Voyage aux volcans de la France centrale/06

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Sixième livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 289-304).
Sixième livraison
Le dyke et les ruines d’Expaly. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE,


PAR M. FERDINAND DE LANOYE[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIII


La Haute-Loire. Brioude et Saint-Julien. — Le pont de la Vieille-Brioude. — Changement de sol et de climat. — Fix et notre ami Joanne. — La Chaise-Dieu et George Sand. — Excursion sur la crête du Velay et dans les âges géologiques.

Partis d’Issoire à six heures du matin, nous remontons jusqu’à Arvant la voie ferrée que naguère nous avons descendue en venant du Cantal. Laissant alors à droite la ligne de Massiac pour suivre celle qui doit un jour relier les bassins charbonniers de Brassac et de Saint-Étienne, à travers la Haute-Loire, nous ne tardons pas à atteindre la gare de Brioude, où ce tronçon s’arrête aujourd’hui, au point même où on peut géologiquement fixer l’extrémité supérieure de la Limagne. Brioude, l’ancienne Brivas de Sidoine, de Grégoire de Tours et de la légende miraculeuse de Saint-Julien, est une agglomération de cinq mille et quelques cents âmes, assez tristement logées, et qui seraient non moins tristement nourries, s’il fallait en juger par le déjeuner que nous essayâmes de faire au buffet de la gare, et dans le menu duquel (solide ou liquide) des mouches de toutes tailles et de toutes couleurs entraient pour plus de moitié.

Résidence d’un sous-préfet, ni plus ni moins que tant d’autres cités de France, Brioude jouit en outre de l’avantage de montrer à l’étranger, sous des colonnes rondes et trapues, une source où la tradition légendaire veut que les bourreaux à la solde de Dioclétien aient lavé la tête du centurion Julianus, décollé pour la foi, et de posséder la tombe de ce soldat-martyr sous une des plus remarquables basiliques qu’ait élevées l’art chrétien des premiers siècles.

« Dans aucune église byzantine, dit M. Mérimée, on ne verra des sculptures plus fines, un travail plus soigné, une plus grande variété de motifs. Par leur composition, quelquefois même par leur exécution, plusieurs de ces chapiteaux se rapprochent tellement de l’antique, qu’ils justifient, jusqu’à un certain point, l’opinion de quelques antiquaires qui, dans l’édifice actuel, voudraient voir un monument du quatrième siècle. Sur un des chapiteaux de la nef, par exemple, un génie ailé tenant un thyrse, et monté sur un tigre, paraît une copie de quelque bas-relief enlevé à un temple de Bacchus. Plus loin, des griffons, buvant dans une coupe, rappellent un grand nombre de sculptures romaines. Toutefois, lorsqu’on examine attentivement ces imitations, la fantaisie byzantine, son caprice bizarre se révèlent bientôt dans les additions qui surchargent le type original. C’est ainsi que les tigres antiques, qui ont inspiré le sculpteur de Brioude, n’avaient pas certainement une langue qui, après bien des contorsions, forme la tige d’une palmette[2]. »

Du reste, ces caprices d’exécution qui, presque tous, répondent à une pensée pieuse ou satirique, sont le caractère dominant de l’ornementation, pleine de réalisme, de l’architecture du moyen âge. Comme le vocabulaire latin, le ciseau du sculpteur religieux bravait alors l’honnêteté, et certains bas-reliefs allégoriques de Saint-Julien de Brioude sont d’un symbolisme trop cru pour être relaté ; j’aime mieux citer ce diable à tête de bouc qui, tordant le cou à deux joueurs de harpe, indique, sans aucun doute, le supplice réservé en enfer aux rimailleurs et écrivailleurs impies qui se permettent de chanter et de jongler aux dépens des moines et des clercs.

Les gorges de la Loire entre le bassin du Puy et celui du Forez.

En quittant les voûtes de Saint-Julien, nous nous dirigeâmes vers l’Allier, par la route du Velay. Une promenade d’une demi-heure, à travers une plaine fertile, bien cultivée et bordée, au couchant, de vignobles et de maisons de campagne, nous amena au bourg de la Vieille-Brioude, où je voulais attendre le passage de la diligence, chargée de nous porter jusqu’au chef-lieu de la Haute-Loire. Le motif qui nous faisait devancer sur ce point notre véhicule, attardé à la gare, ne résidait ni dans les vestiges de constructions romaines, ni dans les ruines de murailles féodales, ni même dans l’église romane dont s’enorgueillit la Vieille-Brioude, mais simplement dans le désir d’y contempler du haut d’un pont, remarquablement hardi, l’étroit et profond défilé par où l’Allier débouche de ses montagnes natales, et qu’on peut considérer comme la porte supérieure de la Limagne Je voulais aussi, au moment de franchir les limites de l’Auvergne, me retourner un instant sur le seuil de cette belle contrée, pour lui jeter un regard d’adieu.

Avant que la diligence ait pu nous rejoindre, nous dépassons le pont, et coupant au plus court, à travers les courbes que la route décrit pour s’élever sur les pentes de la rive valaisienne, nous atteignons l’arête d’un plateau qui commande une immense perspective sur le cours et la Vallée de l’Allier. De là, nos regards suivent les sinuosités de la rivière bien en aval d’Issoire, et, se perdant dans les ondulations des terrains de

la Limagne, ne s’arrêtent au couchant que sur la ligne
Gravé chez Ehrard 12 r. Duguay-Trouin
Le bassin du Puy (Haute-Loire) à l’échelle de 1/80,000.
de faîte du grand soulèvement volcanique que nous venons

de parcourir depuis Aurillac jusque dans le voisinage de Gannat. Nous pouvons reconnaître le Puy-de-Dôme dans un cône tronqué et noirâtre, qui nous apparaît à quatre-vingts kilomètres, à vol d’oiseau, dans le nord-nord-ouest, tandis que sur le prolongement du même méridien, mais plus rapprochés de nous de huit ou dix lieues, se dressent le Sancy et les Puys ses vassaux, tout blancs encore de la neige qui les a couronnés naguère, et qu’à une distance égale, dans le sud-ouest, s’arrondit le sommet globuleux du plomb du Cantal. Non loin de ce dernier, je retrouve avec joie, dans une petite pyramide azurée, la cime du Puy-Mary, la plus belle qu’il soit donné à l’homme d’escalader entre la vallée du Rhône et les Pyrénées.

