Voyage dans l’Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarkand/05

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Cinquième livraison
Traduction par Forgues.
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 97-112).
Cinquième livraison



Les derviches Nakhisbendi, à Bokhara. — D’après Vambéry.


VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE[1],

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY,
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE.
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XII

Les espions de Rahmet-Bi. — Une épreuve solennelle. — Livres et manuscrits. — Le Righistan et le palais de l’émir. — Les seize thés. — La cuisine tartare. — Le rishte ou ver de Médine. — Régime des eaux. — Dévotion des Bokhariotes. — L’émir Moffazard-ed-din. — Un harem économique. — Départ. — Le tombeau de Baha-ed-din.

En dépit de mon costume strictement bokhariote, et bien que brûlé par le soleil de manière à être méconnaissable pour ma mère elle-même, je ne me montrais nulle part sans être aussitôt entouré d’une foule de curieux. Que de poignées de main, hélas ! et combien d’accolades passionnées ! Ces braves gens m’assommaient au delà de ce que je pourrais dire.

Le gouvernement n’était pas aussi facile à tromper. On m’avait entouré d’espions.

Un jour, le vizir m’envoya un petit vieillard ridé qu’il me chargeait d’examiner pour savoir si cet individu était en effet, comme il en donnait l’assurance, un Arabe de Damas. De prime abord ses traits me frappèrent et me parurent ceux d’un Européen. À peine eut-il ouvert la bouche, mon étonnement et ma perplexité augmentèrent encore, vu que sa prononciation ne me paraissait en rien celle d’un Arabe. Il avait, disait-il, entrepris un pèlerinage au tombeau de Djafenben-Sadik (à Khotan, en Chine), et désirait repartir le jour même. Durant notre conversation, sa physionomie trahissait un embarras évident, et j’ai souvent regretté que le hasard ne nous ait pas réunis une seconde fois, car je suis très-porté à croire que cet homme jouait un rôle semblable au mien.


Un espion envoyé à l’auteur. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Lorsque Rahmet-Bi s’aperçut qu’il ne pouvait fonder aucune accusation sur le témoignage de ses émissaires, il prit le parti de me mander en sa présence. Naturellement ce fut sous prétexte de m’inviter à un pilow public, où je comparus devant une espèce de tribunal composé d’Oulémas bokhariotes. J’entrevis, dès que j’arrivai sur le seuil, que l’épreuve serait dure et que j’aurais à passer sous le feu croisé des questions les plus embarrassantes ; mais j’étais préparé et, pour me prémunir contre toute surprise, je me montrai moi-même curieux de mille et mille informations diverses. Au lieu de répondre, j’interrogeai ; au lieu de me défendre, j’attaquai ; et le docte aéropage eut à me rendre compte des nuances qui existent entre les différents principes religieux, farz, sünnet, vadjib et mustahab[2].

L’ardeur que je manifestais produisit une impression favorable, et bientôt s’éleva une discussion des plus chaudes sur maints passages de l’Hidayet, du Sherkhi Vekaye et d’autres traités pareils. J’eus grand soin de m’y mêler avec force louanges pour les mollahs bokhariotes que je proclamai supérieurs non-seulement à moi, mais à tous les Oulémas de Constantinople. Je me tirai sain et sauf de cette passe d’armes théologique. Les mollahs, mes confrères, firent comprendre à Rhamet-Bi, par leurs signes et leurs demi-mots, que son « rapporteur » avait commis une erreur grave et que, si on ne voulait pas me reconnaître pour un Mollah des plus distingués, j’étais doué, à tout le moins, de ces éclairs soudains qui portent la lumière divine dans l’âme du vrai croyant.

À partir de cette journée mémorable, ma tranquillité ne fut plus troublée. Je menais une vie régulière s’il en fut. En premier lieu, avant de sortir de chez moi, je m’acquittais de tous les devoirs imposés aux derviches et auxquels, en cette qualité, j’étais astreint. Puis je me dirigeais vers le bazar de la librairie, lequel renferme vingt-six boutiques. Les ouvrages imprimés y sont rares. J’y ai vu, en revanche, là et dans les maisons des libraires (chacun gardant à part lui ce qu’il a de plus précieux), bien des trésors auxquels nos Orientalistes, soit historiens, soit philologues, assigneraient une valeur incalculable. Placé comme je l’étais, je ne pouvais songer à aucune emplette de ce genre, d’abord faute de ressources pécuniaires, mais, ensuite et surtout, parce que la moindre apparence de préoccupations mondaines et de savoir mondain auraient fait tort à mon déguisement. Les manuscrits, en bien petit nombre, que j’ai rapportés de Bokhara et de Samarkand, n’ont pu être achetés qu’avec des peines infinies, et ce fut avec une véritable angoisse que je me vis forcé de laisser derrière moi des ouvrages qui auraient comblé plus d’une lacune importante dans nos études orientales.

En quittant le marché aux livres, je me rendais d’habitude au Righistan (place publique) situé assez loin de là. On y trouve une pièce d’eau entourée d’échoppes à thé ; en se promenant sur le quai, on aperçoit à une des extrémités de la place, l’Arche (palais fortifié) de l’émir, construite sur un escarpement de terrain. Une horloge est placée au-dessus de la porte. L’ensemble est d’un aspect sinistre. Je ne passais guère sans frémir devant ce repaire de tyrannie, où peut-être avait péri plus d’un voyageur venu avant moi, et sous les voûtes duquel, en ce moment même, languissaient, loin de leur pays, isolés de tout secours humain, trois malheureux enfants de l’Europe[3]. Quatorze canons de bronze richement travaillés et d’une longueur exceptionnelle avoisinaient ce portail menaçant. Plus haut, et à la droite du palais, s’élève la Mesdjidi-Kelan, la plus grande mosquée de Bokhara édifiée par Abdullah-Khan-Sheibani.

Au sortir du Righistan, j’allais m’installer dans l’échoppe à thé d’un Chinois de Komul[4], très-familier avec la langue turco-tartare et qui passait pour bon musulman. Ce brave homme me témoignait une véritable amitié, malgré la distance qui séparait nos deux patries. Il se plaisait à m’entretenir de la sienne et entrait dans mille détails sur la beauté du pays, les mœurs des habitants, l’excellence de la cuisine, etc. Mais c’était en matière de thé, surtout, qu’il déployait des trésors d’éloquence. Avec quel enthousiasme ne parlait-il pas de son arbuste chéri et des saveurs variées que présentent les feuilles de la même tige ! Son magasin en renfermait de seize espèces différentes qu’il discernait au toucher[5].

Hadji Salih, dans le principe, m’avait conduit un peu partout ; plus tard, je parcourus seul les divers quartiers de la cité, ses bazars et ses colléges (medresse) ne me réunissant à mes amis que pour répondre aux invitations collectives d’un Tartare chinois, depuis longtemps établi à Bokhara. Parmi les mets indigènes il en est un que je puis recommander en toute confiance à mes lecteurs. Le mantuy, c’est son nom, est une espèce de pudding où la viande hachée s’amalgame avec de la graisse et des épices. On le fait bouillir d’une façon particulière. Sur le feu est placé un chaudron rempli d’eau et dont la partie supérieure est recouverte, sauf un petit espace où l’on glisserait à peine son poing fermé. Au-dessus de cette baie, on dispose trois ou quatre tamis ou sacs solidement fixés l’un à l’autre ; celui de dessous tient au chaudron lui-même par le mastic gluant dont on a pris soin de l’enduire. Dès que l’eau commence à bouillir et lorsqu’une suffisante quantité de vapeur filtre à travers les tamis, on loge le mantuy, d’abord dans celui du haut, puis dans les autres, successivement, jusqu’au dernier où s’achève la cuisson. Les mantuy une fois bouillis sont fréquemment sautés dans de la graisse et reçoivent alors le nom de zenbusi (baiser de dame).

