Voyage de M. Guillaume Lejean dans L’Afrique orientale/03

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VOYAGE DE M. GUILLAUME LEJEAN DANS L’AFRIQUE ORENTALE[1].

1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




LETTRE AU DIRECTEUR DU TOUR DU MONDE.
Khartoum, 3 septembre 1860.

SOUAKIN. — LE TAKA.

Suite de Kassala. — Mallem Ghirghis ; les Coptes. — Une excursion au Djebel-Gouroud. — Les singes. — Un bœuf chevalier de l’ordre du Bracelet.

Je n’ai pas encore présenté au lecteur mon hôte, Ghirghis le mallem, bien connu de tous les Européens qui ont visité Kassala et de ceux qui ont lu les voyages de MM. Charles Didier et de Courval. Le titre de mallem, qui peut se traduire par « docteur, » indique un de ces Coptes qui remplissent tous les bureaux du commerce et de l’administration de l’Égypte. Les Coptes ne sont pas les descendants directs du peuple de Pharaon : pour retrouver celui-ci, le plus sûr est de le rechercher parmi les fellahin (pluriel de fellah) dont les villages d’Égypte sont presque exclusivement peuplés. Cette race au teint terreux, aux longs yeux indolents, intelligente mais sans aucun ressort viril, comme les Hindous, commence aux portes d’Alexandrie et finit aux faubourgs d’Assouan, juste en face du premier gradin des fameuses cataractes. Le gouvernement pharaonique l’a si bien énervée qu’elle n’a jamais depuis compté dans les préoccupations des conquérants que comme un troupeau souffrant et payant. Les Coptes, dont le type régulier, mais amolli et blafard, rappelle le type grec comme le créole de certaines îles rappelle le Français, est le descendant d’un peuple croisé de toutes les conquêtes étrangères jusqu’à l’hégire exclusivement : Persans, Grecs, Romains. Ce sont les Fanariotes de l’Égypte musulmane : celle-ci, militaire et ignorante, leur a confié la plume et l’écritoire, l’administration de ses affaires intérieures, et elle en a si bien pris possession qu’aujourd’hui même, après toutes les réformes de Méhémet-Ali, le calendrier copte est le calendrier officiel du gouvernement du vice-roi. L’Égypte en pschent et l’Égypte en turban comptent les jours exactement avec les mêmes mots. Comme leurs confrères de Roumélie, les Coptes ont conservé, à force de soumission et de souplesse, les formes bien dégradées du christianisme d’Orient.

Quand j’ai vu Ghirghis, ce n’était plus l’heureux effendi qu’avait connu M. Didier. Il se mourait lentement sous le poids d’une inconsolable douleur : il avait perdu sa fille unique, Mme Kotzika, une toute jeune femme d’une beauté qui ne démentait pas son nom de Ouarda (Rose), et qui lui avait laissé une petite fille de dix-huit mois, sur laquelle il avait reporté son affection la plus passionnée. L’enfant promettait d’être charmante, et avait la blancheur mate, les grands yeux noirs, maladifs et songeurs, et la mine étonnamment sérieuse de la plupart des petites Égyptiennes. Selon l’usage du pays, qui remplace le nom du père par celui de l’aîné de ses enfants, les amis et les clients du mallem l’appelaient Abou-Ouarda (le père de Rose), fort innocemment et sans se douter de la plaie qui saignait sans relâche au cœur brisé de cet excellent homme.

Bien que Ghirghis et son coreligionnaire Todros (Théodore) fussent peut-être les deux seuls chrétiens de la ville, ils y jouissaient d’une haute considération, et je n’y ai pas constaté cette haine exclusive qui, chez la plupart des musulmans de Nubie, remplace la foi absente. J’en eus un curieux échantillon. Un jour que j’avais accompagné le mallem à son bureau, un fakir y entra et prit place à nos côtés, sans paraître embarrassé au milieu de gens bien mis, de son kaïk effiloché, de son buste presque nu et de sa longue chevelure, d’un noir brillant, qui tombait sur ses épaules en touffes fort incultes. C’était là le signe distinctif du fakir qui a parcouru le monde (les deux Turquies, la Perse, l’Arabie et l’Inde) en perfectionnant sa foi par l’étude des divers peuples à qui le Créateur a fait don de l’Islam. Plusieurs de ces chevaliers errants de la foi sont d’impudents drôles que la police surveille, à bon droit, même dans les villes les plus orthodoxes ; mais la plupart m’ont paru de braves gens assez sincères, un peu toqués, si l’on veut, ayant appris quelque tolérance à force de voir et de comparer, assez indifférents à l’argent, comme des gens habitués à vivre « au nom de Dieu » et aux frais du premier dévot qui passe. Celui-ci portait un bâton fourchu, comme le vieil hérésiarque français Éon de l’Étoile, et il le rapportait, je crois, de fort loin : ce bâton ayant paru plaire à Ghirghis, le capucin mahométan le lui offrit gracieusement et sans nulle rancune de quelques railleries inoffensives du vieux chrétien à l’endroit de sa profession.

