés, se penchait sur les eaux invisibles de la rivière. Entre leur verdure fraîche et lustrée et le noir intense de l’immense sapinière, l’azur du ciel avait cette limpidité profonde et ce bleu foncé qu’on ne lui voit jamais sur les plateaux élevés et dans les plaines ouvertes. Nul bruit autre que le murmure des eaux cachées ne troublait cette solitude ; le vent, qui balayait les crêtes des vieux volcans éteints, ne venait pas jusqu’à nous et les senteurs pénétrantes, descendues des escarpements ou montant du fond des ravines, révélaient seules, par les combinaisons de leurs aromes, les ondulations de l’atmosphère. Un geste de Henri, qui dessinait à mes côtés, me tira de la rêverie où j’étais plongé. Il lançait piteusement dans le ravin son crayon, envelopé du papier qu’il venait de noircir : « Impossible, » s’écria-t-il en étendant la main autour de lui, « de rendre cela avec du noir et du blanc. » — Parfaitement, observai-je en me levant, « et encore plus impossible avec des paroles ! »

Une fois hors des bois, aiguillonnés tous les deux par les tiraillements de nos estomacs, et moi, pressé de plus par ceux de mon pied qui enflait à vue d’œi1, nous hâtâmes notre course vers Murat, ou, sur la recommandation de l’éminent hôtelier de Thiezac nous vînmes descendre à l’hôtel Doly ; nous n’eûmes pas lieu de nous en repentir. Nous ne nous étions arrêtés un instant en amont de la ville, que pour donner à Henri le temps de dessiner une habitation champêtre, d’architecture étrange, dans un site charmant. J’ai su depuis que c’était le château d’Anterroche ; nom historique, porté à Fontenoy par ce mestre-de-camp, dont la courtoise bravade : « À vous messieurs les Anglais ! » faillit coûter si cher à la France.

Les couches balsatiques à travers lesquelles l’Allagnon a creusé sa vallée dans le voisinage immédiat de Murat, sont les plus remarquables de tout le Cantal par la régularité de leur configuration en colonnes, non moins que par leur masse.

Elles sont unies au trachyte, accompagnées et en partie enveloppées par des masses de brèches ; mais sur plusieurs points des portions colossales ont été dépouillées de leurs enveloppes et isolées du reste du courant auquel elles appartiennent. Telles sont les montagnes de Bonnevie et de Chastel. Il y a là un gros rocher de forme conique, d’environ quatre cents pieds de hauteur et formé d’un énorme faisceau de prismes convergeant de tous les côtés vers le sommet ; ceux de l’extérieur sont légèrement courbés, ceux du centre, droits et verticaux. Ces derniers sont les plus parfaits. Lisses, longs et minces, ils ont ordinairement six faces, et leur diamètre excède rarement huit à dix pouces, avec une hauteur qui atteint souvent de cinquante à soixante pieds, sans fentes ou délits. Les musées de Paris et de Lyon, aussi bien que quelques cabinets particuliers, se sont enrichis de plusieurs colonnes tirées de ce point remarquable ; mais c’est un travail extrêmement délicat de les séparer de la masse mère sans les briser, et la difficulté de les transporter intactes à quelque distance est plus grande encore. Ce balsalte est cassant, sonore, dur, compacte, fin de grain, sombre de couleur, et ne contient aucun cristal visible. Il est à remarquer que la face occidentale du rocher est entièrement amorphe.

Sur le versant opposé de Murat, dans la colline de Bredons, il y a un segment apparent du même lit, dont les colonnes sont divisées par de fréquents interstices ; les articulations séparées s’adaptent les unes dans les autres au moyen de bases alternativement concaves et convexes, comme de gigantesques vertèbres.

En aval comme en amont de Murat, dans la vallée de l’Allagnon, on exploite pour l’industrie, sous les couches les plus basses des déjections volcaniques, des carrières de calcaire d’eau douce ; preuve irrécusable que la formation lacustre s’est étendue à l’est comme


Pont Saint-Jean à Thiers. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


à l’ouest des bouches centrales du volcan cantalien. Mais ces couches se trouvant à un niveau de plusieurs centaines de pieds plus haut que sur la pente occidentale, on a supposé un soulèvement qui, agissant inégalement dans le sol du bassin primitif, l’aurait divisé en deux parties, de niveau différent. Cette convulsion aurait coïncidé avec les premières explosions du volcan, et cette supposition n’est nullement improbable.


