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Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 35

La bibliothèque libre.
Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 291-300).

CHAPITRE XXXV.


On voit terre. — Rude marche et campement affamé. — Ferme frontière. — Arrivée à la garnison.


Un peu après une heure, nous reprîmes notre ; pénible course. Le reste de la journée et la suivante tout entière se passèrent en marches difficiles et rudes, en partie sur des collines pierreuses, en partie sur de grandes prairies, que les pluies récentes avaient rendues fangeuses et coupées de ruisseaux devenus torrens. Nos pauvres chevaux étaient si faibles qu’il leur était difficile de passer les ravins et les torrens ; ils glissaient et chancelaient à chaque pas dans les plaines spongieuses, et nous fûmes obligés de descendre et de faire à pied plus de la moitié de la route. La faim tourmentait la troupe ; les mines s’allongeaient, les regards devenaient inquiets et sombres ; on mesurait avec effroi la longueur de chaque mille additionnel. Une fois, en gravissant une colline, Beatte grimpa sur un grand arbre d’où l’on avait une vue étendue, et il chercha des yeux le point vers lequel nous tendions, comme un marin cherche à voir la terre du haut du grand mât d’un navire. Il redescendit avec des nouvelles consolantes. À sa gauche, il avait vu une ligne de forêts qui s’étendait à travers la contrée, et qu’il savait devoir être les rives de l’Arkansas. Il avait distingué aussi certaines marques à lui connues, d’après lesquelles il conclut que nous n’étions pas à plus de quarante railles du fort. Ce fut pour nous comme le cri si bien venu de terre ! terre ! pour des matelots éprouvés par les tempêtes.

En effet, nous vîmes au loin, peu de temps après, une fumée s’élever au-dessus d’une vallée boisée. On supposa qu’elle venait d’un campement de chasseurs osages ou cricks des environs du fort, et ce signe de la présence de l’homme fut accueilli avec joie. On espérait maintenant, non sans raison, arriver bientôt aux hameaux frontières des Cricks, épars sur les confins du désert, et nos cavaliers affamés reprirent courage en savourant d’avance les bonnes choses qu’ils allaient trouver dans les fermes, et en faisant l’énumération de tous les articles de bonne chère. L’eau leur venait positivement à la bouche en se figurant ces festins délicieux.

Cependant une nuit presque de famine termina une fatigante journée. Nous campâmes sur le bord d’un ruisseau tributaire de l’Arkansas, au milieu des ruines d’un bois superbe qu’un ouragan avait dévasté. Le tourbillon avait traversé la forêt en colonne étroite, et marqué son cours par des arbres énormes fendus, dépouillés ou déracinés. On les voyait gisant de tous côtés, comme des roseaux fragiles arrachés et brisés par le chasseur.

Il ne nous manquait pas de bois sans avoir à faire usage de la hache. D’immenses feux éclairèrent en un moment toute la forêt ; mais, hélas ! nous n’avions rien à faire cuire à ces beaux foyers. La disette du camp allait jusqu’à la famine. Heureux celui qui possédait un morceau de viande séchée, ou seulement les os du précédent repas ! Quant à nous, notre table était mieux approvisionnée que celle de nos voisins, un de nos hommes ayant tué un dindon. Nous n’avions, il est vrai, ni pain ni sel. On le fit simplement bouillir dans de l’eau, et cette eau nous servit de soupe. Il fallait nous voir frotter chaque morceau de dindon sur le sac vide qui avait contenu le sel, dans l’espoir d’y trouver encore quelques particules salines pour relever l’insipidité de ce, mets.

La nuit était d’un froid pinçant. Un brillant clair de lune étincelait sur les gouttes de gelée cristalline qui couvraient tous les objets autour de nous. L’eau gelait à côté des peaux sur lesquelles nous étions couchés à l’air, et, le matin, je trouvai la couverture dans laquelle je m’étais enveloppé enduite d’une couche de givre ; cependant je n’avais jamais dormi aussi confortablement.

Après une ombre de déjeuner, consistant en quelques os de dindons et une tasse de café sans sucre, nous décampâmes de très bonne heure ; car la faim est un bon aiguillon pour hâter une marche. Les Prairies étaient couvertes de petits diamans dont la gelée avait couvert les herbes, et qui étincelaient au soleil. Nous vîmes de grandes troupes de poules de prairie, qui voletaient d’arbre en arbre, ou se tenaient côte à côte le long des branches dépouillées, en attendant que le soleil eût fondu la gelée sur les plantes et le gazon. Nos cavaliers ne méprisaient plus cet humble gibier, et sortaient des rangs avec autant d’ardeur pour aller à la pomsuite d’une poule de prairie qu’ils le faisaient précédemment pour suivre un daim.

Chacun avançait maintenant de tout son courage, envieux d’arriver avant la nuit à quelque habitation humaine. Les pauvres chevaux étaient poussés au-delà de leurs forces, dans l’idée qu’on pourrait bientôt les dédommager de leurs peines présentes par le repos et une ample provende. Cependant la distance semblait s’étendre de plus en plus, et les montagnes bleues, qui nous avaient été montrées comme point de reconnaissance sur l’horizon, reculaient à mesure que nous avancions. Chaque pas était devenu un travail ; et, de temps en temps, un misérable cheval tombait exténué. Son maître l’obligeait à se lever de vive force, le poussait jusqu’auprès d’un ruisseau où il pouvait trouver de la pâture, et l’abandonnait à son sort. Parmi ceux qui furent ainsi laissés était un des chevaux de main du comte, excellent coureur, qu’on avait toujours vu en avant des autres à la chasse du cheval sauvage. Toutefois, on avait l’intention d’envoyer du fort un parti chargé de ramener ceux de ces pauvres animaux que l’on retrouverait vivans. Dans le cours de la matinée, nous tombâmes sur des traces d’Indiens qui se croisaient, preuve certaine que nous nous rapprochions des habitations humaines. Enfin, après avoir traversé une ligne de bois, nous vîmes deux ou trois cabanes ombragées par de grands arbres, sur les bords d’une prairie : c’étaient probablement les demeures de quelques fermiers indiens de la tribu des Cricks. Quand ces maisonnettes en bois eussent été des villas somptueuses offrant toutes les recherches, tout le luxe de la civilisation, il nous aurait été impossible de les contempler avec plus de ravissement.