L’arrivée de la diligence et l’appel stéréotypé du conducteur : « En voiture, messieurs ! » m’arrachèrent à cette contemplation et aux souvenirs qu’elle éveillait en moi. Je ne jurerais pas que le passage trop rapide des domaines illimités du temps et de l’espace où planaient mes pensées, à la boîte étroite et basse d’un coupé où je ne pouvais me tenir assis, que pelotonné, comme un Chinois sous une cangue, ait été sans influence sur la première impression que j’ai puisée sur le revers occidental du Velay : vue bornée et dont un vent glacial m’interdisait de rechercher les rares échappées ; végétation forestière réduite à quelques bouquets de pins, les plus tristes de tous les arbres ; terre nue, roche grise, ciel gris, maisons grises ; indigènes tannés et maigres : telles sont les seules images qu’aient déposées dans la chambre obscure de mon cerveau les trente-trois kilomètres de rampes multipliées, contournées, repliées, plus ou moins prolongées, mais gagnant toujours en roideur, qui se déroulent entre le pont de la Vieille-Brioude et la bourgade de Fix, qui végète bravement, en plein vent, à onze cent douze mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée, et dont les indigènes, à la date du 26 août, avaient déjà vu la fin des deux mois d’été que la Providence leur mesure dans sa sagesse.

Le château de la Roche-Lambert. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

Si froide que fût la localité, je profitai d’un changement de relais pour apporter un intermède à la torture que m’infligeaient les parois exiguës de notre prison roulante. En étirant mes membres courbaturés et en battant la semelle sur la route blanche de givre, je fis descendre mon fils de l’impériale, où il s’était blotti sous prétexte de mieux voir le paysage, et où le malheureux n’avait que mieux ressenti l’âcreté de la température : il était bleu de froid ; et comme son horreur pour les dyptères ne lui avait pas permis de rompre le jeûne en passant à Brioude, il éprouvait en outre les tiraillements de la faim ; il en était jaune. C’était trop d’une de ces deux teintes morbides : au risque de laisser nos bagages gagner le Puy sans nous et d’attendre plusieurs heures le passage d’une autre correspondance du chemin de fer, il me fallait procurer à Henri du feu et de la nourriture. Je l’entraînai donc, un peu en dépit de lui-même, vers une des trois hôtelleries, alignées côte à côte, comme des soldats au port d’armes, sur le bord de la route, et dans le choix que je fis en cette occasion, je fus heureusement inspiré.

Un feu haut et clair flambait dans la vaste cheminée de cette officine hospitalière ; non loin de cette flamme souriante, une table proprette était dressée : du centre de cette table, comme d’un foyer d’autel antique, plusieurs plats couverts et fumants laissaient échapper en spirales de chaudes émanations, qu’un voyageur semblait humer avec une évidente complaisance. Erreur des jugements humains ! c’était un carnet couvert de notes qu’il contemplait sur son assiette.

Le grincement de la porte ouverte et refermée et le bruit de nos pas tirèrent l’étranger de son recueillement ; il se tourna brusquement de notre côté, et quelle

ne fut pas notre surprise de retrouver en lui les traits
Tombeaux, boiseries en tentures du chœur de la Chaise-Dieu. — Dessin de Hubert Clerget d’après nature.
et la personne de notre ami Joanne, que six semaines

auparavant j’avais laissé dans le jardin du Luxembourg, critiquant paisiblement, suivant une vieille habitude, les arbres, le palais, les fleurs, les passants, les statues, et tout particulièrement le groupe d’Acis et de Galatée, méchamment mis à mort par le géant Polyphème.

Qui ne connaît Joanne, la providence des voyageurs, l’inspecteur général volontaire de tous les chemins, de tous les musées, de toutes les bibliothèques, de tous les palais, de toutes les merveilles de l’Europe ; le cicérone érudit et philosophe, l’itinéraire fait homme ; le compilateur original, qui voyage incessamment pour récolter, élaborer et contrôler les matériaux de ses livres, et qui publie non moins incessamment des in-8o, des in-12 et des in-64, pour forcer le genre humain à voyager. Mériter d’être classé après la vapeur, après les vents alizés, comme le plus grand agent de locomotion que Dieu ait donné à notre planète, semble être le but de son ambition. Beaucoup de ses contemporains se contenteraient des titres, que nul ne lui conteste depuis longtemps, d’écrivain érudit et artistique, de critique éclairé et bienveillant, et de champion inflexible du droit et de la justice.

Il savait d’où nous venions ; la révision de quelques pages de son Itinéraire général de France l’avait appelé dans le Velay, où il était entré par la route d’Ambert, d’Arlanc et de la Chaise-Dieu. Sachant que le défaut de temps nous empêcherait de visiter cette région, il nous fit en ces termes clairs et précis, dont il a l’habitude, une description charmante « du bassin de la Dore, de cette plaine du Livradois qui fut, aux époques géologiques, un de ces lacs des montagnes qui donnèrent, pendant de longs siècles, à la France centrale, l’aspect de la Suisse actuelle, ou peut-être mieux, celui du haut Canada.

« Quant à la Casa-Dei, à cette abbaye qui, fondée en 1036, demeura jusqu’à la Révolution l’un des monastères les plus riches et les plus célèbres de la chrétienté ; qui compta parmi ses abbés Mazarin et Richelieu, et parmi les hôtes de ses caveaux funéraires, le pape Clément VI et même, assure-t-on, Édith au col de cygne, la douce compagne de l’héroïque vaincu d’Hastings… eh bien ! c’est triste à dire, mais ce n’est plus que le noyau délabré du plus sale chef-lieu de canton de l’empire français. À part une auberge, l’hôtel Samson, où semble s’être réfugiés la bonne tenue et le confort des anciens chanoines, tout est malpropre et sordide à la Chaise-Dieu. On n’y respire que des miasmes putrides, on n’y marche que sur des immondices dans les maisons, dans les cours, dans les rues, sous les porches et dans les cloîtres de l’antique édifice religieux. Pour l’œil du sceptique même, ajoutait Joanne, « c’est un scandale, car ces bâtiments imposants et vastes, flanqués de hautes tours carrées encore munies de herses, se relient, par plusieurs cours immenses, à l’église abbatiale, une merveille de l’art ogival, aujourd’hui consacrée au culte de la paroisse, mais encore garnie d’une partie de son riche mobilier. »

Ici, mon fils, qui depuis un moment se niordait les lèvres, interrompit irrévérencieusement le narrateur : — Nous connaissons ce mobilier ! — « Les stalles du chapitre adorablement sculptées, et les antiques tapisseries d’un prix et d’une rareté inestimables, qui revêtent la partie supérieure du chœur. » — Croyez-vous, monsieur, que nous ne sachions pas par cœur notre Jean de la Roche aussi bien que vous ?

