Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 29

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 236-249).

CHAPITRE XXIX.


La grande Prairie. — La chasse aux buffles.


Une marche d’environ deux heures, dans la direction du sud, nous conduisit hors de l’aride zone des forêts transversales, et nous vîmes, avec un délice infini, la grande Prairie s’étendre devant nous à droite et à gauche. Nous pouvions suivre le cours sinueux de la grande Canadienne, et de plusieurs autres courans moins considérables, par les lignes vertes des bois qui bordent leurs rives. Le paysage était d’une beauté frappante : l’aspect de ces plaines sans bornes et d’une si liche végétation produit toujours une sorte de dilatation ; on croit respirer plus librement au milieu de cette vaste étendue de terres fertiles ; mais j’éprouvais cette émotion avec une double intensité en sortant de notre clôture d’innombrables rameaux.

Du haut d’une petite éminence, Beatte nous montra la place où ses camarades et lui avaient tué les buffles ; il nous fit remarquer plusieurs objets bruns qui se mouvaient au loin, et nous dit qu’ils appartenaient au troupeau attaqué la veille. Le capitaine se détermina à marcher vers un fond boisé à un mille de distance, et à s’établir là une couple de jours afin d’avoir une chasse aux buffles régulière et de renouveler les provisions. Tandis que les cavaliers défilaient le long du penchant de la colline, vers le campement désigné, Beatte nous proposa de nous mettre sous sa conduite mes compagnons de table et moi, en nous promettant de nous mener sur un excellent terrain de chasse. Nous laissâmes donc la ligne de marche pour gagner la prairie, en traversant une petite vallée et un léger renflement du sol. Arrivés au sommet de ce pli, nous vîmes une troupe de chevaux sauvages à un mille de nous ; à l’instant Beattle oublia les buffles, et, monté sur son vigoureux cheval demi-sauvage, le lariat pendu à sa selle, il se mit à leur poursuite, pendant que nous restions sur la hauteur à contempler ses manœuvres avec un vif intérêt. Profitant de l’avantage offert par une ligne de bois, il s’y glissa doucement, et parvint tout près des chevaux avant d’en être aperçu ; mais dès le moment où il se présenta à leur vue, ils décampèrent avec la rapidité du vent. Nous le suivions des yeux se dessinant sur l’horizon éloigné, semblable à un corsaire chassant un bâtiment marchand ; enfin il passa sur la crête d’une éminence, de là dans une vallée peu profonde, puis sur une colline opposée, en touchant presque l’un des chevaux. Bientôt il se trouva tête contre tête avec lui, et paraissait tâcher de l’enlacer ; mais alors tous deux disparurent à l’ombre de la colline, et nous ne les vîmes plus. Il nous conta ensuite qu’il avait en effet jeté le nœud sur un cheval superbe et très vigoureux, mais il ne put le retenir, et perdit son lariat dans ses efforts.

Tandis que nous attendions son retour, nous vîmes deux buffles. Ils descendaient une pente conduisant à un ruisseau qui coulait au fond d’un ravin bordé d’arbres. Le jeune comte et moi nous tentâmes de les approcher sous le couvert des arbres. Quand ils nous découvrirent, nous étions encore à trois ou quatre cents toises d’eux, et se retournant aussitôt, ils firent retraite sur le terrain élevé. Nous poussâmes nos chevaux à travers le ravin, et leur donnâmes la chasse. L’immense poids de la tête et des épaules rend les montées difficiles au buffle, mais accélère sa marche dans les descentes. En ce moment, nous avions donc l’avantage, et nous eûmes bientôt gagné les fugitifs, bien qu’il ne fût pas aisé d’obliger nos chevaux à s’en approcher, leur odeur seule leur inspirant de la terreur. Le comte avait un fusil à deux coups chargé à balles ; il fit feu, et manqua. Alors les taureaux-buffles changèrent de direction, et galopèrent en descendant la colline avec rapidité. Comme ils prirent des chemins différens, chacun de nous s’attacha à l’un de ces animaux, et nous nous séparâmes. J’étais pourvu d’une paire de pistolets que j’avais empruntés à fort Gibson, et qui avaient évidemment vu plus d’une campagne. Les pistolets sont une arme très convenable pour la chasse aux buffles, parce que le chasseur peut arriver très près de l’animal, et tirer en courant ; tandis que les longues carabines, en usage sur la frontière, ne peuvent être aisément maniées ni déchargées avec justesse à cheval. Mon objet était donc de m’approcher du buffle à la portée du pistolet. Ce n’était pas chose facile. J’étais bien monté, sur un cheval sûr et vite, plein d’ardeur pour la chasse, et qui atteignait sans peine le gibier ; mais aussitôt qu’il se trouvait en ligne parallèle, il reculait en remuant les oreilles avec tous les symptômes de l’aversion et de la frayeur, sentimens du reste parfaitement naturels. Parmi tous les animaux, le buffle, quand il est pressé par le chasseur, a très certainement l’aspect le plus diabolique. Ses deux cornes noires et courtes se recourbant des deux côtés d’un large front hérissé, ses yeux semblables à des charbons ardens, sa bouche béante, sa langue d’un, rouge vif tirée en demi-croissant, sa queue redressée dont le bout panaché flotte dans les airs, tout cela produit une image parfaite de rage mêlée de terreur.

