Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 20

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 156-166).

CHAPITRE XX.


LE CAMP DU CHEVAL SAUVAGE.


Contes de chasseurs. — Chevaux sauvages. — Le métis et sa prise. — Chasse au cheval. — Animal sauvage dompté.


Les coups de feu que nous entendions de toutes parts montraient que nous étions en un lieu fertile en gibier. Un de nos chasseurs revint en effet bientôt, portant sur ses épaules la chair d’un faon liée dans sa peau ; un second rapporta un daim mâle sur son cheval ; deux autres daims nous arrivèrent ensuite avec un certain nombre de dindons. Tout le gibier était déposé devant la logette du capitaine, pour être distribué par égales portions aux différens feux. En un moment, les broches, les chaudrons, furent en plein exercice, et la soirée entière offrit une scène de bombance et de profusion de chasseurs. Nous avions été, il est vrai, trompés dans l’espérance de rencontrer des buffles ; mais la vue d’un cheval sauvage était une grande nouveauté, et fournit ample matière aux conversations du soir. On conta plusieurs anecdotes sur un fameux cheval gris qui avait rôdé parmi les prairies de ce canton pendant six ou sept ans, déjouant toutes les tentatives des chasseurs pour s’emparer de lui. On disait qu’il pouvait dépasser au pas ou à l’amble le galop des chevaux les plus vites. Des récits également merveilleux étaient faits sur un cheval noir du Brasis, qui paissait sur les prairies voisines de la rivière de ce nom, dans le Texas : plusieurs années de suite il avait échappé aux poursuites. Sa renommée s’étendait au loin ; on offrait pour l’avoir mille dollars ; les plus vigoureux, les plus hardis chasseurs essayaient sans cesse de le prendre ; enfin il tomba victime de sa galanterie, ayant été attiré sous un arbre par une jument privée, et un nœud coulant jeté sur sa tête par un jeune garçon qui s’était perché parmi les branches.

La capture d’un cheval sauvage est un des exploits les plus enviés parmi les tribus des prairies ; c’est, en effet, de cette source que les chasseurs indiens tirent leur principale subsistance. Les chevaux qui vivent sur ces vastes plaines vertes, situées entre l’Arkansas et les établissemens espagnols, sont de différentes formes et de différentes couleurs, auxquelles on reconnaît leur origine diverse. Quelques uns ressemblent au cheval anglais, et descendent probablement de chevaux échappés de nos colonies frontières. D’autres, d’une espèce plus petite, mais vigoureuse, viennent sans doute de la race andalouse amenée par les premiers colons espagnols.

Certains spéculateurs fantasques veulent même voir en eux les descendans des coursiers arabes transplantés d’Afrique en Espagne, et de là en ce pays. Ils se complaisent dans la pensée que les ancêtres de ces chevaux sauvages ont appartenu au pur sang des nobles destriers du désert qui portèrent Mahomet et ses vaillans disciples sur les plaines sablonneuses de l’Arabie.

Les mœurs des Arabes semblent en effet avoir été apportées avec ces animaux. L’introduction des chevaux sur les plaines sans bornes de l’Ouest changea la façon de vivre de leurs habitans, en leur donnant la facilité, si chère à l’homme, de changer rapidement de place. Au lieu de guetter les animaux dans les forêts, et de suivre péniblement les labyrinthes des déserts de broussailles, comme leurs frères du Nord, les Indiens de l’Ouest sont les corsaires des plaines ; ils vivent au soleil, en plein air, presque toujours à cheval, sur des prairies tapissées de fleurs et sous un ciel sans nuages.

Je restai assez tard, couché auprès du feu du capitaine, écoutant des histoires sur ces pirates des prairies, et me livrant à quelques réflexions de mon cru. Soudain de grandes clameurs et des cris de triomphe s’élevèrent à l’autre extrémité du camp, et l’on vint nous apprendre que Beatte le métis avait amené un cheval sauvage.