VII


De Murat à Clermont. — Massiac : légendes et traditions. — L’Allier, Clermont et la Limagne.

Au delà de Murat, l’Allagnon s’enfonce de nouveau dans une gorge étroite et profonde que frangent de grands bois, que surplombent de noirs rochers de gneiss, çà et là encore envahis par des coulées volcaniques. Cette partie de son cours mériterait d’être étudiée au grand jour ; je ne l’ai vue qu’aux clartés blanchâtres de la lune qui en assombrissait encore le caractère sauvage. Au dessous de Malompize, les montagnes s’écartent pour encadrer le riant et fertile bassin de Massiac, petite ville mi-partie moyen âge et mi-partie moderne, où nous avons retrouvé un chemin de fer, qui devait nous amener à Clermont. V

On est en ce lieu sur une des limites de la Haute-Auvergne ; les vignobles qui revêtent les pentes exposées au midi le constatent. Mais il lui appartient encore de droit, par les ruines, les traditions et les légendes.

Deux escarpements basaltiques pressent et surplombent le lit de l’Allagnon en amont de la ville ; une petite chapelle couronne l’un et l’autre ; celle de droite fut habitée par sainte Madeleine, celle de gauche par saint Victor. La réputation de sainteté et l’éloquence du saint anachorète lui attiraient chaque jour un grand concours d’auditeurs et de pénitents ; la recluse, sa voisine, aurait bien voulu, elle aussi, prier avec lui et profiter de ses conseils ; mais comment y parvenir sans donner prise au scandale et prétexte à la calomnie ?

Un jour, enfin, mue par une inspiration divine, Madeleine s’avança sur le bord de l’abîme, appela saint Victor, et jeta son chapelet en l’air. Alors, se dépliant doucement, l’instrument de prières décrivit une courbe sur le précipice et vint s’attacher de lui-même, tel qu’un pont miraculeux, aux deux parois du rocher. À cette vue, Madeleine et Victor, comprenant les desseins de la Providence, marchèrent l’un vers l’autre, et s’aventurèrent, le cœur ferme, sur cet appui frêle et tremblant. Arrivés au milieu, ils tombèrent à genoux, et commencèrent leur religieux colloque en présence d’une foule nombreuse qui, touchée d’un tel prodige, se prosterna elle aussi, et chanta avec effusion les louanges du Seigneur. Voilà pour la légende. Voici pour les ruines et la tradition :

Massiac dont l’origine remonte peut-être au huitième siècle, était à l’époque des guerres anglaises, une des villes les mieux fortifiées du haut-pays. De ses remparts, de ses trois portes surmontées de tours, il reste à peine quelques pierres et son château féodal a été rasé au dix-septième siècle en vertu de l’arrêt de la cour des grands jours d’Auvergne qui condamna à la peine de mort le trop fameux Gaspard d’Espinchal, son propriétaire :

« L’Espinchal,  » nous dit Fléchier, « est un gentilhomme de la province d’Auvergne qui fut d’abord fort estimé pour sa qualité, pour ses biens et pour son esprit et qui eut été l’homme le plus accompli du pays s’il eut pu joindre les bonnes mœurs à ses perfections extérieures, et s’il eut eu, aussi belle et bonne âme qu’il avait-le corps beau et l’esprit bon. » (Fléchier, Mémoires sur les grands jours.)


