Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 13

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 91-103).

CHAPITRE XIII


Le camp du vallon. — Les Pawnies. — Leurs mœurs et leur manière de combattre. — Aventure d’un chasseur. — Chevaux retrouvés et hommes perdus.


Aussitôt que le capitaine, son état-major et un certain nombre de ses hommes eurent passé, nous nous enfonçâmes dans les bois, et après avoir fait environ un demi-mille, nous entrâmes dans un vallon formé par deux collines de rochers calcaires qui se rapprochaient l’une de l’autre à mesure que nous avancions, et s’unissaient enfin en formant presque un angle. Là, une belle source coulait du milieu des rochers, et « alimentait un ruisselet argenté qui baignait le vallon dans toute sa longueur, et rafraîchissait l’herbe touffue dont il était tapissé.

Dans cet enfoncement de rochers nous campâmes sous de grands arbres. Les cavaliers nous rejoignirent par groupes détachés ou isolément ; quelques uns à cheval, les autres à pied, chassant devant eux leurs montures chargées de bagages : plusieurs étaient mouillés jusqu’aux os, parce qu’ils étaient tombés dans la rivière pendant leur passage, qui avait été fatigant et dangereux : ils ressemblaient assez à des bandits revenant d’une expédition, et ce vallon sauvage était une retraite digne de pareils hôtes. L’effet pittoresque de la scène augmenta le soir quand la lueur des feux éclaira les groupes d’hommes et de chevaux, les monceaux de bagages, les fusils empilés contre les arbres, et les selles, les brides, les poires à poudre suspendues aux branches.

Le comte, son mentor et le jeune métis Antoine, nous rejoignirent au camp ; tous avaient passé heureusement le gué ; mais à mon grand déplaisir ils ne ramenaient point mes deux chevaux. Je les avais laissés sous la garde d’Antoine ; Antoine, avec son insouciance ordinaire, ne s’était nullement embarrassé d’eux, et probablement ils s’étaient écartés de la ligne de l’autre côté de la rivière. Il fut donc arrêté que Beatte et Antoine repasseraient le lendemain de bonne heure, et les chercheraient sur l’autre rive.

Un daim et quelques dindons ayant été apportés au camp, nous parvînmes, avec l’addition d’un bol de café, à faire un souper comfortable, après lequel je passai dans la cahute ou loge du capitaine, sorte de feu de conseil, et rendez-vous de commérages pour les vétérans.

Tout en causant nous observâmes, comme nous l’avions observé les précédentes nuits, une clarté d’un rouge pâle à l’occident, au-dessus des sommets des rochers : cette clarté fut encore attribuée à des prairies brûlées par les Indiens, et l’on supposa qu’elle venait de l’ouest de l’Arkansas. S’il en était ainsi, le feu avait été allumé par quelque parti de Pawnies, car les Osages se risquent rarement dans ces cantons. Cependant Beatte, notre métis, affirmait que c’étaient les feux des Osages, et que ces feux étaient sur l’autre rive de l’Arkansas.

Alors la conversation tourna sur les Pawnies, sur les territoires desquels nous allions entrer. Il a toujours existé, pour les habitans de nos frontières, une tribu indigène guerrière et non apprivoisée, qui, pendant un certain temps, est la terreur des colons et le sujet de toutes sortes d’histoires effrayantes. Telle est actuellement la tribu des Pawnies, qui hante les régions situées entre l’Arkansas, la Rivière Rouge et les prairies du Texas. On les dit excellens écuyers, et presque toujours à cheval sur des coursiers véloces et pleins de courage, de la race sauvage des prairies. Ils parcourent ainsi ces vastes plaines, soit en chassant les daims et les buffles, soit en suivant des expéditions de guerre et de rapine ; car, de même que les enfans d’Ismaël, auxquels ils ressemblent sous plus d’un rapport, ils font la guerre à tous les peuples, et tous les peuples leur font la guerre : quelques uns n’ont point de demeures fixes, et vivent sous des tentes de peau faciles à transporter, en sorte qu’ils sont ici aujourd’hui, et ne savent où ils seront demain. Un vieux chasseur nous conta diverses particularités de leur manière de combattre. « Malheur, disait-il, à la bande de chasseurs ou de marchands qui serait aperçue dans les prairies, après une marche fatigante, par ces sauvages. Souvent ils emploient la ruse dans leurs attaques : ils se tiennent par une seule jambe sur leur selle, et cachent le reste de leur corps le long des flancs du cheval, et, de loin, ils ont l’apparence d’une troupe de chevaux sauvages sans cavaliers ; quand ils se sont ainsi suffisamment approchés de l’ennemi, ils se remettent soudain en selle, et, plus rapides qu’un tourbillon de vent, avec leurs plumes flottantes, agitant leurs manteaux et brandissant leurs armes, ils se précipitent en poussant de hideux hurlemens. Ils produisent ainsi une terreur panique parmi les chevaux, les mettent en désordre, les poursuivent et les emmènent en triomphe. »

