Voyage de M. Guillaume Lejean dans L’Afrique orientale/02

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VOYAGE DE M. GUILLAUME LEJEAN

DANS L’AFRIQUE ORIENTALE[1].
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LETTRE AU DIRECTEUR DU TOUR DU MONDE.
Khartoum, 3 sept. 1860
SOUAKIN — LE TAKA.
Souakin et ses curiosités. — M. Thihaut. La barbe de Méhémet-Ali. — Une émeute à propos de géographie. — Un prince commissaire de police.

Rien de trompeur comme l’aspect de Souakin, vu du mouillage des vapeurs européens, au nord-nord-est. La petite ville, qui remplit exactement une île presque ronde d’environ cinq cent vingt pas de diamètre, présente à l’arrivant son seul quartier confortable et pittoresque, celui du nord, qui embrasse tous les monuments de la cité. Ces monuments sont : les deux mosquées, dont la principale est un teké de fakihs ou de derviches (tourneurs, si je ne me trompe) ; le prétoire du mufti, chapelle microscopique, dont le pied baigne dans la mer ; quelques fort belles maisons de négociants, dont l’une, qui figure dans notre dessin[2], appartient à un Arabe ou métis algérien ; et, derrière la grande mosquée, autour de la place de la Douane, le palais du Gouvernement, la douane, le bureau de l’agence des vapeurs de la mer Rouge (compagnie Medjidié), et enfin l’orgueil de Souakin, le beït et sitk, « la maison du fil de fer, » l’agence de la ligne télégraphique du Caire à Singapour. En dehors de ces constructions, auxquelles on peut ajouter un bazar moderne, large, aéré, propre et bien aligné, et trois maisons de riches négociants indigènes, on ne voit que de hideuses cabanes en nattes pourries, plantées sur un clayonnage irrégulier : les cabanes des noirs du Soudan sont de vraies villas à côté de tout cela.

Sur un simple mot de M. le consul de Djeddah, je trouvai le plus gracieux accueil chez mon unique compatriote de Souakin, M. Thibaut. Si je n’écrivais que pour les Français d’Égypte, je n’aurais rien à ajouter à ce nom : hospitalité, entrain, esprit, audace juvénile, intelligence et amour de l’Orient, il signifie tout cela. Le voyageur atrabilaire Werne, dans son Nil Blanc, n’a pas épargné le moins haineux des hommes, et il a appelé M. Thibaut « le gamin de Paris. » Le mot est très-juste, mais dans le bon sens, et Werne ne l’entendait pas ainsi.

Une anecdote entre mille peindra cet homme d’une si vive originalité. Il y a vingt-deux ans, Méhémet-Ali vint à Khartoum, avec le désir de faire de cette ville naissante un centre d’où sa puissance rayonnerait sur le Soudan oriental. Il y avait alors dans le pays des Schelouks un aventurier indigène nommé Abderrahman, que le grand pacha voulait rattacher à ses vues politiques, et qu’il tenait beaucoup à voir près de lui. Mais l’indigène, comme tous ses compatriotes, avait les Turcs en très-haute défiance, et le vice-roi ne trouvait personne qui voulût se charger de le lui amener. De guerre lasse, pourtant, quelqu’un lui parla d’un franghi demi-arabisé, comme l’homme qui connaissait le mieux la terre des Schelouks, et sur son désir on alla chercher Haouago Ibrahim, nom indigène de mon héros. Précisément il sortait de dîner, et même de très-bien dîner. C’était le soir. Méhémet-Ali vit entrer un homme de grande taille, à barbe-grise, qui se tint immobile en attendant qu’il lui parlât.

« Est-ce toi, lui dit le pacha, qui peux me promettre de m’amener Abderrahman ? »

M. Thibaut marcha droit à lui, et empoignant fortement la barbe blanche du vice-roi :

« Sur ta barbe, lui dit-il, je te promets de t’amener cet homme ! »

Un tremblement de terre n’aurait pas plus épouvanté les officiers égyptiens présents à cette scène, que cette façon, tout orientale d’ailleurs, de faire une promesse solennelle. Méhémet-Ali, d’abord un peu ému, se rassura vite, finit par rire, et témoigna depuis à M. Thibaut la confiance qu’il méritait.

