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Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 34

La bibliothèque libre.
Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 282-290).

CHAPITRE XXXIV.


Ancien campement de Cricks. — Disette. — Mauvais temps. — Marche pénible. — Pont de chasseurs.


Le pays que nous traversâmes, pendant la matinée du 2 novembre, était moins raboteux et moins aride que celui sur lequel nous avions marché la veille. À onze heures, nous arrivâmes à une prairie d’une grande étendue ; et à environ six milles sur notre gauche, nous vîmes une longue ligne de vertes forêts, qui marquait le cours de la Fourche Nord de l’Arkansas. Sur les confins de la prairie, dans un spacieux bosquet de beaux arbres qui ombrageaient un petit ruisseau, l’on voyait les vestiges d’un ancien campement de chasse des Cricks. Sur l’écorce des arbres étaient des représentations grossières de chasseurs et de squaws[1]dessinées avec un charbon, et divers signes hiéroglyphiques, qui, suivant l’interprétation de nos métis, indiquaient que les chasseurs, en quittant ce campement, avaient repris le chemin de leur village.

Sur ce beau site nous fîmes notre halte du milieu du jour. Tandis que nous nous reposions sous les arbres, nous entendîmes, à une assez petite distance, une détonation d’armes à feu, et, bientôt après, le capitaine et le corps principal, que nous avions laissés en arrière deux jours auparavant, débouchèrent du taillis, traversèrent le ruisseau, et furent joyeusement accueillis à notre camp. Le capitaine et le docteur, n’ayant pu retrouver leurs chevaux, avaient été obligés d’aller à pied la moitié du temps ; cependant ils étaient arrivés prodigieusement vite.

Nous reprîmes notre marche, vers une heure, en nous dirigeant à l’est, et en nous approchant obliquement de la Fourche Nord. Il était tard avant que nous eussions trouvé un bon campement ; les lits de ruisseaux étaient à sec, et les Prairies avaient été brûlées en plusieurs places par les chasseurs indiens. Enfin nous trouvâmes de l’eau dans un petit fond d’alluvion, où les bêtes eurent un pâturage tolérable.

Le lendemain matin, il y eut quelques éclairs à l’orient, un roulement de tonnerre sourd, et des nuages qui se rassemblaient sur l’horizon. Beatte prédit qu’on aurait de la pluie, et que le vent tournerait au nord. Pendant notre marche, une volée de grues plana sur nos têtes, venant du nord. « Voici le vent ! » dit Beatte ; et en effet il commença presque à l’instant à souffler de ce point, amenant de temps en temps des averses. À neuf heures et demie, nous passâmes le gué de la Fourche Nord de la Canadienne, et nous étions campés à une heure, afin de donner à nos chasseurs le temps de battre le pays pour avoir du gibier. Une disette sérieuse menaçait le camp. La plupart des cavaliers, jeunes, étourdis, sans expérience, n’avaient jamais pu se laisser persuader de conserver pour l’avenir, dans les momens d’abondance, en emportant des viandes cuites ou séchées. Lorsqu’ils abandonnaient un campement, ils y laissaient au contraire quantité de viande, et confiaient à la providence et à leurs fusils le soin de pourvoir aux besoins futurs. La conséquence de cette conduite devait être naturellement une famine si quelque rareté de gibier ou de mauvaises chances rendaient la chasse insuffisante. Dans le cas présent, ils avaient laissé au camp, sur la grande prairie, des charges de chair de daim et de buffle ; et, comme ils avaient toujours eu depuis des marches forcées qui ne leur permettaient point de chasser, ils étaient dans un complet dénuent, et déjà pressés par la faim. Plusieurs n’avaient rien mangé depuis la veille au matin. Cependant il eût été impossible de leur faire entendre, quand ils faisaient bombance au Camp des Buffles, qu’ils seraient aussi tôt exposés à souffrir de la disette.

Les chasseurs revinrent avec des dépouille » assez insignifiantes. Les partis de chasseurs indiens qui nous avaient précédés en ce canton avaient effarouché le gibier. On apporta dix ou douze dindons ; mais on n’avait pas vu un seul daim. Les rôdeurs commençaient alors à penser que les dindons, et même les poules de Prairies méritaient quelque attention, tandis que, jusqu’alors, ils les avaient regardés comme indignes de leurs coups.

La nuit fut extrêmement froide et venteuse, avec des averses intermittentes ; mais nous avions des feux superbes, d’où les flammes s’élevaient en mugissant, et qui nous maintenaient dans un état de chaleur agréable. Pendant la nuit, une troupe d’oies sauvages passa au-dessus du camp, remplissant l’air de cris éclatans, annonces de l’hiver.

Nous étions en route le lendemain de très bonne heure, nous dirigeant au nord-est, et nous nous trouvâmes sur les traces d’un parti de Cricks, ce qui facilita un peu la marche de nos pauvres chevauux. Nous entrâmes alors dans une belle campagne découverte. D’un tertre élevé, nous eûmes Li noble perspective d’immenses prairies agréablement variées par des bosquets, des lignes de bois, et bornées par de longues chaînes de collines éloignées, le tout revêtu des riches teintes de l’automne. Le gibier était aussi plus abondant. Un beau daim mâle se leva du milieu d’un pâturage à notre droite, et s’enfuit de toute la vitesse de ses pieds ; mais un jeune cavalier, nommé Childers, qui se trouvait debout, le coucha en joue ; la balle entra dans le cou de l’animal bondissant, et le fit tomber la tête la première. Deux autres daims mâle et femelle, et plusieurs dindons, avaient été tués pendant notre halte ; en sorte que les bouches affamées furent pour cette fois amplement satisfaites.