« Nous venons de suivre pas à pas son Itinéraire dans le Mont-Dore, et nous avons constaté avec admiration la scrupuleuse exactitude des pages descriptives que l’auteur de ce beau livre a consacrées à cette région. Il y a là, touchant les grands pâturages des hauts plateaux, le château de Murol et les merveilleuses rives de la Couse de Chambon, des coups de pinceau d’une fraîcheur et d’une délicatesse exquises, et cependant si colorés et si larges, qu’ils gravent dans la mémoire les scènes entrevues et les paysages traversés en traits ineffaçables ; ce que ne font pas, j’en suis sûr, les volumineux ouvrages spéciaux : guides, itinéraires, monographies et traités scientifiques ou pittoresques, dont mon père enregistre, en ce moment, l’effrayante nomenclature, et qu’il se tuera à compulser, comparer et surtout à contrôler, sans grand profit pour le public et pour lui-même. »

« Eh bien ! fit Joanne avec un malicieux sourire, vous allez retrouver dans la Haute-Loire cette même touche que vous venez d’admirer dans le Mont-Dore, et les tableaux signés du marquis de Villemer ne sont pas inférieurs à ceux de Jean de la Roche.

— Et c’est ce qui me désespère, reprit Henri. La perfection d’un auteur est un fléau pour ceux qui marchent derrière lui et qui n’ont pas comme vous le droit de le piller largement, sous prétexte d’utilité publique. »

Une salve d’éclats de rire, à laquelle Joanne prit une franche et bonne part, accueillit cette boutade.

« Jeune homme, reprit-il, le vent qui souffle à travers la montagne vous a aiguisé l’appétit et la langue : témoin mon déjeuner disparu et votre élocution facile, mais vos allusions agressives prouvent aussi qu’il vous a laissé dans l’esprit une aigreur que je veux dissiper. Tenez, continua-t-il en ouvrant un carton plein de dessins et de photographies, que pensez-vous de ces trésors artistiques recueillis à droite ou à gauche des chemins que vous devez parcourir ? Les costumes de ces ouvrières en dentelles, et surtout leurs coiffures du dimanche, ne sont-elles pas faites pour émouvoir l’émulation, perpétuellement carnavalesque, des lionnes parisiennes (voy. p. 300) ? Eh bien ! rangez-les dans votre album de voyage, avec ce château de la Roche-Lambert, qu’on dirait découpé à l’emporte-pièce dans une paroi de laves au fond d’un ravin (voy. p. 292). La photographie ne l’a pas reproduit avec plus de vérité que le grand écrivain qui en a fait le berceau et la demeure de ce Jean de la Roche qui vous a tant ému. Prenez aussi cette aquarelle, exécutée sous mes yeux par Hubert Clerget, dans le chœur abbatial de la Chaise-Dieu (voy. p. 293). Prenez, vous dis-je, et sans scrupules. Ne sais-je pas que je retrouverai tout cela dans le Tour du Monde, si jamais j’en ai besoin pour l’illustration de mes Guides ?

« Et maintenant, songeons au départ. Je dois être ce soir à Clermont, et j’aperçois, grimpant la côte, le courrier du Puy, qui me déposera dans deux heures à Brioude. Vous, qui ne pouvez attendre ici jusqu’à la nuit le passage d’une nouvelle diligence, vous allez vous installer dans le petit char à bancs qui m’a cahoté depuis trois jours sur les impossibles chemins de traverse de ce pays. Il devait retourner au Puy à vide ; il vous y portera lestement : car d’ici là, il n’y a qu’à descendre. »

Ayant ainsi réglé nos affaires et les siennes, notre ami prit congé de nous sans accueillir nos remercîments, mais non sans nous crier, à travers la portière de la voiture qui se refermait sur lui : « Encore un avis. J’ai découvert à quelques minutes de Fix, là-bas, vers le couchant, une éminence qui commande un horizon immense : dans l’intérêt de vos études géognostiques, ne manquez pas d’y aller. »

La voiture était partie ; le bruit des roues, des ferrailles et des sabots des chevaux retentissait sur le basalte sonore de la route, que l’excellent Joanne nous parlait encore de la voix et du geste. Mais son conseil était bon ; nous le suivîmes immédiatement.

L’éminence dont il vient d’être question n’est qu’une des nombreuses boursouflures volcaniques, alignées sur le faîte de cette chaîne du Velay, qui, projetée des flancs septentrionaux des Cévennes, parallèlement à celle du Vivarais, enserre avec celle-ci, dans un ovale irrégulier, le bassin de la Loire naissante. Bien que de très-peu plus élevée que les plateaux qui l’entourent, cette sommité, facile à reconnaître au nord-ouest de Fix, grâce au signal trigonométrique qu’elle supporte, à 1 230 mètres d’altitude et que ne domine aucune autre cime dans un très-grand rayon, forme un observatoire orographique des plus précieux. Du côté du couchant, la vue n’y est bornée que par les chaînes volcaniques de l’Auvergne et du Cantal, et glissant au midi le long des côtes noires de la Margeride, elle s’étend à l’orient jusqu’aux escarpements du Mézenc, et loin de se perdre dans le dédale de cimes, de ravins, de plateaux anguleux, de déjections volcaniques qui découpent en tous sens le bassin de la Haute-Loire, elle plane d’assez haut sur ce cirque de Titans, pour en circonscrire l’ensemble tourmenté et suivre le développement de son enceinte.

Le chapitre suivant est tout entier le résultat d’études et d’observations prolongées et suivies sur le pourtour et dans l’intérieur de ce bassin, mais dont le point de départ est la butte trigonométrique de Fix.


XIV


Le bassin de la Haute-Loire.

Au commencement de la période géologique, que les savants spéciaux ont désignée sous le nom d’éocène[3], la plus ancienne de l’époque tertiaire, alors que se déposaient les premières couches sédimentaires d’eau douce du bassin de Paris, l’Auvergne, le Cantal et le Velay renfermaient une série de lacs, dont la distribution géographique des lacs actuels de la Suisse peut donner une idée. Comme ceux-ci, ces anciens bassins occupaient les dépressions d’une région montagneuse ; ils étaient alimentés par des rivières et par des torrents. Une de ces dépressions est représentée aujourd’hui par le bassin dont la ville du Puy occupe le centre ; une de ces rivières par la Loire actuelle.