Vue de Kassala (province de Taka). — Dessin de Karl Girardet d’après M. Guillaume Lejean.

Je passai dix jours à Souakin, attendant un départ de caravane pour la province de Taka, d’où je devais gagner Khartoum par la route de l’ouest ou du sud-ouest. Dans l’intervalle, je visitai à fond l’île qui est séparée du continent par un bras de mer étroit et profond. Sur le continent s’élève le grand faubourg d’El Gherf, qui est à l’île ce qu’est, parmi nos ports de France, Saint-Servan à Saint-Malo. L’île paye des impôts, mais El Gherf est probablement le seul coin du globe où l’impôt soit inconnu. J’en fis une épreuve assez bizarre. Après avoir levé le plan de la ville, j’avais aussi attaqué le faubourg, quand une furieuse émeute me força à rengainer ma boussole et le reste. Le bruit s’était répandu que « le Franc maudit était venu compter les maisons pour faire établir des impôts comme à Souakin. » Les hommes, je dois le dire, essayaient de calmer l’insurrection, mais à toutes les portes apparaissaient d’affreuses mégères, et si je ne comprenais pas trop les injures arabes qui me suivaient, je comprenais très-bien les coups de pierre qui appuyaient les injures. Je rentrai assez ému dans l’intention de prendre mon revolver ; mais quand cette ébullition me fut passée, je compris qu’il serait odieux de tuer deux ou trois braves gens pour le plaisir d’apprendre à la postérité, sur papier de Chine, que les rues d’El Gherf sont presque aussi tortueuses que celles de l’ancien Paris. Par la même raison, je refusai le gendarme que m’offrit, pour continuer l’opération, le gouverneur des deux villes.

El Gherf a été soumise par les Turcs il y a deux ou trois siècles, et les conquérants n’ont laissé aux anciens émirs qu’un titre nominal. J’ai vu l’émir actuel, Othman, grand vieillard à figure rusée, dont le fils, Ghelany, a reçu du gouvernement turc le titre de bey et le fez d’investiture, avec les onctions de commissaire de police de la ville. Ce sont ses fonctions avouées, mais, en réalité, il est l’espion des Turcs et les tient fort au courant de tout ce qui peut les intéresser. J’ajouterai que la fraction de tribu qui peuple El Gherf fait partie de la nation des Hadharba, l’une des plus importantes de la Nubie, et qui se rattache à la grande famille des Bicharys.

Bords de l’Altara ou Tacazé. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Guillaume Lejean.


Le désert nubien. — Un voleur. — Vallée de Langay. — Arrivée au Taka.

Le 13 mars, je quittai Souakin à dos de chameau, avec une caravane conduite par un neveu du cheik des Amara, nommé Haçab-Allah, beau jeune homme qui joignait à sa qualité de prince du désert le titre plus prosaïque, mais plus lucratif, de courrier des postes égyptiennes. J’avais pour compagnon de voyage un mécanicien français, nommé Pascal J…, qui allait offrir ses services comme fondeur de canons au fameux Théodore Ier d’Abyssinie. C’était, du reste, un excellent homme, d’une grande obligeance, possédant ce don précieux de nos ouvriers d’être bon à tout faire, et qui se chargea, dès l’abord, de notre cuisine commune, ce qui n’est pas à dédaigner au désert.

