Voyage de D. Giovanni Mastaï (aujourd’hui S. S. le pape Pie IX), dans l’Amérique du Sud
VOYAGE DE D. GIOVANNI MASTAI,
En 1823, l’Amérique du Sud avait déjà conquis son indépendance politique, mais elle n’avait pu encore obtenir la paix religieuse, ébranlée par les commotions dont elle sortait à peine. Sous la fin du pontificat de Pie VII, l’un des hommes influents du Chili, l’archidiacre D. Jozé Ignacio Cienfuegos, avait été envoyé à Rome par le pouvoir nouvellement constitué pour demander au saint-père l’institution d’une mission apostolique qui devait résider à Santiago. Il s’agissait d’aplanir les difficultés qui s’étaient élevées en plus d’une circonstance, entre le clergé chilien et le pouvoir suprême ; plusieurs membres des ordres religieux avaient demandé leur sécularisation.
L’envoi d’un vicaire apostolique était devenu d’une urgente nécessité.
La cour de Rome obtempéra au désir formulé par la chambre représentative du Chili, et pour faire le choix du vicaire apostolique elle assembla une congrégation toute spéciale, composée de six cardinaux, que présidait le cardinal della Genga. Le choix de cette religieuse assemblée tomba d’abord sur Mgr Ostini, ecclésiastique d’un mérite reconnu, et alors professeur de science sacrée au collége romain. Diverses circonstances firent décliner à ce savant théologien un honneur qu’il avait d’abord accepté, et, à sa place, la congrégation appela D. Giovanni Muzi, qui résidait alors auprès de la cour de Vienne, en qualité d’auditeur du nonce apostolique. Il quitta l’Allemagne immédiatement et se rendit à Rome, où Pie VII l’éleva à la dignité d’archevêque des Philippines lat. On adjoignit, à D. Giovanni Muzi, pour le seconder dans ses travaux, deux jeunes ecclésiastiques, D. Giovanni Maria Mastaï Ferretti des comtes Mastaï, simple chanoine alors[2], et l’abbé Giuseppe Sallusti, secrétaire de la légation, homme instruit auquel on doit le récit du voyage. Sur la demande réitérée d’un docte ecclésiastique des provinces Argentines, le docteur Pacheco, la congrégation que présidait le cardinal della Genga avait conféré les plus grandes facultés au nouveau vicaire apostolique ; non seulement il fut mis à même de pourvoir aux besoins spirituels du Chili et des provinces composant l’ancienne vice-royauté de Buenos-Ayres, mais il eut encore dans ses attributions le Pérou, la Colombie et les États du Mexique.
La mission apostolique s’embarqua du port de Gênes, le 4 octobre 1823, sur un brick de construction française, nommée l’Eloysa. C’était un beau navire doublé en cuivre et d’une marche supérieure ; le capitaine, homme expérimenté, avait longtemps navigué dans les mers de l’Amérique du Sud et s’appelait Antonio Copello. On pouvait le regarder à la fois comme un marin instruit et comme un compagnon de voyage aimable : son second, ce que les Italiens appellent encore le pilote (il piloto), se nommait Campodonico : il avait l’expérience de la mer. On ne comptait pas moins de 34 hommes d’équipage, tous jeunes marins, mais gens de choix.
En même temps que Mgr Muzi et D. Giovanni Mastaï s’étaient embarqués deux Chiliens qui ne devaient plus quitter la mission jusqu’à son arrivée sur les rives de la Plata. L’un était le docteur Cienfuegos, dont nous avons déjà parlé, l’autre, un jeune religieux d’un rare mérite, le P. Raymondo Arce, qui appartenait à l’ordre des Dominicains réformés de la ville de Santiago.
Les premiers jours se passèrent à merveille, les vents étaient favorables ; on s’accommoda parfaitement des dispositions prises par le capitaine Copello pour la commodité de ses passagers, mais les voyageurs ne pouvaient encore s’entretenir que des sujets les plus graves. Si, d’une part, ils étaient pleins d’espérances, de l’autre, ils se sentaient remplis de tristes préoccupations. Grâce aux conversations du P. I. de Molina sur le Chili, ils avaient pu se faire une juste idée, à Bologne, des magnifiques régions qu’ils allaient visiter, mais une nouvelle dont on ne pouvait prévoir encore la portée avait précédé leur départ de Gênes ; ils avaient appris que Pie VII, ayant fait une chute dans ses appartements le 19 août, ne laissait déjà plus d’espoir trois jours après ce cruel accident, et qu’aussitôt après sa mort, le conclave s’étant assemblé, Léon XII avait été élu.
Bientôt un calme plat arrêta le brick : on sait ce que signifie en mer cette expression, surtout à bord d’un bâtiment à voiles, mais lorsqu’on n’a jamais navigué, on en saisit mal la valeur. C’est le moment où le navire, n’avançant plus, mais ballottant en sens divers, excite le plus cruellement cet état d’indicible malaise, qui fait parfois plus souffrir qu’une dangereuse maladie ; de tous les membres de la mission, celui qui fut le plus vivement incommodé du mal de mer, fut D. Giovanni Mastaï. Cette douloureuse indisposition s’éleva pour lui à un degré d’intensité qui amena la prostration absolue des forces, et cet état dura plusieurs jours. Le vent avait fraîchi de nouveau ; le 7 octobre, on entra dans le golfe de Lion ; le 9, le navire donnait déjà des preuves de sa marche supérieure, il filait dix nœuds à l’heure. Bientôt on eut dépassé la petite île de Minorque et l’on vit se développer le mont Serrat, avec ses innombrables dentelures à pic, ses hauts rochers, au pied desquels se laissent voir tant d’humbles sanctuaires qui contrastent par la simplicité de leur structure avec les montagnes grandioses qui les abritent. On se récriait avec admiration devant ce spectacle imposant, lorsqu’un vent terrible du sud-ouest, ce libeccio si redouté sur les côtes d’Italie, commença à souffler. Entrainé par la tempête, le bâtiment eut bientôt dépassé les côtes de la Catalogne et bientôt aussi il devint le jouet des flots devant le port de Valence, où l’Eloysa eût été chercher volontiers un asile, si l’on n’eût redouté plus que le mauvais temps le mauvais vouloir des autorités espagnoles, à l’égard d’une mission que le saint-siége dirigeait vers des contrées considérées encore comme se trouvant en état de rébellion contre la métropole. Mais le libeccio ne s’était pas calmé, la tempête, au contraire, devenait terrible, il fallut chercher forcément un refuge dans les domaines de cette Espagne qu’on voulait d’abord éviter. On se trouvait à peu de distance de Mayorque, on résolut d’entrer dans le port de Palma, et l’on peut dire que ce fut là en réalité qu’on vit commencer, pour la mission, la série de luttes, de contrariétés, et souvent d’ennuis plus graves qui, durant trois mois, marquèrent son voyage.
Après avoir été de nouveau le jouet des vents, s’être vue portée de Valence à Ivica, triste groupe de rochers qui la menaçait du naufrage, l’Eloysa mouilla enfin le 14 octobre dans ce port si sûr, si calme de Palma, où jamais tempête ne fut redoutée et d’où les yeux des pieux voyageurs pouvaient déjà se porter avec admiration sur cette splendide cathédrale qui offre au loin à la vue l’agréable magnificence de son architecture.
En voyant flotter le pavillon sarde sur le brick qui demandait asile, les autorités de l’île s’émurent ; la visite de santé vint immédiatement à bord, et sur une première invitation de l’autorité locale, Mgr Muzi se vit contraint de se rendre à terre. Il fit choix pour l’accompagner de D. Giovanni Mastaï, à peine remis de ses souffrances, et laissa à bord l’abbé Sallusti.
