Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 21

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 167-172).

CHAPITRE XXI.


Le gué de la Fourche Rouge. — Arides et tristes forêts. — Buffles.


Nous levâmes le camp du Cheval Sauvage à huit heures moins un quart, et après avoir fait environ quatre milles, en nous dirigeant presque au sud, nous arrivâmes sur les bords de la Fourche Rouge, et, suivant nos calculs, à soixante-quinze milles au-dessus de son embouchure. Cette rivière avait à cette place trois cents toises de largeur, et coulait entre des bancs de sable et des bas-fonds : ses rives, et les longues bandes de sable qui avançaient dans son lit, étaient empreintes des traces de différens animaux qui étaient venus la traverser ou boire ses eaux.

L’on fit halte, et l’on tint conseil sur le passage de la rivière, qui pouvait être dangereux à Cause des sables mouvans. Beatte, qui avait marché un peu en arrière, survint pendant le débat ; il était monté sur son cheval demi sauvage, et menait son captif par la bride. Sans articuler un seul mot, il remit le dernier à Tony, poussa son cheval dans le courant, et le traversa heureusement. Cet homme agissait ainsi en toutes choses, avec résolution, promptitude, silence, ne promettant rien d’avance, ne se vantant de rien après. La troupe suivit l’exemple de Beatte, et atteignit la rive opposée sans aucun accident, bien que l’un des chevaux de bât, en s’éloignant un peu de la ligne, eût failli enfoncer dans un sable mouvant, et en fut retiré avec beaucoup de peine.

Après avoir passé la rivière, nous devions nous frayer un chemin, pendant près d’un mille, à travers un marais de cannes qui, au premier coup d’œil, semblait une masse impénétrable de roseaux et de ronces. C’était un rude travail. Les chevaux enfonçaient souvent jusqu’aux sangles dans la bourbe, et hommes et bêtes étaient déchirés, arrêtés sans cesse par les épines et les buissons. Cependant une trace de buffles se trouvant sous nos pas, elle nous conduisit hors de ce marécage, et nous montâmes une côte, et vîmes une belle contrée découverte s’étendre devant nous, et à notre droite la ceinture de forêts allant aussi loin que la vue pouvaît s’étendre vers le sud. Bientôt nous quittâmes la plaine pour entrer dans les bois, l’intention du capitaine étant de porter au sud sud-ouest, et de traverser cette ligne de forêts obliquement pour arriver aux confins de la grande prairie occidentale : il pensait, en se dirigeant ainsi, se rapprocher de la Rivière Rouge tout en traversant la ceinture de forêts.

Ce plan était judicieux ; mais il se trouva erroné faute de connaissances exactes sur la nature du pays. Si nous eussions marché directement à l’ouest, deux journées nous auraient conduits hors des forêts, et nous aurions eu un chemin facile le long des lisières des prairies supérieures jusqu’à la rivière. En allant diagonalement, au contraire, nous eûmes plusieurs journées pénibles à travers des bois sur un sol raboteux et rude.

Ces forêts transversales forment une bande de quarante milles de largeur, sur un pays inégal, coupé de petites collines et de bouquets d’yeuses épars ; quelques vallées offrent de bons pâturages dans la saison ; mais on trouve plus souvent de profonds ravins, qui deviennent, dans le temps des pluies, les lits de torrens tributaires des rivières, et nommés branches. Au printemps. cette contrée peut avoir un aspect agréable quand la terre est tapissée d’herbes vertes, le feuillage frais, les clairières animées par des ruisseaux. Malheureusement nous arrivions trop tard, l’herbe était desséchée, les feuillages jaunissaient, une teinte brune et triste dominait sur le paysage ; le feu des prairies incendiées par les chasseurs indiens avait, en plusieurs endroits, pénétré dans les forêts, et les flammes légères avaient couru le long des herbes, et grillé les bourgeons et les branches les plus basses des arbres, en les laissant tout noirs et assez durs pour entamer la chair des hommes et des animaux obligés de s’ouvrir un chemin au milieu d’eux. Je n’oublierai de long-temps la mortelle fatigue, les tourmens de corps et d’esprit auxquels nous fûmes exposés en traversant ce qu’on pouvait appeler une forêt de fer.

Une rude marche de plusieurs milles nous conduisit à une suite de collines et de vallées découvertes, entremêlées de bois. Là, nous fûmes tirés de notre accablement par le cri de Buffle ! buffle ! On éprouve un effet semblable lorsqu’on entend crier en mer : Voile ! voile ! Ce n’était pas une fausse alarme : trois ou quatre de ces énormes animaux étaient visibles à notre droite, paissant sur le penchant d’une colline éloignée.

Il se fit un mouvement général, et ce fut avec beaucoup de difficulté que l’on vint à bout de réprimer l’ardeur des plus jeunes de la troupe. Le capitaine et deux de ses officiers, après avoir donné l’ordre de continuer de marcher dans la même direction, allèrent au pas du côté des buffles, accompagnés de Beatte et de Tony, qu’il fut impossible de retenir ; il extravaguait de joie en se voyant prêt à montrer ses prouesses à la chasse des buffles.

Bientôt les collines intermédiaires nous dérobèrent la vue du gibier et des chasseurs. Nous continuâmes notre course en cherchant un lieu convenable pour le campement ; ce qui n’était point facile à trouver, presque tous les ruisseaux étant il sec, et le pays dépourvu de sources.

Quand nous fumes à quelque distance, ou cria encore : Au buffle ! et deux de ces animaux furent montrés sur une colline à gauche. Le capitaine étant absent, on ne put retenir les jeunes chasseurs dans les rangs : plusieurs s’élancèrent, et en un moment disparurent dans les ravins ; les autres continuèrent leur marche, désireux de trouver un bon campement.

Nous commencions, en effet, à sentir les désavantages de la saison ; le pâturage des prairies était rare et desséché, les pois-vignes des fonds boisés étaient fannés, et la plupart des branches ou ruisseaux étaient à sec. Tandis que nous errions dans cette perplexité, le capitaine nous rejoignit avec toute sa troupe, à l’exception de Tony. Ils avaient poursuivi un buffle assez loin, sans arriver à portée de le tirer, et ils avaient renoncé à la chasse, de crainte de fatiguer les chevaux ou d’être menés trop loin du camp. Cependant le petit Français avait galopé après les buffles comme un fou ; et quand ses compagnons l’avaient perdu de vue, il était engagé, pour ainsi dire, vergues contre vergues avec un grand buffle mâle, et tirait presque à bout portant sur ses flancs. Je pense ce petit homme être un peu fou, observa Beatte froidement.