C’était, en effet, un désert des mieux caractérisés que j’allais avoir à traverser de la mer Rouge au Nil, à l’exception de quelques oasis dont je parlerai en leur lieu. Nous voyageâmes deux jours sur un terrain plat, couvert de buissons et de quelques arbres rabougris, après lequel nous atteignîmes le pied des montagnes qui terminent à l’orient le plateau nubien. Les monts qui ne se montraient d’abord que sur la droite, finirent par émerger de la brume sur notre gauche, et par se rapprocher de manière à former un col assez évasé qui nous mena à une gorge de l’aspect le plus pittoresque. Je m’attendais, sur la foi de M. Ch. Didier, à trouver des eaux courantes, que des bouquets de cocotiers semblaient nous promettre : ils n’indiquaient malheureusement que des chor ou r’or (prononcez hor fortement aspiré), magnifiques torrents desséchés dont les sables d’une blancheur aveuglante font éprouver au voyageur altéré et déçu le supplice de Tantale.

Le pauvre J… avait bien un autre sujet d’anxiété. À la seconde nuitée, un jeune Bichary, qui accompagnait la caravane en flâneur et un peu en pique-assiette, trouva moyen de voler à mon compagnon sa bourse qui contenait cinquante-sept talaris (près de trois cents francs) et quelques bijoux, toute sa fortune. Je crus que le malheureux allait en devenir fou. Je réunis tout ce que je savais d’arabe pour expliquer la chose à Haçab-Allah et l’inviter à faire une recherche parmi ses hommes. Deux des chameliers nous montrèrent du doigt le Bichary accroupi un peu à l’écart et nous dirent :

« Il n’est pas de Souakin, il ne travaille pas, soyez sûr que c’est le voleur. »

Dès que le drôle vit qu’on s’occupait de lui, il vint, avec une stupidité ou une impudence remarquable, s’accroupir à côté de J… Celui-ci voulait l’assommer ; Haçab-Allah, plus calme, voulait seulement l’inviter à rendre la bourse qu’il avait dû cacher dans le sable, et sur son refus obstiné, à suivre la caravane jusqu’à Taka, ou on le mettrait en prison. Je recommandai quelque chose de plus sûr : ce fut de lui lier les bras et de le faire marcher entre deux chameliers, ce qui fut fait. Mais au campement suivant, au milieu de la nuit, je fus réveillé par un tumulte de gens courant la lame au poing, et le chef vint me dire :

« Mustapha, er rag’l rah ! (Mustapha, l’homme s’est enfui !) »

Il faut savoir que les Arabes, peu habitués à prononcer nos noms européens, m’avaient donné, pour me faire honneur, un nom turc, c’est-à-dire un nom emprunté aux maîtres du pays, quoique j’eusse préféré un nom arabe à ce nom de mélodrame ; mais les Abd-el-Kérim, les Nacer, etc., sont si prodigués la-bas, que mes compagnons auraient cru m’offenser en me donnant un nom de croquant, si historique qu’il fût.

« Allons, dit J… quand je lui eus expliqué ce contretemps, je lui avais confié mon voleur, il l’a laissé partir, il est responsable à présent. »

Et sur ce, il s’endormit philosophiquement.

Nous entrâmes dans un chapelet de cirques ou de vallées d’une beauté désolée, stérile, rayés de torrents desséchés ou plus exactement parcourus par un r’or aux berges escarpées qui passait d’un bassin dans l’autre ; et une fois sortis de ces coupe-gorge, aujourd’hui fort inoffensifs grâce à la police égyptienne, nous débouchâmes dans une plaine au bout de laquelle nous manquâmes d’eau. Je demandai au kabir si nous étions loin du puits :

« Qarib ! (tout près !) »

Cela ne me rassurait pas, car je savais que le qarib arabe est cousin germain du « petit quart d’heure » des paysans français et du « coup de sifflet » des Bas-Bretons. J… marauda la valeur d’un litre d’eau aux chameliers, qui, du reste, ne s’étaient pas fait faute en route de dessécher nos guerbas (outres) ; mais au matin il fallut partir sans avoir pu faire le café, le gosier sec, sous un soleil ardent. Au bout de deux heures, j’avais perdu toute autre pensée que celle de boire. Les yeux clos, je voyais passer dans mes rêves ces eaux cristallines des Balkans au bord desquelles j’avais si souvent respiré le frais à l’ombre des forêts contemporaines des Gètes, ces gelidi fontes de Virgile, qu’au collége je traduisais si platement par « de fraîches fontaines. »