Le prélat descendit dans l’embarcation qui lui était destinée ; on se dirigea aussitôt vers la terre, mais à peine débarqués, les voyageurs furent conduits au Lazareth, et malgré leurs réclamations, malgré le caractère dont ils étaient revêtus, ils entendirent bientôt se fermer sur eux les triples verrous de cette véritable prison. La nouvelle étrange de cette sorte d’arrestation ne tarda pas à venir jusqu’à l’Eloysa, elle mit tout en rumeur à bord, comme on le pensera aisément, et l’abbé Sallusti alla sans hésiter à terre partager la captivité de ses compagnons. Ceci avait lieu le 16 octobre ; le 17, les trois membres réunis de la mission subissaient un premier interrogatoire, non pas comme celui auquel on admet les voyageurs au long cours qui ont enfreint parfois les ordonnances de santé, mais bien comme l’interrogatoire juridique auquel on soumet des gens réellement coupables ; l’abbé Sallusti nous a conservé une peinture assez originale de cette scène passablement étrange et nous le laisserons parler ici :
« Tout fut disposé pour le grand Sanhédrin, dit-il, et le nouveau prétoire de Pilate se trouva établi à l’entrée même du Lazareth. Ce fut là que vint siéger l’alcade de la ville, porteur d’une mine des plus renfrognées et lançant parfois des coups d’œil qui voulaient être menaçants. En sa qualité d’autorité judicaire, la présidence, en effet, lui était dévolue. C’était avec un air de majesté mille fois plus imposant que celui qu’eût pu garder un proconsul romain, qu’il nous adressait les demandes auxquelles il nous fallait répondre. À côté de lui se trouvaient deux autres ministres de la justice, d’apparence tout aussi sévère, dont le fier aspect nous glaçait d’effroi et dont les regards nous faisaient trembler. Un notaire à maigre encolure, à figure cadavérique, ayant tout l’air d’un pharisien, devait enregistrer les demandes et les réponses. Or, quand tout fut prêt, on plaça, au milieu de cette vraie synagogue de gens mal disposés pour nous, un petit escabeau de bois sur lequel s’assit d’abord Mgr Muzi et chacun de nous ensuite, mais alternativement, pour passer par l’examen que nous avions à subir ; néanmoins, avant que l’interrogatoire commençât, on fit toutes les fumigations qu’inspire la crainte de la peste… Cela terminé, nous fûmes interrogés successivement par le juge suprême sur notre pays, sur les emplois que nous y occupions, sur l’objet de notre mission. On voulait savoir si en nous rendant en Amérique nous y étions conduits par un but politique. À tout cela, il fut répondu catégoriquement et avec une bonne foi parfaite de la part de chacun de nous… Les longues réponses n’étaient pas permises et il n’eût pas même été prudent d’entrer dans de grands détails : un oui, un non, était tout ce qu’il fallait dire quand la chose était possible, et en réalité c’était bien la réponse la plus sûre pour ne pas se compromettre. Toutefois, il ne nous avait pas été permis de demeurer ensemble durant l’examen, mais le local était disposé de telle sorte qu’on entendait les paroles adressées à chacun de nous et que nous pûmes avoir ainsi la certitude, dès que la séance fut terminée, que nos réponses étaient conformes, ce qui en réalité devait avoir lieu, puisqu’on n’avait dit que la vérité pure. »
La séance ne se prolongea point, et les trois passagers de l’Eloysa se retirèrent pleins de joie ; l’entrée de la ville ne leur était plus défendue. Toutefois les magistrats de Palma se croyant investis d’un pouvoir qu’ils n’avaient certainement pas, firent tous leurs efforts pour arrêter, disaient-ils, une mission si contraire à la souveraineté de leur gouvernement : ils niaient que le saint-siége eût le droit d’envoyer dans l’Amérique du Sud des secours spirituels réclamés depuis longtemps par les populations que la victoire avait émancipées. Ils allèrent plus loin, ils sommèrent les envoyés du Chili de venir rendre compte sur l’heure des motifs qui les dirigeaient et de comparaître devant leur tribunal. C’eût été se reconnaître sujets de l’Espagne. Le docteur Cienfuegos et le P. Raymonde Arce s’y refusèrent énergiquement et ils se refusèrent également à quitter le brick. Cette persévérante fermeté eut tout le succès qu’on en pouvait attendre. L’évêque de Palma étant intervenu dans une négociation qui menaçait d’éterniser le séjour de l’Eloysa en Europe, et le consul de Sardaigne s’étant mêlé de l’affaire, la mission apostolique put bientôt reprendre la mer.
Un arrêt prolongé de trois jours, dans cette île si peu hospitalière, avait eu lieu forcément et cependant la Méditerranée n’était pas encore redevenue calme ; le navire fut poussé de nouveau dans les eaux d’Ivica, puis forcé de rétrograder. On longea encore les côtes de la Catalogne, et le vent continuant de fraîchir, on fut bientôt devant la côte accidentée qui borde l’ancien royaume de Valence. Les Italiens et les descendants des Castillans unirent leurs souvenirs ; les vieilles légendes espagnoles qui, dans toutes les langues, ont fait le tour du monde, ne pouvaient manquer de revenir à la pensée des pieux voyageurs ; ils saluèrent la terre du Cid. Ce splendide panorama continua à se dérouler ; ils purent entrevoir la région enchantée d’où Isabelle chassa Boabdil ; ils aperçurent Malaga avec ses vignobles magnifiques, et bien d’autres villes parées encore de fleurs et de palmiers, mais enfin ils purent franchir le détroit hors duquel ils se croyaient un peu trop promptement à l’abri de toute mésaventure. Gibraltar leur était apparu durant la nuit scintillant de mille feux, comme une grande ville illuminée. Ils passèrent la journée du 28 non loin de cette immense forteresse, dans un lieu où ils furent admirablement accueillis, et ils entrèrent dans le Grand océan.
Les premiers moments furent tout à l’admiration ; les côtes de Tarifa se développaient aux yeux des voyageurs sous leurs aspects les plus variés ; l’Eloysa marchait bon frais ; on eut bientôt perdu de vue la terre : puis la mer devint grosse, il fallut endurer les mille ennuis qu’amène le mauvais temps. Un pénible accident se mêla bientôt à ces contrariétés ; le docteur Cienfuegos tomba dangereusement malade, il suppliait qu’on le débarquât aux Canaries. Mais sans ce guide expérimenté qui avait sollicité l’envoi de la mission, qu’allait-elle devenir ? Un temps déplorable accroissait son douloureux malaise. Le 3 novembre, il y eut un grain subit qui faillit faire sombrer le bâtiment. L’Eloysa dut uniquement son salut au coup d’œil prompt de son capitaine et à la rapidité de sa manœuvre. Dès le 4 novembre, heureusement, le temps s’était apaisé et le pic de Ténériffe apparaissait[3].
On a tout dit sur ce grand cône de verdure et de neige, qui n’a d’égal pour la majesté que le ciel, qui l’inonde de ses splendeurs. Après la tempête, un calme plat s’était fait tout à coup, la mer était encore émue, mais les vents ne soufflaient pas. Durant deux jours, les voyageurs se recueillirent devant la montagne. Durant deux jours, le soleil couchant vint parer à leurs yeux ce grand pic de ses radieuses magnificences[3]. La brise cessant, la chaleur était devenue insupportable ; pas un souffle à la fin ne ridait la surface des eaux. Entraîné par des courants dont le capitaine ignorait l’existence, le brick s’en allait insensiblement à la côte ; le danger devenait imminent. On lia une forte amarre allant du petit navire à la chaloupe qu’on avait mise promptement à la mer ; puis à force de rames, les vigoureux matelots de l’Eloysa l’éloignèrent des rochers. Mais bientôt un grain subit la fit de nouveau bondir, et un vent frais qui succéda à la bourrasque lui permit de naviguer paisiblement au sein même de l’heureux archipel dont presque toutes les îles apparurent successivement, laissant parfois entrevoir, mais discrètement, leur beauté.
Le 5 au soir, la petite ville de Santa-Cruz se faisait voir encore dans le sud, ou, pour mieux dire, ses lumières brillaient au loin. La nuit était venue et les passagers dormaient profondément, lorsque les paroles stridentes qui s’échappaient du porte-voix les réveillèrent tous en sur saut. Le brick génois se trouvait en présence d’une frégate armée en guerre. Les histoires plus que terrifiantes qu’on faisait circuler alors sur les corsaires colombins, rendaient le réveil peu agréable. On savait que quelques mois auparavant, l’équipage d’un navire génois, fait prisonnier par un de ces écumeurs de mer, avait été pillé et jeté sur un rivage désert avec un sac de biscuits pour tout approvisionnement. C’était en effet un corsaire de la Colombie qu’arraisonnait ainsi en anglais, dans la nuit, le capitaine Copello : cette visite fut plus rapide qu’elle ne fut menaçante. Le corsaire se fit montrer les papiers du bord, examina les rôles d’équipage, et une bouteille d’excellent Malaga qui lui fut offerte, scella son traité de bonne amitié avec la pacifique Eloysa.
