Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 27

La bibliothèque libre.
Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 214-228).

CHAPITRE XXVII.


Campement de pluie. — Histoires d’ours. — Notions des Indiens sur les présages. — Scrupules concernant les morts.


Lorsque je rejoignis la troupe, je la trouvai établissant le camp dans un riche fond boisé, traversé par un petit ruisseau qui coulait entre des rives profondes et croulantes. La détonation des armes à feu dura quelque temps de différens côtés, sur un troupeau nombreux de dindons éparpillés dans le taillis. Nous étions depuis peu de temps à cette halte, quand une pluie abondante nous annonça l’orage d’automne qui se préparait depuis le matin. On fit à l’instant les préparatifs nécessaires pour le recevoir. Notre tente fut plantée, et nos provisions et nos bagages mis en sûreté sous cet abri. Nos hommes, Beatte, Tony et Antoine, enfoncèrent dans le sol des piquets dont les extrémités étaient fourchues, placèrent des bâtons au travers en manière de solives, et formèrent ainsi une sorte de hangar couvert d’écorces et de peaux, fermé du côté opposé au vent, et ouvert en face du feu. Les cavaliers construisirent de semblables logettes, et allumèrent de grands feux devant leur ouverture.

Il était temps de prendre ces précautions : la pluie augmenta et continua pendant deux jours avec de très courts intervalles. Le ruisseau qui coulait paisiblement à notre arrivée, devint un torrent bourbeux et bouillonnant, et la forêt se transforma en marécage. Les hommes se réfugiaient sous leurs hangars de peaux et de blankets, ou bien ils se tenaient en cercles pressés autour des feux. Des colonnes de fumée déroulaient leurs anneaux vaporeux à travers les branches, et, se perdant ensuite dans les airs, étendaient une sorte de voile bleuâtre sur les bois environnans. Nos pauvres chevaux, harassés, réduits à une maigreur, à une faiblesse pitoyables, par la longueur du voyage et la mauvaise nourriture, perdirent tout ce qui leur restait de courage. Ils restaient immobiles, la tête basse, les yeux à demi fermés, secouant les oreilles et fumant à la pluie ; tandis que les feuilles jaunes de l’automne formaient, » à chaque bouffée de vent, des vagues légères autour d’eux.

Cependant, nonobstant le mauvais temps, nos chasseurs ne restèrent pas oisifs ; mais dans les intervalles où la pluie cessait, ils sortirent à cheval pour se mettre à l’affût dans les bois. De temps en temps le bruit éloigne d’un fusil nous annonçait la mort d’un daim.

On apporta de la venaison en abondance ; quelques uns des cavaliers s’occupèrent, sous les abris, à écorcher et à dépecer les pièces ; d’autres étaient employés, autour des foyers, à faire usage des broches et des chaudrons ; et bientôt une sorte de bombance régna dans le camp. La hache ne se reposait pas un instant, et fatiguait les échos de la forêt. Crac ! un arbre gigantesque tombait, et en peu de minutes ses branches flambaient, pétillaient dans les énormes feux de camp ; et quelque malheureux daim, qui se jouait naguère sous leur ombre, rôtissait alors devant elles.

Le changement de temps avait singulièrement affecté notre petit Tony. Sa maigre structure, composée d’os et de nerfs, était rongée de rhumatismes ; il avait mal aux dents, mal à la tête, le visage tiré, des douleurs dans chaque membre ; et tout cela semblait accroître son activité : il se démenait autour du feu, rôtissait, fricassait, grognait, grondait et jurait comme un vrai démoniaque.

Beatte revint de la chasse triste et mortifié : il avait trouvé un ours d’une dimension formidable, et l’avait blessé ; mais il était entré dans le ruisseau qui maintenant coulait rapidement et à plein bord, et Beatte, s’y lançant après lui, l’attaqua par derrière avec son couteau de chasse : à chaque coup, la bête, furieuse, se retournait en montrant des dents blanches et terribles. Beatte avait pied dans le courant, et trouva moyen de pousser l’animal hors de l’eau avec son fusil ; et lorsqu’il se serait retourné pour se mettre à la nage, il voulait essayer de lui couper les jarrets ; mais l’ours parvint à s’échapper parmi les broussailles, et notre métis fut obligé d’abandonner sa poursuite.