Le meilleur moyen de défense, suivant ce vétéran des bois, est de gagner quelque bosquet ou taillis ; et s’il n’en est aucun à portée, il faut descendre de cheval, attacher tous les chevaux assez ferme tête contre tête, pour qu’il leur soit impossible de se détacher ou de s’écarter, et gagner un ravin, ou bien suivre un creux dans le sable où l’on soit à l’abri des flèches des Pawnies, leurs armes favorites. Ils sont excellens archers, tournent plusieurs fois autour de leur ennemi, et lancent leurs flèches en galopant. C’est sur la prairie qu’ils sont par conséquent le plus redoutables, parce qu’ils peuvent courir sans obstacle, et qu’il n’y a point d’arbres pour détourner leurs traits. Il est rare qu’ils suivent leur ennemi dans les forêts.

Il nous conta ensuite quelques anecdotes sur la prudence et le secret avec lesquels ils rôdent autour d’un camp ennemi, en guettant le moment favorable pour l’attaquer.

« Il faut commencer à être sur nos gardes, dit le capitaine. Je vais faire distribuer des ordres écrits pour défendre de chasser sans permission, et de faire feu, sous peine de monter le cheval de bois. J’ai à conduire un équipage indocile. Tous ces jeunes gaillards sont peu accoutumés au service des frontières ; il sera difficile de les rendre circonspects. Nous sommes maintenant sur les terres d’un peuple silencieux, vigilant et rusé, qui, à l’instant où vous y pensez le moins, épie tous vos mouvemens, et se tient prêt à fondre sur les traîneurs ou les vagabonds.

— Comment pourrez-vous empêcher vos hommes de tirer, s’ils voient du gibier dans les alentours du camp ? demanda l’un des cavaliers.

— Ils ne doivent pas porter leur fusil avec eux, à moins qu’ils ne soient de faction, ou qu’ils n’en aient obtenu la permission.

— Ah, capitaine ! s’écria le cavalier, je n’en suis plus ! jamais je ne me soumettrai à cela. Où je vais, mon fusil va ; c’est une partie de moi-même. Personne ne me remplacerait auprès de lui, et personne ne le remplacerait auprès de moi. Je le soigne, et il me soigne.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit le capitaine, touché d’une sympathie de vrai chasseur. Mon fusil est avec moi depuis aussi long-temps que ma femme, et j’ai toujours trouvé en lui un ami fidèle. »

Ici le docteur, aussi déterminé chasseur que le capitaine, se joignit à la conversation. « Un de mes voisins, fit-il, avait coutume de dire : Si je vous prêtais mon fusil, pourquoi ne vous prêterais-je pas ma femme ?

— Peu de gens, reprit sérieusement le capitaine, ont pour leur fusil la considération, les soins qu’ils devraient avoir.

— Et de même pour leurs femmes, ajouta le docteur d’un air malin.

— C’est un fait », dit le capitaine.

On vint avertir le capitaine qu’un parti de quatre cavaliers, conduit par le vieux Ryan, ne s’était pas retrouvé. Ils avaient été séparés du corps principal de l’autre côté de la rivière, tandis qu’on cherchait le gué, et s’étaient égarés ; personne ne savait dans quelle direction. On fit différentes suppositions sur eux, et l’on exprima quelques appréhensions pour leur sûreté.

« J’enverrais bien à leur recherche, dit le capitaine ; mais le vieux Ryan est avec eux ; il saura se tirer d’affaire, lui et ses compagnons. Je ne compterais pas beaucoup sur la tête des autres ; mais il est sur les prairies comme dans sa ferme. D’ailleurs ils sont en nombre suffisant, quatre pour veiller, et le cinquième pour soigner le feu.

— C’est une triste chose de s’égarer la nuit dans un pays inconnu et sauvage, dit un des plus jeunes cavaliers.

— Non, si vous êtes deux ou trois ensemble, dit un ancien. Quant à moi, je serais aussi tranquille, aussi content dans ce vallon que dans ma propre maison, si j’avais seulement avec moi un camarade pour faire sentinelle tour à tour, et entretenir le feu. Je resterais couché là pendant des heures, à contempler cette étoile brillante qui a l’air de regarder le camp, comme si elle était chargée de veiller à sa sûreté.

— Oui, les étoiles sont une sorte de compagnie quand on se trouve seul, et obligé de veiller. Celle-là est vraiment une étoile gaillarde, l’étoile du soir, ou la planète Vénus, à ce que disent les savans.

— Si c’est Vénus, dit un membre du conseil (c’était, je crois, le maître d’école aux cantiques), cela ne présage rien de bon ; car j’ai lu dans un livre que les Pawnies adorent cette étoile, et lui sacrifient leurs prisonniers. Ainsi j’aimerais autant ne pas la voir regarder cette partie du pays.