La traversée du léger brick n’offrit ensuite aucun incident, si ce n’est celui qu’offrit peut-être la simplicité naïve d’un pauvre cuisinier. Comme il faisait brûler les sauces et charbonner son pain, le capitaine lui annonça un beau jour d’une voix terrible qu’il allait le faire fusiller. En présence des nombreux mousquets qu’on avait fait monter sur le pont, le pauvre Girolamo Passadore avait pris la chose au sérieux, il tremblait de tous ses membres et il fallut la bonté compatissante de D. Giovanni Mastaï et des autres passagers pour faire finir cette comédie, qu’autorisait peut-être un vieil usage, puisqu’on se trouvait déjà dans le voisinage du tropique où l’on se permet parfois tant de plaisanteries hasardées. On atteignit bientôt les îles du Cap-Vert, on admira leur belle végétation, mais on n’y relâcha pas.
Ce fut après avoir passé la ligne, le 27 novembre[4], que la mission apostolique eut un de ces douloureux spectacles si fréquents encore à cette époque et qui, pour l’honneur de l’humanité, se renouvellent plus rarement aujourd’hui. Le 8 décembre, dans la matinée, un calme plat arrêtait le navire ; on cherchait quelque distraction dans l’éternelle pêche du requin, redite surannée de tant de voyageurs. Vers le soir, plusieurs passagers de l’Eloysa et des officiers du bord crurent pouvoir rendre visite à un brick, que l’absence du vent arrêtait comme eux. On avait craint un moment en se voyant suivi par lui, que ce ne fût un corsaire, mais son attitude paisible avait rassuré ; c’était un bâtiment fin voilier encombré de noirs qu’on destinait au Brésil et qu’on allait vendre à Rio. Complétement nus, ou n’ayant qu’un pagne léger qui leur couvrait les reins à peine, ces pauvres gens se trouvaient liés deux à deux et une forte corde retenait ensemble plusieurs couples ; mais ce qu’il y a de plus horrible à dire, le lien ne se relâchait point ; tout le jour, ils étaient ainsi exposés à l’ardeur du soleil ; la nuit, liés encore, ils dormaient dans l’entre-pont, parqués comme un vil bétail.
Interrogé sur la position géographique où l’on était, le commandant du négrier affirma que, selon son estime, on se trouvait à 45 milles du cap Saint-Thomas, vers 22° environ de latitude méridionale, dans le voisinage des côtes du Brésil. Cet avis était erroné. Selon les observations d’après lesquelles on s’était dirigé à bord de l’Eloysa, on se croyait infiniment plus éloigné du cap désigné ici ; on dut supposer naturellement une erreur de calcul provenant des tempêtes nombreuses qu’on avait essuyées, et qui n’avaient pas permis toujours de prendre hauteur. On résolut de s’éloigner le plus promptptement possible du cap Saint-Thomas, mais bientôt on reconnut l’erreur et l’Eloysa eut peine à retrouver sa route. Après le calme vint un temps horrible qui nuisit encore aux observations ; l’eau à bord était corrompue et les vivres étaient rares ; la traversée s’étant prolongée au delà des limites ordinaires, une déplorable parcimonie présidait aux repas, où l’on mangeait bien rarement autre chose que des volailles étiques et des pommes de terre. La navigation se poursuivit ainsi avec des fortunes diverses, durant plusieurs semaines, mais sans offrir aucun incident qui fût digne de remarque.
On approchait des côtes de l’Amérique, lorsque le 16 décembre, après une journée délicieuse, un de ces vents effroyables qui viennent du cap Horn, commença à souffler avec une véhémence qui dès lors devait fréquemment se renouveler. Le 17 décembre il se calma, mais le 19 il redoubla de force, et il fit faire à l’Eloysa neuf nœuds à l’heure. Dans la soirée, on commença à voir quelques-uns de ces oiseaux que les Portugais appellent en souvenir d’une triste légende : as almas perdidas (les âmes perdues), et dont l’apparition est toujours le signal d’effroyables tempêtes. Le capitaine et le pilote ne dissimulèrent pas aux passagers qu’ils allaient avoir à subir un grain terrible. En effet, dans la matinée du 21 décembre la mer grossit tout à coup et la vague devint épouvantable. Le 22 la tempête se déchaîna.
On s’était réuni dans la chambre et l’on faisait la prière en commun, lorsqu’un violent coup de mer, prenant en flanc le navire, jeta D. Giovanni Mastaï contre la paroi opposée avec une violence dont il y a peu d’exemples : ce fut une sorte de miracle qu’il n’allât pas briser le front du P. Raymonde Arce, qui priait vis-à-vis de lui. Pietro Plomer, l’un des propriétaires du bâtiment et le docteur Cienfuegos furent également fort maltraités, mais on n’eut à regretter heureusement aucun accident plus sérieux.
Vers la fin de ce jour, le vent soufflait encore avec violence, mais on avait pu s’installer tant bien que mal à la table commune, lorsque vers le milieu d’un repas pris en toute hâte, la voix du capitaine Copello résonna jusqu’aux oreilles des passagers et jeta l’épouvante parmi eux. « Le canot à la mer… vite le canot à la mer… » Plus prompt que les autres convives, l’abbé Sallusti monta sur le pont ; toutes les voiles avaient été carguées en un clin d’œil, le bâtiment ne marchait plus. On venait de mettre en travers et le pilote forçait de la barre pour maintenir l’Eloysa sur le point qu’elle occupait au milieu de l’océan. Le narrateur du voyage l’avoue ingénument, il crut sa dernière heure arrivée. Il allait s’élancer vers sa cabine pour y prendre une capote avec quelque autre objet et se précipiter à tout hasard dans une embarcation quelconque, lorsqu’il apprit la cause du tumulte qui s’était tout à coup manifesté a bord. Le maître d’équipage, Paolino Canassa, se trouvait sur l’avant du navire un moment auparavant et préparait la sonde : tout à coup une vague formidable l’avait entraîné dans les eaux bien loin déjà du bâtiment. On lui avait jeté successivement une cage à poule, la loge d’un chien, un morceau de mât et bien d’autres objets encore qui s’étaient trouvés sous la main, mais le malheureux Canassa était déjà à un tiers de mille et tous le croyaient perdu. Il n’en fut rien heureusement ; toutefois ce moment d’indicible confusion, que comprendront ceux qui ont vu tomber un homme à la mer, avait causé, à bord principalement, parmi ceux qui occupaient la chambre, les illusions les plus bizarres. Les uns avaient cru distinguer parmi les cris des matelots, le cri espagnol : tierra, tierra ; d’autres avaient entendu : Guerra… guerra… et le souvenir des corsaires s’était tout naturellement présenté à leur esprit. Par le fait, le mot tierra avait été prononcé, on l’avait vociféré dans l’espace au pauvre nageur, parce qu’on était alors fort peu éloigné de la côte. Seul, D. Giovanni Mastaï avait vu tomber le naufragé que les vagues emportaient déjà, il s’était écrié : « Dieu ! oh mon Dieu !… » puis il était monté sur le pont pour hâter le sauvetage. Tout ce tumulte n’eut pas en réalité d’autre conséquence ; on avait mis le canot à la mer, trois braves matelots y étaient descendus en dépit des vagues, et ils avaient manœuvré avec tant d’habileté, qu’à environ deux milles de l’endroit où la chute avait eu lieu, ils avaient rencontré l’excellent nageur que ses forces abandonnaient. Ç’avait été à grand-peine, toutefois, qu’ils l’avaient pu faire entrer dans leur frêle embarcation ; plus d’une fois leur vie à eux-mêmes avait été en danger, mais au bout d’une heure tout au plus l’équipage et les passagers serraient dans leurs bras le brave Paolino Canassa.
À cela près du pénible accident qui tenait encore tout le monde sous le coup d’une émotion très-facile à comprendre, la journée du 23 décembre se passa comme celle qu’on avait eue la veille ; vers le soir seulement, le vent redoubla de furie, on allait à la cape. Pour éviter les coups de mer, qui pouvaient devenir dangereux et qu’on embarquait à chaque instant, les passagers descendirent tous dans la grande chambre. Le capot fut mis sur l’écoutille et assujetti fortement par des barres de fer, mais alors la chaleur devint telle et elle se mêlait à des émanations tellement méphitiques, que les plus robustes faillirent étouffer.