La souffrance physique ne me rendait pourtant pas insensible au charme grandiose d’une admirable vallée où la caravane s’engagea vers les dix heures du matin. La masse puissante des monts s’était ouverte pour laisser passer le lit desséché d’un torrent large comme la Marne, mais en cette saison ce n’était qu’un large sillon de sable fin. Des deux côtés, dominées par les flancs noirs et escarpés de la montagne, s’étendaient, sans interruption, les lignes majestueuses des cocotiers, et ce bel arbre, vrai monument végétal du désert, couvrait de son ombre les camps et les troupeaux des tribus pastorales qui fréquentent cette gorge-oasis. La sombre muraille qui semblait nous écraser s’ouvrait par instants à quelque torrent latéral, et montrait, dans un lointain inondé de lumière, un paysage d’un éclat et d’une douceur infinis. Il faut savoir que dans toute l’Afrique, à part la grande ligne des solitudes tropicales, où, comme dit énergiquement un proverbe arabe, « on ne trouverait pas de quoi faire un cure-dents, » le mot désert n’emporte guère avec lui cette image de stérilité morne et pétrifiée dont nos imaginations européennes l’entourent volontiers. Une vie relative, mais d’autant plus saisissante qu’on s’attend moins à la trouver là, se manifeste dans une végétation courte et rase, dans des fourrés horriblement épineux, mais dont le vert éclatant repose doucement la vue ; dans des plaines sans fin couvertes de hautes graminées d’un jaune clair qui frémissent à la brise comme des champs de seigle mûr.

Vers midi, nous nous arrêtâmes sous quelques palmiers ; les chameaux à peine déchargés se précipitèrent en avant, les naseaux ouverts ; les hommes les suivirent. Nous tombâmes tous pêle-mêle sur une foula, mare verdâtre appuyée à un rocher qui avait empêché les eaux de se perdre dans le sable. Cette mare, d’une contenance moitié moindre que celle du bassin du Luxembourg, avait désaltéré bien des caravanes avant le passage de la nôtre ; mais je pus croire, à la furie avec laquelle bêtes et gens se précipitèrent dans ces eaux bénies, qu’un quart d’heure allait les épuiser. Le niveau, en effet, baissa beaucoup, mais cette déperdition dut être réparée par les infiltrations du torrent, que les sables buvaient pour les rendre en détail au premier pasteur qui voudrait bien gratter la terre avec son bâton. Un chamelier à qui je demandais ou était le puits le plus prochain, me montra le lit aride où nous marchions et me dit : « Partout sous tes pieds. »

Nous sortîmes trop tôt de ce bel ouadi pour entrer dans de petits vallons qui nous menèrent à des cols arides, et, au sommet du plateau, je coupai à angle droit un superbe r’or avec l’inévitable avenue de palmiers, le tout fort inattendu à pareille hauteur. À la descente des montagnes recommença l’éternelle plaine coupée de monticules disloqués, qui ne finit qu’à la province-oasis de Taka. J’eus dans cette plaine beaucoup d’ennuis et trois minutes d’émotion. Mon chameau passait auprès d’un fourré, quand je vis nos piétons à demi nus cerner le buisson d’un air mystérieux et apprêter leurs lances. Je pensai naturellement qu’une panthère était blottie dans le fourré, et que j’allais assister aux premières loges à une chasse dramatique. Je songeais avec un peu plus d’émotion que le premier bond de la bête serait très-probablement pour moi, ou tout au moins pour mon chameau, qui, en ce cas, me romprait le cou ; mais mon amour-propre d’Européen me fit cacher cette petite inquiétude sous un air d’impassibilité et de curiosité bien jouée, et j’attendis. Tout d’un coup, plusieurs cris furent poussés, plusieurs javelots furent lancés dans le buisson, d’où s’échappa entre les jambes de ma bête… un malheureux lièvre tout effaré. Un coup mieux ajusté le fit rouler plusieurs fois sur lui-même, et son heureux vainqueur l’emporta par les pattes.