Son aventure, si elle ne produisit point de gibier, rappela du moins différentes anecdotes qui furent contées le soir autour du feu, et dans lesquelles l’ours terrible figurait toujours en première ligne. Ce puissant et féroce animal est un thème favori d’histoires de chasse parmi les hommes rouges et blancs de ces contrées. Un brave Indien porte à son cou les énormes griffes de ce redoutable ennemi comme un trophée plus honorable qu’un scalp humain. On voit rarement cet ours au-dessous des hautes prairies et des premières chaînes des montagnes de rochers. Les autres espèces d’ours sont dangereuses quand elles sont blessées, mais cherchent rarement à combattre si on leur permet de fuir. L’ours terrible est le seul, parmi les animaux de nos déserts occidentaux, qui soit enclin à des hostilités non provoquées. Sa grandeur et sa force prodigieuses en font un adversaire redoutable, et sa vie est tellement dure qu’il brave souvent l’adresse des chasseurs en échappant aux coups de feu et aux blessures du couteau de chasse.

Une des anecdotes contées en cette occasion offrait une vive peinture des accidens et des vicissitudes auxquels sont exposés les rôdeurs de notre frontière. Un chasseur, en poursuivant un daim, tomba dans un de ces puits profonds qui restent dans les Prairies après les grandes pluies, et sont connus sous le nom d’égouts. À son inexprimable horreur il se trouva en contact, au fond de ce trou, avec un ours terrible d’une grandeur énorme. Le monstre le saisit, une lutte mortelle s’ensuivit ; et le malheureux chasseur, grièvement déchiré et mordu, ayant eu un bras et une jambe fracassés, réussit néanmoins à tuer son formidable ennemi. Pendant plusieurs jours il resta au fond du puits, trop brise pour se mouvoir, se nourrissant de la chair crue de l’ours, et prenant soin de tenir ses blessures ouvertes, afin qu’elles pussent se guérir par degré et radicalement. Enfin il reprit assez de force pour grimper au sommet du puits et sortir sur la prairie : il gagna, en rampant et avec beaucoup de peine, un ravin formé par un ruisseau presque sec ; là il but avec délice de l’eau fraîche qui le ranima un peu, et, en se traînant d’une flaque d’eau à une autre, il se soutint avec de petits poissons et des grenouilles.

Un jour il vit un loup chasser et tuer un daim sur la prairie voisine. À l’instant il rampa hors du ravin, effaroucha le loup, et se couchant à côté de sa proie, il y resta assez de temps pour faire plusieurs repas succulens qui lui rendirent une grande partie de ses forces.

En retournant au ravin, il suivit le cours du ruisseau jusqu’à ce qu’il devînt une rivière assez forte. Il la descendit en se laissant aller au courant, et juste, à son embouchure dans le Mississipi, il trouva un arbre tombé qu’il lança avec quelque difficulté, et, se mettant dessus à califourchon, il flotta jusqu’en face du fort à Council-Bluffs. Heureusement il arriva de jour, autrement il aurait pu passer sans être aperçu devant ce poste solitaire, et aurait péri au milieu de ces vastes eaux. Ayant été signalé du fort, on envoya un canot à son secours ; il fut débarqué plus mort que vif : on le guérit de ses blessures ; mais il resta mutilé.

Notre chasseur Beattle était revenu de son combat avec l’ours, exténué et découragé. Le changement de temps et l’humidité qu’il avait conservée sur son corps après avoir plongé à demi dans le ruisseau, avaient réveillé des douleurs rhumatismales auxquelles il était sujet ; bien qu’il fut ordinairement énergique et endurci il toutes les fatigues et à tous les travaux, on le voyait maintenant triste et dolent auprès du foyer, et se plaignant, peut-être pour la première fois de sa vie. En dépit de sa constitution de fer, et quoiqu’il n’eût pas encore atteint le midi de la vie, il n’était plus, suivant lui, qu’une misérable ruine. C’était, en effet, un exemple vivant des maux de la vie sauvage des frontières. En découvrant son bras gauche, il nous montra les contractions produites sur ce membre par une précédente attaque de rhumatisme, maladie qui afflige souvent les Indiens ; car en s’exposant constamment aux vicissitudes des saisons, ils n’acquièrent pas une insensibilité aux changemens de l’atmosphère aussi complète que beaucoup de gens se l’imaginent. Il portait les marques de différentes blessures reçues à la chasse ou dans les guerres des sauvages ; son bras droit avait été cassé en tombant de son cheval ; une autre fois, son coursier s’étant abattu sous lui y avait brisé sa jambe gauche.