Dans la soirée le vent avait redoublé, il avait fallu carguer toutes les voiles, on était toujours à la cape ; le brick prenait toutes ses précautions ; on craignait, en approchant de terre, de rencontrer quelque écueil, et par le fait, jamais le bâtiment ne s’était encore trouvé en un aussi grand péril. La pluie tombait, le vent mugissait d’une façon effroyable ; l’équipage se montra heureusement excellent, et toutes les manœuvres furent exécutées avec un zèle qui sauva probablement l’Eloysa. Telle était la force de la tempête que le capitaine, vieux loup de mer, avouait n’avoir jamais vu rien de semblable et que M. Pietro Plomer, qui avait fait quatre fois le voyage d’Amérique en Europe, abondait complétement dans son sens. Quelques-uns en vinrent même a croire que cet horrible bouleversement était dû à un tremblement de terre sous-marin.
La nuit, comme on peut le supposer, fut effroyable, et nul ne put prendre un moment de repos. Mgr Muzi avait été contraint de se lever ; D. Giovanni Mastaï était de nouveau en proie à un horrible mal de mer : au point du jour, la tempête continuait encore cependant, et si cela était possible, devenait plus menaçante. Le vent soufflait du S. O. ; le brick embarquait à chaque instant des vagues immenses ; les malheureux passagers durent regagner leur cabine. Dans cette triste position, il ne fallait pas même songer à se réconforter par le triste ordinaire qu’on servait journellement à bord de l’Eloysa : le pauvre cuisinier, qui ne craignait plus il est vrai d’être fusillé, grâce à la clémence des passagers, Girolamo Passadore était monté le matin sur le pont, et jetant un simple coup d’œil sur ce déchaînement inaccoutumé des éléments, était allé se fourrer à fond de cale. Il fallut bien se contenter de la triste pitance réservée ce jour-là aux matelots.
Le vent soufflait moins violemment, les flots avaient calmé leur turbulence. On ne voyait plus sur l’étendue de l’océan, que ces grandes vagues qui signalent avec majesté la fin de la tempête : Noël était arrivé : toute espérance renaissait. À minuit, Mgr Muzi célébra la messe en y mettant la solennité que permettait la pauvreté du lieu, mais la mer était encore si agitée que les assistants pouvaient à peine se tenir : le jour vint et ce fut à son tour D. Giovanni Mastaï qui célébra le saint sacrifice. Le P. Raymond Arce dit la messe après lui et l’abbé Sallusti lui succéda : ainsi se passa cette fête de Noël, devant un humble auditoire.
Durant toute la journée du 26, une brise fraîche se fit sentir, qui put faire croire, à juste raison, qu’on approchait de la côte. Dans la matinée on jeta la sonde, mais sans résultats : rassuré sur le voisinage toujours dangereux de la terre, le capitaine poursuivit sa route sans crainte. On se divertit en donnant la chasse aux faucons de mer ; l’un de ces oiseaux se laissa tirer plusieurs coups de fusil sans être atteint. Au lieu de fuir après chaque détonation, il allait se poser sur un point saillant où il semblait plus facile de le tirer. On l’épargna ; à la fin il alla se percher sous la poupe et l’on s’empara de lui, comme on s’empare parfois, au Chili, des condors ; on lui jeta le laço. Ce bel oiseau ressemblait à l’épervier d’Europe, mais avec quelque chose de plus majestueux ; il portait la tête haute, son regard était impérieux, ses ailes brunes offraient une immense envergure.
À une heure plus avancée, on jeta de nouveau la sonde et l’on trouva 117 brasses avec fond de sable ; à minuit on n’amena plus que 37 brasses, et en effet le 27, vers trois heures de l’après-midi, un matelot qui était dans la hune cria : terre ! Mille vivat, mille cris de joie lui répondirent ; les marins génois ôtaient tous leur bonnet, on saluait réellement la terre : depuis près de trois mois on la souhaitait.
Le premier point de la côte que l’on aperçut fut l’isla de lobos, puis le cap Sainte-Marie. L’île des Loups-Marins était à cette époque complétement déserte et ne recevait guère (et encore de temps à autre) que quelques pêcheurs qui venaient, armés de simples gourdins, donner la chasse à ces phoques dont la peau, d’un brun violacé, est si recherchée du commerce. Le cap Sainte-Marie restait au nord du continent et se trouvait comme parsemé de petites cabanes destinées aussi à abriter quelques paysans et quelques pêcheurs. Les portions de cette pointe de terre les plus habitées sont justement les deux extrémités : l’une au midi, l’autre au nord ; elle regarde également le rocher qu’on appelle las Animas, en souvenir d’une vieille tradition indienne, qui désignait comme étant le séjour des esprits la montagne assez basse, mais toujours couverte de forêts sombres à laquelle on a imposé ce nom.
Du cap Sainte-Marie à l’extrémité du cap San-Antonio, on ne compte pas moins de quarante lieues d’étendue. C’est cet espace immense que tous les géographes s’obstinent à désigner sous le nom d’embouchure de la Plata. L’abbé Sallusti fait observer avec quelque apparence de raison que c’est un golfe bien plutôt que la bouche d’un fleuve.
Toute la nuit du 27 se passa donc sans que l’Eloysa avançât davantage pour se rapprocher de Maldonado, de las Animas et du pain de Sucre ; dans ces parages, la sonde ne donnait plus que quatorze brasses, et pénétrer plus avant sans pilote n’eût pas été prudent. Malgré le calme absolu qui se manifesta durant la journée du 28, bientôt l’événement prouva combien cette disposition était sage. Vers le soir, une tempête horrible succéda à ce repos trompeur, et la situation devint d’autant plus critique, qu’en continuant lentement sa route le petit bâtiment naviguait dans des eaux peu sûres. D’une part, en effet, il avait à redouter la côte, de l’autre le banco de los Ingleses, où tant de navires vont se perdre ; le capitaine ne pouvait dissimuler complétement son inquiétude ; il avait reconnu, dans l’aspect de l’atmosphère, des signes menaçants. Le typhon, néanmoins, ne se déclarait pas ; l’Eloysa pouvait encore avancer, mais arrivée près du banc des Anglais, voilà que se déchaîna tout à coup dans sa fureur ce vent redouté qui vient des plaines auxquelles il a pris leur nom, et qu’on appelle le pampero. Il fallut alors rétrograder et se réfugier derrière l’île de Flores, où l’on espérait avoir à la fois un abri contre le vent et une protection suffisante contre le courant parfois irrésistible du fleuve. L’île de Flores, comme le dit fort bien M. l’abbé Sallusti, a reçu ce nom charmant par pure ironie ; elle ne se compose que de deux écueils parfaitement dépouillés de toute végétation, sur lesquels on n’aperçoit pas autre chose que de rares et pauvres cabanes, avec quelques maisons moins misérables de pêcheurs. Ce fut derrière ces écueils, où l’on avait environ sept brasses d’eau, que le brick jeta sa maîtresse ancre : les deux rochers défendaient bien l’Eloysa contre l’impétuosité du courant, ils ne pouvaient la protéger contre la fureur de l’ouragan. Pour se faire une juste idée de ce vent du sud-ouest, qu’on appelle le pampero, il faut avoir ressenti ses fureurs ; un de nos compatriotes, qui naviguait dans ces parages vers l’époque où les parcourait la mission apostolique, a dit avec une parfaite justesse d’expression : « C’est à la fois l’ouragan des Antilles et le tourbillon des grands déserts du Sahara… J’ai vu souvent s’élever en plein midi un nuage opaque, semblable à un immense rideau, qui, après avoir donné une couleur livide au soleil, grandissait, s’élargissait subitement sur l’horizon, et obscurcissait tellement l’atmosphère qu’il devenait impossible de distinguer les objets les plus voisins ; c’était le signal de la tourmente… Alors le nuage crevait et se résolvait bientôt en tourbillons qui ne laissaient, au lieu de pluie, qu’une poussière blanchâtre, semblable aux cendres d’un volcan[5]. »
Le pampero soufflait donc avec son irrésistible violence ; la position devenait critique pour l’Eloysa, il fallait gagner à tout prix la pleine mer ; en vain employait-on tous les bras de l’équipage pour arracher l’ancre du fond où elle était mouillée, elle résistait à tous les efforts ; il ne restait plus qu’un seul moyen de salut, c’était de couper le câble ; ce fut ce qu’exécuta avec beaucoup de sang-froid et d’adresse le maître charpentier, assisté d’un brave matelot. On s’abandonna alors à l’impétuosité du vent ; le brick semblait emporté par une puissance égale à celle de la foudre : aussi, bientôt n’eut-on plus rien à craindre de tant d’écueils menaçants. Au point du jour, le navire se trouvait complétement en dehors de l’embouchure du Rio de la Plata, à plus de quatre-vingts milles de l’île de Flores, c’est-à-dire en pleine mer : on n’avait plus rien à redouter.