En un moment, tous les feux sont abandonnés, et l’on se presse pour voir l’Indien et sa prise. C’était un poulain d’environ deux ans, de belle venue, parfaitement bien fait, avec des yeux saillans, et annonçant par ses mouvemens et l’expression de sa tête une grande vivacité, mais en même temps de la douceur. Il regardait autour de lui, d’un air de profonde surprise, les hommes, les chevaux, les feux ; tandis que l’Indien, debout devant lui, les bras croisés, tenait le bout de la corde qu’il avait passée au cou de son captif, en fixant sur lui des regards d’une fermeté imperturbable. Beatte, comme je l’ai déjà dit, avait le teint olivâtre et des traits marqués, assez semblables aux bronzes de Napoléon. Ainsi posé en face de sa capture, dans une complète immobilité, il avait plutôt l’air d’une statue que d’un homme. Cependant, si le cheval manifestait la moindre velléité de résistance, Beatte lui faisait sentir à l’instant son pouvoir en le tiraillant d’abord d’un côté, puis de l’autre, par le lariat, comme s’il eût voulu le jeter à terre. Quand il l’avait ainsi dominé quelques instans, il reprenait son attitude de statue, et le regardait en silence.

L’ensemble de la scène était singulièrement frappant. Les grands arbres illuminés partiellement par les feux de camp, les chevaux paissant çà et là dans le bosquet, les pièces de gibier suspendues aux branches, et, au milieu de ces objets agrestes, le chasseur sauvage et sa prise sauvage entourés d’une foule d’admirateurs non moins sauvages, les acteurs, le théâtre, les accessoires, tout était dans une parfaite harmonie. Plusieurs jeunes cavaliers, dans la première ferveur de leur enthousiasme, cherchèrent à obtenir le cheval par échange ou autrement ; ils en offraient même des prix extravagans. Mais Beatte repoussa toutes leurs propositions. « Vous offrez grands prix maintenant, disait-il, et demain vous serez fâchés de votre marché, et vous direz : Damné Indien ! »

Les jeunes gens le pressaient de questions sur sa manière de prendre les chevaux ; mais ses réponses étaient sèches et laconiques : il conservait évidemment quelque ressentiment d’avoir été mal jugé ; d’ailleurs il regardait avec dédain ces novices si peu versés dans les nobles sciences des bois.

Cependant, lorsqu’il fut assis près de notre foyer, je tirai de lui facilement les détails de son exploit ; car, bien qu’il fut généralement taciturne avec les étrangers, et peu enclin à se vanter de ses actions, sa réserve, comme celle de tous les Indiens, se relâchait en certains momens.

Il me dit qu’en sortant du camp, il était retourné à la place où l’on avait perdu de vue le cheval sauvage. Il retrouva bientôt ses traces, et les suivit jusqu’aux bords de la rivière. Là, comme il pouvait distinguer mieux les empreintes des pieds sur le sable, il s’aperçut qu’un des sabots de l’animal était défectueux, et abandonna sa poursuite.

En revenant au camp, il rencontra une troupe de six chevaux qui se dirigèrent immédiatement vers la rivière. Il les suivit sur l’autre rive, y laissa son fusil, et mettant son cheval au galop, regagna bientôt les fugitifs. Il essaya d’en prendre un ; mais le lariat tomba sur une oreille, et l’animal put s’en débarrasser sans peine. Les chevaux montèrent d’un trait une colline ; il la monta sur leurs talons, et tout à coup il vit leurs queues relevées en l’air, ce qui montre qu’ils sont prêts à se plonger dans un précipice. Il n’était plus temps de reculer ; l’élan était donné : vaincre ou mourir ! Il ferma les yeux, retint son haleine, et se lança à leur suite. La descente était de vingt a trente pieds ; mais tous arrivèrent sains et saufs sur un fond de sable.

Alors il réussit à jeter le lariat au cou d’un beau jeune cheval. Tandis qu’il galopait en ligne parallèle avec lui, les deux chevaux passèrent des deux côtés d’un jeune sapin, et le lariat fut arraché de sa main. Il le reprit ; mais un moment après, un accident semblable l’obligea encore de le lâcher. Enfin il arriva dans un lieu plus découvert, et put jouer avec le poulain en le laissant aller et en le retenant tour à tour, jusqu’à ce qu’il l’eût assez complètement subjugué pour le conduire à l’endroit où il avait laissé son fusil.

Ici, une autre difficulté formidable se présentait, le passage de la rivière. Les deux chevaux restèrent un instant embourbés, et Beatte fut presque désarçonné par la force du courant et les efforts de son captif. Cependant, après beaucoup de peines et d’inquiétudes, il parvint à l’autre bord, et ramena sa prise au port.