Le creux d’Enfer, à Thiers. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Or ce beau corps et ce bon esprit furent comme la dernière personnification du moyen âge en Auvergne, et l’expression des vices, des violences, des passions et des crimes de la féodalité, au moment où allait sonner l’heure suprême de celle-ci. Vols, concussions, usurpations des biens des particuliers ou des communautés, luttes à main armée, duels dégénérant en assassinats, faux et suppositions de titres, séquestrations, meurtres, rapts, empoisonnements et mutilations, tel fut le menu train de l’existence de cet homme, moitié don Juan, moitie Cartouche, durant toute sa jeunesse. Il lui manquait les stigmates de la haute trahison. Ils ne se firent pas attendre. Le marquis d’Espinchal, condamné à mort par contumace et réfugié en Bavière, n’hésita pas à accepter un commandement contre la France, et eut le triste avantage de battre ses compatriotes sur les bords du Lech. Cependant il mourut paisiblement à Massiac, chargé de biens et d’honneurs dans sa maison restaurée. Sa main, souillée de tant de crimes, ayant su négocier le mariage du Dauphin fils de Louis XIV avec une princesse de Bavière, le grand roi lui avait octroyé des lettres solennelles de rémission. Ces lettres, énumérant les faits et délits qui lui furent pardonnés ne forment pas moins de treize pages in-folio.

Si on peut dire aujourd’hui que la vapeur a supprimé l’espace, on peut ajouter qu’elle efface aussi le paysage et tarit singulièrement les sources d’observations. Nous arrivons à Arvant où la voie ferrée se bifurque en deux tronçons ; l’un, que nous venons de suivre, doit un jour gagner Aurillac ; l’autre atteint déjà Brioude et doit se prolonger vers le Puy. Ici on pourrait se croire plus près du Forez que de l’Auvergne ; la contrée est marquetée de ces grandes taches noires qu’impriment au sol les usines, le charbon et la vapeur, et qui donnent un si étrange cachet au bassin de Saint-Étienne. Brassac, que nous atteignons bientôt, est le centre d’un charbonnage dont le produit annuel toujours croissant, s’élève à près de cinquante mille tonnes. N’y cherchez ni vieux monuments, ni frais paysages à portée de vos regards ; ils se heurtent à des dépôts énormes de houille noire et luisante, entassés sur les bords de la voie qui les entraîne jusqu’à Paris, jusqu’à Nantes et plus loin encore.

Un tunnel, terminant le bassin de Brassac, met fin à cet étalage du pain quotidien de l’industrie moderne et aboutit au Saut-du-Loup, station qui doit son nom à quelque légende de chasse. Nous voyons ensuite défiler successivement, — le village du Breuil qui, en 1462, fut confisqué par le roi de France parce que Louis de Courcelles, seigneur du lieu, avait laissé enlever une jeune femme des Flandres qui allait en pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy ; — le rocher de Nonette, « que l’Allier caresse de ses flots d’argent » (quand l’Allier a des flots, ce qu’il n’avait pas à l’époque de notre passage), et la belle église romane d’Issoire, devant laquelle nous ramènera plus tard notre itinéraire. Puis à travers les rochers qui enserrent la rivière et le chemin de fer, apparaissent les pittoresques constructions de Saint-Ivoine et les ruines de son château qui sous le nom de Pierre-Incise, Pietra Incisa, servit plus d’une fois de refuge aux populations contre les ravages des Normands. Viennent ensuite Coudes et ses vestiges gaulois, les puys de Covent, d’Orcet et de la Roche-Noire, entre lesquels s’ouvre la grande Limagne, et des villas, des châteaux, des bourgades sans fin. Bientôt nous doublons le plateau à jamais historique de Gergovie et nous atteignons la gare de Clermont, dont nous voyions depuis quelques instants la haute cathédrale et les toitures grises se dessinant sur le fond vert des vignobles environnants.

La position de cette ville, assise sur un monticule, au centre d’un hémicycle de volcans, ouvert sur la Limagne est suivant Chateaubriand, qui devait s’y connaître, une des plus belles du monde. Je décrirai prochainement l’intérieur de Clermont. En y pénétrant, le premier objet que je rencontrai, fut, je me le rappelle, un mort traîné par deux bœufs blancs sur un corbillard découvert et nu ; entre l’attelage et le cercueil une petite capote de cuir abritait un prêtre, assis et lisant. Un bouvier en sabots ouvrait la marche ; personne ne suivait. On ne peut imaginer plus triste convoi. Devant lui un Romain eût reculé ; moi, je m’inclinai et le suivis longtemps des yeux, en gagnant résolument mon logis, retenu à l’Écu de France. Avant de m’y installer, laissez-moi dire encore un mot sur la Limagne.