L’Eloysa resta un jour entier dans les parages qu’elle avait pu atteindre ; cependant, à la tempête avait succédé un calme qui ne permettait plus d’avancer ; on commençait à espérer de pouvoir faire route, lorsque le pampero souffla avec plus de violence que jamais, si bien que le capitaine ne put s’empêcher de s’écrier : « Le monde va donc finir, car tout est fini pour nous. » L’opinion sinistre du brave marin génois était partagée, il faut le dire, par le pilote ; mais, à midi, le pampero cessa, un vent favorable enfla les voiles de l’Eloysa, et le brick rentra en rivière.
Il suivit rapidement la route qu’il avait déjà parcourue, et, grâce à l’habileté du capitaine, il franchit heureusement le banc des Anglais, célèbre alors par tant de catastrophes, et où devait bientôt périr, avec trente-six passagers, le courrier de Montevideo, si bien habitué à ne rien redouter dans ces parages. Après avoir franchi ce point dangereux qu’on appelait alors parfois le tombeau des marins, l’Eloysa alla mouiller devant le port de Montevideo dans la matinée du 1er janvier 1824[6].
Cette cité charmante, asile de tant de Français courageux, n’avait pas encore mérité la dénomination de Nouvelle-Troie, surnom que lui a valu un siége de dix ans. Il s’en fallait bien néanmoins qu’elle jouît alors de la tranquillité qu’elle avait eu naguère sous les vice-rois : elle était bloquée par l’escadre brésilienne. Sa vue enchanta les membres de la mission apostolique, qui venaient cependant de quitter Gênes, la ville des splendides édifices. À cette époque, la capitale de l’Uruguay ne comptait pas plus de quatorze mille âmes, mais ses rues spacieuses et alignées, ses élégantes habitations bâties sur le penchant de la colline lui donnaient un aspect qui ne devait plus s’effacer du souvenir des pieux voyageurs.
Le port de Montevideo est formé par une sorte de baie ; c’est une pointe de l’Océan qui entre dans les terres, il est donc passablement sûr : au levant se déploie une plaine admirable, couverte d’habitations rurales, et dès lors on ne peut mieux cultivée ; au couchant, les yeux se reposent sur les édifices de la cité. Le brick génois ne s’arrêta devant cette ville que pour remplacer son ancre et prendre des pilotes pratiques. La mission apostolique fut visitée néanmoins par les principaux habitants. Le chapitre, suivi de quatre ecclésiastiques, se présenta devant l’archevêque des Philippines, puis vinrent deux dominicains, l’un appartenant au Chili, l’autre à Lima ; dès le soir, l’Eloysa reprit sa route ayant le vent en poupe. La nuit se passa à merveille, et le 2 janvier, dans la matinée, on atteignit l’endroit où les eaux du fleuve cessent d’être salées. On était entre Montevideo et Buenos-Ayres ; l’hydrographie du fleuve n’était pas faite alors comme elle l’a été depuis ; on se voyait contraint de jeter la sonde à chaque moment dans la crainte des bancs de sable. Vers midi, la carcasse d’une frégate, dont la hune et l’extrémité des mâts seulement s’apercevaient encore, fit assez comprendre que les précautions signalées ici, et qui sembleront aujourd’hui peut-être exagérées, n’étaient pas inutiles. On alla mouiller, pour la nuit, près de ce bâtiment naufragé. Le lendemain, l’Eloysa fut assez heureuse pour sauver, par un bon avis, deux navires anglais qui, n’apercevant pas le lieu où la frégate s’était perdue, se dirigeaient droit sur ce banc.
Le petit brick avait poursuivi heureusement sa route, lorsqu’on arriva la l’Ensenada de Barragan, et là, comme s’il eût été dit que la pauvre Eloysa n’éviterait aucune des calamités qui viennent parfois assaillir les bâtiments les plus sûrs dans ces parages, une tempête subite se déclara, on cargua toutes les voiles, et l’on jeta l’ancre. C’était une rafale terrible mêlée de tonnerre ; la foudre tombait à tout moment sur la rive, ou bien allait s’éteindre dans le fleuve même ; et ce spectacle terrible devint si menaçant, qu’on crut à l’incendie inévitable des navires. L’Ensenada de Barragan est une sorte de crique formée par le Rio de la Plata et une toute petite rivière qui se jette dans son sein par le côté méridional. On y voyait dès lors quelques habitations, mais les inondations du fleuve les empêchaient de se multiplier. Sur la côte septentrionale se déploya bientôt, aux yeux de la mission, Colonia del Sacramento. Durant cette navigation difficile sur le fleuve, Mgr Muzi, dont la santé s’était depuis longtemps dérangée, se sentit plus malade encore ; le temps était d’ailleurs des plus inconstants, les grains mêlés de tonnerre succédaient au calme ; enfin, le 5 janvier, vers deux heures de l’après-midi, comme on marchait avec vent arrière, on découvrit au loin Buenos-Ayres ; mais alors, une plaie d’un nouveau genre vint menacer l’Eloysa ; une nuée épaisse de moustiques, franchissant le fleuve, vint en effet l’assaillir. Il faut avoir réellement subi le supplice que vous infligent ces petits insectes ailés dans l’Amérique du Sud, pour se faire une juste idée de ce qu’eurent à souffrir nos voyageurs : les mâts étaient littéralement comme animés à leur surface, et la couleur du bois disparaissait sous l’adjonction de ces myriades d’insectes piqueurs.
Le vent n’avait pas cessé d’être excellent depuis le 3 janvier. L’Eloysa jeta l’ancre enfin devant Buenos-Ayres dans la soirée. Aussitôt elle reçut un message qui lui assignait la position qu’elle devait occuper dans le port, et qui lui annonçait pour le lendemain, vers huit heures et demie, la visite de la santé ; jusque-là, toute communication avec la ville lui était interdite, et des gardes furent mis à bord. À six heures, sept coups de canon saluaient la ville. À la troisième décharge d’artillerie, un des passagers, M. Perez, voulant acclamer sur les rives de l’Amérique l’heureuse arrivée de la mission apostolique, s’écria : Vive Mgr l’archevêque ! et on lui répondit : Evviva il vicario apostolico ! evviva l’America ! evviva il Chile ! Puis des cris de joie se mêlèrent à ces hourras de l’équipage.
À l’heure indiquée, et avant qu’on eût reçu la visite de la douane, le gouvernement suprême expédie vers l’Eloysa le capitaine du port suivi de trois messagers. On invitait Mgr Muzi à descendre dans une embarcation magnifiquement décorée qui devait le conduire sur la grève où l’attendaient les autorités ecclésiastiques, militaires et civiles. On avait préparé, en effet, au vicaire apostolique une réception solennelle, et l’on voulait le conduire en grande pompe du rivage à la cathédrale, où le Te Deum devait être chanté. L’état déplorable de santé où se trouvait l’archevêque des Philippines, le désordre même de ses équipages, résultat forcé d’une pénible navigation, d’autres obstacles encore procédant des autorités chiliennes, l’empêchèrent d’accepter ces honneurs. Le gouvernement suprême renouvela à trois reprises différentes ses propositions ; les motifs qui avaient guidé lors d’un premier refus n’ayant pas changé, la réponse fut toujours la même, et cette persistance eut pour la mission, il faut le dire, les plus fâcheux résultats. L’envoyé du Chili, le docteur Cienfuegos, se rendit néanmoins à terre ; il avait promis que l’embarcation qui le conduisait sur la plage viendrait reprendre immédiatement ceux des membres de la mission qui voudraient quitter le brick. La chaloupe ne revint que fort avant dans la nuit, et ce ne fut qu’à une heure du matin environ que Mgr Muzi put quitter le navire. En dépit de ces petites contrariétés, l’aspect de la ville charma les nouveaux débarqués, et il faut dire que toutes les maisons qui bordent la plage ayant été illuminées, et ces milliers de lumières se trouvant reflétées par les eaux du fleuve, l’illumination spontanée offrait un spectacle merveilleux.
