Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 14

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 104-114).

CHAPITRE XIV.


Chasse au daim. — Vie des prairies. — Beau campement. — Bonne fortune du chasseur. — Anecdotes des Delawarcs. — Leurs superstitions.


Quand nous eûmes dépassé la ceinture de bois qui borde la rivière, nous montâmes les collines en nous dirigeant à l’ouest à travers un pays onduleux, couvert de chênes nains et d’un arbre nommé Jack noir. L’œil s’étendait quelquefois au loin sur des sites de coteaux et de vallées, entremêlés de forêts, de bosquets et de bouquets d’arbres. Nous marchions lentement, et ceux qui se trouvaient en tête de la colonne découvrirent quatre daims paissant sur une pente verte à environ un mille de distance. Sans doute ils ne s’étaient pas aperçus de notre approche, car ils continuaient leur repas dans une parfaite tranquillité. Un de nos jeunes hommes obtint du capitaine la permission de les poursuivre, et la troupe s’arrêta et regarda silencieusement la chasse. Le cavalier fit un long circuit et s’avança lentement et à petit bruit jusqu’à un bouquet de bois qui le séparait des daims ; alors il descendit de cheval, et, se glissant autour d’un monticule, disparut à nos yeux. Tous les regards se fixèrent alors sur les daims, qui ne cessaient de brouter sans le moindre soupçon de danger. Soudain un coup de feu part, et un daim superbe fit un bond et retomba sur la terre ; ses compagnons défilèrent en un clin d’œil : à l’instant notre ligne se brisa en plusieurs places, et les plus jeunes de la bande s’élancèrent après les fugitifs. Notre petit Français, Tony, se distinguait parmi les principaux personnages de la scène, sur son gris d’argent, ne s’étant fait aucun scrupule de laisser les chevaux de bât sur leur bonne foi. Il fallut un certain temps pour rassembler au son du cor nos forces dispersées et reprendre nôtre marche.

Deux ou trois fois, dans le courant de la journée, nous fumes interrompus par des, scènes tumultueuses de ce genre. Les jeunes gens étaient tout feu en se voyant dans une contrée non explorée et si abondante en gibier ; et ils étaient trop peu accoutumés à la discipline pour se restreindre à garder les rangs ; mais le plus indocile était notre Tony : la haute idée qu’il nourrissait de ses talens supérieurs à la chasse, et le désir de les faire briller, l’entraînaient continuellement à s’éloigner, ainsi qu’un lévrier mal dressé, aussitôt qu’il voyait lever quelque gibier, et il fallait de même le ramener à son poste à peu près de force.

Enfin sa vanité eut un salutaire échec. Un faon bondit en vue de toute la ligne ; Tony mit pied à terre et ajusta la bête, qui lui donnait beau jeu ; il tira, le faon resta en place : le créole sauta sur son cheval, se mit en attitude, et, les yeux fixés sur l’animal, semblait s’attendre à le voir tomber. Cependant ce dernier continua gaîment sa route, et un rire inextinguible s’éleva du haut en bas de la colonne. Le petit homme glissa tranquillement de sa selle, et tomba sur les bêtes de somme à bras raccourci, en les accablant d’injures et d’imprécations furieuses, comme si elles étaient cause de sa mésaventure : toutefois nous fûmes délivrés pour quelque temps de sa jactance babillarde.

Nous rencontrâmes pendant notre marche les restes d’un ancien campement indien près d’un ruisseau, sur les bords duquel étaient épars les crânes couverts de mousse des daims et des élans apportés par les chasseurs. Comme nous étions dans le pays des Pawnies, nous supposâmes que dans cet emplacement un camp de ces formidables nomades avait existé. Cependant le docteur, après avoir examiné la forme et la disposition des loges, décida que c’était un camp de hardis Delawares qui avaient fait une rapide excursion sur ces dangereux territoires de chasse.