La chaîne du Velay, qui limite ce bassin au couchant, est de base granitoïde, recouverte comme d’un manteau par les produits d’une ancienne activité volcanique, qui s’est étendue du nord au sud, depuis les environs de Fix jusqu’à Pradelle et à Aubenas. Sur la carte, ces reliefs du sol forment comme une prolongation de la chaîne des puys d’Auvergne, mais il est douteux qu’ils soient d’une date aussi récente que ces derniers.

Les différents points d’où a jailli la matière ignée sont encore marqués, comme en Auvergne, par de nombreux cônes de scories. Ils occupent la crête de la chaîne granitique qui sépare la Loire de l’Allier, depuis Paulhaguet jusqu’à Pradelle, et ils sont si rapprochés que, souvent, ils se touchent par la base et forment une chaîne presque continue.

Sur les deux versants ils sont plus sobrement distribués, et de plus en plus clair-semés, à mesure qu’ils se rapprochent de l’une ou de l’autre de ces deux rivières. Ils deviennent plus rares encore entre Pradelle et Aubenas, et ils n’ont laissé aucune trace au sud de cette dernière ville. Il en existe pourtant au nord-est de Pradelle, dans le voisinage de Prézailles, un groupe considérable qui se relie aux grandes failles volcaniques du Vivarais. Dans l’espace ainsi circonscrit, on peut facilement retrouver plus de cent cinquante de ces cônes, et leur nombre total a sans doute dépassé ce chiffre de beaucoup.

Ils sont loin d’être dans le même état de conservation que la plus grande partie de ceux que nous avons étudiés en Auvergne. Rarement même ils possèdent un cratère entier ou distinctement tracé, et ils affectent presque tous cette forme en dos d’âne que la dégradation donne à tous les cônes volcaniques. La plus grande partie des matériaux qui les ont élevés ne se composent que de scories, de bombes de lave, de lapillo, de sable volcanique, de fragments de granit et de basalte, et quelquefois d’éclats massifs de cette dernière roche, véritables blocs erratiques, soulevés et entraînés par des courants de feu. Leur surface est couverte d’une herbe rare et maigre, ou parfois de bruyères rabougries et desséchées ; mais leur dégradation est incessante, et les météores changent leurs moindres fissures en ravines, qui à leur tour deviennent des vallons.

Les coulées de lave issues des cratères du Velay se sont épanchées sur les deux versants du boursouflement de granit qui les a vomies, d’un côté dans le lit de la Loire, de l’autre dans celui de l’Allier. Les changements qu’elles ont fait subir aux thalwegs de ces deux rivières ont différé du tout au tout.

À l’ouest, elles paraissent avoir occupé tout l’ancien lit de l’Allier, de Langogne à la Vieille-Brioude ; mais la forte et large chaîne primitive de la Margeride, qui s’élève immédiatement sur la rive gauche de la rivière, a opposé à la double invasion de la lave et des eaux une infranchissable barrière, et il a été plus facile à l’Allier de ronger et d’entraîner les nouvelles matières déposées dans son sein que d’entamer le granit qui endigue sa rive gauche. C’est grâce à ce procédé qu’ont été mises à nu plusieurs magnifiques rangées perpendiculaires de colonnes de basalte à Saint-Ilpize, à Chiliac, à Saint-Arçon, à Monistrol, et sur d’autres points des mêmes bords. Elles paraissent, en général, assises sur un lit de coquillages à cent ou cent cinquante pieds au-dessus du niveau actuel de l’eau.

À l’orient, au contraire, les coulées de laves, rencontrant les talus inclinés d’un grand bassin lacustre, ou même d’une série de lacs, alimentés et parcourus par la Loire, se sont épanchées en grandes nappes sur les dépôts sédimentaires de ces bassins, dont elles ont dû, a maintes reprises, labourer le fond, élever ou baisser le niveau, modifier et altérer les contours.

Plus d’une fois, elles ont imposé au chenal de la Loire de nouveaux détours et de nouvelles issues et l’ont rejeté jusque sur les rampes du Mont-Mézenc, dont les irruptions, à leur tour, l’ont repoussé à l’ouest.

Les preuves des divers changements subis par le chenal de la Loire doivent être cherchées dans le profond ravin par lequel ce fleuve s’échappe maintenant du bassin du Puy ; ravin qui, certes, n’existait pas lors de l’épanchement des basaltes qui recouvrent, à des niveaux correspondants, les sommets des plateaux de Chambeyrac et de l’Oulette. (Voy. la carte p. 290.)

Façade et portail de la cathédrale du Puy. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Ces plateaux ont fait partie du haut embranchement granitique de Chaspinhac qui sépare le bassin lacustre du Puy de celui d’Emblavès, autre division du même dépôt d’eau douce, et leur séparation n’a pu avoir lieu que par déchirement, à la suite de l’un des tremblements de terre qui ont accompagné les innombrables commotions volcaniques de cette région. Il est même probable que les eaux de la Loire et de ses lacs s’écoulaient auparavant par une autre issue, pratiquée peut-être sur un point surbaissé de la chaîne qui sépare aujourd’hui le fleuve de son affluent le Lignon de Tence.

En aval du bassin inférieur d’Emblavès, la Loire s’échappe définitivement par un défilé tout semblable à celui d’amont, et creusé comme lui dans une épaisse digue volcanique dont l’élévation originelle est attestée par des témoins encore debout : les monts de Miaunes et de Gerbison, qui se dressent de chaque côté de la gorge à la hauteur de 550 mètres au-dessus de la rivière. Que cet énorme dyke phonolithique, soudainement lancé dans la vallée de la Loire, ait élevé le niveau des eaux qu’elle renfermait de plus de 200 mètres, on doit le supposer ; car le granit qui forme à la fois la base du Gerbison et celle du Miaunes à une hauteur de 330 mètres au-dessus de la rivière actuelle, peut être considéré comme un segment de l’ancienne berge qui contenait le lac dans les premiers temps de l’ère tertiaire.