Enfin, le seizième jour de notre lente odyssée, j’entrai, au sortir d’une assez belle forêt, dans un grand et beau village dont les rues étaient bordées de haies vives et même de quelques jardins faciles à reconnaître aux panaches superbes de leurs palmiers. Je marchai un grand quart d’heure, et le village ne finissait pas ; je reconnus que j’étais dans un faubourg de Kassala, la capitale du Taka et de la Haute-Nubie. Je franchis une porte percée dans un rempart en terre, mais construit selon les règles de la fortification moderne ; je traversai une place spacieuse, et quand mon chameau s’agenouilla, un vieillard de petite taille, d’un aspect triste, mais bienveillant, m’adressa en arabe le souhait de bienvenue, pendant qu’un jeune homme en chapeau de feutre gris nous demandait eu très-bon français, à notre grande et heureuse surprise :

« Vous êtes Français, messieurs ? »

Le premier était notre hôte arabe, le négociant cophte Mallem Ghirghis (M. Georges), et dans le second je reconnus un confrère en géographie bien connu de quiconque s’est occupé des contrées que je traversais, le voyageur suisse Werner Muutzinger.


Kassala. — Le mudir All-Bey et la justice turco-arabe.

Nous fûmes reçus chez le mallem avec la courtoisie hospitalière qui est un des signes de bon ton chez les Orientaux, et nous pûmes apprécier, dans sa vaste et belle habitation, le confortable d’une riche maison nubienne. Le mallem, comme l’indiquait son titre, était un savant, c’est-à-dire un homme de plume : il avait été secrétaire ou comptable dans une administration, et avait eu d’une sienne esclave galla une fille unique blanche, d’une beauté extrême, qu’il avait mariée au Grec Kotzika, le principal négociant de la ville. Mme Kotzika était morte depuis quelques mois, et ce coup avait brisé sa mère et peut-être son père encore davantage : au milieu de l’âge, toutes les apparences de la décrépitude avaient fondu sur lui. Ses clients, insoucieux de la blessure qui le tuait lentement, la ravivaient sans le savoir en l’appelant, selon l’usage arabe, Abou-Ouarda, « père de la rose. » (Ouarda ou Rose était le nom de la morte adorée.) Une petite fille de dix-huit mois, blanche, souffreteuse, avec de longs yeux de jeune antilope que bien des Françaises de vingt ans lui eussent enviés, était tout ce qui restait de « la Rose du Taka. »

Dès le lendemain de l’arrivée, nous nous rendîmes à la citadelle pour exhiber au mudir ou gouverneur mon firman et des lettres de Souakin, et pour réclamer au nom du malheureux J… M. Muntzinger voulut bien nous servir d’interprète auprès du mudir, un Turc nommé Ali-Bey, brave homme dont la bonhomie contrastait vivement avec le flegme oriental. Après s’être assuré que le kabir Haçab-Allah avait manqué deux fois aux devoirs de sa profession : la première en ne chassant pas de la caravane un homme pour le moins très-suspect, la seconde en lui ôtant ses liens pendant la nuit, il le condamna à payer à J… le montant intégral des talaris et bijoux volés, sauf à lui à exercer son recours contre le voleur, sa famille et sa tribu, qui étaient connus. Le dispositif du jugement, que M. Muntzinger me traduisit ipso loco, contenait ce considérant dont mes lecteurs apprécieront la noblesse :

« Attendu que si nous devons à tous l’égale protection des lois, nous la devons avant tout à des étrangers qui viennent parmi nous, plus désarmés que les autres, puisqu’ils ignorent notre langue, et que nous devons regarder comme des hôtes… »

J’ai dit qu’Ali-Bey était Turc, et le premier paysan turc venu eût parlé de la sorte. Cette race est noble tout naturellement, quand le constantinopolisme (c’est-à-dire l’esprit fonctionnaire dont Stamboul est l’école gangrenée) n’a pas tué en elle ces sentiments d’honneur qui en font, dans sa vieille patrie, la race la plus morale de l’Orient et peut-être du monde. J’ai beaucoup vu la Turquie, et je la hais assez vigoureusement comme système quand je parle en faveur d’un brave et bon vieux peuple qui se laisse suicider par ces messieurs, mangeurs de millions dans leurs villes du Bosphore.