Pendant tout mon séjour à Bokhara la chaleur fut à peu près intolérable ; j’en aurais pourtant moins souffert si elle n’avait été aggravée par un autre fléau dont la crainte me tenait sans cesse en alerte. Je veux parler de la rishte (filaria Medinensis) qui, pendant qu’elle sévit, atteint environ un dixième de la population. La crainte de ce mal me forçait à boire constamment, comme préservatifs, de l’eau chaude et du thé. On y est fait dans le pays et, tant que l’été dure, les Bokhariotes n’y prennent guère plus garde que nous n’en prenons à de simples rhumes. Le premier symptôme est une démangeaison qui se fait sentir au pied ou sur toute autre partie du corps ; une tache lui succède, et un ver de la grosseur d’un fil prend naissance au cœur de l’endroit ainsi attaqué. Il arrive souvent à une aune de long, et on ne doit pas tarder plus de quelques jours à le dévider sur une espèce d’aspe ou de touret. En ceci consiste le traitement ordinaire, d’où ne résulte aucune souffrance très-vive ; mais si, pendant l’opération, le ver vient à se briser, les parties voisines s’enflamment aussitôt, et au lieu d’un seul parasite on en voit paraître huit à dix, ce qui force le malade à s’aliter pendant une semaine et lui occasionne un malaise intense. Les plus courageux se font extirper la rishte au début même de la maladie. Les barbiers de Bokhara sont assez habiles pour tenir lieu de chirurgiens dans ces circonstances spéciales. Ils enlèvent en un instant la portion de chair où la démangeaison s’est fait sentir et, quand le ver est extrait par ce procédé sommaire, la plaie se guérit bientôt toute seule. Ce mal, qui sévit aussi à Bender-Abbasi (Perse), est quelquefois sujet à se reproduire deux étés de suite, même quand le patient a changé de climat dans l’intervalle de l’un à l’autre. C’est ce qui arriva au docteur Wolff, bien connu par ses voyages et qui, au retour de l’Asie centrale, rapporta chez lui un de ces incommodes et longs souvenirs. Ce fut en Angleterre seulement que se manifesta le germe de l’insecte immonde, et sir Benjamin Brodie, le Dupuytren anglais, employa pour l’extraire la simple méthode des barbiers d’Orient.

À leur climat détestable, à la mauvaise qualité de leurs eaux, les Bokhariotes sont encore redevables de plusieurs autres infirmités rebutantes. On remarque spécialement chez les femmes, — qui, à cela près, passeraient pour d’assez jolies brunettes, des coutures, des cicatrices fort nuisibles à leur beauté ; peut-être en doit-on chercher aussi la cause dans leur existence trop sédentaire.

Bokhara est pourvue d’eau par la Zerefshan (Distributrice de l’or). Cette rivière, qui coule au nord-est et dans le lit de laquelle on laisse s’accumuler toutes sortes de substances malsaines, suffit à grand-peine aux besoins de la cité. Aussi ses eaux n’y sont-elles admises qu’à de certains intervalles, tantôt de huit jours, tantôt de quatorze, selon la hauteur de l’étiage. Leur apparition, — encore qu’elles soient passablement troubles, même à l’heure où on les introduit ainsi par la dervaze (porte) Mezar, — n’en est pas moins pour les habitants une occasion de se réjouir. Ils commencent, jeunes et vieux, par se précipiter à l’envi dans les canaux et les réservoirs pour y faire leurs ablutions. On y baigne ensuite les chevaux, les vaches, les ânes, et seulement lorsque les chiens, admis les derniers, s’y sont un peu rafraîchis, on en interdit l’accès, afin que l’eau, désormais tranquille, puisse s’éclaircir et s’épurer. On pensera sans doute qu’il est un peu tard, après qu’elle s’est chargée de tant de miasmes délétères et de substances impures. N’importe, c’est ainsi que « la noble Bokhara » veille sur cet élément nécessaire à l’existence ; cette Bokhara où des milliers d’étudiants viennent s’assimiler les dogmes d’une religion qui met la propreté au rang des vertus. Ne fût-ce que par les tendances religieuses que j’y ai remarquées, soit dans le gouvernement, soit chez le peuple, Bokhara garderait une place éminente dans mes souvenirs. J’ai entendu fréquemment répéter autour de moi que « cette ville est le véritable appui de l’Islam[6]. » En vérité, c’est trop peu dire ; il faudrait l’appeler la Rome de l’Islam, puisque la Mecque et Médine en représentent la Jérusalem. Bokhara n’ignore pas cette suprématie, et s’en décore à la face de toutes les autres nations mahométanes.

Le sang iranien des habitants de Bokhara (peuplée aux deux tiers de Persans, de Mervites et de Tadjiks) donne un léger semblant d’animation aux bazars et aux places publiques ; mais dans les maisons particulières, quelle triste et monotone existence ! Toute joie, toute gaieté sont bannies de ces réunions sur lesquelles pèsent une religion tyrannique, un espionnage savamment combiné. Les agents de l’émir trouvent moyen de se glisser dans les sanctuaires les plus intimes, et malheur à l’homme qui se permettrait le moindre manquement aux rites, le plus léger mépris du pouvoir civil ! La terreur engendrée par des siècles d’oppression est si bien passée dans les mœurs, qu’un mari et sa femme, même en l’absence de toute personne tierce, venant à prononcer le nom de l’émir, n’oseraient se dispenser d’y ajouter la formule : — « Dieu lui accorde cent vingt ans de vie ! »

L’émir régnant, Mozaffar-ed-din-Khan (religieux observateur de son culte) a quatre femmes légitimes et une vingtaine d’odalisques, les premières nées à Bokhara, les autres choisies parmi ses esclaves et — d’après ce qui m’a été dit très-sérieusement — ayant pour unique mission de veiller sur ses enfants qui sont au nombre de seize, savoir : dix filles (dix princesses, devrais-je dire) et six garçons ou tore. Les deux aînées ont pour époux les gouverneurs de Serepool et d’Aktche ; seulement, comme ces villes sont tombées au pouvoir des Afghans, les gendres de l’émir véritables rois sans portefeuilles[7] — reçoivent l’hospitalité de leur beau-père. La haute surveillance du harem est dévolue à la mère du souverain, jadis une esclave persane (de Kademgihah près de Meshed) et à sa grand-mère, Hakim-Ayim ; elles y maintiennent un ordre parfait qui lui a valu un grand renom de chasteté. L’accès en est interdit aux laïques sous peine de mort. Tout regard, toute pensée qu’ils porteraient vers le séjour sacré comptent également pour crime capital. On n’y admet que le sheikh ou mollah dont le souffle sacré (nef) est d’une sainteté notoire, et ce fut à ce titre que notre collègue Hadji-Salih fut invité à s’y rendre pour administrer une dose de khaki shifa[8]. Le harem, d’ailleurs, est monté sur un pied fort économique en ce qui concerne la table, la toilette et autres nécessités quotidiennes. Les sultanes font elles-mêmes leurs habits, et de plus ceux de l’émir qui paraît regarder à tout de très-près. On dit, par exemple, que les frais de cuisine pour le palais de Son Altesse ne montent pas au delà de quinze à vingt tenghe[9] et je regarde ceci comme très-probable, aucun plat recherché ne figurant à l’ordinaire du prince qui se contente de pilau bouilli dans la graisse de mouton. Ces mots : « table royale », n’ont pas de sens dans un pays comme celui-ci, ou le même mets suffit au chef de l’État, aux agents du pouvoir, au négociant, à l’ouvrier, voire au paysan le plus pauvre.

Quand on a traversé les déserts de l’Asie centrale, Bokhara, nonobstant tout ce qui lui manque, produit encore, et à beaucoup d’égards, l’effet d’une grande capitale. J’avais maintenant à chaque repas d’excellent pain, des viandes cuites à l’eau, du thé, des fruits, etc. Je m’étais procuré deux chemises, et le bien-être de la vie civilisée avait repris pour moi tant de charme que j’éprouvai un véritable regret, lorsque le signal du départ me fut donné par mes collègues, pressés de rentrer dans leurs demeures lointaines avant que l’hiver ne vînt les surprendre.

Je projetais de pousser avec eux jusqu’à Samarkand, où la rencontre de l’émir m’apparaissait comme une nécessité redoutable ; dans une pareille passe, leur compagnie pouvait m’être utile à bien des égards. Une fois là, je me réservais de décider si je continuerais avec eux jusqu’à Khokand et Kashgar, ou si je reviendrais seul par Kerki, Karshi et Hérat.

Après vingt-deux jours de résidence à Bokhara, nous résolûmes donc de partir pour Samarkand. Comme les gens parmi lesquels nous vivions, fort prodigues de démonstrations amicales, se montraient d’ailleurs parcimonieux à l’extrême, nos finances étaient en mauvais état. Tout ce que la libéralité khivite nous avait permis d’amasser était maintenant à peu près épuisé ; ainsi que la plupart de nos compagnons, j’avais dû me défaire de mon âne et je m’étais muni, pour continuer le voyage, d’une carriole à deux roues. Certains membres de la caravane, ceux qui se rendaient au Khokand ou à Khodjend, nous avaient déjà quittés et se dirigeaient isolément vers leur destination respective. Le groupe encore réuni se composait ou des natifs de l’Endighan ou de Tartares chinois. Ceux-ci, du reste, pour gagner Samarkand, ne devaient pas suivre la même route. Hadji-Salih et les gens d’Hadji Bilal, en compagnie desquels je restai avaient pris le parti de s’y rendre directement ; les autres, voyageant à pied désiraient, passant par Gidjdovan, accomplir un pèlerinage au tombeau du saint Abdul-Khalik[10].