Avec infiniment de peine, je forçai cependant mon cheval à s’approcher à la distance convenable, et je tirai ; mais, à mon grand chagrin, les deux pistolets ratèrent. Les platines de ces vétérans étaient tellement usées que, pendant le galop, l’amorce était tombée du bassinet. Quand le second pistolet manqua, j’étais tout près du buffle, qui, dans son désespoir, se retourna, et avec un ronflement sourd se lança sur moi. Mon cheval tourna sur lui-même comme sur un pivot, prit un élan convulsif, et comme je me penchais de côte, le pistolet tendu, je faillis être jeté par terre, aux pieds du buffle.

Trois ou quatre bonds de mon cheval nous mirent hors des atteintes de l’ennemi, et celui-ci, qui n’avait attaqué que pressé par l’instinct de sa propre défense, reprit la fuite promptement. Aussitôt que je fus venu à bout de calmer la terreur panique de mon cheval, je remis en état les pistolets, et tâchai de regagner le buffle, qui avait ralenti sa course, afin de reprendre haleine. À mon approche, il recommença un galop pesant et précipité à travers les ravins et les marécages, et plusieurs daims et quelques loups, effrayés sous leur couvert par le tonnerre de sa course, s’enfuyaient pêle-mêle des deux côtés de la vallée.

Un galop, sur ces territoires de chasse, à la poursuite du gibier, n’est pas aussi doux que pourraient se l’imaginer ceux qui se représentent les Prairies comme des plaines parfaitement unies et découvertes. Celles où nous étions alors sont, il est vrai, moins encombrées de plantes à fleurs et de longues herbes que les basses Prairies, et sont principalement couvertes de cette herbe courte, nommée gazon de buffles ; mais elles sont entremêlées de collines et de vallons, et, dans les endroits les plus plats, coupées par de profondes rigoles, ou ravins, formés par des torrens après les pluies, et qui, s’ouvrant sur une surface plane, sont de vrais trébuchets sur le chemin du chasseur, l’arrêtent en pleine course, ou l’obligent à risquer sa vie et ses membres. De plus, les plaines sont sillonnées par les trous de petits animaux, dans lesquels les chevaux entrent parfois jusqu’au jarret et tombent alors avec leur cavalier. Les dernières pluies avaient inondé une partie de la prairie où le sol était dur, et recouvert d’une nappe d’eau, à travers laquelle il fallait marcher. En d’autres parties, on trouvait d’innombrables creux, peu profonds, et de huit à dix pieds de diamètre, faits par les buffles, qui aiment à se vautrer dans le sable et la bourbe, comme les pourceaux. Ces creux, remplis d’eau, brillent comme des miroirs, et les chevaux sautent continuellement par dessus, ou bien s’en éloignent en faisant un écart. Nous étions alors dans la partie la plus rude, la plus inégale de la prairie. Le buffle, qui courait pour sauver sa vie, ne choisissait pas ses chemins, et plongeait tête baissée dans les précipices, dont il fallait suivre les bords pour chercher une descente plus sûre. Enfin il arriva dans un endroit où un torrent d’hiver avait creusé un fossé profond à travers la prairie tout entière. Le fond de ce ravin était formé de fragmens de rochers, et ses bords étaient deux côtes escarpées de cailloux roulans et de terre. Un de ces buffles s’y lança, moitié en sautant, moitié en roulant, et prit sa course au milieu des roches inégales. Voyant l’inutilité de le poursuivre plus long-temps, je m’arrêtai, et le regardai s’éloigner, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans les détours du ravin.

