Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 25

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 199-206).

CHAPITRE XXV


Grande chasse au cheval sauvage.


Nous quittâmes le camp des Buffles à [mit heures du matin, et nous eûmes deux heures de marche extrêmement fatigante, sur des chaînes de collines couvertes de maigres forêts de chênes nains, coupées par de profonds précipices. Parmi ces chênes, j’en remarquai de la plus petite dimension possible ; quelques uns n’avaient pas plus d’un pied de haut, et portaient une quantité prodigieuse de petits glands. Tous les bois de la traverse abondent en effet en glandée, et un chêne-pin produit une sorte de gland agréable au goût, et qui mûrit de très bonne heure.

Vers dix heures, nous arrivâmes à la place où cette chaîne de collines, abruptes et arides, s’abaisse pour former une vallée à travers laquelle coule la fourche nord de la Rivière Rouge. Une belle prairie, d’environ un demi-mille de largeur, émaillée de fleurs d’automne, s’étendait à une longueur de trois milles au pied des collines, bornée de l’autre côté par la rivière, dont les bords étaient marqués par des cotonniers, arbres au feuillage frais et brillant, sur lequel les yeux se reposaient avec délice après avoir si long-temps contemplé les vastes et monotones solitudes des brunes forêts.

La prairie était agréablement variée par des bouquets d’arbres ou des bosquets si heureusement placés, que la main de l’art n’aurait pu produire un effet plus gracieux. En jetant les yeux sur cette fraîche et délicieuse vallée, nous aperçûmes une troupe de chevaux sauvages paissant tranquillement sur une pelouse, à un mille de nous, sur notre droite ; et sur la gauche, à peu près a la même distance, plusieurs buffles, les uns broutant, les autres se reposant et ruminant parmi les riches pâturages, à l’ombre d’un massif de cotonniers. On croyait voir une belle scène pastorale dans les terres ornées d’un gentilhomme cultivateur, et des troupeaux choisis complétant l’effet pittoresque.

On tint conseil, et l’on se détermina à profiter de l’occasion qui se présentait d’exécuter une grande manœuvre de chasse, qu’on appelle le cercle des chevaux sauvages. Cette chasse exige un grand nombre d’hommes bien montés. Ils se distribuent dans toutes les directions, à une certaine distance l’un de l’autre, et forment ainsi un cercle de deux ou trois milles de circonférence. On doit exécuter cette première disposition avec beaucoup de silence et de précautions ; car les chevaux sont, de tous les habitans des Prairies, les plus faciles à effaroucher, et ils sentent de très loin un chasseur sous le vent.

Le cercle formé, deux ou trois chasseurs courent sur les chevaux, qui se sauvent dans la direction opposée. Toutes les fois qu’ils approchent des limites du cercle, un chasseur se présente devant eux et les oblige à retourner sur leurs pas. De cette manière ils sont repoussés et chassés sur tous les points, et galopent en rond dans ce cercle magique jusqu’à ce qu’ils soient harassés, et alors il est facile de les aborder et de leur jeter le lariat. Cependant les meilleurs chevaux, les plus vites, les plus forts, les plus courageux, parviennent souvent a s’échapper ; en sorte qu’on ne prend en général que des chevaux de seconde classe.

On prépara donc une chasse de ce genre. Les chevaux de bât furent d’abord attachés solidement aux arbres dans l’intérieur du bois ; car ils auraient pu, dans une incursion des chevaux sauvages, être tentés de s’enfuir avec eux. Vingt-cinq hommes, sous le commandement d’un lieutenant, reçurent l’ordre de se glisser le long des bords de la vallée dans les bois qui couronnent les collines. Ils devaient stationner à cinquante toises de distance l’un de l’autre, cachés sous les arbres, et ne se montrer qu’au moment où les chevaux seraient poussés dans leur direction. Un même nombre d’hommes se posta de même le long du rivage qui bornait l’autre côté, et une troisième troupe, égale en force, devait former une ligne à travers la partie inférieure de la vallée, et joindre ensemble les deux ailes. Beatte, le métis Antoine et l’officieux Tony, étaient chargés de faire une battue dans les bois de la partie supérieure de la vallée, afin de pousser les chevaux dans l’espèce de sac qu’on avait formé, et les deux ailes se seraient alors resserrées derrière eux et auraient formé le cercle complet.