Rahmet-Bi me donna des lettres de recommandation pour Samarkand et je lui promis de me présenter à l’émir. La carriole nous attendait depuis quelques jours déjà dans le village de Baveddin, où selon l’usage du pays nous devions faire un second pèlerinage, notre visite d’adieu. Il est situé à deux lieues de Bokhara et renferme, je l’ai déjà dit, la sépulture du célèbre Bahaed-din-Nakishbend, fondateur de l’ordre qui porte son nom, le saint national du Turkestan, et vénéré comme un second Mohammed. Les Bokhariotes sont fermement convaincus que la simple invocation : « Baha-ed-din-Belagerdan[11] ! » préserve de toute espèce de malheurs. Les pèlerins affluent en cet endroit et il en est qui viennent du fond de la Chine. C’est l’usage à Bokhara de faire chaque semaine une course de ce genre et trois cents ânes de louage facilitent l’incessante circulation de la métropole au saint lieu.

La tombe est dans un petit jardin, borné d’un côté par une mosquée. On traverse, pour en approcher, une cour remplie de mendiants aveugles ou boiteux, dont les persévérantes importunités laissent bien loin celles de leurs confrères romains ou napolitains. En avant du tombeau se trouve la fameuse senghi murad (pierre du désir), usée et polie par les nombreux pèlerins qui sont venus y frotter leur front. Le monument est surmonté de plusieurs cornes de bélier, d’une bannière et d’un balai qui a longtemps servi à nettoyer le sanctuaire de la Mecque. On a plusieurs fois essayé de couronner le tout par un dôme ; mais Baha-ed-din, comme beaucoup d’autres saints du Turkestan, a une préférence marquée pour le grand air, et jamais la toiture ainsi édifiée n’a duré plus de trois jours. Tel est, du moins, le récit des sheikhs descendants du saint qui veillent tour à tour devant la tombe. Ils racontent aussi aux pèlerins, avec un sang-froid parfait, que leur ancêtre avait pour le nombre sept une affection toute particulière. Venu au monde dans son septième mois, à sept ans il savait le Koran par cœur, et mourut dans sa soixante-dix-septième année. En conséquence, les dons ou contributions que l’on vient déposer sur sa sépulture doivent se dénombrer par le chiffre sept ou par ses multiples, particularité remarquable qui tend évidemment à grossir le total de ces pieuses offrandes.

À un quart de lieue du tombeau de Baha-ed-din, et dans une lande ouverte à tout venant, on peut voir celui de Miri-Kulah, qui fut son devancier et son père spirituel. Mais le maître est bien loin de posséder le même crédit que y le disciple et de recevoir les mêmes hommages.


XIII

La route de Samarkand. — Le petit désert de Chol-Melik. — Villages forains. — Kermineh — La mosquée de Mir. — Premier aspect de Samarkand. — Promenades en ville. — Souvenirs de Timour-Khan. — L’arche ou citadelle. — Le palais d’été, le sépulcre, la mosquée de Timour. — Les medresses. — La vieille et la nouvelle ville. — Dehbid. — Je résiste à la tentation d’aller plus loin. — La rentrée de l’émir. — Le pilow royal. — L’audience périlleuse. — Le mensonge récompensé. — Le départ. — Regrets et remords. — Adieux à Samarkand.

J’avais entendu dire merveille des cultures agricoles entre Bokhara et Samarkand ; cependant, après une journée de marche, je n’avais vu des deux côtés du chemin, que des terres médiocrement travaillées ; le jour suivant me réservait une véritable surprise. Nous avions traversé le petit désert de Chol Melik (six lieues de long sur quatre de large), où se trouvent un karavanséraï et un réservoir, et nous étions arrivés dans le district de Kermineh, petite ville qui constitue la station du troisième jour. Là, toutes les heures, parfois même toutes les demi-heures, nous rencontrions un petit bazarli djay (endroit forain), comprenant plusieurs auberges et magasins de provisions où d’énormes samovars, sans cesse en ébullition, nous promettaient le nec plus ultra du bien-être et des délices les plus enviés de l’existence tartare. Ces villages diffèrent absolument de ceux qu’on voit en Perse ou en Turquie ; les cours de ferme y sont tout autrement peuplées de volailles, et les étables de bestiaux. Vers midi, nous fîmes halte dans un charmant jardin de Kerminah, à côté d’un réservoir recouvert d’épais ombrages. Mes amis semblaient me devenir plus chers, à mesure que se rapprochait davantage le moment de notre séparation, et je ne voyais pas comment je pourrais accomplir à moi seul le long voyage de Samarkand en Europe. Nous partîmes de Kerminah au soleil couché, par égard pour l’épuisement de notre cheval, à qui la fraîcheur de la nuit devait procurer quelque relâche ; vers minuit, nous nous arrêtâmes deux heures encore, espérant arriver le lendemain à notre station avant le début de la chaleur. Le long de la route, je remarquai des bornes milliaires taillées en carré, les unes intactes, les autres brisées et qui datent de Timour ; il ne faut pas s’en étonner, puisque Marco Polo, du temps d’Oktai, trouve des routes de poste régulièrement établies dans l’Asie centrale. On dit, au reste, que sur tout le parcours de Bokhara, vers Kashgar, se rencontrent encore les vestiges d’une antique civilisation qui se pourrait suivre à la trace, nonobstant de fréquentes lacunes, jusque dans le centre de l’empire chinois. L’émir actuel, qui voudrait lui aussi se distinguer, a fait élever çà et là quelques petites terrasses qui, destinées à la prière, tiennent lieu des mosquées absentes, et rappellent au voyageur ses devoirs religieux.

Nous passâmes la soirée au village Mir dont la mosquée nous servit de karavanséraï. Elle s’élève au centre d’un joli parterre.

De Mir nous allâmes à Kette-Kurgan (grande forteresse), c’est le chef-lieu d’une province, et on y trouve les cordonniers les plus renommés de tout le Khanat. Cette place forte est protégée par une épaisse muraille et par un fossé profond.

De Kette Kurgan, un chemin spécial conduit à Karshi en traversant le désert, et on prétend qu’il abrége de quatre lieues le trajet habituel de ce point à Samarkand ; mais les voyageurs qui le prennent sont obligés d’emporter avec eux leur provision d’eau.

Laissant derrière nous Karasu, localité de quelque importance, nous arrivâmes à Daul, la cinquième et dernière station avant Samarkand. Le chemin longeait la cime de quelque hauteur d’où nous pouvions apercevoir sur notre gauche une certaine étendue de forêts. Elles vont à ce qu’on m’assure jusqu’à mi-chemin de Bokhara, et servent de retraite à deux tribus ozbegs, les Khitai et les Kiptchak souvent en guerre avec l’émir.

Les renseignements que j’avais recueillis à Bokhara diminuaient sensiblement à mes yeux l’importance historique de Samarkand. Cependant lorsqu’on me montra du côté de l’Orient la montagne Chobanata au pied de laquelle était située, me disait-on, cette Mecque du Turkestan, j’éprouvai un sentiment difficile à décrire. Je gravis avec peine une colline élevée d’où m’apparut, au milieu d’une belle campagne, la capitale de Timour. Ses dômes, ses minarets de couleurs diverses, noyés dans les splendeurs du soleil matinal, l’originalité du tableau qui se déroulait à ma vue, produisirent sur moi une première impression tout à fait agréable.

La cime du Chobanata est arrondie en forme de dôme et couronnée par un petit édifice où repose le saint patron des pasteurs qui lui a donné son nom. Au-dessous est la cité. Sa circonférence égale celle de Téhéran. Quoique les maisons y soient beaucoup plus éparses, néanmoins les massifs de ruines et les édifices les plus en vue lui donnent un aspect tout autrement majestueux. Le regard s’arrête d’abord sur quatre monuments élevés en forme de demi-dôme qui servent de façades ou si l’on veut de propylées aux medresses (colléges). De loin, il semble former un seul groupe ; quelques-uns, par le fait, sont à l’arrière-plan. Sur la limite sud-ouest de la ville, s’élève, au sommet d’une colline, l’arche ou citadelle, qu’entourent d’autres bâtiments, tombes ou mosquées. Tous ces édifices sont séparés les uns des autres par des jardins touffus. Malheureusement l’impression produite par l’extérieur de la cité s’affaiblit à mesure que l’on approche.

Nous allâmes descendre d’abord dans un karavanséraï voisin du bazar, où les hadjis peuvent se prévaloir d’une hospitalité gratuite ; mais bientôt nous fûmes invités à venir occuper une maison particulière, située près du tombeau de Timour.