Ce nom, dit-on, vient du grec λίμαη, marais. Grégoire de Tours écrit alternativement Limane ou Limania, et Sidoine Apollinaire, jouant sur le mot, disait d’elle : « C’est une mer de guérets, dans laquelle ondoyent des flots opulents et sans périls. » Puis il ajoutait : « Je ne récapitule pas tous les charmes particuliers de ce territoire, doux à l’étranger, libéral au laboureur, plein de séductions pour le chasseur, ceint de pâturages au sommet de ses monts, de vignobles sur leurs flancs, de villages à leurs pieds, de châteaux et de forêts ombreuses sur leurs escarpements ; territoire semé de moissons dans la plaine, de sources dans les concavités, de fleuves dans les ravines, et qui enfin, sous quelque point de vue qu’il apparaisse, fait souvent perdre au voyageur le souvenir de sa patrie. »

« C’est la moelle des Gaules », disait Savien de cette même région.

Le plus grand désir du roi Childebert, petit-fils de Clovis, était, suivant Grégoire de Tours, « de voir avant de mourir cette belle Limagne d’Auvergne, qu’on lui vantait toujours comme le chef-d’œuvre de la nature et une espèce d’enchantement. »

Douze siècles après Childebert, Fléchier, dans toute la fraîcheur de l’âge et des impressions, décrivait ainsi la partie de la plaine qui s’étend entre Clermont et Riom.

« Ces deux villes sont éloignées de deux lieues l’une de l’autre ; mais le chemin en est si beau qu’il peut passer pour une longue allée de promenade ; il est bordé des deux côtés, plantés de hêtres à égale distance, qui sont arrosés continuellement de deux ruisseaux d’une eau fort claire et fort vive, qui se font comme deux canaux naturels pour divertir la vue de ceux qui passent, et pour entretenir la fraîcheur et la verdure des arbres. On découvre en éloignement les montagnes du Forez d’un côté, et une grande étendue de prairies qui sont d’un vert bien plus frais et plus vif que celui des autres pays. Une infinité de ruisseaux serpentent dedans et font voir un beau cristal qui s’écoule à petit bruit dans un lit de la plus belle verdure du monde. On voit de l’autre les montagnes d’Auvergne fort proches, qui bornent la vue si agréablement que les yeux ne voudraient pas aller plus loin, car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité. »

Pour saisir et retracer tous les détails épars de ce jardin de le France centrale, il faut le parcourir dans tous les sens et lui consacrer de longues journées. Pour avoir une idée complète de son ensemble, on doit le contempler du haut de Gergovie, son ancienne acropole, du sommet de quelques puys de la chaîne des Dômes, des terrasses qui dominent la ville de Thiers ou de la plate-forme encore debout sur les ruines de Tournoël. Plus tard je prierai les lecteurs qui ont bien voulu me suivre jusqu’ici, de vouloir bien m’accompagner sur les premiers et les plus grands de ces observatoires. Thiers, dont j’ai parcouru aux jours de ma jeunesse le site pittoresque, les rues creusées dans le granit, les routes taillées dans le roc, les maisons noires, les ravines profondes, chargées d’ombre humide, frangées de châtaigniers et illuminées du reflet des cascades, Thiers reste en dehors du cadre de mes études actuelles. Mais Tournoël, promontoire avancé au nord de la région volcanique, étant tout à la fois la dernière station de cette partie de mon voyage et la première de celle qui suivra, trouve ici sa place naturelle.

À une lieue et demie à l’ouest de Riom, et sur un des gradins du plateau qui supportent la chaîne des Dômes, s’élève à plus de 300 mètres au-dessus du niveau de l’Allier le château de Tournoël que les vieilles chroniques qualifient de castrum fortissimum et qui pendant quatre siècles au moins, du treizième au dix-septième, pesa de son ombre et de sa puissance sur les contrées d’alentour. Le donjon central est encore debout, son escalier en spirale est intact ; nous voici sur la plate forme ; un panorama aussi varié qu’immense se déroule autour de nous.