Il est facile aussi de se faire une idée de la puissance d’action d’une masse d’eau ainsi accumulée, des horribles tourmentes qui accompagnèrent ses conflits avec les coulées de laves descendant dans son sein, avec les dykes s’élevant, chauffés à blanc, du fond de son bassin, avec les tremblements de terre, chargés d’ébranler et de crevasser les digues qu’elle devait éroder. On ne doit donc pas s’étonner si on n’a pas trouvé ici ce qu’on remarque si souvent en Auvergne : des torrents de lave occupant le lit des rivières et s’allongeant dans les vallées comme s’ils y avaient coulé d’hier.

Dans les monts Dôme, il est facile de remonter chaque coulée de lave jusqu’au cratère qui l’a vomie ; mais ici les cônes sont plus nombreux, plus serrés, et l’énergie volcanique, qui paraît s’être déployée pendant bien plus

de temps et avec plus de violence, a uni les couches de
La ville du Puy-en-Velay. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
déjections volcaniques en une énorme croûte où toutes

se sont mêlées et confondues. Ainsi a été créée une plaine fort étendue, et légèrement inclinée, ou quelques cônes clair-semés ont surgi à l’est de la ligne principale. Chacun d’eux a, selon toute probabilité, fourni son contingent à la mer de basalte qui couvre la plaine ; mais toute recherche sur le contingent de chacun serait vaine et puérile. Dans le voisinage du Puy on en voit un petit nombre qui ont fait eux-mêmes irruption à travers le grand courant volcanique qui, descendu du Mézenc, avait antérieurement envahi et recouvert les formations d’eau douce ; telles sont les montagnes de Sainte-Anne, de Seinzelles, de Crousteix, d’Eysenac et de Mont. Les nombreux fragments de granit et de gneiss implantés dans leurs scories prouvent que la source de leur éruption était située à une plus grande profondeur que celle qui avait fourni la brèche et le basalte à travers lesquels ces puys se sont fait jour. Sur plusieurs points, les cônes ont surgi immédiatement du granit comme dans le voisinage de Chaspinhac et de Courant. On peut citer, entre autres, la belle montagne de Bar, le seul volcan du Velay qui, par la régularité parfaite de ses formes, rappelle les Puys de la chaîne des Dômes. Nous l’avons entrevu à plusieurs reprises, dominant de sa masse conique et de sa couronne de hêtres toute la vallée de la Borne, entre Allègre et la route de Brioude, dont nous suivions les replis. Je n’essayerai pas de le décrire après Mme Sand, qui a choisi la coupe profonde et verte de son cratère pour le cadre de la scène la plus émouvante et la plus pure qu’ait créée sa plume inspirée.

Mais laissons derrière nous les souvenirs de Jean de la Roche et les reflets lumineux qu’ils projettent sur les murailles fauves, sur les tourelles élancées du vieux manoir, qui, là-bas, au fond du ravin, creusé sur notre gauche, s’affaissait comme la belle au bois dormant sous le sommeil des siècles, lorsque naguère un enchanteur est venu le réveiller en le rattachant aux créations de son génie.

Nous, qui ne possédons pas la baguette des fées, passons ; le sol aride de la science réclame de nouveau toute notre attention. Voici la montagne de Denise que longe la route de Brioude, et qui, grâce à son voisinage de la ville du Puy, est devenue l’objet de recherches spéciales et le sujet de nombreuses controverses. C’est une éminence de 890 mètres d’altitude, de forme oblongue, et dont le sommet et les revers sont couverts d’amas de scories toutes fraîches d’apparence, de lapili et de pouzzolane. Ces déjections sont évidemment sorties du sein de la montagne même, dont le noyau central est formé par une roche bréchiforme, entièrement semblable à celle qui constitue la butte dite de Corneille, dans la ville même du Puy.

Le cratère du Mont-Denise n’existe plus ; mais on peut cependant suivre d’épaisses coulées de laves depuis son sommet jusque dans le fond des vallées environnantes. L’une d’elles s’allonge au sud en forme de promontoire sur la rivière de la Borne, et projette le long de ses rives deux rangées de basalte prismatique, en face l’une de l’autre. Celle de droite, accolée à une masse énorme de rochers à pic, bien connue sous le nom d’Orgues d’Expaly (voy. le frontispice, p. 289), est formée de colonnes d’un pied de diamètre sur dix, quinze et parfois vingt mètres de longueur. Celle de gauche, qui porte le nom de Croix de la Paille, représente assez bien, par l’entassement et la direction divergente de ses innombrables prismes, l’image d’un immense chantier de bois écroulé.

Au pied de ces colonnades de laves coule doucement sur le sable et la mousse un petit ruisseau, le Riou Pezoulliou, dans lequel on recueille, après les grandes pluies, des grenats, des zircons, des saphirs. Mais ce n’est pas pour contempler ces jeux puérils de la nature que le savant se décide à gravir le sommet du Denise ; ce n’est pas non plus pour y embrasser d’un regard les vastes contours du bassin de la Haute-Loire, dont la concavité tout entière se creuse autour de lui.

Dans la couche de tuf scoriacé, considérée comme homogène, qui s’étend d’un bord à l’autre de la montagne, on a trouvé, d’un côté, des ossements d’éléphants, de rhinocéros, de cerfs gigantesques, et de l’autre, les restes d’au moins deux squelettes humains.

Tout le monde peut voir dans le musée de la ville du Puy un bloc de cette brèche contenant la plus grande portion d’un crâne et plusieurs autres ossements paraissant appartenir au genre homme, ou tout au moins bimane.

Cette découverte date de 1844, et bien que les circonstances qui s’y rattachent, soigneusement étudiées par M. Aimard, un de ces érudits modestes et consciencieux qui honorent la province, eussent été exposées par lui à la Société académique du Puy, elle demeura sans grand retentissement jusqu’au moment où la société de savants errants, qui prend le titre de Congrès scientifique de France, se réunit au Puy pour délibérer sur le fait. C’était en l’an de grâce 1856.

La trouvaille du Mont-Denise datait de douze ans ; dans l’intervalle la science avait terriblement marché, et elle touchait déjà à ces sommets vertigineux, du haut desquels le plus mince bachelier, le plus piètre fruit-sec du moindre concours peut aujourd’hui regarder de haut les maîtres révérés de notre jeunesse et sourire avec dédain aux noms de Buffon, de Laplace et de Cuvier.