Tout ce qu’il me restait à faire était de tourner bride, et de rejoindre mes compagnons. Ici quelque petite difficulté se présentait. L’ardeur de la chasse m’avait entraîné bien loin, et je me trouvais au milieu d’une vaste solitude, où la perspective était bornée par les mouvemens d’un terrain onduleux, uniforme, et sur lequel, faute de traits distincts et de points de reconnaissance, un voyageur inexpérimenté peut s’égarer aussi facilement qu’en pleine mer. Pour comble d’infortune, le temps était couvert, et je ne pouvais me guider sur le soleil. Ma seule ressource était de retourner sur les traces de mon cheval, et bien souvent je les perdais dans les lieux où les herbes desséchées étaient abondantes. Pour un homme non accoutumé à explorer ces solitudes, elles ont un caractère d’abandon, d’absence de vie qui surpasse de beaucoup l’effet d’une forêt déserte. Dans celle-ci, la vue est bornée par les arbres, et l’imagination est libre de se représenter au-delà quelque scène plus animée ; mais sur les Prairies, l’œil se perd dans une immense étendue sans apercevoir un signe d’existence humaine. On se sent hors des limites des terres habitées ; on croit errer dans un monde dépeuplé. Tandis que mon cheval repassait lentement sur les sites de notre récente course, le délire de la chasse étant dissipé, je sentis vivement l’impression de ces circonstances décourageantes. Le silence du désert était interrompu de temps en temps par les cris d’un grand nombre de pélicans, qui se promenaient comme des fantômes autour d’un étang très éloigné, ou par le croassement sinistre d’un corbeau. Souvent aussi un loup effronté détalait devant moi ; puis, ayant atteint la distance nécessaire pour se mettre en sûreté, il s’asseyait, et se mettait à hurler sur un ton si lamentable que la solitude en recevait un nouveau degré de tristesse. Après avoir marché quelque temps, j’aperçus au loin un homme à cheval sur le bord d’une colline ; c’était le comte ; il n’avait pas été plus heureux que moi, et tous deux nous rejoignîmes bientôt notre digne camarade le virtuose, qui, les lunettes sur le nez, avait tiré deux ou trois coups infructueux.

Nous nous décidâmes à ne point rentrer au camp avant d’avoir encore tenté la fortune. Jetant les yeux sur l’immense prairie, nous vîmes à la distance d’environ deux milles un troupeau de buffles qui paissaient tranquillement auprès d’une ligne peu profonde d’arbres et de buissons. Il fallait un léger effort de l’imagination pour se figurer que c’étaient des bestiaux sur un pré commun, et que sous le bosquet se trouvait une ferme solitaire.

Notre plan était de tourner les buffles, et, en les prenant du côté opposé, de les chasser dans la direction où le camp était situé. En agissant autrement, nous nous serions trop éloigné pour qu’il nous fût possible de revenir au gîte avant la nuit. Ainsi donc, en prenant un long circuit, nous avançâmes lentement et avec circonspection, nous arrêtant chaque fois qu’un des buffles cessait de brouter ; heureusement nous avions le vent en face, car sans cela ils nous auraient sentis et auraient pris l’alarme. De cette manière nous parvînmes à les dépasser sans les déranger de leur repas. Ce troupeau se composait d’environ quarante têtes, taureaux, vaches et veaux. Nous nous séparâmes l’un de l’autre à quelque distance, puis nous nous approchâmes sur une ligne parallèle, espérant arriver près de ces animaux sans attirer leur attention. Cependant ils commençaient à se retirer tout doucement, s’arrêtant presque à chaque pas pour prendre encore une bouchée d’herbe, quand un taureau que nous n’avions pas vu parce qu’il faisait la sieste sous un massif d’arbres à notre gauche, se leva brusquement et se hâta de rejoindre ses compagnons. Nous étions encore assez loin d’eux ; mais l’alarme était donnée, nous pressâmes le pas, ils se mirent au galop, et nous entrâmes en pleine chasse.