Buenos-Ayres avait jadis un môle, tout le monde le sait ; une épouvantable tourmente l’ayant détruit au siècle dernier, jusqu’à ce jour il n’a pu être remplacé. On est forcé de débarquer dans la ville de la façon la plus bizarre ; on s’y rend sur ces grands chars haut montés que l’on appelle des carretillas, et dont les roues immenses vous empêchent d’être mouillés. Les carretillas sont traînés par des mules, mais, quelque sûr que puisse être le pied de ces animaux, les accidents ne sont pas impossibles. Les robustes marins génois prêtèrent leurs épaules aux membres de la mission, et ce fut ainsi qu’ils débarquèrent sur les rives de l’Amérique du Sud vers deux heures du matin.
Malgré cette heure avancée, et nonobstant le refus trop bien motivé du nonce, la mission apostolique trouva un peuple nombreux sur la rive. Tout le monde se pressait autour de Mgr Muzi, de D. Giovanni Mastaï et de l’abbé Sallusti ; c’était à qui saisirait la main du prélat pour la baiser. Aujourd’hui encore, plus d’un vieillard, plus d’un homme mûr, alors enfant, se rappellent le pontife ignoré qui suivait l’archevêque, et dont le regard peignait l’affectueuse bonté. « Beaucoup d’enfants nous précédaient, dit l’abbé Sallusti ; beaucoup de jeunes gens marchaient deux à deux tenant des lampions de verre à la main… et je me rappelai alors l’entrée du divin Sauveur dans Jérusalem… Il y eut même dans cette foule plus d’un religieux vieillard, qui, se rappelant les paroles de l’Évangile, répétait en latin : Benedictus, qui venit in nomine Domini : hosanna in altissimis. »
Ce fut ainsi que l’on arriva à l’hôtellerie des Trois-Bois, tenue alors par un Anglais, que le récit dont nous suivons pas à pas les indications, traite de galant homme dans l’étendue du mot ; il est bien certain que les heures de retard avaient été mises singulièrement à profit aux Trois-Rois pour recevoir dignement la mission, sur le commandement du docteur Cienfuegos. Le repas qu’on servit à Mgr Muzi était digne des fameuses cènes de Salomon, pour lesquelles on tuait chaque jour dix bœufs engraissés et vingt bœufs tirés des pâturages ; puis cent béliers, en ne tenant compte des cerfs, des chevreaux ni des buffles. Les buffles à part, le pays y prêtait ; mais ce qui était supérieur peut-être aux festins de Salomon, c’était la délicatesse qui régna durant le service, l’élégance toute moderne qui présidait au repas. Rien n’y manquait, ni les fleurs, ni les vases précieux, ni les vins les plus estimés d’Europe, et il est bien certain que toutes les ressources du pays furent mises à contribution alors pour que les passagers de l’Eloysa pussent oublier les heures d’épreuve ou bien les privations fâcheuses de leur longue navigation.
Malgré cette réception splendide, qui ne venait pas d’ailleurs des autorités de Buenos-Ayres, la mission apostolique n’eut pas toujours à se louer de son séjour dans la capitale des États argentins. La population se pressait au-devant du vicaire apostolique ; mais les membres du gouvernement n’avaient point oublié son refus répété de se rendre à leurs invitations pressantes. Une certaine froideur régna dès lors entre les autorités et la mission. Les choses même allèrent plus loin : l’ecclésiastique qui administrait le diocèse, l’abbé Zavaletta, après avoir concédé à Mgr Muzi le droit de confirmation, le lui retira, à la vive contrariété des fidèles. Les nouvelles que l’on recevait à la même époque du Chili n’avaient pas un caractère plus favorable. Il avait été décidé à Santiago, dans une séance fort tumultueuse de la Chambre représentative, que la mission demandée à Rome serait parfaitement accueillie, mais qu’elle ne pourrait être que temporaire. Douze jours s’écoulèrent dans cette alternative, et, comme on le verra par la suite, ce fut ce léger retard dans un voyage aventureux qui devint le salut de la mission.
Le 16 janvier 1824, à neuf heures du matin, on quitta la ville : on avait reçu les visites du clergé ; mais l’affluence des personnes qui réclamaient la bénédiction du vicaire apostolique était si considérable, qu’on eut quelque peine à s’en dégager. Les membres de la mission remplissaient deux carrosses de forme passablement antique, tirés par quatre chevaux. Un de ces immenses chariots couverts, qu’on désigne sous le nom de carretera et qui devait transporter les provisions, suivait les voitures. Chaque cheval était monté par une sorte de postillon prenant le titre de cocher, et qui guidait sa monture. Une ordonnance à cheval, en grand uniforme, précédait le modeste cortége, ou parfois se mettait à sa suite. Mais un postillon prenant toujours l’avance, allait au grand galop faire préparer les relais. Outre les membres de la mission, quatre jeunes Chiliens qui accompagnaient le docteur Cienfuegos et deux serviteurs, la caravane ne comptait pas moins de douze cochers, et plus tard, lorsqu’on eut à redouter les sauvages dans les pampas, six gauchos durent être adjoints avec autant de chevaux, aux hommes conduisant les relais.
Le premier jour, on fit tout d’une traite quinze milles, et l’on ne s’arrêta qu’à Moron, mais il est vrai que la route était excellente. La confirmation fut administrée dans ce joli endroit à plusieurs fidèles. Ce fut là qu’on fut à même d’admirer ces champs de fenouil et surtout ces bois sans fin de pêchers, que ne peuvent assez contempler les voyageurs.
À Lujan, ou Santos Iugares, un misérable rancho où M. Muzi avait passé la nuit, fut tout à coup paré de tentures de damas par le curé du lieu. On y transporta un riche autel et six candélabres d’argent massif, et la première messe du vicaire apostolique fut ainsi célébrée au sein de la pampa. Immédiatement après, D. Giovanni Mastaï, l’abbé Sallusti et le P. Raymonde Arce se rendirent à l’humble église du village, où trois autres messes furent dites. On allait entrer dans les campagnes solitaires ; plus d’un péril allait être bravé.
Lujan et son digne curé furent quittés le même jour, mais la pampa encore voisine de Buenos-Ayres et ses innombrables mataderos ont été décrits par tant de relations, que nous ferons grâce à nos lecteurs de ce qui offensa si souvent l’odorat, sinon la vue, de nos voyageurs. Nous ne parlerons pas non plus ici ni du tiruteru ou pavon armé, si bien décrit par d’Azara, ni des innocents viscachas, ces petits rongeurs de l’espèce des chinchillides, dont les innombrables terriers mettent en péril les carrosses les mieux construits. Tout cela était neuf pour l’Europe en 1824, mais depuis, tout cela a été répété jusqu’à satiété. À Conchas, on comprit une des souffrances du désert : l’eau était pour ainsi dire corrompue ; on la tirait d’un puits dont la margelle se composait d’os blanchis et amoncelés.
Nous nous garderons bien de suivre la caravane de relais en relais, quand même elle eut à traverser le rio Arrecife en canot, laissant passer à gué les voitures. Ce qu’on a dit en somme de plus juste sur les pampas, c’est qu’un jour de voyage dans ces plaines monotones ressemblait on ne peut mieux à un autre jour. La seule variété qu’on puisse constater ne tient nullement aux aspects du paysage ou même aux jeux de l’atmosphère, qui sont partout à peu près les mêmes ; elle est de nature plus vulgaire : il y a les jours où l’on n’a rien à manger, pas même de charque[8], si l’on ne s’est fait suivre de ses provisions ; puis d’autres jours où l’on ne meurt pas de faim ; dans ces heureuses occasions, on s’est procuré à grand-peine du bœuf, du maïs et parfois du pain.
À San-Pedro, par extraordinaire, on eut un dîner confortable, mais pour ne point revenir sur ce point, voici comment fut logé le pieux voyageur, alors inconnu, qui devait avoir un jour pour demeure les salles du Vatican : il ne trouva pour se réfugier durant la nuit, qu’un appentis sans porte, couvert à peine d’un chaume délabré. « Vraie cabane d’astronome, dit l’abbé Sallusti, et d’où l’on pouvait, sans quitter son lit, observer à l’aise les planètes. » Mais par le fait, cette riante habitation n’était que le garde-manger du maître de poste, sentinelle solitaire placée aux dernières frontières de la civilisation. Des planches grossières, suspendues par des cordes liées aux poutres du support, y descendaient de la toiture, et c’était sur ces étagères élégantes qu’on avait amoncelé des quartiers de viande tuée depuis plusieurs jours, du maïs, des fromages, des cuirs, des peaux destinées à sécher ; qu’on se figure la nature des parfums s’exhalant de ces dressoirs. D. Giovanni Mastaï et son compagnon l’abbé Sallusti demeurèrent cependant dans ce réduit affreux, mais le lendemain heureusement ils purent respirer les senteurs embaumées des rives du Parana ; on avait atteint cette rivière magnifique qui, avec l’Uruguay, forme l’une des limites de ce qu’on appelle aujourd’hui la Mésopotamie argentine, pays admirable, qui n’a pas moins de 11 000 lieues carrées.