La rentrée du souverain à l’issue de la campagne victorieuse qu’il venait de faire dans le Khokand étant annoncée comme très-prochaine, nos compagnons voulurent bien attendre, par égard pour moi, que j’eusse été présenté à l’émir, et qu’il m’eût été possible d’organiser mon voyage de retour avec quelques autres hadjis de passage. En attendant j’employais mes journées à visiter tout ce que la ville peut offrir de curiosités anciennes ; et, à cet égard, nonobstant son aspect misérable, il n’est rien dans l’Asie centrale qui puisse lui être comparé. Les divers endroits où l’on vient en pèlerinage se comptent ici par centaines. Nous ne signalerons que les plus remarquables.

Le Hazreti-Shah-Zinde (le palais d’été de Timour[12]). — Ce palais conserve encore aujourd’hui les traces évidentes de sa splendeur ancienne. Ses bâtiments sont situés sur un exhaussement du sol, et on y arrive par quarante degrés de marbre. Au sommet est un pavillon sis à l’extrémité d’un petit jardin. Là plusieurs étroits corridors mènent à une grande pièce d’où vous arrivez par un corridor obscur à la tombe du saint, pour le moins aussi ténébreuse. Dans les diverses salles les briques de couleur et le pavé de mosaïque brillent du même éclat que s’ils étaient sortis la veille des mains de l’ouvrier.

Mesdjidi Timour (la Mosquée de Timour, située au midi de la ville) : ses dimensions et ses décorations en briques peintes rappellent la Medjidi-Shah d’Ispahan bâtie par ordre d’Abbas II, mais son dôme affecte la forme d’un melon. Les inscriptions tirées du Koran, rehaussées d’or, sont les plus belles que j’aie vues après celles des ruines de Sultanieh.

L’arche (citadelle). — On gravit pour monter à la citadelle une pente assez escarpée. Le Talari-Timour ou « salle d’audience de Timour » est une longue cour étroite entourée d’une espèce de cloître ou de trottoir couvert. Sur la face opposée aux spectateurs se trouve la célèbre Köktash (pierre verte) dont Timour avait fait le marchepied de son trône. Cette pierre qui a dix pieds de long et quatre de large, a été transportée, dit-on, de Brousse à l’endroit où on la voit aujourd’hui. Dans le mur sur la droite de la Köktash est une plaque de fer ovale et bombée qui ressemble à la moitié d’une noix de coco : une inscription arabe y est gravée en caractères kufites. On prétend qu’elle a été enlevée au trésor du sultan Bayazid-Yildérin et qu’elle a servi d’amulette à l’un des kalifs. Les émirs, en montant sur le trône, viennent rendre hommage à la Köktash.

Turbeti-Timour (le sépulcre de Timour). — Ce monument, placé au sud-ouest, consiste en une élégante chapelle, couronnée d’un dôme splendide et entourée d’un mur ; dans ce mur extérieur s’ouvre une haute porte en arceaux des deux côtés de laquelle se dressent deux petits dômes reproduisant en miniature celui dont nous venons de parler. L’espace compris entre la muraille et la chapelle est planté d’arbres. L’entrée de la chapelle est à l’ouest et sa façade regarde le sud (kible) ainsi que le veut la loi. Au milieu, sous le dôme, c’est-à-dire à la place d’honneur, sont deux tombes placées côte à côte, la tête dans la direction de la Mecque. L’une est surmontée d’une très-belle pierre vert foncé, large de deux empans et demi, longue de dix, épaisse de six doigts. Elle est posée à plat en deux morceaux sur le tombeau de Timour. La seconde, décorée d’une pierre noire à peu près aussi longue mais un peu plus large, abrite les cendres de Mir-Seid-Berke, le maître spirituel de Timour, auprès duquel, par un sentiment de reconnaissance, le grand émir voulut être enseveli. Tout autour sont d’autres pierres funéraires, petites ou grandes, marquant la place où reposent les femmes, les petits-fils et les arrière-neveux du grand homme. Leurs inscriptions sont en langue persane ou arabe.

L’intérieur de la chapelle, où des arabesques d’albâtre, dorés par endroits, s’enlèvent heureusement sur un beau fond d’azur, atteste le goût d’un véritable artiste et produit sur l’œil un effet merveilleux. Il nous rappelle l’intérieur du sépulcre de Musume-Fatma, que nous avons vu en Perse dans la ville de Kom ; mais tandis que ce dernier est surchargé d’ornements, la sobriété du second, sa simplicité grandiose lui donnent une supériorité marquée. Nous descendîmes par un long escalier à une crypte reproduisant les proportions de la chapelle supérieure et où les véritables tombes sont rangées dans le même ordre que celles d’en haut. Celle de Timour renferme, à ce qu’on assure, des valeurs considérables. Sur une table est un Koran in-folio, transcrit sur une peau de gazelle. C’est, dit-on, l’exemplaire écrit par Osman, le secrétaire de Mohammed et le second des khalifs. Timour l’aurait enlevé au trésor du sultan Bajazet et rapporté de Brousse dans sa capitale. On lit en face du sépulcre l’inscription suivante en lettres blanches sur fond bleu :

« Ceci est l’œuvre du pauvre Abdullah, le fils de Mohammed natif d’Ispahan. »

À cent pas environ de l’édifice que je viens de décrire, s’élève un autre dôme bâti simplement, sous lequel repose une des épouses favorites de Timour. Sur un des côtés de ce dôme est suspendue une espèce d’écheveau qui passe pour contenir du Muy-Seadet (poil de la barbe du Prophète) et qui depuis bien des années préserve, dit-on, d’une chute complète, ce bâtiment crevassé de toutes parts.

Les medresses (colléges). — Quelques-uns sont encore peuplés ; les autres, déserts, n’offriront bientôt plus qu’un monceau de ruines. Parmi ceux qu’on entretient avec le plus de soin, il faut compter le médresse Shirudar et le medresse Tillakari, tous deux bâtis à la vérité bien après l’époque de Timour. Le dernier nommé emprunte son nom aux dorures dont il est profusément orné, car Tillakari veut dire « ouvragé d’or ; » il date de l’an 1028 (1618). En face de ces deux collèges se voit le medresse Mirza-Ulug, construit en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme. C’est dans ce bâtiment qu’on avait placé un observatoire célèbre dans le monde entier, lequel fut commencé en 832 (1440), sous la direction de trois savants, Gayas-ed-din, Djemshid, Muayin Kashani, et l’Israélite Silah ed-din Bagdadi.

Ces medresses encadrent la principale place, ou le Righistan de Samarkand, plus petit, il est vrai, que celui de Bokhara, mais garni d’échoppes comme ce dernier, et fréquenté par des foules tumultueuses. À quelque distance de là, et dans le voisinage de la Dervaze Bokhara, se trouvent les ruines considérables du medresse Hanym qu’une princesse chinoise, femme de Timour, fit élever à ses frais, et qui réellement devait être magnifique.

Outre les bâtiments que je viens d’énumérer on rencontre çà et là d’autres tours et d’autres dômes, vestiges obscurs d’époques lointaines. Après toutes les investigations dont je pus m’aviser, je n’ai pu découvrir la moindre trace de cette bibliothèque gréco-arménienne que Timour victorieux aurait rapportée à Samarkand, s’il fallait en croire une tradition universellement accréditée. Un prêtre arménien, nommé Hadjutos, venu de Kaboul à Samarkand, a prétendu avoir découvert dans cette dernière ville d’énormes in-folio garnis de lourdes chaînes, et cela au fond de ces tours où, de peur des djins, pas un musulman n’oserait s’aventurer. Je ne saurais admettre, quant à moi, l’existence de cette bibliothèque ; et je me trouve en contradiction non moins formelle avec ceux qui attribuent une origine chinoise aux monuments de Samarkand.

La ville nouvelle, dont les murailles sont à une grande lieue en dedans des anciens remparts, compte six portes et quelques bazars qu’on peut regarder comme ayant survécu au reste de la vieille cité. Dans ces bazars se vendent, à très-bas prix, malgré leur réputation, des objets fabriqués en cuir, et des selles de bois dont le vernis ferait honneur à nos ouvriers européens. Pendant ma résidence dans la capitale de Timour, les rues et les endroits publics regorgeaient de monde, le retour des troupes pouvant être regardé comme la principale cause de cette affluence extraordinaire. Quant à la population normale, je ne pense pas qu’elle excède quinze à vingt mille âmes dont les deux tiers sont Ozbegs, et le reste se compose de Tadjiks. L’émir, qui habite en général Bokhara, passe régulièrement deux ou trois mois de l’été à Samarkand, où la chaleur est moins insupportable, mais l’eau qui m’avait été recommandée comme une véritable abi-hayat (ambroisie) m’y a paru aussi mauvaise que possible.

Dehbid (les dix saules) située à une lieue de Samarkand, sur l’autre bord de la Zerefsham, mérite par ses agréments une mention particulière. C’est un but de pèlerinage et de récréation.