Aussi l’authenticité des spécimens funéraires du Mont-Denise ne fut pas même discutée dans le congrès ; nul doute raisonnable ne pouvait être permis à ce sujet[4]. Que le Velay eût été habité par l’homme à l’époque de l’éruption des volcans les moins anciens, il n’y avait réellement pas de quoi être surpris ; mais déduire de là l’existence contemporaine sur le même sol, de notre race et de nombreuses espèces de grands pachydermes aujourd’hui éteintes, voilà qui était plus hardi et tout aussi discutable que le système qui ne verrait que des contemporains et des parents dans tous les hôtes d’un même cimetière. On aurait pu demander — à l’analyse chimique si les gangues empâtant ces restes dissemblables, tout uniformes qu’elles parussent de grain et de substance, étaient bien de la même date et de la même origine, — et aux données élémentaires de la géologie, si dans l’imperceptible fissure séparant deux couches de formation identique, il n’y avait pas place cependant pour toute une série de siècles, pour tout un âge de la nature ?…

Mais ces questions ne furent pas soulevées et on conclut d’emblée qu’à l’époque où les crêtes du Velay et du Mézenc formaient les berges d’un grand lac d’eau douce fréquemment bouleversé par des tourmentes volcaniques, l’homme s’était promené dans ces parages en compagnie de l’éléphant primitif, du palœotherium géant et du cerf douteux[5]. Grand honneur, qui de nos ancêtres doit rejaillir sur nos descendants ! À ce titre, je regretterais toujours d’omettre dans cette nomenclature : le cheval d’Adam, equus Adamiticus, le tapir élégant, tapirus elegans, et le cochon auvergnat, sus arvernensis[6].

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XV


La ville du Puy-en-Velay. — Ses monuments. — Sa banlieue. — Ascension du Mézenc.

Pendant que j’errais sur le Mont-Denise, notre voiturin, forcé de rentrer à heure fixe chez son patron, m’avait devancé avec mon fils dans la ville du Puy. Je rejoignis Henri à l’hôtel des Ambassadeurs, où il n’avait pas perdu son temps ; après avoir retenu le meilleur appartement vacant, commandé le dîner, secoué la poussière de la route, envoyé un télégramme à Vienne (Isère), où des amis, des parents attendaient notre arrivée, il s’était dirigé vers le rocher de Saint-Michel dont l’aspect étrange l’avait profondément frappé à son entrée en ville. Chemin faisant, il avait salué, dans l’église Saint-Laurent, un tombeau gothique qui jadis renferma, dit-on, quelques parcelles de la cendre de du Guesclin, le bon connétable. Puis, arrivé au hameau d’Aiguilhe, au pied de l’obélisque de lave, il avait bravement gravi les 223 marches qui, à l’aide de paliers nombreux et fortement inclinés, conduisent au sommet de ce jet de flamme pétrifiée que le zèle monacal du dixième siècle a couronné d’une chapelle dont la flèche s’élance à un niveau dépassant de dix mètres celui qu’atteint au-dessus du sol de Paris la croix des Invalides et qui laisserait de plus de 25 mètres au-dessous d’elle la croix du Panthéon, bien que ces deux monuments aient l’un et l’autre une base plus large que celle du dyke.

Si la chapelle de Saint-Michel fut fondée réellement en 965, comme le veut la tradition, elle renferme cependant des parties qui se rapportent évidemment à la fin du dixième siècle. Le portail, contemporain de la nef, est un charmant spécimen de l’art byzantin et de son habileté à tirer parti des ressources qu’il avait sous la main ; car il y a ici une combinaison savamment étudiée de mosaïques, de moulures et de bas-reliefs d’un travail trop fin pour n’être pas les dépouilles de monuments plus anciens. Ce petit édifice religieux, qui fut pendant bien des siècles un but de pèlerinage, mais où on ne dit plus la messe qu’une fois l’an, à la fête de l’archange, est bordé d’une sorte de balcon taillé dans le roc vif, et très-prudemment revêtu d’un garde-fou à hauteur d’appui. Le guide qui accompagnait mon fils lui affirma qu’avant la Révolution (la grande) on distinguait encore sur cette corniche l’empreinte de deux pieds de femme. C’était la trace qu’avait imprimée dans le roc une jeune fille du Puy, laquelle, se trouvant en butte aux médisances de ses voisins, s’élança de cet endroit dans la plaine pour prouver, avec la protection du bienheureux saint Michel, la fausseté des méchants bruits dont elle était victime. Elle arriva en bas sans le moindre mal. Un saut de trois cents pieds, fait impunément ! quelle plus grande preuve de sagesse ? Tout chacun se tint convaincu et satisfait du miracle, hors celle qui en était favorisée. Affolée d’orgueil par le diable qui garde une vieille rancune à saint Michel, la jeune fille voulut recommencer deux fois l’épreuve. À la troisième, l’archange, voyant son antique adversaire se mêler de l’affaire, détourna ses yeux de sa protégée et elle se tua.

Quiconque douterait de l’authenticité de cette histoire sera tenu de lire les mémoires de la Société archéologique du midi, où elle est relatée tout au long (tome I, page 239), ainsi que la relation manuscrite d’un pieux Italien du nom de Médicis qui, voyageant dans le Velay, il y a quelque trois cents ans, a parlé de la chose à peu près en ces termes : « Un homme de bien du lieu d’Aiguilhe me rapporta que plusieurs pèlerins, connaissant l’histoire de la Piocella et la croyant être vraie, alloient au jardin où elle étoit tombée pour regarder en haut, puis montoient en haut pour regarder en bas. Si y furent tant de gens pour voir ce jardin, que plusieurs en emportèrent par singularité beaucoup de terre, de manière à faire craindre au maître de l’endroit que sa propriété ne s’appauvrît ; j’ose à peine ajouter qu’il fit mettre un bassin en ce lieu pour récolter les pécennes des bons pèlerins. »

Pendant le récit de mon fils touchant le roc étonnant de Saint-Michel-en-Velay, qu’à l’invitation de l’auteur anonyme d’un vieux traité intitulé de Mundi mirabilibus, il ne me semblait pas éloigné de regarder comme la dixième merveille du monde, je me souvins à temps que je m’étais promis de voir coucher le soleil du haut du rocher Corneille. J’avais encore une heure devant moi : c’était assez. Laissant donc Henri prendre, sur la place du Breuil, en face de la belle fontaine Croizatier, un repos dont il avait grand besoin, je me lançai vers le but marqué, à travers les rues escarpées de la vieille ville, qui montent en échelles, ou tournent en spirales autour de la haute cathédrale.