C’est là que grandit en paix, surtout depuis cinq ans, la riante cité fédérale, capitale de tous les États argentins, mais Ciudad de la bajada del Parana n’était rien alors, et les voyageurs passèrent outre. Ils quittèrent même bientôt, pour quelques heures, les bords enchantés qui un moment avaient reposé leurs regards.
À partir de Saint-Nicolas, que l’on avait atteint dès le 19, ou ne voyageait plus sur le territoire de Buenos-Ayres, on allait entrer sur celui de Santa-Fé. La première cité importante qu’on devait rencontrer était Rosario ; on y parvint le 21. Cette ville si florissante aujourd’hui, véritable port de la capitale, comptait alors tout au plus 7 000 âmes, en y comprenant la population des environs ; elle en a maintenant 12 000. Le curé s’empressa de venir au-devant du vicaire apostolique et la confirmation fut donnée solennellement à des milliers de fidèles[9].
Dans la matinée du 23, on quitta cette ville si animée, et ce fut alors que l’on commença à abandonner les rives majestueuses du Parana, que l’on avait longtemps côtoyées. Candelaria, Orqueta, apparurent tour à tour. Ce fut dans ce dernier endroit qu’on vit le premier Indien pampa que l’on eût encore rencontré. On devait bientôt n’entendre que trop parler des gens de sa race. À six lieues de là, on atteignit une maison de poste désignée sous le nom sinistre de Desmochados (les mutilés)[10]. Le nom conservé à cette habitation solitaire rappelait un épouvantable événement. Quelques années auparavant, des Indiens cavaliers avaient surpris le maître de poste, environné de ses nombreux serviteurs, et les sauvages avaient contre toute attente, laissé la vie à ces pauvres gens, mais pour se donner l’horrible joie de leur couper à tous les pieds et les mains et pour les abandonner dans cet état effroyable.
Habitué à de sanglantes incursions, Desmochados avait de plus récents souvenirs ; dix jours auparavant le passage de D. Giovanni Mastaï et de Mgr Muzi, une troupe de 300 Indiens cavaliers s’était présentée devant la tour qui défend ce passage. Le brave maître de poste avait eu le temps de s’y renfermer, et, muni d’une carabine excellente, il avait tué à la troupe désordonnée un homme, puis mis hors de combat plusieurs guerriers que leurs chevaux avaient emportés. Ces hommes farouches comprenant l’impuissance de leurs armes, s’étaient retirés, mais le sang versé avait dû être racheté par le sang : un pauvre pasteur n’avait pu éviter leur rencontre. Vingt coups de lance lui avaient donné la mort, puis ces implacables sauvages l’avaient coupé par morceaux. Ce qu’on ignorait alors, on le sut plus tard : pareil sort était réservé à chaque membre de la mission. Imparfaitement informés par leurs espions, les Indiens comptant sur un butin considérable s’étaient rassemblés en hâte pour piller la caravane ; ils ne s’étaient trompés (on en eut alors la certitude) que sur le moment précis du passage des étrangers. Le séjour de la mission à Buenos-Ayres l’avait certainement sauvée. Mais qu’il se prolongeât de deux semaines entières, la tragédie s’exécutait. Trois jours après le passage des voyageurs, les Indiens revinrent aux mêmes lieux, et vingt malheureux péons qu’ils rencontrèrent, furent massacrés impitoyablement par eux ; les marchandises qu’ils escortaient furent emportées ; un seul de ces hommes, horriblement blessé, se dressa du milieu de ce monceau de morts, et raconta le combat.
Ce sont les Puelches, les Pehuenches, les Ranquelès qui ensanglantent ainsi le désert, et ces guerriers sont certainement plus redoutables que les Indiens du sud. Abrités sous les tentes de cuir qu’ils transportent en un clin d’œil dans les parties les plus reculées des pampas, ils vivent presque exclusivement de viande de cavale, et ne s’enrichissent que de rapines.
Qu’on les appelle Correrias, comme cela a lieu au sein des États argentins, qu’on les désigne sous le nom de malons, ainsi que cela a lieu au Chili, ces incursions de sauvages pillards sont toujours suivies d’horribles mêlées. Maniant sans peine leur forte lance, avec laquelle ils soulèvent un homme pour mieux jouir de son agonie, faisant tourner au-dessus de leur tête l’arme antique de leurs aïeux, qui ne manqua jamais son but, avec les bolas, ils clouent à la terre ceux que la pique n’a pas frappés. Mais les jours de ces triomphes farouches sont sur le point de finir, des postes de vétérans, toujours prêts à combattre ces barbares, se fondent chaque année ; la civilisation conquiert de jour en jour du terrain sur ces nomades : Urquiza sera l’exterminateur de leur race, ou bien saura la pacifier.
À Frayle muerto, petit endroit où l’on fut traité à merveille, Mgr Muzi avait reçu, par l’entremise du docteur Cienfuegos, un message du clergé de Cordoba. Le vicaire apostolique crut devoir répondre directement : ceci blessa l’envoyé chilien ; il se sépara de la mission, ou, pour mieux dire, voyagea seul désormais. Sa voiture, fracassée à deux reprises différentes, les accidents qui en résultèrent pour sa santé le firent repentir sans doute plus d’une fois d’avoir adopté cette décision. On le retrouva néanmoins sain et sauf à Mendoza au moment où l’on se préparait à traverser la Cordillère.
Quelque temps avant cet incident, à l’Esquina de Medraño, on avait dit à Mgr Muzi qu’il devenait absolument indispensable de changer de route pour se dérober aux courses armées des Indiens. À cette dernière station, on commença à se diriger momentanément du nord au sud, tournant en quelque sorte le dos au lieu où l’on se rendait. Accablés littéralement par la poussière et par la fatigue, ce fut après que les eaux limpides de l’Arroyo de San-Jozé les eut rafraîchis que les membres de la mission reprirent leur route directe.
La caravane n’était plus précédée par une ordonnance, le luxe d’un courrier militaire s’était éclipsé avec le départ de Dom Jozé Cienfuegos. Nos voyageurs n’en continuèrent pas moins rapidement leur route à travers ces belles solitudes. Accoutumés aux splendides paysages de l’Italie qui réveillent tant de souvenirs, ils trouvaient à chaque pas des motifs d’admiration, au moins pour les productions de la nature, dans ces campagnes si riches d’espérance.
Le 25 janvier, il y avait déjà bien des jours qu’on était en route ; dans la matinée on célébra la messe à la Cañada de Lucas, puis on se rendit tout d’une traite à Punta de Agua, où la route tourne de l’est au couchant. Sous ce délicieux climat, le pays prenait un aspect de plus en plus varié. Les nandous, les cerfs d’Amérique, les daims, les lièvres apparaissaient ensemble dans ces champs parés de fleurs, s’arrêtaient un moment, surpris d’entendre des sons inaccoutumés, mais ils fuyaient au bruit du carrosse comme si le vent les eût emportés. L’Araucaria, à l’aspect si régulier qu’on le prendrait parfois pour un arbre de nos grands jardins, se montrait de tous les côtés.
À force d’être abondante, l’herbe devenait incommode et cachait la route qu’on devait suivre ; cela fut surtout sensible à Coral de Baranga : dans le lointain, on distinguait les montagnes de Cordoba ; le voisinage des Andes pouvait se deviner.