« Je suis tout en pièces, et plus bon à rien, disait-il ; maintenant je ne me soucie guère de ce qui pourra m’arriver. Cependant, ajoutait-il après une pause, il faudrait encore un homme d’une certaine force pour m’abattre. »

Je tirai de lui diverses particularités de sa vie qui relevèrent dans mon esprit. Sa résidence était sur le Neosho, dans un hameau d’Osages placé sous la surintendance d’un digne missionnaire des bords dé l’Hudson, nommé Requa. Il tâchait d’enseigner aux sauvages l’agriculture, et d’en faire des laboureurs et des pasteurs. J’avais visité cette mission agricole dans ma dernière tournée de la frontière, et je l’avais considérée comme devant être un jour plus profitable aux pauvres Indiens que les autres missions, purement préchantes et priantes, de ces confins.

Dans ce voisinage, Pierre Beatte avait sa petite ferme, sa femme indienne, et ses enfans, aux trois quarts indiens. Il aidait M.  Requa dans ses efforts pour civiliser les Osages et améliorer leur condition. Beatte avait été élevé dans la religion catholique, et restait inébranlable dans sa foi. Il ne pouvait pas prier avec M.  Requa, disait-il ; mais il pouvait travailler avec lui, et il montrait beaucoup de zèle pour ce qui devait tourner à l’avantage de ses parens et de ses voisins sauvages. En effet, bien que fils d’un Français et élevé parmi les blancs, il tenait beaucoup plus de l’Indien que de la race d’Europe, et ses affections penchaient vers la nation de sa mère. Quand il me parlait des insultes, des injustices souffertes par les malheureux Indiens dans leur commerce avec les grossiers planteurs de la frontière ; quand il me décrivait l’état précaire, dégradé de la tribu des Osages, diminuée de nombre, abattue d’esprit, vivant presque par grâce sur la terre où jadis elle jouait un rôle héroïque, je voyais ses veines se gonfler et ses narines se dilater d’indignation. Mais il réprimait ce sentiment avec cet empire sur soi-même commun aux Indiens, et le refoulait pour ainsi dire au fond de son cœur.

Il n’hésita pas à me conter un exemple dans lequel il s’était joint à sa parenté osage pour tirer vengeance d’un parti de blancs qui avait commis contre les premiers un outrage flagrant. Je trouvai que, dans la rencontre qui eut lieu, Beatte s’était montré tout-à-fait Indien. Plus d’une fois il avait accompagné les Osages de sa famille dans leurs guerres contre les Pawnies, et il raconta une escarmouche qui eut lieu vers les confins des territoires de chasse sur lesquels nous étions alors, et dans laquelle un certain nombre de Pawnies furent tués, « Nous passerons peut-être près de cette place, dit-il, dans le cours de notre tournée, et nous pourrons, voir encore les os et les crânes de ces morts. » À ces mots, le chirurgien de la troupe, qui se trouvait présent, dressa les oreilles. Il donnait un peu dans la phrénologie, et il offrit à Beatte une honnête récompense s’il pouvait lui procurer un de ces crânes.

Beatte le regarda pendant un moment avec un air de grave surprise : « Non ! dit-il enfin ; ça être mal. J’ai le cœur assez ferme ; tuer n’est rien pour moi ; mais laissons les morts en paix ! » Il ajouta qu’une fois, en voyageant avec des blancs, il avait couché sous la même tente avec mi docteur, et s’était aperçu que ce docteur avait dans son bagage un crâne de Pawnie. Il abandonna sur-le-champ le docteur, la tente et toute la compagnie. « Il tâcha de me flagorner, de me séduire, disait Beatte ; mais je dis : Non ! il faut nous séparer ; je ne reste pas en pareille société. « 