Après avoir marché quelque temps, nous découvrîmes deux figures à cheval qui marchaient lentement en ligne parallèle avec nous, en suivant les bords d’une colline nue, à environ deux milles de distance, et qui semblaient nous observer. On fit halte, on examina ces hommes attentivement, et l’on fit sur eux mille conjectures. Étaient-ce des Indiens ? et s’ils étaient Indiens, étaient-ils Pawnies ? Un cavalier se dessinant au loin sur l’horizon, excite l’imagination et fait battre le cœur des voyageurs sur ces terres hostiles, de même qu’une voile aperçue en mer, dans un temps de guerre, devient l’objet des inquiétudes et des alarmes d’un équipage. Cependant nos conjectures ne se prolongèrent pas long-temps, une lunette nous ayant fait reconnaître dans ces cavaliers deux des hommes de notre arrière-garde qui s’étaient mis en route pour nous joindre, et avaient perdu nos traces.

Ce jour-là notre marche fut animée et délicieuse. Nous étions dans une contrée d’aventures qui n’avait jamais été foulée par les blancs, à l’exception de quelques trappeurs solitaires. Le temps était à souhaits, tempéré, doux, vivifiant, le ciel d’un beau bleu foncé, avec de légers nuages cotonneux, l’air transparent ; une campagne magnifique s’étendait à perte de vue, dorée par un soleil d’automne ; mais cette campagne était silencieuse, sans vie, sans habitation humaine, et en apparence sans un seul habitant humain. Il semble que cette belle région soit condamnée à la solitude ; les Indiens eux-mêmes n’osent s’y arrêter, et en font seulement un but d’excursions rapides et téméraires.

Après une marche d’environ quinze milles, nous campâmes dans une belle péninsule formée par une boucle d’une petite rivière, profonde, claire, presque immobile, et couverte par un bosquet d’arbres magnifiques ; quelques chasseurs allèrent en quête du gibier avant que le bruit du campement l’eût effarouché ; notre métis Beatte prit aussi son fusil, et partit seul en prenant une direction différente de celle des autres.

Quant à moi, je m’étendis sur l’herbe à l’ombre des arbres, je bâtis des châteaux en Espagne, et goûtai les charmes, si réels, si puissans, du repos champêtre. Je ne conçois pas, en effet, un genre de vie plus propre à maintenir le corps et l’esprit en santé, que celui auquel nous étions soumis depuis quelque temps. Une course à cheval de plusieurs heures le matin, variée par des incidens de chasse, un campement l’après-midi, sous un bosquet délicieux aux bords d’un courant limpide ; le soir, un banquet de venaison fraîchement tuée, et de dindons sauvages rôtis ou grillés sur les charbons ; pour dessert le miel des arbres environnans, le tout assaisonné avec un appétit inconnu aux gourmands des villes. Et la nuit, quel doux sommeil en plein air ! quelles agréables veilles dans la contemplation de la lune et des étoiles que l’on voit briller à travers les branches !

Toutefois, en cette occasion, nous eûmes peu de raison de vanter notre garde-manger, on n’avait tué qu’un seul daim pendant la journée, et pas un de ses morceaux n’avait pris le chemin de notre loge. Nous nous trouvâmes heureux de pouvoir passer notre vigoureux appétit sur des restes de dindons apportés du dernier campement, et renforcés d’une ou deux tranches de porc salé. Cependant cette disette ne dura pas long-temps. Avant la nuit, un jeune chasseur revint chargé de nobles dépouilles. Il avait tué un daim, l’avait découpé de main de maître, et mettant la chair dans une espèce de sac fait avec la peau de la bête, il avait chargé le tout sur ses épaules et l’avait apporté au camp.

Peu d’instans après, Beatte parut à son tour avec un faon bien gras sur le cou de son cheval. C’était le premier gibier qu’il nous apportait, et je me réjouis de le voir effacer, par un trophée semblable, le souvenir de la fouine. Il jeta sa proie devant notre feu sans dire mot, se mit sur-le-champ à débrider son cheval, et toutes nos questions sur sa chasse ne purent obtenir de lui que des réponses laconiques.

Cependant si Beatte gardait un silence indien sur ce qu’il avait fait, Tony, en récompense, n’était pas avare de jactance sur ce qu’il comptait faire. Maintenant que nous étions dans un bon pays de chasse, il allait, disait-il, se mettre en campagne, et notre loge serait comblée de gibier. Heureusement son babil ne l’empêchait point d’agir ; il dépeça le faon très adroitement, il en fit rôtir un quartier, le chaudron du café se remplit, et en un moment nous fûmes en mesure de nous dédommager avec luxe de notre maigre dîner.