Pendant le reste de la soirée, tout le camp fut dans un état d’excitation prodigieuse. On ne parlait que de captures de chevaux sauvages. Les plus jeunes de la troupe voulaient se dévouer à cette chasse aventureuse, et chacun se promettait in petto de ramener en triomphe un des sauvages coursiers des prairies. Beatte avait pris en un moment un haut degré d’importance ; il était le chasseur par excellence, le héros du jour Les cavaliers les mieux montés lui offraient de se servir de leurs chevaux pour ses chasses, à condition qu’il leur donnerait une part dans les prises. Beatte recevait les honneurs en silence, et n’acceptait aucune des offres ; mais notre petit Français babillard compensait la taciturnité de son compagnon, en se vantant, à propos de cette capture, comme s’il l’eût effectuée lui-même. Il disserta sur le sujet si savamment, et parla d’un si grand nombre de chevaux qu’il avait pris, que l’on ne pouvait s’empêcher de l’écouter comme un oracle, et quelques uns de ses plus jeunes auditeurs penchaient à croire le loquace Tony supérieur même au silencieux Beatte.

La fermentation excitée par cet événement tint le camp éveillé bien au-delà de l’heure ordinaire. Il s’élevait, des groupes rassemblés autour des feux épars, un bourdonnement de voix interrompu de temps en temps par de longs éclats de rire ; et la nuit était à moitié passée avant que tout le monde fut endormi. Avec le jour, l’excitation se renouvela. Beatte et son cheval sauvage étaient encore le point de mire, l’objet principal des regards et des conversations du camp. Le captif avait passé la nuit attaché parmi les autres chevaux. Beatte le fit marcher encore en le tenant par un lariat, et sitôt qu’il montrait la moindre envie de se révolter, il le secouait et le tourmentait comme il avait fait la veille, jusqu’à ce qu’il l’eût réduit à une soumission passive. Il paraissait d’un caractère doux et docile, et son œil avait une expression touchante. Dans cette situation étrange et abandonnée, le pauvre animal semblait chercher protection, sympathie auprès de ce même cheval qui avait aidé à le prendre. Encouragé par sa docilité, Beatte essaya, un peu avant de nous mettre en marche, d’attacher un léger paquet sur son dos, et de lui donner ainsi la première leçon de servitude. Mais l’orgueilleuse indépendance native de l’animal se réveillant à cette indignité, il rua, se cabra, employa tous les moyens possibles pour se délivrer de la charge dégradante. Cependant l’Indien était trop puissant pour lui : à chaque paroxysme, il renouvelait la discipline du licou ; enfin la malheureuse bête, sentant l’inutilité de lutter, se jeta à terre, et resta aplatie, sans mouvement, comme si elle s’avouait vaincue. Certes, un héros de théâtre, représentant le désespoir d’un prince captif, n’aurait pu jouer son rôle d’une manière plus dramatique : il y avait une véritable grandeur morale dans cette action.

L’imperturbable Indien se croisa les bras, et resta un peu de temps à considérer en silence son captif ; et quand il le vit bien complètement subjugué, il hocha la tête lentement, sa bouche se contracta en un sourire de triomphe sardonique, et, par une secousse donnée au licou, il ordonna au cheval de se lever. Il obéit, et de ce moment ne fit plus aucune tentative de résistance. Pendant cette première journée, on le conduisit en lesse, avec le paquet sur le dos, et il le porta patiemment : deux jours après, on le laissa marcher en liberté parmi les chevaux surnuméraires. Je ne pouvais m’empêcher de regarder d’un œil de pitié ce bel animal, dont l’existence avait été si soudainement changée. Au lieu de parcourir, au gré de ses caprices, ces vastes pâturages, allant de plaine en plaine, de prairie en prairie, broutant toutes les herbes, toutes les fleurs, buvant les eaux de tous les ruisseaux, il se voyait condamné à une servitude perpétuelle et pénible, à passer sa vie sous le harnais, peut-être au milieu du bruit, de la poussière, de la confusion des villes. Cette brusque transition dans sa destinée pouvait se comparer à celles qui ont souvent lieu dans les affaires humaines, surtout dans le sort des individus les plus élevés. Aujourd’hui prince des prairies, le jour suivant, cheval de bât !