Sans aller aussi loin que l’habitant de l’Asie centrale, et sans dire comme lui, que « Samarkand ressemble au paradis, » il faut cependant être juste et convenir que cette ancienne capitale éclipse par sa situation et les richesses végétales dont elle est entourée toutes les autres villes du Turkestan. Khokand et Namengan sont classées encore plus haut dans l’opinion des indigènes ; mais un étranger qui n’a pas eu l’occasion d’en juger par lui-même est excusable de ne pas leur décerner une palme dont elles sont peut-être dignes.

J’étais en pleins apprêts de départ lorsque l’émir fit son entrée triomphale, annoncée trois jours d’avance et qui attira sur le Righistan une foule immense de curieux. La cérémonie toutefois n’eut rien de très-pompeux. En tête du cortége marchaient environ deux cents Serbaz, qui ayant passé leur accoutrement de cuir sur un costume bokhariote, méritaient plus ou moins la qualification de troupe régulière. Loin derrière eux venaient les différents corps rangés en bon ordre avec des étendards et des cymbales. L’émir Mazaffen-ed-din et son escorte de hauts fonctionnaires coiffés de turbans blancs et portant des robes de soie où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel s’étaient donné rendez-vous, me représentaient mieux un chœur de femmes dans l’opéra de Nabuchodonosor, qu’un véritable escadron de guerriers tartares. J’en dirai autant du personnel de la cour, chambellans, etc., parmi lesquels les uns portaient des bâtons blancs et certains autres de longues hallebardes. Rien dans le cortége ne rappelait le Turkestan, si ce n’est dans les gens de la suite un bon nombre de Kiptchaks arrêtant le regard aussi bien par l’originalité de leur physionomie mongole que par leur armure bizarre composée d’arcs, de flèches et de boucliers.


Entrée de l’émir à Samarkand. — D’après Vambéry.

L’émir avait publiquement annoncé que le jour de sa rentrée serait une fête nationale. On avait donc mis en réquisition et apporté sur le Righistan de monstrueux chaudrons comme ceux dont on se sert ici pour préparer le pilow royal dont chaque chaudronnée est composée comme il suit : — Un sac de riz, trois moutons mis en morceaux, une grande casserole de suif (de quoi faire chez nous cinq livres de chandelles), un petit sac de carottes ; le tout placé sur un feu modéré de manière à bouillir ou pour mieux dire à fermenter pêle-mêle. Avec cela du thé à discrétion. De sorte que la mangeaille et la boisson allaient du même pas et ne s’arrêtaient guère.

Une arz (ou audience publique) devait avoir lieu le lendemain. Je voulus profiter de l’occasion pour me présenter à l’émir sous la conduite et le patronage de mes amis ; mais à mon grand étonnement nous fûmes arrêtés, sur le seuil même du palais par un Mehrem chargé de nous prévenir que Sa Majesté désirait me voir séparément. Ceci ne laissa pas de faire naître chez tous un pressentiment fâcheux.

Je suivis pourtant le Mehrem et après une heure d’attente, on me fit entrer dans un appartement que j’avais déjà eu occasion de visiter quelques jours plus tôt. J’y trouvai l’émir, assis sur un matelas ou ottomane de drap rouge parmi un grand nombre de manuscrits et de livres. Sans perdre un instant mon sang-froid je lui débitai une courte sura que j’accompagnai de la prière en usage pour la prospérité du souverain ; puis, après l’amen auquel il se joignit lui-même, je m’assis à côté du royal personnage sans y être autorisé par le moindre geste ou la moindre parole. Cette démarche hardie mais tout à fait compatible avec le caractère dont je me disais revêtu, ne parut pas lui déplaire autrement. Quant à moi, dès longtemps accoutumé à ne plus rougir, je soutins avec assurance le regard fixe qu’il attachait sur mon visage, probablement pour me faire perdre contenance.

« Hadji, me dit-il, tu es venu de Roum à ce qu’on prétend, pour visiter les tombeaux de Baha-ed-din et de nos autres saints.

— Oui, Takhsir (sir)[13] ; mais c’est aussi pour me ranimer par la contemplation de ta beauté sacrée (djemali mubarek), lui répondis-je selon les formes habituelles de ces sortes d’entretiens.

— Voilà qui est singulier, reprit-il. Véritablement pour venir d’un pays si éloigné tu n’avais aucun autre motif ?

— Aucun, Takhsir, et cela n’a rien de surprenant. J’ai toujours désiré avec ardeur de voir Bokhara la noble et cette Samarkand enchantée dont on devrait fouler le sol sacré plutôt avec la tête qu’avec les pieds ainsi que l’a remarqué le sheikh Djilal. D’ailleurs je n’ai point ici-bas d’autres affaire et voici déjà longtemps que j’erre de toute part en véritable Djihangishte (pèlerin du monde.)

— Que dis-tu là ?… Boiteux comme tu l’es et djihanghiste !… Voilà, je le répète, de quoi surprendre.

— Que je sois ta victime[14], Sir, mais ton glorieux ancêtre (la paix soit avec lui), atteint de la même infirmité n’en a pas moins été djihanghir (conquérant du monde[15].) »

Cette réponse plut à l’émir qui m’adressa aussitôt une foule de questions relatives à mon voyage et à l’impression produite sur moi par l’aspect de Bokhara et de Samarkand. Mes observations que j’émaillais sans cesse de maximes persanes et de versets du Koran le prédisposaient en ma faveur, car il se pique d’être un mollah (un érudit) et possède assez bien la langue arabe. Il donna ordre qu’on me fît présent d’un serpay[16] (vêtement) et de trente tenghe (vingt-deux à vingt-trois francs) ; puis il m’enjoignit de revenir le voir à Bokhara.

Dès que le présent royal m’eut été remis, je courus en toute hâte rejoindre mes compagnons qui se montrèrent enchantés de ma bonne fortune. On m’apprit (et rien n’est plus probable) que le rapport de Rahmet-Bi formulé sur mon compte d’une manière assez ambiguë, avait éveillé les soupçons du prince. Je ne m’étais tiré d’affaire que par mon aplomb, je dirais volontiers mon effronterie et la souplesse de ma langue.

Après cette entrevue, mes amis me conseillèrent de quitter Samarkand en toute hâte, de ne m’arrêter nulle part, pas même à Karshi et de gagner aussi vite que possible l’autre bord de l’Oxus où parmi les Turkomans Ersari, renommés pour leurs qualités hospitalières, je pourrais attendre l’arrivée de la caravane à destination d’Herat.

L’heure de la séparation était donc venue. Je n’ai guère de mots pour rendre les impressions déchirantes de ce moment ; nos adieux furent également tristes de part et d’autre. Pendant six mois entiers nous avions partagé les mêmes périls, les mêmes privations, les mêmes angoisses, vivant de la même existence et plus étroitement liés par cette communauté de crainte et de fatigues que nous ne l’eussions été au sein du bonheur et des fêtes. Aussi toutes différences d’âge, de race et de position avaient-elles cessé d’exister pour nous et nous nous regardions de très-bonne foi les uns et les autres comme faisant partie d’une seule famille.

Après avoir expressément et chaleureusement recommandé leur frère, leur fils, leur ami le plus cher, quelques pèlerins avec lesquels je devais faire le voyage de la Mecque, ces bons camarades m’accompagnèrent, une fois le soleil couché, jusqu’à la porte de la ville ou nous attendait la carriole que nos nouveaux associés avaient louée pour nous transporter à Karshi. Je pleurais comme un enfant, lorsque m’arrachant à leurs étreintes, je pris place, dans ce grossier équipage. Mes amis de leur côté pleuraient aussi, et je les ai vus longtemps, je les vois encore, debout au même endroit, les mains levées vers le ciel, implorant pour mon voyage lointain la bénédiction d’Allah. Je me retournai bien des fois pour regarder de leur côté. Ils disparurent enfin et je me surpris, n’ayant plus sous les yeux, les dômes de Samarkand faiblement éclairés par les premiers rayons de la lune.


L’auteur se sépare de ses compagnons. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.


XIV

Mes nouveaux compagnons. — De Samarkand à Karshi ; les puits du désert. — La coutellerie de Karshi. — Conseils d’un hôte bien avisé. Les ruines de Bactres. — Audkhuy. — Maymene. Tchitehektoo. — Traversée de la Murgab. — Herat. — Audience du Serdar. — Fin du voyage.