Le terrain étant plane, ils couraient à la file avec rapidité, deux ou trois taureaux formant l’arrière-garde : le dernier, avec son corps énorme, son toupet et sa barbe vénérable, avait l’air du patriarche du troupeau d’un ancien monarque de la prairie.

L’apparence de ces grands animaux en fuite est en même temps grotesque et sublime quand ils déplacent leur lourde masse par l’abaissement et l’élévation alternatifs de leur cou raide et de leur grosse tête ; avec leurs queues retroussées à la Jeannot, dont la pointe bat l’air d’une manière formidable et pourtant ridicule, et leurs yeux enflammés, effarés, exprimant la colère et la frayeur.

Pendant quelque temps je courus en ligne parallèle avec eux, sans pouvoir forcer mon cheval à les approcher à portée du pistolet, tant il avait été épouvanté de l’assaut du buffle dans la précédente rencontre ; enfin je réussis ; mais mes pistolets firent encore long feu. Mes compagnons, qui n’avaient pas d’aussi bons chevaux, ne purent regagner le troupeau ; cependant, M. L… tira son fusil de chasse : la balle atteignit un buffle au-dessus des lombes, brisa l’épine du dos, et l’animal tomba. M. L… descendit de cheval pour achever sa proie ; alors j’empruntai son fusil, qui contenait encore une charge, et, reprenant le galop, je rattrapai les fuyards, que poursuivait aussi le comte. Avec cette arme je n’avais plus besoin de pousser mon cheval aussi près de notre gibier formidable ; et lorsque je fus à leur niveau, je choisis un des plus beaux buffles, et je l’abattis par un coup heureux. La balle avait porté sur une partie mortelle : il ne put faire un seul pas, et resta par terre à se débattre dans les angoisses de l’agonie, tandis que le reste de la troupe continuait à courir tête baissée à travers la prairie avec un bruit égal au tonnerre. Je mis pied à terre, je liai mon cheval afin qu’il ne pût s’égarer, et je m’avançai pour contempler ma victime. Je ne suis point du tout chasseur ; j’avais été entraîné à cet acte inusité par la grandeur de la proie et l’excitation d’une chasse aventureuse. Maintenant cette excitation était passée, et je regardais avec un sentiment de pitié ce pauvre animal luttant contre la mort et répandant son sang à mes pieds. Son énormité même, sa puissance, accroissaient mes regrets ; il semblait que j’avais infligé une peine proportionnée à la dimension du patient, comme s’il y avait cent fois plus de vie détruite que s’il se fût agi d’un animal du plus petit calibre.

Pour ajouter à ces tardifs remords de conscience, la malheureuse bête ne pouvait mourir ; sa blessure était mortelle, mais il était de force à lutter encore long-temps. Il eût été cruel de le laisser là exposé à être déchiré vivant par les loups, qui avaient déjà senti le sang, et rôdaient en hurlant à peu de distance, attendant mon départ ; ou bien par les corbeaux qui planaient au-dessus de nous, et remplissaient l’air de leurs croassemens lugubres. C’était un acte de miséricorde de lui donner le repos, de mettre fin à ses douleurs. J’armai un des pistolets, et je m’approchai du pauvre buffle. Infliger ainsi une blessure de sang-froid, ou bien tirer sur un animal dans la chaleur de la chasse, sont deux choses totalement différentes, et je sentais une extrême répugnance à exécuter cet acte de commisération réelle. Toutefois, je pris mon parti, et tirai juste derrière l’épaule. Cette fois mon pistolet ne manqua point : la balle atteignit probablement le cœur, le buffle fit un mouvement convulsif, et il expira.

Tandis que je restais méditant et moralisant sur la destruction que j’avais si légèrement produite, mon cheval paissant près de moi, mes compagnons me rejoignirent. Le virtuose homme d’une adresse universelle, d’une expérience encore plus grande, et surtout très versé dans la noble science de la vénerie, coupa la langue du buffle, et me la donna pour la rapporter comme un trophée.