Nous ne dirons rien ici des lieux divers que parcourut la caravane, presque toujours elle rencontra des fortunes bien diverses, quoique l’accueil fut toujours favorable. À la poste du Tambo, par exemple, les voyageurs eurent un bon souper, mais il leur fallut se coucher sur la terre nue, à la belle étoile ; au torrent de Barranquisa, l’abbé Sallusti examina des sables aurifères ; à Cordoba, capitale d’une province entière bâtie un peu tristement entre deux montagnes, on fut touché et édifié à la fois de la piété éclairée du clergé ; la San-José-del-Moro, on rencontra un hôtelier honnête homme qu’on supplia de refaire ses comptes, tant on le trouva désintéressé. À douze lieues de la à la poste del Rio Quinto, on apprit la triste nouvelle du désastreux accident advenu au docteur Cienfuegos ; dès lors on se dirigea vers une très-petite capitale de province, qui, chose étrange dans ces contrées lointaines, rappelle une des gloires de la France ; San-Luiz de la Punta porte ce nom, en souvenir de notre saint Louis. Cette jolie ville, fondée en 1597, accueillit merveilleusement la mission, et après avoir admiré ses églises, la splendeur de son culte, nos voyageurs apprécièrent son amour pour certaines branches de l’agriculture aussi bien que son industrie dans l’exploitation des mines. Ce qui les réjouit surtout au sortir de la cité, ce furent ses nopals magnifiques tout chargés de cochenille. Les voyageurs marchaient toujours.
On se dirigeait directement sur la ville de Mendoza, mais on ne tarda pas à arriver au milieu des terrains fangeux qui précèdent la poste du Chorillo, et l’une des voitures se brisa. Après une course fatigante sous un soleil brûlant, il fallut s’arrêter à Chorillo même, où il n’y a pas d’eau courante. Dans ces marécages épouvantables, désolés naguère par les Indiens qui en avaient ruiné les habitations, le vicaire apostolique trouva à peine un asile, et don Giovanni Mastaï, suivi de l’abbé Sallusti, se vit contraint à se réfugier dans une cabane sans toit dont les quatre murs seulement restaient debout, menaçant à tout moment de s’écrouler. Il lui fallut, en définitive, y établir sa demeure pour plusieurs jours.
Ce fut à Chorillo qu’on apprit que les Indiens pampas s’étaient réunis au nombre de huit mille pour aller désoler les plaines de Buenos-Ayres, et que, devant un présidio bâti pour s’opposer à leurs invasions, ils avaient marché jusque sur les bouches du canon.
On se remit en route enfin, et, à cinq lieues de là, on put admirer le Bebedero, dont les bords offrent des salines inépuisables. Dormida ne put offrir à ses hôtes qu’un triste brouet dans lequel des grains de maïs nageant dans une eau grasse se mêlaient à des lambeaux coriaces de charque.
À Catitas les choses se passèrent d’une façon bien différente ; les fruits délicieux d’Europe abondaient, et ce fut là d’ailleurs que les Andes couvertes de leurs neiges éternelles se montrèrent aux voyageurs dans leur indicible beauté. Ce jour-là, tout entier réservé à une pieuse admiration, fut comme une entrée magnifique à la suite des jours de repos et d’allégresse qui allaient se succéder. Après qu’on eut dépassé Retamo avec sa petite église, et que la messe y eut été célébrée ; après qu’on eut entrevu Rodeo de un medio, où l’on traversa a gué le Tunuyan, une autre rivière et deux torrents, la ville de Mendoza apparut et toutes les misères du voyage furent pour un moment oubliées.
Cette ville charmante, qui laisse de si aimables souvenirs à tous ceux qui l’ont parcourue, avait revêtu sa livrée de fête pour recevoir la mission. Des dames en grande parure attendaient le vicaire apostolique, des arcs de triomphe de feuillage et de fleurs avaient été dressés, et ce fut aux acclamations de la population entière que Mgr Muzi et D. Giovanni Mastaï se rendirent à l’habitation de dona Emmanuela Corbalan, où les attendait le docteur Cienfuegos et chez qui tout avait été préparé pour les recevoir magnifiquement[11].
De splendides solennités religieuses qui se succédèrent ; des fêtes nombreuses données en l’honneur du vicaire apostolique retinrent la mission durant neuf jours à Mendoza. Ce moment de repos était une halte dans le voyage : ce n’était pas sa fin. Il fallait franchir la barrière formidable qui sépare deux régions également favorisées du ciel : le passage des Andes ne peut être jamais sans dangers. Le 24 février on partit de Mendoza. En quelques heures on eut parcouru à cheval les lieues qui séparent la riante cité de la montagne du Paramillo. On se trouva alors en pleine Cordillère.
La pampa à ses tristesses monotones et ses misères ; le chemin des Andes à ses périls redoutés des plus intrépides. Au sommet de ces monts désolés, dans la région de deuil où finit toute végétation, où l’homme le plus brave marche dans un funèbre silence, de nombreux périls menacèrent plusieurs fois les pieux voyageurs : la Providence les sauva. Le jour le plus terrible pour la caravane fut le 29 février ; le 1er mars, en descendant la montagne, une sorte de paradis terrestre apparaissait déjà. Sur le territoire de Roncagua, ceux qui venaient de tant souffrir se sentirent tout à coup renaître.
Après avoir traversé Villa-de-Santa-Rosa, et s’être arrêté dans les plaines glorieuses de Chacabuco ; après avoir fait diverses stations à Pellègue, à Colina et dans le couvent des dominicaine, qui se trouvait situé à la porte de la capitale, on était enfin arrivé. L’hymne ambroisienne était chantée pontificalement le 6 mars au terme du voyage.
Santiago reçut les pieux voyageurs, en les entourant de toutes les pompes de l’Église, auxquelles vinrent se mêler les acclama tiens populaires : le reste appartient à l’histoire. Nous nous sommes proposé uniquement ici d’esquisser le récit de cette traversée de Gênes à la capitale du Chili, sur laquelle tous les livres consacrés aux voyages ont gardé jusqu’à ce jour le silence.
- ↑ Le récit que nous donnons est extrait d’une relation de la Mission apostolique envoyée dans l’Amérique du Sud, en 1823, et dont faisait partie D. Giovanni Mastaï. Cette relation a été publiée sous le titre suivant : Storia delle Missioni apostoliche del Stato del Chile, colla descrizione del viaggio dal vecchio al nuovo mundo, fatto dal l’autore. Opera di Giuseppe Sallusti. Roma, 1827. 4 vol. in-8o avec carte.
- ↑ Né à Sinigaglia le 13 mai 1792, D. Giovanni Mastaï fut préconisé archevêque de Spolète en 1827, élu souverain pontife en 1846.
- ↑ a et b Nous signalerons ici un monument géographique qu’on ne consulte pas assez, c’est le plan en relief du pic de Ténériffe exécuté par M. S. Berthelot, consul de France dans cette île.
- ↑ Nous dirons en passant, que la mission apostolique n’échappa pas aux divertissements d’antique origine auxquels se livrent, lors du passage de la ligne les équipages de toutes les nations. Pour mieux dire, elle racheta son passage et ne voulut pas que le respect dû à des dignitaires de l’Église, diminuât en rien la joie des matelots. Le 21 novembre il fit réellement froid, et Mgr Muzi fut contraint de se couvrir de son manteau.
- ↑ Arsène Isabelle, Voyage à Buenos-Ayres et à Porto-Allegre. Le Havre, 1835, 1 vol. grand in-8.
- ↑ On voit dans Francisco Albo, dont le travail sur le premier voyage autour du monde nous a été conservé, ce curieux passage : Droit sur le cap (Sainte-Marie), il y a une montagne faite comme un sombrero, auquel nous avons imposé le nom de Montevidi, on l’appelle maintenant par corruption Santo-Vidio. » C’est de nos jours Montevideo. (Voy. Fernandez de Navarrete, Coleccion de documentos y viajes, t. IV.)
- ↑ Buenos-Ayres a été l’objet de trop de descriptions, lorsque Rivadavia était simplement ministre en 1824, pour que nous essayions de le faire connaître. Notre dessin représente cette ville telle qu’elle était à cette époque (v. p. 248) ; elle avait alors quatre-vingt-quinze mille habitants.
- ↑ Viande sèche ; sa dénomination vient du mot péruvien charqui, lanière.
- ↑ Le travail substantiel, fruit d’une longue résidence dans ces contrées, que fait imprimer le Dr Martin de Moussy, donnera sur Rosario et les autres villes de ces régions tous les détails désirables.
- ↑ Du mot castillan desmochar, mutiler, tronquer.
- ↑ Mendoza n’est pas le siége d’un évêché ; il dépend du diocèse de Cuyo, qui comprend San-Juan et San-Luiz. Le siége épiscopal a été institué à San-Juan par une bulle en date du 24 juillet 1834.