Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 19

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 149-155).

CHAPITRE XIX.


Espérances des chasseurs — Le gué dangereux. — Cheval sauvage.


Ce matin, 21 octobre, le camp fut en mouvement de très bonne heure : chacun était animé de l’espérance de voir des buffles dans le courant de la journée. De toutes parts on entendait le cliquetis des fusils, d’où l’on retirait le petit plomb pour y substituer des balles ; cependant Tony se préparait principalement pour une campagne contre les chevaux sauvages.

Il sortit avec un rouleau de cordes suspendu à l’arçon de sa selle et une paire de baguettes blanches, assez semblables à des bâtons de lignes, et longues de huit à dix pieds avec l’extrémité fourchue. Le lariat, ou cordeau roulé, employé à la chasse du cheval sauvage, répond au lazo de l’Amérique du Sud ; toutefois il n’est pas lancé par nos chasseurs avec la grâce, la dextérité des Espagnols. Ici, quand le chasseur, après une longue et vive poursuite, se trouve presque tête contre tête avec le cheval sauvage, il jette le nœud coulant du lariat sur le cou de l’animal par le moyen de la fourche, puis le Lassant courir de toute la longueur de la corde, il en joue comme le pêcheur joue avec le poisson pris à l’hameçon, et le soumet par la crainte de l’étranglement.

Tony promettait d’exécuter tout cela à notre complète satisfaction. Nous n’avions pas grande confiance dans ses succès, et nous craignions plutôt qu’il ne nous gâtât un de nos bons chevaux en courant après un mauvais ; car, de même que tous les créoles français, il était rude et impitoyable cavalier. Je me déterminai donc à le surveiller attentivement et à retenir son ardeur chasseresse.

Un ruisseau profond arrêta bientôt notre marche ; il coulait au fond d’un ravin couvert d’un bois épais. Après avoir côtoyé ce courant pendant une couple de milles, nous trouvâmes un gué ; mais il était difficile de descendre au rivage, les bords étant raides, d’un terrain mobile, et encombrés d’arbres forestiers, mêlés de ronces, de buissons et de vignes. Enfin, le cavalier en tête de la file s’ouvrit un chemin à travers les broussailles, et son cheval, posant les deux pieds à la fois, glissa le long de la cote jusqu’à l’étroite rive du ruisseau : il traversa, ayant de l’eau et de la bourbe aussi haut que les sangles, gravit la pente de l’autre côté, et arriva sain et sauf sur le terrain uni.

Toute la ligne suivit le chef de file, et se poussant l’un l’autre, les cavaliers descendirent la côte, et entrèrent dans le ruisseau. Quelques uns manquèrent le gué, et eurent de l’eau par-dessus la tête ; l’un d’eux tomba de cheval dans le milieu du courant. Pour ma part, tandis que j’étais pressé par ceux qui venaient derrière moi, à la descente de la côte je fus arrêté par une vigne aussi grosse qu’un câble qui tombait en feston à la hauteur de mes arçon et qui me les fit vider et me jeta sous les pieds des chevaux : heureusement je m’en tirai sans blessure, je rattrapai mon cheval, je passai le ruisseau sans autre encombre, et je pus me joindre à la gaîté excitée par les comiques désastres du gué.

C’est en de tels pas que les plus dangereuses embûches, les surprises les plus sanguinaires ont lieu dans les guerres des Indiens. En effet, un parti de sauvages embusqué dans les bosquets aurait pu faire un terrible ravage parmi nos hommes, tandis qu’ils étaient engagés au fond du ravin.