Vers trois heures, nous campâmes dans un bosquet. Nous avions fait une marche forcée de vingt-cinq milles qui avait été bien rude pour nos chevaux. Long-temps après que les premiers de la ligne étaient campés, le reste arrivait en se traînant par groupes de trois ou quatre. Un (le nos chevaux de bât était tombé épuisé à neuf milles en arrière, et bientôt un poulain, appartenant à Beatte, était également resté sur la place. Plusieurs autres chevaux paraissaient tellement faibles et harassés que l’on doutait qu’ils fussent capables d’atteindre le fort. Pendant la nuit, il y eut beaucoup de pluie, et le jour suivant se leva sombre et triste ; toutefois le camp retentit encore de quelques uns de ses anciens accens joyeux. Les cavaliers avaient bien soupé, et ils avaient repris courage en se sautant près d’arriver à la garnison. Avant notre départ, Beatte revint, ramenant son poulain, non sans beaucoup de difficultés. À l’égard du cheval de bât, on fut obligé de l’abandonner. La jument sauvage avait aussi pouliné par épuisement, et n’était pas en état d’aller plus loin. Elle et le poulain furent donc laissés au camp, où ils avaient de l’eau et un bon pâturage, et où l’on pouvait les revenir chercher ensuite, et les amener au fort s’ils reprenaient leurs forces.

Nous partîmes à huit heures, et notre journée fut extrêmement pénible, la moitié de notre chemin se trouvant sur des collines abruptes, l’autre, sur des prairies onduleuses. La pluie avait rendu le sol glissant, et si difficile pour les chevaux que plusieurs de nos hommes furent obligés de descendre, leurs montures n’ayant plus la force de les porter. Nous fîmes halte dans le courant de la matinée. Nos malheureuses bêtes étaient trop fatiguées pour paître. Quelques unes se couchèrent, et l’on eut bien de la peine à les forcer de se relever. Notre troupe avait la plus piteuse apparence imaginable, marchant lentement en ligne rompue, irrégulière, qui s’étendait a plus de trois milles sur les collines et les vallées, par groupes de trois ou quatre, les uns a pied, les autres à cheval, un petit nombre de traîneurs très éloignés fermant la marche. À quatre heures, nous fîmes halte pour la nuit dans une forêt spacieuse, près d’une rivière étroite et profonde, nommée la Petite Fourche du Nord. Il était tard lorsque les derniers de la troupe arrivèrent au camp, plusieurs chevaux étant tombés de lassitude. Le courant étant beaucoup trop profond pour être passé à gué, nous cherchâmes quelque moyen de le traverser. En attendant, nos métis emmenèrent nos chevaux à la nage de l’autre côté, parce que le pâturage y était meilleur, et que la rivière commençait évidemment à entier. La nuit fut orageuse et froide ; les vents sifflaient avec rage à travers la forêt, et emportaient des tourbillons de feuilles sèches. Nous fîmes des feux immenses avec des troncs d’arbres, et leur chaleur nous consola, si elle ne put nous égayer.

Le lendemain, une permission générale de chasse fut accordée jusqu’à midi, le camp se trouvant dénué de provisions. Le riche terrain boisé sur lequel nous étions abondait en dindons sauvages, et l’on en tua un très grand nombre. En même temps, on fit des préparatifs pour passer la rivière, qui avait cru de plusieurs pieds pendant la nuit, et l’on abattit des arbres propres à faire un pont. Le capitaine, le docteur et un ou deux autres chefs versés dans la science des bois, examinèrent avec des yeux de connaisseurs les arbres qui croissaient près du rivage, et ils en désignèrent deux de la plus grande dimension et de courbure convenable. La hache fut alors vigoureusement appliquée à leurs racines, de manière à les faire tomber directement en travers du courant ; mais comme ils n’atteignaient pas à l’autre rive, il fallut que quelques hommes se missent à la nage, et allassent couper des arbres de l’autre côté, afin qu’ils pussent se croiser avec ceux-ci. Enfin ils vinrent à bout de former un chemin précaire au-dessus du profond et rapide courant, sur lequel le bagage pouvait être porté ; mais nous étions obligés de nous traîner pas à pas le long du tronc et des grosses branches des arbres, qui, pendant une partie du trajet, étaient complètement submergées, en sorte que nous étions à moitié dans l’eau.

La plupart des chevaux traversèrent à la nage ; mais quelques uns étaient trop faibles pour rompre le courant ; d’ailleurs, ils n’auraient pu aller plus loin. Douze hommes furent donc laissés au campement pour garder ces chevaux jusqu’à ce que le repos et la bonne nourriture les eussent suffisamment restaurés pour achever le voyage, et le capitaine promit à leurs gardiens de leur envoyer de la farine et les autres provisions nécessaires aussitôt qu’il arriverait au fort.

  1. Squaw signifie femme dans les dialectes des sauvages de l’Amérique du Nord.