Si à l’ouest le puy de la Bannière nous dérobe la chaîne des Dômes, au nord la vue s’étend jusqu’à la butte de Montpensier et aux petites villes d’Aigueperse et d’Artonne, tandis qu’au levant se déploie comme une carte, la Limagne presque tout entière, diaprée de la verdure de ses prairies et de l’or de ses moissons ; sous des massifs d’arbres se cachent de riants villages, où circulent inaperçus les nombreux affluents de l’Allier. Sous nos pieds s’étaient comme aplaties les toitures ardoisées du beau château moderne de Crousol et les habitations agglomérées de Mosat et de Riom, tandis que vers le sud, les plateaux parallèles de Châteaugay et de Chanturgues, couverts de maisonnettes et de vignobles, voilent Clermont, mais laissent apercevoir Gergovie et la vieille tour de Montrognon. Plus loin encore, l’œil découvre jusqu’aux montagnes du Cantal et de la Haute-Loire, qui terminent l’horizon à plus de vingt-cinq lieues de distance.

Ainsi, au sommet de cette tour élevée de trente-deux


Château de Tournoël. — Dessin de M. Jules Laurens.


mètres au-dessus du rocher qui lui sert de base, nous occupons l’un des foyers d’une immense ellipse, de plus de deux cents lieues carrées[6] !

La nature est belle dans ce grand cadre ; mais maintenant, si en redescendant l’escalier du vieux donjon, vous venez à apercevoir les antiques oubliettes féodales, profondes de huit à dix mètres, larges de huit pieds au plus et dont l’ouverture est juste assez grande pour donner passage au corps d’un condamné, détournez les yeux, n’appuyez pas sur ce point scabreux, car ainsi que je viens de le lire en toutes lettres, dans un handbook, imprimé avec un certain luxe à Clermont en 1863 ou 1864, « il faut laisser les humanitaires, sur la foi des beaux diseurs du dix-huitième siècle, verser des larmes de crocodiles sur les prétendues victimes de la féodalité, laquelle jouissait légitimement, palsambleu ! d’un droit de haute et basse justice, parfaitement réglé par les coutumes. »

Je cite ces lignes étranges, je ne les relève pas. Peut-être à cette évocation des coutumes à propos du droit de vie et de mort abandonné à l’arbitraire de milliers de hobereaux, toujours juges et parties dans la cause, quelque lecteur sera-t-il tenté de s’écrier : « Ah ! le bon billet qu’avait La Châtre ! » C’est la seule réponse que mérite l’avocat des oubliettes. On ne discute pas d’un pôle à l’autre du monde moral.

F. de Lanoye.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 65 et 81.
  2. En Auvergne, on appelle prés et prairies les pâturages des coteaux et des vallées ; les herbages des montagnes reçoivent exclusivement le nom de pacages. Les prairies des vallées sont fauchées deux fois ; les prés situés sur les coteaux (prés de levade) ne le sont qu’une, mais leur foin est plus substantiel. Les prés et prairies fournissent le fourrage d’hiver, et c’est dans les montagnes qu’on envoie paître, en été, les vaches qui produisent le fromage si renommé du Cantal.

    On sera peut-être curieux de connaître quelques détails à ce sujet, qui a un côté pittoresque:les voici.

    Dès le mois de mai, les vaches, averties par leur instinct, commencent à s’agiter dans l’étable, tendent leur cou vers les meurtrières étroites qu’illuminent les rayons du soleil, et témoignent leur impatience par des mugissements. On dirait que la senteur des herbes nouvelles vient jusqu’à elles, et que la pensée du gazon frais qui les attend les dégoûte de leur nourriture habituelle qu’elles refusent en effet. C’est le signal du départ. Au jour fixé, le curé vient les bénir, les portes s’ouvrent, et les voilà qui partent sous la conduite d’un vacher, d’un boutilier et de quelques chiens. Si vous voyiez qu’elles sont heureuses, comme elles marchent avec courage, comme les anciennes agitent les clochettes retentissantes qu’elles portent suspendues au cou ! Bien que le chemin soit long, toutes se le rappellent; bien que les montagnes où elles se rendent ne soient fermées par aucune clôture, les vaches de chaque domaine reconnaissent les lieux où elles ont l’habitude de paître, prennent possession en arrivant, et ne s’en éloignent plus.

