Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 26

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 207-213).

CHAPITRE XXVI.


Le gué de la Fourche du Nord. — Aspect mélancolique des forêts transversales. — Fuite de chevaux pendant la nuit. — Un parti d’Osages guerriers, — Effets d’une harangue pacifique. — Buffle. — Cheval sauvage.


En reprenant notre marche, nous eûmes à passer à gué la Fourche du Nord, rapide courant d’une pureté extrêmement rare dans les Prairies. Il est évident que cette rivière tire sa source des hautes terres, et qu’elle est amplement alimentée par des fontaines. Après le passage du gué, nous recommençâmes à monter parmi des collines, et nous eûmes, du sommet de l’une d’elles, une vue très étendue sûr la ceinture des forêts transversales. C’était un aspect mélancolique. Les collines, les forêts se succédaient, toutes présentant la même teinte rousse et triste, hors en quelques places, où des bandes étroites de cotonniers, de sycomores et de saules, marquaient le cours d’un ruisseau au sein d’une vallée. Une procession de buffles, se mouvant avec lenteur sur le profil d’une de ces éminences éloignées, était un objet pittoresque parfaitement assorti au caractère du paysage. Sur la gauche, l’œil se portait, au-delà du désert de ravins, de collines et de forêts, sur une prairie éloignée d’environ dix railles, qui formait sur l’horizon une ligne droite d’un bleu clair. L’effet ressemblait à celui d’un espace de mer en repos aperçu au loin à travers des rochers et des brisans. Malheureusement, notre chemin n’était pas dans cette direction, et nous étions obligés de faire encore plusieurs milles dans les bois.

Vers le soir, nous campâmes dans une vallée, à côté d’un petit étang, sous un bosquet d’ormes clair-semés, dont les plus hautes branches étaient bordées de touffes du gui mystérieux. Pendant la nuit, le poulain sauvage grogna plusieurs fois ; et deux heures avant le jour, il y eut un stampedo, ou soudaine course de chevaux, le long des limites du camp, avec des hennissemens, des ronflemens, un bruit de pieds, qui réveillèrent la plupart de nos gens. Ils écoutèrent jusqu’à ce que le bruit se perdît, comme celui d’une bouffée de vent, et il fut attribué à quelque parti de maraudeurs indiens. Cependant, au point du jour, deux chevaux sauvages furent aperçus dans une prairie voisine, et se sauvèrent quand on approcha d’eux. On supposa, d’après cela, qu’une troupe de ces animaux avait passé la nuit près du camp. On fit une revue générale des chevaux. Plusieurs étaient dispersés à de très grandes distances, et d’autres ne furent point retrouvés. Toutefois, les empreintes de leurs pieds, profondément enfoncées dans le sol, montrèrent qu’ils avaient couru au grand galop du côté des plaines, et leurs maîtres suivirent leurs traces. L’aurore parut vermeille et brillante ; mais bientôt les nuages se rassemblèrent, le ciel s’obscurcit, et tout annonça un orage d’automne. Nous reprîmes notre marche, dans un silence morne, à travers un pays rude et triste, découvrant, des points les plus élevés, les immenses prairies qui s’étendaient à perte de vue du côté de l’ouest. Après deux ou trois heures de marche, comme nous traversions une prairie desséchée qui ressemblait à une bruyère brune, nous vîmes sept guerriers osages qui venaient à nous. La vue d’une créature humaine quelconque au milieu d’un désert est aussi intéressante que celle d’un vaisseau en pleine mer. Un de ces Indiens se détacha du groupe, et s’avança vers nous, la tête haute, la poitrine saillante, d’un air parfaitement aisé et noble. C’était un bel homme, vêtu d’une casaque écarlate et de guêtres en peau de daim, bordées de franges. Sa tête était ornée d’un panache blanc, et les flèches et l’arc qu’il tenait dans une de ses mains contribuaient, avec sa démarche fière et ferme, à lui donner un aspect tout-à-fait martial.