Les deux lignes latérales s’étendaient sans bruit et hors de la vue de chaque côté de la vallée, et la troisième allait bientôt fermer l’anneau qui devait lier ensemble les premières, quand les chevaux sauvages donnèrent des symptômes d’alarme, en aspirant l’air, en regardant autour d’eux avec inquiétude ; enfin ils s’avancèrent lentement du côté de la rivière, et disparurent derrière un banc de verdure.

Ici l’on aurait dû, si l’on avait suivi les règles de la chasse, les arrêter sans bruit, en faisant simplement avancer un chasseur. Malheureusement, notre petit feu-follet de Français était là. Au lieu de rester paisible sur le flanc droit de la vallée, pour recevoir les chevaux lorsqu’ils seraient repoussés de ce côté, dès qu’il les vit se diriger vers la rivière, il sortit du couvert, et s’élança comme un fou à travers la plaine, monté sur un des chevaux de relai du comte. Ceci dérangea tous les plans. Les métis et une vingtaine des plus jeunes cavaliers se joignirent à la chasse. Ils coururent à bride abattue vers le banc. En un moment, les chevaux sauvages reparurent, et descendirent la vallée avec un bruit de tonnerre, le Français, les métis, les rôdeurs, galopant après eux, en hurlant comme des démons. En vain ceux de la ligne transversale essayèrent d’arrêter les fugitifs et de leur faire rebrousser chemin, ils étaient trop chaudement poursuivis. Dans leur terreur, ils se jetèrent en désespérés au travers de la ligne, et filèrent le long de la plaine. La troupe entière vola sur leurs traces ; plusieurs, sans bonnets ni chapeaux, leurs cheveux tombant sur leurs jeux ; d’autres, avec des mouchoirs noués autour de la tête. Les buffles, qui étaient restés jusqu’alors ruminant paisiblement au milieu des herbes, soulevèrent leurs énormes masses de chair, regardèrent un instant avec surprise la tempête qui parcourait la prairie, puis, se mirent eux-mêmes à fuir d’un pas lourd, mais pressé, bientôt ils furent atteints, et serrés entre les deux côtés de la vallée qui se rapprochaient ; ils se trouvèrent au milieu de la foule. Alors, buffles sauvages, chevaux sauvages, chasseurs sauvages, tout disparut pêle-mêle avec des cris, des hourras, un bruit de pas précipités, qui retentissait dans les forêts les plus éloignées.

Enfin les buffles tournèrent vers un marécage aux bords de la rivière, et les chevaux prirent un étroit défilé des collines, avec leurs poursuivans sur leurs talons. Beatte en laissa passer plusieurs, parce qu’il avait jeté les yeux sur un beau cheval de Pawnies, qui avait les oreilles fendues et les marques de la selle sur le dos. Il le serra de près, mais il le perdit dans les bois.

Parmi ces chevaux était une belle jument noire pleine, à ce qu’il semblait, mais depuis peu. En gravissant le défilé, elle glissa et tomba. Un jeune chasseur, sautant à bas de son cheval, la saisit par la crinière et les naseaux. Un de ses compagnons vint à son aide. La jument lutta bravement contre eux ; elle mordait, lançait des ruades, frappait des pieds de devant ; mais un nœud fut passé sur sa tête, et tous ses efforts devinrent inutiles. Cependant elle continua longtemps à se redresser, à se cabrer, à donner des coups de pied à droite et à gauche. Les deux cavaliers la conduisirent le long de la vallée par deux lariats très longs qui leur permettaient de la tenir à une distance assez grande pour être hors de la portée de ses pieds. Sitôt qu’elle avançait d’un côté, on la tirait de l’autre ; et de cette manière, elle fut graduellement subjuguée.

Tony, qui avait gâté toute l’affaire par sa précipitation, fut plus heureux qu’il ne le méritait dans cette petite escarmouche. Il avait pris un beau poulain café-au-lait, d’environ sept mois, qui n’avait pas eu la force de suivre les autres. Le petit Français ne se sentait pas de joie. Il était curieux à voir avec sa prise. Le poulain ruait et se cabrait ; Tony le saisissait par le cou et luttait avec lui, sautait sur son dos, prenait autant de grotesques attitudes qu’un singe avec un chevreau. Mais, ce qui me surprenait le plus, c’était la promptitude avec laquelle ces pauvres animaux, arrachés à la liberté illimitée des prairies, se soumettent à la domination de l’homme. Au bout de deux ou trois jours, la jument et les deux poulains allaient avec les chevaux menés en lesse, et les premiers étaient devenus aussi parfaitement dociles que leurs compagnons.