Quelques cavaliers coururent à ces maisons pour tacher d’avoir de la nourriture ; mais le grand nombre continua d’avancer, espérant trouver bientôt l’habitation d’un colon blanc, qui, à ce qu’on disait, ne devait pas être fort éloignée. La troupe disparut en peu d’instans parmi les arbres, et je suivis lentement ses traces. Mon coursier, naguère si généreux, si véloce, pouvait maintenant tout au plus mettre un pied devant l’autre ; à chaque moment, je le sentais fléchir sous moi ; cependant j’étais trop las, trop exténué pour lui épargner la peine de me porter.

Nous nous traînions ainsi tristement lorsqu’au détour d’un épais massif d’arbres, une ferme frontière se présenta soudain à notre vue. C’était un ténement très bas, construit en solives à la manière des habitations des nouvelles colonies, et abrité par des arbres forestiers magnifiques ; mais un véritable pays de Cocagne l’entourait. Ici une étable, des granges, des greniers où régnait l’abondance ; laides légions de pourceaux grognant, des dindons gloussant, des poules caquetant, et des couveuses, suivies de leur nombreuse famille, erraient de tous côtés dans la basse-cour.

Mon pauvre cheval, harassé, demi mort de faim, leva la tête, et dressa les oreilles à ces objets, à ces sons bien connus. Il fit entendre une sorte de bruit intérieur assez semblable à un rire tronqué, remua la queue, et fit de longues enjambées dans la direction d’une crèche remplie d’épis dorés de mais. Ce ne fut pas sans peine que je modérai sa course, et le conduisis à la porte de la cabane.

Un seul coup d’œil suffisait pour éveiller toutes les facultés gastronomiques : là étaient assis le capitaine et ses officiers, autour d’une table à trois pieds, couronnée par un plat de bœuf bouilli et de navets. Je sautai à bas de mon cheval, je le mis en liberté d’aller faire sa cour à la crèche, et j’entrai dans ce palais de l’abondance. Une grosse négresse, à la mine joviale, me reçut à la porte : c’était la maîtresse du logis, la femme du fermier blanc, qui se trouvait absent. Je la saluai comme une fée bienfaisante du désert qui serait venue à mon secours, dans ma détresse, et aurait conjuré, en ma faveur, un banquet enchanté. Et c’était bel et bien un banquet. En un tour de main elle tira de la cheminée un grand pot de fer, qui aurait pu rivaliser avec les fameuses marmites des Égyptiens, sinon avec le chaudron des sorcières de Macbeth ; et posant à terre un immense plat de terre brune, elle inclina le chaudron formidable, et il en sortit de beaux morceaux de bœuf, accompagnés d’un régiment de navets qui culbutaient après eux, une riche cascade de bouillon enveloppant le tout. Elle me tendit ce plat avec un sourire d’ivoire qui s’étendait d’une oreille à l’autre, en s’excusant sur son humble chère et son humble vaisselle. Humble chère ! humble vaisselle ! du bœuf bouilli et des navets, et servis dans un plat de terre ! Penser à s’excuser d’un pareil traitement envers un homme arrivant des Prairies à demi affamé ! Et quelles magnifiques roties, de beurre ! Par le chef d’Apicius ! quel banquet !

La rage de la faim apaisée, je commençai à songer à mon cheval, et je trouvai qu’il avait pris soin de lui-même, et s’occupait assidûment à tondre les barbes des épis de maïs qui passaient à travers les barres de la crèche. Le capitaine et sa troupe firent halte, pour la nuit, au milieu de l’abondance de la ferme ; mais mes compagnons de voyage immédiat désiraient arriver dans la journée à l’agence des Osages. Une course d’un mille nous conduisit au bord de l’Arkansas, où nous trouvâmes un canot et plusieurs Cricks des environs qui nous aidèrent à passer nos bagages et à faire traverser nos chevaux à la nage. Je craignais que les pauvres bêtes ne fussent incapables de rompre le courant ; mais un bon repas de maïs leur avait rendu la vie, et il était évident qu’ils sentaient l’approche du logis où le repos et des râteliers bien fournis les attendaient. Ils allèrent presqu’au galop pendant la plus grande partie des sept milles qui nous restaient à faire, et la soirée était peu avancée, quand nous arrivâmes à l’agence, sur les bords de la rivière Verdegris, d’où nous étions partis un mois auparavant.

Nous passâmes la nuit à l’agence, où nous fûmes passablement logés ; cependant nous nous étions si bien accoutumés, depuis quelques semaines, à dormir en plein air, que, dans le premier moment l’emprisonnement d’une chambre nous fut désagréable.

Le lendemain je pris, avec mon digne ami le commissaire, le chemin de Fort Gibson, où nous arrivâmes assez mal en ordre, déguenillés, hâlés, un peu courbaturés, mais, à cela près, parfaitement sains, gais et gaillards. Ainsi finit ma croisière sur les territoires de chasse des Pawnies.



FIN.