Nous entrâmes en conversation avec lui par le moyen de notre interprète Beatte, et nous sûmes que cet Osage et ses compagnons avaient fait partie de la grande expédition de chasse aux buffles de leur tribu, et qu’elle avait eu un grand succès. Il nous dit que nous arriverions, au bout d’une autre journée de marche, aux prairies voisines de la grande Canadienne, où nous trouverions une quantité considérable de gibier. Il ajouta que leur chasse étant finie, et les chasseurs en chemin pour retourner chez eux, il avait formé avec ses camarades un parti pour aller surprendre quelque campement de Pawnies dans l’espoir de rapporter des scalps ou des chevaux.

En ce moment, ses compagnons, qui s’étaient d’abord tenus à l’écart, le rejoignirent. Trois d’entre eux avaient d’assez mauvais fusils de chasse, le reste était armé de flèches. J’admirais les belles têtes, les beaux bustes de ces sauvages, leurs attitudes gracieuses, leurs gestes expressif, tandis qu’ils parlaient avec l’interprète entourés d’une foule de nos cavaliers. Nous tâchâmes d’engager l’un d’eux à nous suivre ; nous étions curieux de voir comment ils chassent les buffles avec l’arc et les flèches.

Il parut d’abord incliner à faire ce que nous lui demandions, mais ses compagnons le dissuadèrent. Le digne commissaire, se ressouvenant de sa mission de pacificateur, fit un discours pour les exhorter à s’abstenir de tout acte d’hostilité contre les Pawnies, et leur dit que leur père de Washington avait l’intention de mettre fin à la guerre parmi ses enfans rouges. Il les assura qu’il était venu de la frontière tout exprès pour établir une paix universelle. Il les engageait donc à retourner tranquillement chez eux avec la certitude que les Pawnies ne les molesteraient plus et les regarderaient bientôt comme des frères.

Les Indiens écoutèrent ce discours avec leur silence et leur décorum ordinaires ; après quoi ils échangèrent quelques mots entre eux, nous firent leurs adieux, et poursuivirent leur route à travers la prairie.

Comme j’avais cru voir mi demi-sourire sur le visage de Beatte, je lui demandai, à part, ce que les Indiens s’étaient dit après avoir entendu le discours. « Le chef, répondit le métis, disait à ses compagnons que leur grand-père de Washington ayant l’intention de mettre fin à toutes les guerres, il fallait profiter bien vite du peu de temps qui leur restait. » Ils étaient donc partis avec un redoublement de zèle pour accomplir leur projet de déprédation.

Nous avions à peine perdu de vue les Indiens, lorsque nous découvrîmes trois buffles parmi le fourré d’une vallée marécageuse à notre gauche. Je me mis à leur poursuite avec le capitaine et plusieurs de ses cavaliers. Le capitaine, qui allait en avant, se glissa dans le taillis, se trouva bientôt à portée de tirer, et blessa un des buffles dans le flanc : alors, saisis de terreur, ils prirent la fuite tous les trois à travers les buissons, les ronces, les plantes marécageuses, entraînant par leur poids énorme tout ce qui se trouvait sur leur passage. Le capitaine et ses hommes leur donnaient une chasse qui menaçait d’abîmer les chevaux. Cependant j’avais vu les traces du taureau blessé, et j’espérais pouvoir arriver assez près de lui pour faire usage de mes pistolets, seules armes dont je me fusse pourvu ; mais avant que je me trouvasse en position d’effectuer mon dessein, l’animal gagna le pied d’une colline rocailleuse couverte de chênes noirs et d’épines, et s’enfonça, en brisant tous les obstacles, dans un taillis si épais et sur un terrain si dangereux qu’il y aurait eu de la folie à le suivre.

La chasse m’avait séparé de mes compagnons, et il me fallut un peu de temps pour retrouver leurs traces. Tandis que je montais lentement une colline, une belle jument noire vint folâtrer autour du sommet, et se trouva tout près de moi avant de m’avoir aperçu. En me voyant, elle recula, et se retournant à l’instant, descendit rapidement dans la vallée, et monta la colline opposée avec la crinière et la queue flottantes, et des mouvemens aussi libres que l’air. Je la regardai tant qu’elle fut à la portée de ma vue, souhaitant du fond de mon cœur que ce noble animal ne tombât jamais sous le joug dégradant du fouet et du mors, et continuât d’errer sans entraves parmi les Prairies.