Mes nouveaux compagnons de route venant du Khanat de Khokand étaient natifs d’Oosh, de Mergolan, et de Namengan. Je ne m’arrêterai pas à en parler avec détail. Ils étaient bien loin de représenter à mes yeux les amis que je venais de quitter, et nous n’étions pas destinés à rester longtemps réunis. Je m’attachai de préférence à un mollah de Kungrat qui s’était joint à nous pour faire le voyage de Samarkand, et se proposait de m’accompagner jusqu’à la Mecque. C’était un jeune homme d’humeur facile et aussi pauvre que je l’étais moi-même. Il portait respect à mon érudition supérieure, et se montrait disposé à me servir.

Trois routes mènent de Samarkand à Karshi. La première, par Shehri Sebz qui décrit un vaste circuit, est la plus longue des trois ; la seconde, passant par Djam, ne compte que quinze milles ; mais il faut traverser un pays montueux et couvert de pierres, ce qui la rend difficile, sinon impraticable, pour les pesants véhicules dont on se sert ici ; la troisième est la route du désert qui n’a guère plus de dix-huit milles.

De manière ou d’autre, au départ il fallait suivre le chemin de Bokhara jusqu’à cette hauteur d’où Samarkand m’était apparue pour la première fois. Nous inclinâmes de là vers notre gauche en passant par deux villages situés au milieu de belles cultures.

Trois milles plus loin, nous fîmes halte dans le karavanseraï Robati Hauz, où la route bifurque en deux branches dont la gauche se dirige vers Djam, la droite vers le désert. Ce fut cette dernière que nous prîmes. Comparée à celles où je m’étais déjà frayé une voie, cette solitude prenait les proportions de la première friche venue. Les pasteurs y mènent de tous côtés leurs troupeaux attirés par des puits nombreux qui fournissent une eau à peu près potable, et autour desquels les Ozbegs viennent constamment fixer leurs tentes (voyez page 64).

La rigueur avec laquelle sont sanctionnés les décrets de police de l’émir de Bokhara rend les routes si parfaitement sûres que les moindres convois et même les voyageurs isolés traversent impunément ce désert.

Après deux jours et trois nuits, Karshi nous apparut comme nous débouchions sur un plateau où la route fait une nouvelle bifurcation : le chemin de droite conduit à Kette-Kurghan, celui de gauche aboutit à la rivière qui arrive du côté de Shehri-Sebz et se perd dans les sables bien au delà de Karshi. Les deux milles qui nous restaient à franchir pour y arriver se font au milieu de riches cultures et de nombreux jardins ; la ville d’ailleurs n’ayant pas d’enceinte murée, la traversée des ponts indique seule que l’on est à l’intérieur.

Karshi (autrefois Nakhsheb) est, par son étendue comme par son importance commerciale, la seconde ville du Khanat de Bokhara. Elle se compose de la cité proprement dite et de la forteresse (kurgantche). Cette dernière sise au nord-ouest n’a aucune valeur stratégique. Dans son état actuel avec ses dix karavanséraï et son bazar richement fourni, il est probable que cette ville jouerait un rôle essentiel dans le commerce de transit organisé entre Bokhara, le royaume de Kaboul et les provinces indiennes, si les troubles politiques n’y mettaient obstacle. La population, évaluée à 25 000 âmes, se compose en grande partie d’Ozbegs, et c’est parmi elles que se recrutent les meilleures troupes du Khan. On y voit figurer en outre un certain nombre de Tadjiks, d’Indiens, d’Afghans et de Juifs. Ces derniers, en opposition avec toutes les règles du Khanat, sont admis à chevaucher même dans l’intérieur de la ville. Envisagée sous le rapport manufacturier, Karshi se distingue par sa coutellerie de tout genre, moins toutefois que Hissar située à peu de distance, et qui lui fait une concurrence acharnée. Les lames fabriquées dans ces deux villes ne s’exportent pas seulement vers les centres commerciaux de l’Asie centrale ; elles arrivent, par l’entremise des hadjis, en Perse, en Arabie, en Turquie où elles atteignent jusqu’à trois et quatre fois leur prix de revient. Parmi ces objets, il en est d’un genre tout particulier à lames damassées, à poignées d’or ou d’argent ciselé qui sont réellement d’un travail exquis et, par leur durée, par la finesse de leur trempe, laissent bien loin les plus fameux produits de Sheffield et de Birmingham.

Une des lettres, par lesquelles mes amis me recommandaient aux différents khans et mollahs que je devais trouver sur ma route, était adressée à un certain Ishan Hasan, l’une des plus éminentes notabilités de Karshi. Je reçus de lui le meilleur accueil, et il me conseilla, vu le bas prix où était tombé le bétail en général, les ânes en particulier, d’acheter un de ces coursiers à longues oreilles ; il me persuada aussi de faire comme les autres hadjis, et d’employer le peu d’argent dont je disposais encore à me procurer des marchandises d’une revente assurée : couteaux, aiguilles, fil, verroteries, toiles à sac de Bokhara, mais par-dessus tout, cornalines de Bedakhshan qu’on trouve ici à très-bon marché. C’était, disait-il, pour des pèlerins appelés comme nous à voyager parmi des tribus nomades, le seul moyen assuré de faire quelques profits et de pourvoir convenablement à nos besoins. Une seule aiguille ou quelques grains de verre (mandjuck), pouvaient çà et là nous défrayer de pain et de melons pendant toute une journée. Je vis du premier coup d’œil que le brave homme avait raison, et le jour même, avec le mollah de Kungrat, je réalisai une partie de ces emplettes ; en sorte que mon havre-sac khurdjin, à moitié rempli de manuscrits, le fut tout à fait de coutellerie. J’étais donc à la fois antiquaire, mercier, hadji et mollah, sans compter les fonctions accessoires que je remplissais comme dispensateur de bénédictions, de nefes, d’amulettes et d’autres merveilles.

Je fus tout à fait surpris de trouver à Karshi, pour les récréations publiques, un établissement que ni à Bokhara, ni à Samarkand, ni même en Perse je n’avais vu organisé sur une si grande échelle. C’est un vaste jardin portant le nom modeste de Kalenteskham (maison de mendiants), et qui, situé au bord de la rivière, offre aux promeneurs plusieurs belles avenues et des parterres entretenus avec soin. Le beau monde y afflue depuis deux heures de l’après-midi jusqu’à la tombée du crépuscule. De tous côtés fument les samovars entourés d’une double ou triple ceinture de clients et, pour quiconque a parcouru l’Asie centrale, le spectacle de cette foule joyeuse est une véritable rareté. On cite du reste les habitants de Karshi pour leurs heureuses dispositions, l’élégance de leur goût et la vivacité de leur esprit ; ce sont les shirazites du Khanat de Bokhara[17].

Au bout de trois jours nous partîmes pour Kerki éloigné seulement de quatorze milles, je n’avais plus avec moi que le mollah Ishak (mon jeune homme de Kungrat), et deux autres de nos hadjis. À quelque distance de Karshi, sur l’unique route qui relie les deux villes, nous trouvâmes un village considérable, Feizabad, ou nous passâmes la moitié de la nuit dans les ruines d’une citerne.

Nous atteignîmes l’Oxus au moment où le soleil se levait. Sur l’un et l’autre bord du fleuve deux citadelles sont en regard ; la plus voisine de nous, bicoque sans importance ; l’autre, au sommet d’une hauteur escarpée domine et protége Kerki, la ville frontière. L’Oxus qui les sépare est à peu près deux fois aussi large que le Danube entre Ofen et Perth. Les bateliers furent assez humains et assez courtois pour ne réclamer de nous aucun salaire.

Kerki, forteresse frontière et qui, du côté d’Hérat est en quelque sorte la clef du Bokhara, est protégée par un double système de fortifications. La ville qui s’étale autour de la forteresse compte cent cinquante maisons, trois mosquées, un petit bazar et un Karavansérail ; elle est également protégée par un rempart en bon état doublé d’un fossé profond. Les habitants sont Ozbegs et Turkomans, quelques-uns adonnés au commerce, la plupart s’occupant d’agriculture. La province de Kerkhi s’étend depuis les environs de Chardjury jusqu’au gué de Hadji-Salih (qu’on nomme à tort Haja-Salu) sur les bords de l’Oxus au point où aboutissent les canaux dérivés de ce fleuve. Le pays est habité par les Turkomans Ersari qui se soumettent à certaines taxes envers l’émir, mais uniquement pour qu’il les protége contre les hostilités des autres tribus.


Le kolburi ou la poursuite de la fiancée chez les Turkomans[18] d’après Vambéry.

J’appris à mon grand regret que Mollah Zemant, le chef de la caravane à destination d’Hérat, n’arriverait pas avant huit ou dix jours. Il me parut alors plus opportun de consacrer ce temps à voyager chez les Turkomans que de rester à Kerkhi.