Dans son abattement momentané, Beatte se livrait aux idées superstitieuses de présages, si communes parmi les Indiens. Il était resté quelque temps assis, la joue appuyée sur sa main, regardant le feu. Je l’interrogeai, et je trouvai que ses pensées se reportaient à son humble demeure, sur les rives du Neosho. Il était sûr, disait-il, qu’il trouverait quelqu’un de sa famille malade ou mort à son retour ; depuis deux jours son œil gauche éprouvait un picotement, et c’était le signe de quelque malheur de ce genre. Telles sont les circonstances triviales qui, décorées de la dignité de présages, ébranlent les âmes de ces hommes de fer. Le moindre de ces signes d’augure sinistre suffit pour détourner un chasseur ou un guerrier de son chemin, et remplit son esprit d’appréhensions. C’est ce penchant à la superstition, commun à tous les sauvages et solitaires habitans des déserts, qui donne une si puissante influence à leurs prophètes et à Jours rêveurs.

Les Osages, avec lesquels Beatte avait passé une grande partie de sa vie, conservent dans toute leur intégrité primitive la plupart de leurs idées et de leurs rites superstitieux ; ils croient tous à l’existence de l’âme après sa séparation du corps, et supposent qu’elle emporte les goûts et les habitudes de sa vie mortelle. Dans un village osage voisin de celui de Beatte, l’un des chefs perdit une enfant unique, belle petite fille d’un âge encore très tendre. On enterra tous ses jouets avec elle, et son petit cheval favori fut tué, et mis également dans la fosse, afin qu’elle pût le monter quand elle serait dans la terre des esprits.

J’ajouterai ici une petite histoire qui me fut contée pendant ma tournée dans le pays de Beatte, et qui montre les superstitions de sa tribu. Un parti d’Osages assez nombreux était campé depuis quelque temps sur les bords d’un beau ruisseau, nommé le Nick-a-Nanse. Parmi ces sauvages se trouvait un jeune chasseur, le plus vaillant, le plus gracieux de la tribu. Il était fiancé à une fille surnommée, à cause de sa beauté, la fleur des Prairies. Le jeune chasseur la laissa avec ses pareils au campement, tandis qu’il allait à Saint-Louis, disposer des produits de sa chasse et acheter des ornemens pour sa jeune épouse. Après une absence de quelques semaines, il revint sur les bords du Nick-a-Nanse ; mais le camp était levé. Les cadres des loges et les tisons des feux éteints marquaient seuls la place où il avait existé. À quelque distance, il vit une femme qui semblait pleurer, assise près du ruisseau. C’était sa fiancée. Il courut l’embrasser ; mais elle détourna la tête tristement. Il craignit alors que quelque malheur fie fût arrivé au camp. « Où est notre peuple ? s’écria-t-il.

— Ils sont allés sur les bords de la Wagrushka.

— Et que faisais-tu la, toute seule ?

— Je t’attendais.

— Alors hâtons-nous de rejoindre notre peuple sur les bords de la Wagrushka. »

Il lui donna son paquet à porter, et marcha en avant, suivant la coutume indienne.

Ils arrivèrent à une place d’où l’on voyait la fumée du camp s’élever, dans le lointain, des bords couverts de bois d’un ruisseau.

La jeune fille s’assit au pied d’un arbre. « Il n’est pas convenable que nous retournions ensemble, dit-elle ; j’attendrai ici. » Le jeune chasseur poursuivit seul sa route vers le camp, et fut reçu par ses parens avec des visages sombres.

« Qu’est-il donc arrivé ? dit-il ; pourquoi êtes-vous si tristes ? »

Personne ne répliqua.

Il se tourna vers sa sœur bien aimée, et la pria d’aller chercher sa fiancée, et de la ramener au camp. « Hélas ! s’écria la jeune fille, comment pourrais-je la ramener ? Elle est morte, il y a déjà plusieurs jours. »

Alors les parens de la défunte l’entourèrent en pleurant et en gémissant ; mais il ne voulait pas croire à ces nouvelles funestes. « Tout à l’heure encore, disait-il, je l’ai laissée vivante et en santé. Venez avec moi ; je vous conduirai près d’elle. » Il les conduisit à l’arbre sous lequel elle s’était assise ; mais elle n’y était plus, et son paquet gisait à terre. La fatale vérité le frappa au cœur ; il tomba mort sur la place. Je donne cette simple histoire presque dans les mêmes termes avec lesquels on me l’a racontée, auprès d’un feu, dans un campement du soir, sur les bords du même ruisseau mystique où l’on dit qu’elle s’est passée.