Le capitaine revint assez tard et les mains vides. Il avait d’abord poursuivi son gibier ordinaire, les daims ; mais il était arrivé sur les traces d’une troupe de plus de soixante élans. N’ayant jamais tué d’animal de cette espèce, et l’élan se trouvant à la mode en ce moment, et l’objet de l’ambition des vétérans du camp, il abandonna la poursuite des daims, et suivit la nouvelle piste. Quelque temps après, il vit les élans, et il eut plusieurs chances pour en abattre, mais il désirait rapporter le plus beau, un mâle qui marchait en avant des autres. Enfin s’apercevant que la bande toute entière était sur le point de lui échapper, il fit feu sur un jeune. Le coup porta ; mais l’animal conserva des forces suffisantes pour continuer de marcher avec ses compagnons. D’après les traces de sang, notre chasseur était sûr de l’avoir mortellement blessé ; cependant la nuit approchait, il ne put suivre la trace, et fut obligé de remettre au lendemain la recherche de la bête morte.

Le vieux Ryan et sa petite troupe ne nous avaient pas encore rejoints, non plus que notre jeune métis Antoine. On se décida, en conséquence, à rester le jour suivant dans notre campement, afin de donner à tous les traîneurs le temps d’arriver.

La conversation du soir, parmi les vieux chasseurs, roula sur les Delawares, cette tribu à laquelle on supposait que le campement vu pendant la matinée avait appartenu. Plusieurs anecdotes furent contées sur leur bravoure à la guerre et leur adresse à la chasse. Ils sont ennemis mortels des Osages, qui redoutent leur valeur désespérée, bien qu’ils l’attribuent à une singulière cause. « Regardez ces Delawares, disent-ils, leurs jambes sont courtes, ils ne peuvent pas courir, il faut donc qu’ils tiennent fermes et combattent jusqu’à ce qu’ils aient tué tous leurs ennemis ou que leurs ennemis les aient tous tués. » En effet les Delawares ont les jambes un peu courtes, et les Osages sont remarquables par le défaut contraire.

Les expéditions des Delawares, soit de guerre, soit de chasse, sont vastes et hardies. Une petite bande de ces Indiens ose quelquefois pénétrer assez loin dans ces déserts périlleux, et poussent leurs campemens jusqu’auprès des montagnes de rochers. Ce caractère aventureux est soutenu par une de leurs superstitions. Ils croient qu’un esprit gardien, sous la forme d’un grand aigle, veille sur eux du haut du ciel, bien au-delà de la portée des yeux. Quelquefois, s’il est content d’eux, il descend dans les basses régions, et on peut le voir décrivant des cercles sur les nuages blancs avec ses grandes ailes déployées. Quand ces signes favorables apparaissent, on a des saisons propices ; le blé vient bien, et la chasse est heureuse. Cependant il est quelquefois en colère, et alors il exhale sa fureur par le tonnerre, qui est sa voix, et les éclairs, qui sont le feu de ses yeux, et il frappe de mort les objets de son courroux.

Les Delawares font des sacrifices à cet esprit, qui daigne parfois laisser tomber une plume de son aile, comme gage de sa satisfaction. Ces plumes rendent celui qui les porte invulnérable. En effet, les Indiens, en général, croient les plumes d’aigles pourvues de vertus souveraines et occultes. Une fois, un parti de Delawares, dans le cours d’une expédition hardie sur les terres des Pawnies, se trouva entouré au milieu de grandes plaines, et fut presque entièrement détruit. Le reste se réfugia sur le sommet d’une de ces collines isolées et coniques que l’on voit s’élever parmi les prairies, et qui ont l’apparence d’éminences artificielles. Là, le principal guerrier, presque au désespoir, sacrifia son cheval à l’esprit tutélaire. Aussitôt un aigle énorme descendit du ciel, emporta la victime dans ses serres, et, s’élevant dans les airs, laissa tomber une plume de son aile. Le chef s’en saisit plein de joie, l’attacha sur son front, et, conduisant ses guerriers dans la plaine, se fit jour à travers les ennemis, avec un grand massacre de ceux-ci et sans perdre un seul des siens.