J’allai avec Mollah Ishak visiter les tribus Kizil-Ayak et Hasan-Menekli chez lesquels étaient des mollahs qui nous avaient vus à Bokhara, moi et quelques-uns de mes amis. Les Turkomans Ersari ne reconnaissent la suprématie de l’émir que depuis une quarantaine d’années, et ne sont plus qu’à demi nomades, la grande majorité cultive la terre.

On me conduisit aux ruines de l’ancienne Belkh, — la « mère des cités » comme disent les Orientaux, — et qui couvraient jadis un espace de cinq lieues. Maintenant quelques monticules indiquent seuls le site de l’antique Bactres et les ruines modernes n’ont rien de remarquable, si ce n’est une mosquée à moitié démolie ; au moyen âge en effet Belk était la capitale de la civilisation mahométane et on l’appelait Kubbet-Ut-Islam (le dôme d’Islam). Je n’y ai pas trouvé, malgré mes recherches, la moindre inscription cunéiforme. Il est hors de doute que des fouilles pratiquées en cet endroit auraient des résultats fort curieux ; mais il n’y faudrait pas songer à moins de lettres du souverain conçues dans les termes les plus péremptoires et appuyées par deux ou trois mille baïonnettes européennes.

La Belkh moderne, envisagée comme le siége principal de la puissance afghane dans le Turkestan, est occupée par le Serdar et les troupes qu’il a sous ses ordres ; mais il n’y réside que l’hiver.

Après d’ennuyeux retards nous apprîmes enfin que la caravane d’Hérat allait arriver. Je m’empressai de retourner à Kerkhi.

Le contrôle des ballots de marchandises, des hommes, des chameaux, des chevaux et des ânes nous occupa toute une journée. À la fin le convoi se mit en marche. Nous devions en deux jours nous trouver dans le Khanat d’Andkhuy.

Pendant cette nuit paisible où mon âne, pesamment chargé, trottinait à côté de moi, je songeai avec une joie sans mélange que j’étais enfin sorti sain et sauf de ce pays de Bokhara, si redoutable aux voyageurs, et que je marchais vers notre Occident bien-aimé où j’avais pu craindre de ne rentrer jamais : « Certes, pensais-je, les résultats acquis de mon voyage ne sont peut-être pas ce qu’on pourrait désirer ; mais je rapporte avec moi une richesse que je dois préférer à toute autre, — la vie que j’avais risquée et qui me reste. J’ai chance maintenant de revoir la Perse objet de mes vœux les plus ardents… » Et cette espérance me jetait dans une sorte d’extase. Notre caravane, formée de quatre cents chameaux, cent quatre-vingt-dix ânes et un très-petit nombre de chevaux, s’étendait sur une longue file. Nous marchâmes la nuit entière, et, le matin suivant, de bonne heure, nous arrivions à la station Zeid, près de quelques puits d’eaux malsaines creusés à six milles de Kerkhi.

Nous quittâmes Zeid vers midi. Le pays tout entier n’est qu’une plaine aride et stérile où germe seulement çà et là une espèce de chardons, le fourrage favori des chameaux.

Nous avancions toujours dans la direction du sud-ouest. Nous arrivâmes le lendemain matin aux ruines d’Andkhuy.

Andkhuy était encore, il y a trente ans à peine, une ville prospère et florissante. On affirme que sa population montait à cinquante mille âmes. Elle faisait avec la Perse un grand trafic de ces belles toisons d’agneaux noirs qu’on appelle chez nous Astrakan, et rivalisait même avec Bokhara où cet article est de qualité supérieure. Les chameaux d’Andkhuy sont très-demandés dans tout le Turkestan, et ceux-là de préférence qu’on désigne sous le nom de Ner, espèce particulière que distinguent l’abondante fourrure du cou et de la poitrine, la finesse élégante des formes et une vigueur extraordinaire. Ces animaux sont devenus rares, la population elle-même ayant été détruite en partie, en partie forcée d’émigrer.

Andkhuy renferme à présent environ deux mille maisons qui constituent la ville proprement dite et huit mille tentes ou à peu près ; les unes, dans ses environs immédiats, les autres dispersées parmi les oasis du désert. On évalue à quinze mille le nombre des habitants. Les vingt-deux milles qu’il faut franchir pour se rendre d’Andkhuy à Maymene comportent pour les chameaux trois journées de marche. À neuf milles d’Andkhuy, le pays devient de plus en plus inégal et dans le voisinage de Maymene commencent de véritables montagnes.

Nous campâmes sous les murs d’une petite citadelle nommée Akhale, à quatre lieues de Maymene.

De cette dernière station nous fîmes annoncer notre arrivée à Maymene. Vers le soir, un officier des douanes, un brave Ozbeg aux manières polies, vint nous trouver et dressa son rapport. Nous repartîmes à la nuit et le matin nous étions à Maymene.

Située parmi les hauteurs, la ville de Maymene ne s’aperçoit qu’à la distance d’un quart de lieue, elle est mal bâtie, mal tenue, ses quinze cents maisons ne sont que des huttes d’argile et son bazar, construit en briques, m’a paru menacer ruines.

La route vers Hérat se continue dans un pays montagneux. Nous arrivâmes fort tard à Tchitchektoo, village-station dans le voisinage duquel existe une autre bourgade appelée Fehmguzar, regardée comme l’extrême limite du district de Maymene, et en même temps de tout le Turkestan.

C’est à Tchitchektoo que je vis pour la dernière fois des nomades ozbegs, et je ne cacherai pas que ces braves gens à la parole franche, au cœur loyal me laissèrent un véritable regret ; les Ozbegs que j’avais rencontrés dans les Khanats de Khiva et de Bokhara sont de tous les indigènes de l’Asie centrale ceux que je me rappelle avec le plus de plaisir.

Vers le soir du second jour qui suivit notre départ de Tchitchektoo, nous parvînmes à l’extrémité d’une belle vallée ; la route qui conduit à la rivière Murgab plonge dans un défilé montagneux, dont la pente rapide et les étroites proportions rendent fort difficile à certains endroits le passage des chameaux.

Il était minuit quand nous arrivâmes sur le bord de l’eau ; épuisés par cette traversée de montagnes si lente et si pénible, bêtes et gens tombèrent dans le plus profond sommeil.

En m’éveillant le lendemain à l’aurore, je vis que nous étions dans une longue vallée circonscrite par des hauteurs et dont le thalweg, où les eaux vertes et limpides de la Murgab[19] ont creusé leur lit, offrait aux yeux le spectacle le plus riant.

Pendant une demi-heure nous longeâmes la berge pour trouver un gué ; le courant, en effet, est d’une force peu commune, et, bien que l’eau ne soit pas très-profonde, on ne saurait la passer indifféremment sur tous les points, à raison des blocs de pierre qui l’encombrent.


La caravane passant à gué la Murgab. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Les chevaux entrèrent les premiers dans la rivière, ensuite venaient les chameaux, et nos ânes devaient fermer la marche. Or, on sait que ces animaux redoutent singulièrement de se mettre à l’eau et de poser le pied dans la boue. Je crus donc indispensable de caser mon havre-sac, — lequel renfermait mes manuscrits, les dépouilles opimes de mon voyage, — sur le dos d’un de nos chameaux. M’asseyant ensuite sur la selle vide, je contraignis mon âne à quitter le bord. Au premier pas qu’il fit sur le fond rocheux du rapide courant, je compris qu’il allait arriver quelque chose de grave. En conséquence, je voulus descendre, ce qui était tout à fait inutile, car ma monture tomba presque aussitôt elle-même à la grande hilarité des spectateurs groupés sur le bord ; puis, évidemment consternée, elle gagna l’autre rive par une inspiration dont je lui fus reconnaissant. Ce bain froid que j’avais pris d’un peu bonne heure dans les flots transparents de la Murgab fut si désagréable que, faute d’habits de rechange, il me fallut demeurer pendant quelques heures caché sous des tapis et des sacs jusqu’à ce que le soleil eût séché mes vêtements imbibés jusqu’au dernier fil.

Notre caravane établit son camp près d’une citadelle où résident les Kans des Djemshidi, aujourd’hui notoirement vassaux des Afghans, et, à ce titre, bien rémunérés par le Serdan d’Hérat.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.


Ici nous sommes obligés de prendre congé de M. Vambéry et de résumer en quelques lignes la fin de son voyage[20].

Les voyageurs à cheval mettent quatre jours à franchir la distance entre Bala-Murgab (vallée de la Murgab supérieure) et Hérat. Les chameaux en prennent le double. Il y avait quinze jours que M. Vambéry et son compagnon étaient sortis de Bockhara lorsqu’ils approchèrent de la ville d’Hérat. Les premières maisons, les fortifications, la porte d’Arak, leur firent, par contraste, l’effet d’un amas de diamants !

