Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 24

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 193-198).

CHAPITRE XXIV.


Disette de pain. — Rencontre avec des buffles. — Dindons sauvages. — Chute d’un taureau buffle.


Le soleil se leva brillant et pur, mais le camp n’avait plus son hilarité accoutumée ; les concerts de basse-cour avaient cessé ; pas un chant de coq, pas un aboiement de chien, n’étaient exécutés ; on n’entendait ni chansons ni éclats de rire ; chacun s’occupait de sa besogne avec gravité et silence. La nouveauté de l’expédition était usée ; quelques uns des jeunes hommes étaient presque aussi fatigués que leurs chevaux ; et la plupart, peu faits à la vie de chasseur, commençaient à en sentir vivement les peines. Ce qui les décourageait le plus était de manquer de pain, les rations de farine ayant été épuisées depuis quelques jours. Les vieux chasseurs, qui avaient éprouvé souvent cette privation, la supportaient assez facilement ; et Beatte, accoutumé à passer des mois entiers sans pain lorsqu’il vivait parmi les Indiens, considérait cet aliment comme un objet de luxe. « Le pain, disait-il d’un air dédaigneux, est la nourriture des enfans. »

Avant huit heures du matin, nous tournâmes le dos à l’ouest, et prîmes la direction du sud-ouest, le long d’une vallée formée de collines doucement inclinées. Après avoir fait quelques milles, Beatte, qui marchait en ligne parallèle avec nous sur le bord d’une éminence découverte, a droite, fit des cris, donna des signaux, comme s’il découvrait quelques objets capables d’intercepter notre marche. Plusieurs autour de moi s’écrièrent que c’était une bande de Pawnies, Une ligne de bosquets nous cachait l’approche de l’ennemi supposé. Nous entendions cependant un bruit de pas d’animaux parmi les broussailles ; mon cheval regardait de ce côté, ronflait et redressait les oreilles, quand soudain une paire de grands buffles mâles, qui avaient été alarmés par le métis, arrivèrent droit à nous en brisant les branches et les buissons sur leur passage. À la vue de notre colonne, ils firent volte-face et s’enfoncèrent dans un étroit défilé. Au même instant une vingtaine de fusils partirent, un hourra général s’éleva, la moitié de la troupe courut pêle-mêle après eux, et je me mis de la partie. Cependant la plupart des poursuivans abandonnèrent bientôt cette chasse, à travers des ronces, des broussailles et des ravins, véritables casse-cous. Un petit nombre de cavaliers persista pendant quelque temps ; mais tous rejoignirent successivement la ligne, fatigués et désappointés. L’un d’eux revint à pied : il avait été renversé en pleine course, son fusil s’était brisé en tombant ; et le cheval, participant de l’esprit du maître, avait continué de pourchasser le buffle. C’était un pitoyable accident ; il était triste de se trouver désarmé et démonté au milieu des territoires de chasse des Pawnies.

Quant à moi, j’avais eu le bonheur de me procurer dernièrement, par échange, le meilleur cheval de la troupe, un alezan de pur sang, beau, généreux et sûr. En des situations semblables, on change presque de nature en changeant de cheval. Je me sentais un être tout différent maintenant que j’avais sous moi cet animal, vif, mais doux et docile à un degré surprenant, et rapide, aisé, élastique dans tous ses mouvemens. En peu de jours il devint attaché à moi comme un chien ; il me suivait quand je marchais ; il venait contre moi le matin pour être caressé, et mettait son museau entre moi et mon livre, lorsque je lisais au pied d’un arbre. Le sentiment que je éprouvais pour le compagnon muet de mes courses dans les Prairies me donna une légère idée de l’attachement des Arabes pour le coursier qui les a long-temps portés dans les déserts.

À quelques milles plus loin, nous trouvâmes un pré encore frais, arrosé par un large et clair ruisseau dont les bords offraient d’excellens pâturages. Là nous fîmes halte sous un bosquet d’ormes, où nous vîmes les vestiges d’un ancien campement d’Osages. À peine avions-nous eu le temps de mettre pied à terre que l’on fit une décharge générale sur un troupeau de dindons épars dans le bosquet, qui, probablement, servait de perchoir à ces oiseaux peu rusés. Ils volèrent en effet sur les arbres, allongeant leur grand cou, et regardant avec un étonnement stupide, jusqu’à ce que dix-huit d’entre eux eussent été abattus.

Au milieu du carnage, on apprit que quatre buffles paissaient dans une prairie voisine ; alors on abandonna les dindons pour un plus noble gibier ; on remonta sur les chevaux fatigués, et la « chasse commença. En peu d’instans nous nous trouvâmes en vue des buffles, qui ressemblaient à des monticules bruns parmi les hautes herbes. Beatte tâcha de les dépasser et de les pousser vers nous y afin de donner a nos chasseurs inexpérimentés quelques chances favorables ; cependant les buffles tournèrent une colline de rochers qui les déroba à nos yeux. Quelques uns de nous tentèrent de franchir la colline ; mais ils s’embarrassèrent dans les broussailles et le bois taillis entrelacé dé vignes : mon cheval, qui avait chassé au buffle avec son ancien maitre, semblait aussi animé que moi y et faisait tous ses efforts pour forcer le passage à travers les buissons. Enfin nous parvînmes à nous dégager, et, descendant au galop la montagne, je trouvai notre petit Tony caracolant autour d’un grand buffle qu’il avait blessé trop grièvement pour qu’il pût s’enfuir, et qu’il amusait jusqu’à, notre arrivée. Il y avait un mélange de grandeur et de comique dans le combat de ce terrible animal et de son fantastique assaillant. Le buffle présentait toujours à l’ennemi son large front hérissé ; sa gueule était béante, sa langue desséchée, ses yeux étincelaient comme des charbons enflammés, sa queue était redressée ; de temps en temps il se lançait avec fureur sur son adversaire, qui esquivait son attaque en faisant des courbettes, en prenant toutes sortes de postures grotesques devant lui. Alors nous tirâmes plusieurs coups sur le buffle ; mais les balles se perdaient dans cette montagne de chair sans y produire un effet mortel. Il fit une lente et majestueuse retraite dans la rivière, peu profonde, en se retournant contre les poursuivans toutes les fois qu’ils le pressaient trop vivement ; et lorsqu’il fut dans l’eau, il s’y posa comme pour soutenir un siège. Cependant une balle, logée dans une partie plus vitale de son corps, lui causa un frémissement universel. Il se retourna, et tenta de passer sur l’autre rive ; mais, après avoir fait quelques pas en chancelant, il tomba doucement sur le côté, et il expira. C’était la chute d’un héros, et nous sentîmes une sorte de honte de cette boucherie ; mais une ou deux minutes nous réconcilièrent avec nous-mêmes : nous nous répétâmes cette vieille et banale justification : Nous avons délivré le pauvre animal de toutes ses misères.

On tua deux autres buffles pendant la soirée ; mais il se trouva que c’étaient des taureaux dont la chair est dure et maigre à cette époque de l’année. Un jeune daim mâle nous fournit un mets plus savoureux à notre repas du soir.