    La montagne est divisée en deux parties:la fumade et les aigades. On appelle fumade la portion engraissée par les vaches qui y passant la nuit ; le reste du pâturage constitue l’aigade.

    Au milieu de la montagne, sur le point le plus élevé, se trouve le buron, ou masut. C’est une petite cabane recouverte en chaume, ombragée par un bouquet de grands arbres; et entourée d’un carreau de jardin. Autant c’est quelquefois charmant au dehors, autant cette habitation est toujours affreuse en dedans. Le buron a deux compartiments:la pièce qui est à fleur de terre, où s’exécutent les travaux, où sont placés tous les ustensiles nécessaires à la fromagerie, et où couchent le vacher et son aide ; au-dessous, la cave qui contient les fromages fabriqués. Non loin du buron, s’élève le védélat, destiné aux veaux; à côté, est la loge à cochons.

    On trait les vaches deux fois par jour : le matin et le soir. Les vaches elles-mêmes, incommodées par le poids du lait, s’approchent et attendent. Le buronnier les appelle par leur nom, chacune à leur tour, laisse un instant têter le veau, puis attache celui-ci à l’une des jambes de devant de la mère, à qui il donne une poignée de sel, et la vache, immobile et ruminante, se laisse traire sans difficulté.

    Le lait est reçu dans un sillon (guerlou) ; le sillon, plein, se verse dans un grand vase de sapin nommé gerle. Après que la traite générale est terminée, le vacher caille le lait au moyen d’une certaine quantité de présure, brise ensuite ce caillé, sépare le petit-lait avec un instrument en bois auquel il imprime un mouvement de rotation doux et uniforme, pétrit la tome, lui donne le temps de fermenter, la sale, et, la forme du fromage donnée, la met sous presse. Au bout de quelques jours, la pièce de fromage, suffisamment compacte, est sortie du pressoir et transportée dans le petit caveau dont nous avons parlé, qui se trouve sous le buron.

    Chaque vache donne, en moyenne, un quintal métrique de fromage (100 kil.), ce qui correspond à 900 litres de lait, et vaut de 40 à 45 francs. — Une fourme, ou pièce isolée, pèse de 30 à 40 kilogrammes. Le produit total, en fromages, d’une montagne, est désigné sous le nom d’estivade. Chaque estivade est vendue ordinairement en bloc à un marchand spécial, qui l’écoule sur tous les points de la France, mais notamment dans les départements méridionaux.

    Certains essais pour obtenir dans nos fromageries une qualité supérieure, dite de Hollande, ont réussi, et se continuent.

    On appelle tête d’herbage le parcours nécessaire à la nourriture d’une vache, un hectare environ.

    Toute montagne contient ordinairement un réservoir, où quotidiennement, à la même heure, la vacherie va se désaltérer. Quand le soir vient, le vacher et son boutilier composent, avec des claires-voies, une grande enceinte carrée destinée à servir de parc au troupeau pendant la nuit. On a soin de changer ce parc successivement par jour, afin d’engraisser peu à peu les diverses portions de la fumade. Dans les montagnes froides, une partie des claies est garnie de palissades, pour abriter les bestiaux contre la force du vent, le fouet de la grêle, ou la violence de la pluie. (H. Durif. Guide historique, archéologique, etc., dans le Cantal.

    )
  3. M. Henri de Lalaubie, — Dictionnaire statistique, ou histoire, description et statistique du département du Cantal, Aurillac, 5 vol. in-8. — Cet ouvrage, commencé par M. Deribier du Châtelet, puis, après la mort de ce savant, refondu et augmenté par les soins de l’association cantalienne, forme une véritable encyclopédie locale, la plus complète peut-être que possède un département français.
  4. Poulett Scrope, the geology and extinct Volcanos of central France. London. 1858.
  5. M. Tournaire, ingénieur des mines à Clermont. — Mémoire sur la géologie du Cantal.
  6. Gonod, Notice sur le château de Iournoël.