Hérat est considéré comme la clef ou la porte du Turkestan et par conséquent de l’Asie centrale. Notre voyageur aurait bien voulu y mettre fin à son déguisement : mais il était encore à dix jours de la Perse et ne se sentait pas à l’abri de tout danger. Un jour il s’introduisit près du prince régnant, le Serdar Mehemed-Jacoub-Khan, fils du roi de Kabour. Ce prince, âgé de seize ans à peine, était assis dans le palais (le Charbog), près d’une fenêtre. Lorsque M. Vambéry, jouant son rôle de derviche, se présenta inopinément devant lui en récitant la prière consacrée, le jeune vice-roi se leva brusquement de son fauteuil ; puis, le désignant du doigt, il s’écria moitié riant et moitié scandalisé :

« Vallahi, Billahi Schuma, Inghiliz hestid. » (Par Dieu ! je jure que vous êtes Anglais). Puis s’élançant de son siége pour venir le regarder de plus près, et battant des mains comme font les enfants après quelque joyeuse découverte :

« Hadji, Kurbunet ! (que je sois ta victime !) Dites-le moi, voyons, n’êtes-vous pas un Anglais en tebdil ? (déguisé). »


« Je jure que tu es un Anglais. » — D’après Vambéry.

Mais M. Vambéry qui avait à redouter la farouche intolérance des Afghans, prit l’air offensé d’un homme qui veut mettre fin à une plaisanterie poussée trop loin : « Sahib mekun (en voilà bien assez), lui répondis-je, vous connaissez la maxime : « Celui qui, fût-ce par plaisanterie, traite d’infidèle un vrai croyant, est lui-même un infidèle[21]. » Donnez-moi plutôt quelque chose en échange de ma fatiha, pour que je puisse continuer mon voyage. »

« Le sérieux de ma physionomie, ajoute M. Vambéry, et ce hadis dont je venais de le régaler, déconcertèrent complétement le jeune prince ; il se rassit à moitié confus, et, s’excusant sur la ressemblance de mes traits avec ceux de tels ou tels Européens qu’il avait connus, il ajouta que jamais un Hadji venant de Bokhara ne lui était apparu avec un visage comme le mien. »

Le 15 novembre 1863 M. Vambéry quitta Hérat avec une grande caravane qui se dirigeait vers Meshed[22].

Douze jours après, à Meshed, il dépouilla enfin son costume de derviche. Le 26 décembre il se mit en route pour Téhéran, en compagnie seulement de son ami le molhah qui ne savait trop que dire de cette transformation.

« Nous étions tous deux bien montés sur des chevaux qui m’appartenaient, dit M. Vambéry, et pourvus également à mes frais de tout ce qui nous était nécessaire pour la route en fait de literie ou d’objets de ménage ; aussi, bien que j’eusse à fournir vingt-quatre étapes au milieu de l’hiver, j’entrepris avec un vif plaisir cette rude traversée où chaque pas me rapprochait de mon Occident bien-aimé. »


Le retour. — Sur la route de Téhéran. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

À Téhéran, il ne fut pas moins bien reçu par les Anglais que par les Turcs. Le roi de Perse lui accorda, comme témoignage de faveur spéciale, l’ordre du Lion et du Soleil.

De Téhéran M. Vambéry se rendit à Trébizonde en passant par Tabriz, et de là, enfin, à Londres, où il arriva le 9 juin 1864.

« La puissance de l’habitude, dit-il, en terminant, est véritablement merveilleuse. Bien que je fusse arrivé pas à pas et graduellement du maximum de la civilisation européenne au minimum de la civilisation orientale, toutes choses dans mon nouveau séjour semblaient m’apparaître pour la première fois comme si mes notions antérieures de la vie qu’on mène chez nous étaient passées à l’état de rêve, et comme si ma transformation asiatique eût gardé seule quelque réalité. Il m’est resté de mes courses nomades une impression puissante et durable. Faut-il donc s’étonner si de temps à autre dans Regent Street ou dans les salons de l’aristocratie britannique on me voyait m’abstraire dans mes pensées, ne songeant plus qu’aux déserts de l’Asie centrale, aux tentes des Kirghis et des Turkomans. »

(Note du rédacteur.)
  1. Suite et fin. — Voy. pages 33, 49, 65 et 81.
  2. Ce sont les préceptes de l’Islam, gradués selon leur importance relative. Farz indique le devoir prescrit par Dieu et transmis par le Prophète : Sünnet est la tradition qui émane du Prophète lui-même, sans inspiration divine. Les deux derniers mots — vadjib et mustahab — s’appliquent à des conseils religieux donnés par les plus récents interprètes du Koran. Les premiers sont obligatoires, les seconds discrétionnaires.
  3. Trois Italiens. La Russie les a délivrés depuis.
  4. Komul est a quarante stations de Kashgar et à soixante de Bokhara.
  5. Je crois devoir en donner la liste compléte : 1o kyrkma ; — 2o akhabar ; — 3o ak kuyruk. Ces trois sortes, qu’on rencontre peu dans l’Asie centrale et la Chine, sont plus usitées en Russie, en Perse, en Europe ; — 4o kara tchaj ; — 5o sepet tchaj. Ces deux-ci, vendues comme le « kinaster » chinois sous forme de briques, ne se boivent que le matin avec de la crème et du sel ; elles passent pour très-stimulantes ; — 6o shibaglu ; — 7o gore shibaglu ; — 8o shivin ; — 9o it kellesti ; — 10o bönge ; — 11o poshun ; — 12o pu-tchaj ; — 13o tun-tey ; — 14o gûlbuy ; — 15o mishk-goz ; — 16o lonka. Ces onze espèces appartiennent à la catégorie des thés verts, les seuls que l’on goûte dans le nord de la Chine et dans l’Asie centrale ; le dernier, le lonka, est regardé comme le plus précieux de tous ; une seule feuille suffit pour parfumer une tasse au moins égale à deux des nôtres.

    L’acheteur, pour apprécier le thé, goûte une feuille déjà passée à l’eau bouillante ; cette feuille, quand il s’agit d’une bonne espèce, est particulièrement fine et tendre.

  6. Le docteur Wolff donne à la même rivière le nom de Wafkan. Il diffère aussi de M. Vambéri sur le sens du mot alaman, qui, d’après lui, s’appliquerait aux bandits eux-mêmes et non pas à leurs excursions déprédatrices. (Note du traducteur.)
  7. Nous laissons subsister, malgré son inexactitude, cette locution, qui est en français dans le texte original.
  8. Poudre de santé venue de Médine, ainsi que nous l’avons déjà expliqué.
  9. Le tenghe vaut à peu près 75 centimes.
  10. Khodja-Abdul-Khalik (surnommé Gidjovani, mort en 1601), était contemporain du fameux Payende-Zammini ; sa réputation de science et de sainteté ascétique s’est maintenue intacte jusqu’à nos jours.
  11. Ô Baha-ed-din, toi qui détournes le mal !
  12. C’est Tamerland, né en l’an 736 de l’hégire (1336 de J. C.).
  13. Takhsir signifie plus exactement Monsieur ; on emploie cette expression aussi bien vis-à-vis des particuliers qu’en s’adressant à un prince.
  14. Expression équivalente à notre : Pardonnez-moi.
  15. Timour que les émirs actuels de Bokhara revendiquent indirectement pour ancêtre, était boiteux ; de là le surnom de timurlenk (tamerlan), ou Timour le boiteux.
  16. Ce mot est la forme abrégée de Ser ta pay (de la tête aux pieds). Il signifie un habit complet, savoir : le turban, le surtout, la ceinture et les bottes.
  17. Allusion à la renommée dont jouissent en Perse les habitants de Shiraz.
  18. Le kolburi ou « le renard vert » est un usage que l’on retrouve chez tous les nomades de l’Asie centrale. La fiancée, vêtue de ses plus beaux habits, monte à cheval et tient devant elle un agneau ou une chèvre. Le fiancé et les autres jeunes gens de la noce la poursuivent au galop et cherchent à lui enlever l’animal.
  19. La Murgab prend sa source vers l’est dans de hautes montagnes qui portent le nom de Ghur et coule ensuite au nord-ouest, par Martchach et Pendjdeh, jusqu’à ce qu’elle se perde aux environs de Merv dans des plaines sablonneuses. On prétend qu’autrefois elle se jetait dans l’Oxus, mais cela paraît tout à fait impossible.
  20. Faute d’espace, nous avons été déjà quelquefois obligé d’abréger le récit de l’auteur, surtout dans sa dernière partie. La traduction entière de l’ouvrage, dont la seconde moitié, que nous avons omise, est plus particulièrement scientifique, sera, du reste, publiée avant la fin de cette année 1865.
  21. Sentence traditionnelle du Prophète.
  22. Voyez la description de Meshed, par M. de Khanikoff, dans notre volume du 2e semestre de l’année 1861, p. 269.