Nous débouchâmes alors sur une vaste et magnifique prairie, dorée par les rayons d’un soleil d’automne. Les fréquentes et profondes traces des buffles montraient que nous étions dans un de leurs pâturages favoris ; cependant aucun ne se fit voir. Dans le cours de la matinée, le lieutenant et sa compagnie nous rejoignirent, chargés des dépouilles des buffles qu’ils avaient tués le jour précédent. Un des chasseurs avait été malheureux : son cheval, ayant pris peur à la vue des buffles, avait jeté à terre son cavalier, et s’était sauvé dans les bois,

À ces récits, l’excitation de nos chasseurs, jeunes et vieux, monta presque au degré de fièvre, car il en était peu qui eussent jamais rencontré ce célèbre gibier des prairies. En conséquence, lorsque dans le courant de la journée le cri de buffle ! buffle ! partait d’un point de la colonne, toute la troupe fut saisie d’une vive agitation. Nous traversions alors une belle partie de la prairie, agréablement variée par des collines, des plis de terrain, des vallons boisés. Ceux qui avaient donné l’alarme désignèrent un grand animal noir qui descendait lentement une pente douce, à environ deux milles de nous.

L’empressé Tony sauta sur la selle, et s’y tint debout, ses bâtons fourchus à la main, en posture de danseur ou d’écuyer de cirque se préparant à un exercice. Après avoir considéré un instant l’animal qu’il aurait pu voir aussi bien sans quitter les étriers, il déclara que c’était un cheval sauvage ; et, se remettant en selle, il allait s’élancera sa poursuite, mais je le rappelai, à son très grand chagrin, et lui ordonnai de rester à son poste.

Le capitaine et deux de ses officiers allèrent reconnaître l’animal. Le capitaine, excellent tireur, avait l’intention de loger une balle dans le côté du cou du cheval ; une blessure semblable leur fait perdre leurs forces pour un moment ; ils tombent, et l’on a le temps de les prendre avant qu’ils aient repris le mouvement. Toutefois, c’est un moyen cruel et hasardé, car un coup mal dirigé peut tuer ou mutiler ce noble animal. Tandis que le capitaine et ses acolytes cheminaient au pas, et latéralement dans la direction du cheval sauvage, nous avancions toujours, en suivant néanmoins des yeux les mouvemens de l’animal. On le vit d’abord marcher tranquillement sur le profil d’un renflement de terrain derrière lequel il disparut, et bientôt les chasseurs furent également cachés par une colline intermédiaire.

Quelques momens après, le cheval reparut à notre droite, justement en face de la colonne, et sortant d’une petite vallée à un trot assez vif ; il était évident qu’il avait pris l’alarme. Il s’arrêta tout court, à notre vue, nous regarda un instant d’un air étonné, puis balançant sa belle tête, il prit sa course majestueuse, en se retournant de temps en temps pour nous regarder d’abord par-dessus une épaule, ensuite par-dessus l’autre, sa crinière flottant au gré du vent. Il traversa une bande de taillis, qui ressemblait de loin à une grande haie, s’arrêta sur un champ découvert au-delà, nous regarda encore une fois avec un beau mouvement de cou, souffla, et balançant de nouveau sa tête, se mit en plein galop et se réfugia dans les bois.

C’était la première fois que je voyais un cheval parcourant ses solitudes natales, dans toute la liberté, tout l’orgueil de sa nature. Combien il me sembla différent de la pauvre victime du luxe, de l’avarice, des caprices de l’homme, harnachée, bridée, subjuguée, mutilée, dégradée dans son caractère comme dans ses habitudes et ses formes !

Après une marche de quinze milles, nous fîmes halte vers une heure, afin de donner aux chasseurs le temps de nous procurer un supplément de provisions. Notre campement était un bosquet spacieux de noyers et de chênes élevés, dégagé de petit bois et bordé par un beau ruisseau. Tout en déchargeant les paquets, notre petit Français se plaignait hautement d’avoir été empêché de poursuivre le cheval sauvage, qu’il aurait très certainement pris. En même temps notre métis sellait son meilleur cheval, puissant animal de race demi sauvage, accrochait un lariat à l’arçon, prenait d’une main son fusil et un bâton fourchu, et sautant sur la selle, partit sans dire un seul mot. Il était évident qu’il allait en quête du cheval sauvage, mais qu’il n’était pas disposé à chasser de compagnie.