Je traversai deux fois cette église, à l’aller et au retour ; deux fois encore je l’ai revue le lendemain et elle m’a laissé au fond du souvenir cette impression profonde, que si elle n’est pas, tant s’en faut, la plus belle basilique de France, elle en est au moins une des plus remarquables, et peut-être la plus religieusement imposante, par sa position au sommet d’un abîme, qu’on ne franchit qu’au moyen d’une montagne de degrés, par la grandeur austère de sa façade noire et blanche, par le jour mystérieux que projettent sous ses sombres nefs les hautes coupoles qui remplacent dans ses voûtes les pleins cintres romans et les ogives gothiques, enfin par les bizarreries calculées et la pauvreté même de son architecture sans ornements.

Jeune fille et vieille femme des environs du Puy-en-Velay. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Au delà de l’église, une succession de marches taillées dans le roc, de plates-formes chargées de débris de murailles, de fragments de tours éboulées, restes d’anciennes fortifications, m’amène enfin sur le sommet nivelé, où depuis 1860 se dresse — à 130 mètres au-dessus de la place de Breuil, et à près de 40 au-dessus du niveau atteint par les flèches de la cathédrale et de la chapelle de Saint-Michel, — le piédestal de la statue de Notre-Dame de France.

Le fer fondu de deux cent treize canons, dépouilles opimes de Sébastopol, a été jeté dans le moule d’où est sortie cette image gigantesque, dont les dimensions dépassent celles de beaucoup de colonnes rostrales. Cependant, ses traits, ses lignes, même vues de près, ne manquent ni de douceur, ni de charme ; son sourire est jeune ; le bambino géant qu’elle tient dans ses bras est bien l’enfant Jésus des peintres, des poëtes et des mères. Quoi qu’on en ait dit, l’ensemble de ce monument

est en harmonie avec la grande nature qui l’entoure.
Le Dyke d’Aiguilhe ou rocher de Saint-Michel. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Si l’on veut embrasser d’un regard ce paysage, on peut monter jusque dans la couronne qui ceint la tête de la Vierge. On y parvient par une suite de degrés et de tiges de fer ménagés dans l’armature de la statue ; mais si on veut étudier la perspective dans tous ses détails, il vaut mieux longer lentement le parapet de la plate forme. — C’est à quoi je me borne en ce moment.

Sous mes pieds s’étend la meilleure partie du département de la Haute-Loire. J’occupe le centre d’une coupe profonde qui fut, tour à tour, le bassin d’un paisible lac des montagnes, et le creuset brûlant ou d’innombrables cratères épanchèrent des torrents de matières minérales en fusion. Le sommet que je foule n’est que l’extrémité d’une cristallisation gigantesque, sublimée dans quelque horrible conflit, entre le granit en ébullition, l’eau réduite en vapeur brûlante et l’atmosphère décomposée à un degré que ne sauraient formuler tous les calculs de la chimie.

D’autres cristallisations, de nature semblable, de formes différentes, mais non moins colossales, servent de ceinture à celle-ci et de premier plan au paysage. Nous connaissons déjà les rocs de l’Aiguilhe et d’Espaly ; un peu au nord-ouest, s’élève la masse énorme de Polignac, accouplement monstrueux des œuvres de la terre et des œuvres de l’homme ; piédestal de Titans, sur lequel pendant sept siècles la féodalité crut avoir fondé pour l’éternité l’idéal de sa puissance, mais où trône aujourd’hui, froide et nue dans son austère réalité, l’expiation éternelle. Par delà ce premier cercle de ruines, entassées par la nature toujours vivante et l’éphémère humanité, se déroule et s’échafaude un triple plan de montagnes dont le soleil, incliné sur l’horizon, approfondit les distances, allonge les ombres et colore diversement les sommets : teintant de pourpre et d’azur ceux qui lui sont opposés, enveloppant d’opale et d’or ceux qui plongent dans ses rayons.

Certes, dans son ensemble, comme dans chacun de ses détails, variés, infinis, pleins de contrastes heurtés, ce site est d’une grandeur indiscutable et d’une étonnante poésie. Mais, est-ce plus beau que l’Italie et que l’Auvergne, comme Mme Sand n’hésite pas à l’affirmer ?… Laissant de côté la terre des orangers, je n’opposerai à ce jugement qu’une objection : je n’ai pas eu à m’armer, dans l’âpre Velay, contre une de ces impressions décevantes, qui plus d’une fois, devant quelque recoin ombreux et velouté du Cantal, m’ont arraché ce cri de confiance naïve : « Qu’il ferait bon vivre ici ! »

… Le 28 août, à l’aube, nous nous éloignions du Puy sur deux coursiers de louage choisis par Henri, après un examen préalable digne d’un sportsman consommé, et légitimé, du reste, par les 70 kilomètres de montagnes que les pauvres bêtes devaient nous faire franchir dans la journée. Une troisième monture portait, outre notre guide, une volumineuse bourriche, préparée avec une louable sollicitude par le chef de l’hôtel des Ambassadeurs, et qui devait nous dispenser de recourir aux ressources culinaires des auberges de la montagne.

Au delà du pont de Brive, nous quittâmes la route d’Issengeaux et les rives de la Loire pour le chemin direct du Mézenc.

Il passe d’abord sous la Roche-Bouge, masse cylindrique de 100 pieds de haut, dressée comme un bastion sur un promontoire de granit tout cicatrisé encore des crevasses qui donnèrent passage à ce dyke, digne frère de ceux que nous connaissons déjà. Puis on remonte la ravine profonde, où le torrent de la Gagne gronde, la plupart du temps invisible, sous les saillies d’une corniche auprès de laquelle la route no 14, si raillée de mes bons amis de Salers[7], serait une allée d’opéra-comique. C’est cependant par cette voie, impraticable à tout autre véhicule qu’au primitif char à bœufs des vieux Gaulois, que communiquent entre eux les Français de Lantriac, de Laussonne et des Étables, communes de 1 400 à 1 600 âmes chacune, et chacune dotée annuellement de deux foires où le commerce d’échange et surtout la vente et l’achat du bétail de race Mézine (fort recherché des départements voisins) font affluer des deux versants du Vivarais un grand concours de trafiquants et d’assez fortes sommes d’argent. Mais que voulez-vous ? la rudesse du climat et du sol engendre celle des idées et des mœurs. Le portrait que le marquis de Villemer fait du montagnard de la Haute-Loire est surtout applicable à l’indigène des versants du Mézenc : probe en affaire et farouche dans ses discussions, hospitalier et avare, fier dans son maintien, et d’une saleté sordide sur lui-même et surtout dans son habitation, il réunit les contrastes de la terre et du ciel qui le nourrissent.