— Bien ! dit le sergent, vétéran des bois de la bonne roche ; avec ou sans étoile, j’ai passé plus d’une nuit, tout seul, en des lieux plus sauvages que celui-ci, et j’y ai solidement dormi, je vous le garantis. Je m’attardai une fois en passant un bois près de la rivière Tombighe, et me trouvant séparé de mes compagnons, j’allumai du feu, je mis mon cheval en liberté, et je m’étendis sur la terre. De temps en temps, j’entendais hurler les loups. Mon cheval vint se serrer contre moi, terriblement effrayé. Je le repoussai ; mais il revint, et se rapprochant toujours de plus en plus, il resta les yeux fixés sur le feu et sur moi, balançant la tête et pliant les jambes de devant ; car il était harassé. Au bout d’un instant, j’entendis un cri étrange et lugubre. D’abord je pensais que c’était un hibou ; mais il recommença, et je reconnus alors que ce n’était pas un hibou, mais une panthère.

Je me sentis un peu embarrassé ; car je n’avais pour toutes armes qu’un couteau à deux lames. Cependant je me préparai à me défendre de mon mieux, et j’empilai de petits brandons de mon foyer pour les lui jeter à la face si elle approchait. Maintenant la compagnie de mon cheval me rassurait. Le pauvre animal se coucha à mes côtés, et s’endormit d’extrême lassitude. Je tâchai de me tenir éveillé ; mais mes yeux se fermaient involontairement. Souvent j’étais un moment assoupi, et me réveillais en sursaut, regardant autour du foyer, et m’attendant à voir les yeux étincelans de la panthère fixés sur moi. Enfin le sommeil et la fatigue furent les plus forts, et je m’endormis profondément. Le matin, je vis les traces d’une panthère à soixante pas de mon bivouac. Ces traces étaient larges comme mes deux poings, et elle avait évidemment avancé et reculé pour tâcher de se décider à m’attaquer. Heureusement elle n’en eut pas le courage. »

Le lendemain, 16 octobre, je m’éveillai avant le jour. La lune éclairait faiblement le ravin, à travers de légers nuages ; les feux de camp étaient presque éteints, et les hommes étaient couchés auprès, enveloppés dans leurs couvertures. Au point du jour, Beatte, notre chasseur, et le jeune métis Antoine, partirent pour aller à la recherche de nos chevaux, de l’autre côté de la rivière, accompagnés de quelques cavaliers qui avaient laissé leurs fusils et leurs bagages sur cette rive. Comme le gué était profond, et qu’ils étaient forcés de le passer en ligne diagonale contre un rapide courant, ils montèrent les plus grands et les meilleurs chevaux. À huit heures, Beatte revint. Il avait retrouvé les deux chevaux ; mais il avait perdu Antoine. Ce dernier était, à ce qu’il disait, un étourdi, un blanc-bec, ne connaissant rien aux bois et aux prairies. Bientôt il l’avait perdu de vue, et il s’était égaré. Cependant il avait la chance de trouver des compagnons ; car plusieurs cavaliers s’étaient perdus, et le vieux Ryan et sa troupe n’étaient pas encore revenus.

Nous attendîmes assez long-temps dans l’espoir de voir arriver nos gens égarés, mais pas un ne parut. Le capitaine observa que les Indiens de la rive opposée étaient tous bien disposés pour les blancs, et qu’on ne devait pas être sérieusement inquiet des absens : leur plus grand danger était d’avoir leurs chevaux volés la nuit par les Osages. Notre commandant se détermina donc à marcher en laissant une arrière-garde au camp pour attendre le retour de leurs camarades.

Assis sur un rocher au-dessus de la source, je m’amusai des changemens de scène qui se faisaient sous mes yeux. D’abord les préparatifs du départ ; les chevaux ramenés des environs du camp ; les cavaliers courant à travers les rochers et les buissons à la quête de ceux qui s’étaient écartés ; les clameurs après les chaudrons et les poêles à frire, empruntés d’une table à l’autre ; et les juremens, les exclamations colériques proférés contre les chevaux rétifs ou ceux qui s’éloignaient pour aller paître, même après avoir été chargés ; tout cela produisait un bruit confus dans lequel on distinguait particulièrement la voix perçante de Tony.

Le signal donné, la troupe défila en ligne irrégulière à travers le vallon et une forêt couverte, tournant et disparaissant graduellement parmi les arbres, bien que le son des voix et du cor se fît entendre quelque temps après la disparition des derniers de la colonne. L’arrière-garde resta sous le bosquet au fond du vallon, les uns à cheval, le fusil sur l’épaule, d’autres assis ou couchés près des feux, causant ensemble à demi voix et nonchalamment, tandis que les chevaux à demi assoupis se tenaient immobiles autour de leurs maîtres, comme eux à demi assoupis. Cependant un des cavaliers profitait de cet instant de loisir pour se faire la barbe devant un petit miroir accroché au tronc d’un arbre.

Enfin le bruit des voix et du cor se perdit entièrement, et le vallon retomba dans un silence paisible, interrompu en certains momens par le murmure indistinct du groupe rassemblé autour du foyer, le sifflotement pensif de quelques promeneurs sous les arbres, et le frôlement des feuilles sèches que la brise la plus légère emportait en pluies abondantes, signes de la fin des beaux jours.