Ceci m’éloigne de Kassala, et c’est dommage, car c’est une ville qui ne manque pas d’une certaine originalité parmi toutes ces villes maussades que le génie administratif des conquérants a semées sur le sol nubien. Un rempart massif, percé de plusieurs portes et flanqué de trois tours angulaires (un des angles en est dépourvu, je ne sais trop pourquoi) ; le tout, comme je l’ai déjà dit, sur un plan assez savant pour un ingénieur arabe, entoure de son carré assez régulier une ville bâtie en terre, aux rues en labyrinthe, dont le centre vital et commercial est la vaste place du Marché, avec son souk ou bazar bien approvisionné, sa fontaine et son corps de garde aux canons de cuivre luisants. Un jardinet dont on pourrait faire un square fort coquet et surtout fort utile par des chaleurs de quarante degrés à l’ombre, s’allonge en face du poste et repose de sa verdure poudreuse le regard des soldats les plus paresseux que j’aie admirés de ma vie. Je ne dois pourtant pas en médire, ne serait-ce que par reconnaissance de l’eau délicieuse qu’ils me donnaient à boire quand, après avoir bien battu la poussière des rues voisines, je m’arrêtais un instant sous leur hangar officiel…

Guillaume Lejean.




La suite de cette relation ne nous est pas encore parvenue. M. Guillaume Lejean qui, nous venons de l’apprendre, a dû quitter Khartoum le 28 novembre dernier pour commencer l’exploration du haut Nil Blanc, décrira, sans aucun doute, l’Atbara dans le récit de son voyage entre Kassala et Khartoum : les deux vues de cette belle rivière que nous reproduisons, d’après les esquisses jointes à sa lettre, témoignent assez que telle est son intention. Cependant, pour que ces deux gravures ne restent pas ici entièrement dépourvues de texte explicatif, nous empruntons à l’ouvrage de M. Charles Didier, intitulé : Cinquante jours au désert, quelques lignes qui se rapportent à l’Atbara.

Vue de l’Atbara au gué de Guerhat. — Dessin de Karl Girardet d’après une esquisse de M. Guillaume Lejean.

Après avoir traversé une chaîne de collines basses, l’ouadi Hammed et le grand village du même nom habité par les Soukrias, d’origine arabe, M. Charles Didier atteignit le bord de l’Atbara. « Cette rivière, dit-il, qui coule à cent pas du village, descend des montagnes d’Abyssinie, où elle porte le nom de Tacazé, et, après un cours de quatre à cinq cents lieues, partie sur le territoire abyssin, partie sur le Soudan oriental, se jette dans le Nil aux environs de Damer, dans la Haute-Nubie. Elle était alors fort basse, mais elle double et triple de volume à la saison des pluies. Des buttes de terre boisées courent de chaque côté, et les deux rives sont bordées en cet endroit de pins chevelus dont la crinière verdoyante pend sur les eaux. La rivière était du plus beau bleu et d’une parfaite limpidité. De nombreux troupeaux s’y venaient abreuver sous la conduite de bergers noirs et nus, dont les cris de ralliement se mêlaient au bêlement des brebis… »

M. Charles Didier remonta le lit en partie desséché de l’Atbara, passa la rivière à gué et entra dans la fameuse île de Méroé, siége et berceau de l’antique civilisation éthiopienne.

  1. Suite. — Voy. tome II, livraison 33, page 97.
  2. Voy. tome II, page 104.