Or terre et ciel sont âpres sous cette latitude et par 1 353 mètres d’élévation. C’est la hauteur des Étables, où fut tué comme sorcier le premier aide de Cassini, lorsqu’il s’y présenta avec ses instruments de mathématiques pour mesurer les sommets d’alentour. Rien de pareil n’étant arrivé aux officiers de l’état-major, lorsque la triangulation de la carte de France les appela en ce lieu, il faut en conclure qu’il n’est pas resté absolument fermé aux effluves du progrès général ; cependant je ne conseillerais pas à un aéronaute d’y passer en ballon, à moins qu’il ne pût se maintenir hors de la portée du fusil.

Du village des Étables, où nous laissâmes nos chevaux, une petite lieue en pente douce à travers des pâturages émaillés de plusieurs variétés de violettes, de comarets et d’autres plantes fort recherchées des parfumeurs à la foire de Beaucaire, nous conduisit au sommet d’une butte triangulaire et rocheuse qui semble comme le couvercle d’un ancien cratère. C’est le point culminant du Mézenc.

Quelque temps que coûte l’ascension de cette cime, on ne saurait le regretter… Naguère dans les massifs du Cantal et du Mont-Dore nous avons atteint un niveau plus élevé, mais jamais nous ne nous sommes encore trouvés au centre d’une perspective tout à la fois aussi

large, mieux circonscrite et aussi colorée que celle-ci.
Les monts Mézenc et Gerbier-des-Joncs à l’échelle de 1/20, 000.
Du sud au nord-ouest, les crêtes des Cévennes centrales,

les monts de la Lozère, de la Margeride, toute la chaîne volcanique de la haute Auvergne et des Dômes, et les âpres ondulations des granits de la Loire et du Forez ; à l’extrême nord, les brumes grises qui descendent du Jura sur la vallée de l’Ain ; tout au midi, les vapeurs soleillées des plaines de Provence ; et à l’orient, toutes les neiges des Alpes savoisiennes et dauphinoises : — voilà le cadre ! Mais qui pourrait saisir, analyser et décrire tout ce qu’il contient ? Deux natures de sol, deux climats séparés par la ligne de faîtes phonolithiques qui court du sommet du Mézenc au Gerbier-des-Joncs, par les escarpements rocheux de Cuset et de Pradoux (voy. la carte p. 303) ; au couchant, des plateaux herbageux descendant en pentes graduées vers les étroites ravines où circule la Loire inaperçue ; au levant, sous nos pieds, des parois escarpées, plongeant dans des gorges profondes ; des pics aigus, des arêtes tranchantes, des rocs démantelés, échafaudés, comme en cascades, le long des torrents et se précipitant avec eux vers la riche vallée où le Rhône, au détour des promontoires, aux angles ouverts des montagnes, fait miroiter ses grandes ondes et projette, sur le paysage immense que nous contemplons, un charme qui manque, je suis forcé de l’avouer, à ceux de l’Auvergne, si grands et si beaux que Dieu les ait faits.

Mais peut-être ne suis-je pas un estimateur impartial de ces divers tableaux ? Peut-être personne ne retrouverait-il dans celui-ci les impressions que j’y ai puisées ? c’est même probable… Un vent glacé balaye les pentes du Mézenc et se brise sur le bloc de phonolite qui me sert de siége ; mais je ne le sens pas. Debout à mes côtés et promenant ses jumelles vers tous les points du compas, mon fils me vante la magie des lignes que dessinent, à la distance où nous en sommes, la ville du Puy, son rocher et sa cathédrale, sa verte banlieue de villas et sa ceinture rougeâtre de dykes et de ruines féodales ; je l’entends à peine. Il m’interpelle en vain pour me signaler les puys et les cratères lointains que nous avons gravis ensemble naguère ; il s’étonne surtout que la masse neigeuse du Mont-Blanc, teintée de rose par le soleil et veinée de bleu par les ombres de ses profondes ravines, ne tourne pas toute mon attention vers les bornes de l’orient.

Femme du Mézenc endimanchée. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Ma pensée est ailleurs ; elle flotte vers le midi, à la dérive du Rhône, — comme elle en avait l’habitude, — il y a de cela bien des années. Là-bas, là-bas, dans ce vaste bassin de verdure et de vapeur d’or qu’enserrent d’un côté le grand fleuve, et de l’autre la large base pyramidale du Mont-Ventoux, s’élève, je le sais, une petite éminence ceinte d’eaux et d’ombrages, comme un tumulus grec au fond d’un bois sacré. De là, j’ai appris, tout enfant, à discerner, entre les mille dentelures de l’horizon occidental, cette même cime du Mézenc, que je foule en ce moment, et à laquelle mes regards usés chercheraient en vain, après quarante années, à rattacher ce tertre verdoyant des plaines de Vaucluse, — où fut mon berceau,… où ne sera pas ma tombe…

J’avais gravi le Mézenc avec une ardeur juvénile, ridicule à mon âge ; je le redescendis songeur, soucieux et murmurant involontairement ce refrain, arraché aussi, en un jour de découragement, à un homme qui fut tout à la fois un grand poëte et un grand citoyen :

Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

Sur le sommet du Mézenc passe la limite commune des départements de la Haute-Loire et de l’Ardèche ; à cette limite, qui est aussi celle de la France centrale, finit la tâche que m’a imposée le titre même de cette étude.

F. de Lanoye.



  1. Suite et fin. — Voy. t. XIII, p. 65, 81, 97 ; t. XIV, p. 257 et 273.
  2. Mérimée, Voyage en Auvergne.
  3. D’après deux mots grecs, ήως et χαιυος, qu’on peut traduire par aurore naissante.
  4. G. Poulett Scrope, The Geology and extinct volcanus of central France, chap. VII.
  5. Elephas primigenus, — palœotherium magnum, — cervus ambiguus.
  6. Congrès scientifique de France. Rapports et bulletins, v. I, p. 282 et passim.
  7. Tour du Monde, tome XIII, p. 83.