Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 12

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 86-90).

CHAPITRE XII

La traversée de l’Arkansas.


Maintenant nous avions atteint la rivière à un quart de mille environ de sa jonction avec la Fourche Rouge ; mais les bords étaient escarpés et croulans, et le courant profond et rapide. Il était donc impossible de passer en cet endroit, et nous reprîmes notre pénible course dans les bois après avoir envoyé Beatte en avant à la découverte d’un gué. À peine avions-nous fait un mille de plus que notre guide revint nous donner la bonne nouvelle qu’il y avait non loin de nous une place où la plus grande partie de la rivière était guéable sur des bancs de sable, et le reste pouvait être aisément passé à la nage par les chevaux.

Là nous fîmes halte ; quelques uns de nos hommes coupèrent des arbres avec leurs haches près des bords de l’eau, pour faire des radeaux sur lesquels on devait mettre les bagages ; d’autres essayaient de trouver un meilleur passage en remontant la rive, et en pataugeant parmi les buissons et les joncs entrelacés.

Ce fut alors que Tony et Beatte eurent l’occasion de déployer leur adresse et leurs ressources indiennes. Ils s’étaient procuré, au village osage que nous avions traversé un ou deux jours auparavant, une peau de buffle sèche ; elle fut produite en ce moment opportun : on passa des cordes dans les œillets dont cette peau était bordée, et on la tira de manière à former une sorte d’auge ; des bâtons posés en travers dans l’intérieur la tenaient en forme ; notre équipage de camp et une partie de nos bagages y furent placés, et cette singulière barque fut portée sur la grève et mise à flot. Beatte tenait entre ses dents une corde attachée à la proue, et se jetant à l’eau il avança en remorquant la machine après lui, tandis que Tony allait derrière pour la maintenir droite et la pousser. Ils avaient pied pendant une partie du chemin ; mais au milieu du courant ils furent obligés de nager, et ils ne cessèrent de pousser les cris des Indiens qu’en prenant terre sur la rive opposée.

Nous fûmes si charmés, le commissaire et moi, de ce mode de navigation que nous résolûmes de nous embarquer nous-mêmes dans la peau de buffle. Nos deux compagnons, le comte et M. L., avaient continué de marcher le long du rivage, avec les chevaux, pour trouver un gué que les cavaliers avaient découvert à un ou deux milles plus haut. Tandis que nous attendions les conducteurs de notre bac, mes yeux se portèrent par hasard sur un monceau de différens effets posé sous un buisson, et je reconnus parmi d’autres objets la carcasse de la fouine toute préparée à rôtir devant le feu du soir ; je ne pus résister à la tentation de lancer le malencontreux gibier dans la rivière, au fond de laquelle il tomba comme un morceau de plomb ; et notre cahute fut ainsi préservée de l’infection que cette viande savoureuse menaçait d’y apporter avec elle.

Nos hommes ayant retraversé le courant avec leur nacelle, elle fut tirée sur la rive et remplie à moitié de selles, de bissacs et d’autres bagages pesant au moins cent livres ; et lorsqu’elle fut à l’eau, on m’invita à m’y placer. Cela me parut ressembler infiniment à l’embarcation des sages de Gotham, qui voguaient sur la mer dans un bol.[1] Cependant je descendis sans balancer, mais avec toutes les précautions possibles, et je m’assis sur le sommet des bagages, les bords de la peau s’élevant de la largeur d’une main au-dessus de l’eau. Alors on me passa les carabines, les fusils de chasse et autres objets de petit volume, mais en telle quantité qu’il me fallut enfin protester que je ne recevrais pas plus de fret. Nous entrâmes ainsi dans la rivière, la barque touée et poussée comme la première fois.

Ce fut avec une sensation demi sérieuse, demi comique, que je me trouvai flottant sur la peau d’un buffle au milieu d’une rivière du désert, entouré d’une campagne inculte et solitaire, et remorqué par un quasi-sauvage hurlant et aboyant comme un diable incarné. Pour flatter la vanité du petit Tony, je déchargeai mon fusil de chasse à droite et à gauche, quand nous fûmes au centre du courant. Le bruit fut répété par les échos le long des rives boisées, et les acclamations des cavaliers y répondirent, au grand triomphe du petit Français, qui s’attribuait toute la gloire de ce mode indien de navigation.

Notre voyage heureusement accompli, le commissaire et le reste de nos bagages furent transportés avec le même succès.

Qu’on se figure, si l’on peut, l’exaltation vaniteuse de Tony, se pavanant sur le rivage, au milieu des cavaliers, et ne tarissant point en déclamations emphatiques sur son adresse, son habileté supérieures. Beatte conserva cependant sa fière taciturnité, et l’on ne vit pas un seul sourire dérider son visage saturnin. Il avait un mépris indicible pour l’ignorance des Rangers, et ne leur pardonnait pas de l’avoir mal jugé. Il dit seulement : Eux voient bien maintenant l’Indien être bon à quelque chose.

La rive large et sablonneuse sur laquelle nous descendîmes était sillonnée par d’innombrables traces d’élans, de daims, de racoons, d’ours, de dindons et d’oiseaux aquatiques. De ce côté, les abords de la rivière étaient agréablement variés : ici de longues et brillantes lagunes bordées de saules et de cotonniers ; là de riches plaines de forêts ouvertes où dominaient des platanes gigantesques ; et dans le lointain de hauts promontoires boisés. Le feuillage avait déjà une teinte dorée qui donnait au paysage le ton harmonieux et riche des tableaux du Lorrain ; et la scène était animée par le radeau sur lequel le capitaine et son fidèle confident le docteur passaient la rivière avec leurs effets, et par la longue file des cavaliers qui traversaient le courant en ligne oblique en allant d’un banc de sable à un autre pendant l’espace d’environ un mille.


  1. Allusion à un conte populaire des États-Unis.