Pendant que Ghirghis s’ingéniait à nous chercher, à J… et à moi, l’occasion d’une caravane partant pour l’ouest, l’idée me vint de profiter de ces jours de loisir forcé pour tenter une ascension au Djebel-Kassala, dont les flancs fièrement ravinés dominaient de tout côté le doux paysage de l’oasis. Je partis donc un matin et je traversai un beau bois de palmiers avant d’atteindre le pied du mont, qui semblait à dix minutes de la ville, mais qui en était, en réalité, à une lieue. Rien de si trompeur que la perspective dans ces pays alternés de plaines et de montagnes. J’eus quelque peine à trouver un sentier pour aborder le colosse : car des pierres qui de loin m’avaient paru des cailloux devenaient de près des masses de huit pieds d’escarpement, et ce que j’avais pris pour un tapis de gazon jauni était un véritable fourré de ghech, cette formidable paille des steppes de Nubie qui dépasse souvent la hauteur d’homme, et atteint dans la dessiccation une roideur parfois dangereuse. Je l’éprouvai en sautant d’un rocher parmi des ghech, dont l’un faillit m’éborgner net, et cela me rendit plus prudent. À mesure que je montais, je voyais fuir lestement et disparaître sous les rochers, avec toutes sortes de postures grotesques, des singes de taille assez peu redoutable, qui semblaient scandalisés de cette visite insolite. Ces singes, à qui la montagne a dû un de ses trois noms (Djebel-el-Gouroud, Mont des Singes), sont assez redoutés dans l’oasis, à cause de leur effronterie, de leur penchant à tout dévaster et surtout de leurs habitudes malicieuses. Ce n’est pas sans crainte que les jeunes Nubiennes vont seules puiser de l’eau hors du village, et j’ai vu une jeune fille de Taka qui portait un sobriquet attestant les ridicules vexations dont elle avait eu à se plaindre.

J’ai dit que la montagne porte trois noms : elle s’appelle aussi, en effet, à ce qu’on m’a dit, Djebel-el-Asad, Mont du Lion. Il paraîtrait qu’on y aurait vu de ces formidables chasseurs de bétail et d’hommes, car l’oasis garde le souvenir de quelques-unes de leurs visites. Il y avait tout récemment près de Kassala un invalide qui avait vaincu en franc duel un lion ; je doute même que ce vieux brave soit mort. Ce n’était point un guerrier arabe ou nubien, comme le lecteur pourrait se l’imaginer, c’était un simple bœuf, et l’histoire, pour être un peu saugrenue, n’en est pas moins authentique.

Un jour, des bergers nubiens qui gardaient un grand troupeau dans la savane entendent rugir un lion affamé qui cherche aventure. Les voilà tout tremblants et s’empressant de pousser devant eux leur bétail aussi tremblant qu’eux. Seul, un bœuf qui ruminait paresseusement au coin de quelque fourré se trouve bien à sa place et ne veut pas la quitter. Après force coups de bâton, les bergers jugent que c’est une bête sacrifiée et l’abandonnent à sa perte. Le lion arrive en bondissant et se jette de front sur notre flâneur ; celui-ci le reçoit sur ses cornes et le lance à dix pas. Le lion furieux revient, fait une attaque de flanc que le bœuf ne peut parer assez vite, et d’un coup de griffe lui met l’omoplate à nu. Le pauvre animal se remet en position, rend coup pour coup, et au bout de quelques minutes, les bergers, qui du haut d’un observatoire prudemment choisi (arbre ou rocher) avaient vu l’affaire, arrivent sur le champ de bataille pour relever un bœuf estropié et un lion éventré, parfaitement mort. Je crois même me rappeler que le vainqueur l’avait réduit contre un gros tronc d’arbre. On les rapporta à la ville sur deux brancards, au milieu des acclamations les plus triomphales et des zar’ar’it les plus aigus. Le propriétaire était un homme riche, et, comme les musulmans, porté à la pitié envers les animaux ; au lieu d’envoyer à l’abattoir cette vaillante bête, désormais inutile, il la fit soigner par le chirurgien de la garnison. Le bœuf guérit, mais resta avec l’épaule cassée ; et bien traité à l’étable, il a reçu depuis un bracelet d’or que lui a passé à la corne quelque admirateur du courage. Il porte une décoration fort méritée et n’en est pas, paraît-il, plus fier.


Panorama de l’oasis. — Le Gache. — Hyènes. — Départ pour le sud. — Un fleuve escamoté, et à quoi sert un ingénieur wurtembergeois.

Je continuai à monter et finis par atteindre un escarpement à pic, muraille polie, que mouchetaient de leur fiente blanchie les aigles, sombres et fiers habitants du sommet du mont.

Arrêté par cet obstacle, je tournai à droite et je m’engageai dans un petit col qui pouvait me mener au versant oriental, d’où j’espérais embrasser du regard la route d’Abyssinie jusqu’à Sabterat. Mais mon léger paletot fit une connaissance si désastreuse avec les arbres épineux du col, que je dus m’avouer vaincu, et, de peur d’être bientôt entièrement dépouillé me contenter de la vue de la portion de l’oasis qui entoure Kassala.

Je n’étais pas trop à plaindre. À la hauteur où j’étais, les roches seules de la montagne me montraient leurs vraies proportions, leurs anfractuosités et leur végétation aride et dure. Tout le reste m’apparaissait réduit aux proportions d’une miniature adoucie et comme arrangée pour la mise en scène. Les épaisses forêts de l’oasis ne formaient qu’une sorte de fourré immense d’un beau vert sombre que rayait d’une ligne blanche le lit desséché du Gache. Au bord de ce large fleuve trompeur semblait dormir la ville, entourée et comme escortée de ses faubourgs aux cinq ou six nationalités séparées.

Les forêts s’étendaient comme une mer vers l’occident, par delà de la vallée de l’Atbara, par delà Goz-Redjeb et ses collines que j’aurais probablement pu voir avec un peu d’attention. Sur la gauche s’estompait, dans un air transparent, une sorte de long cône d’un nom plus trivial que son aspect : c’était l’Abou-Gaml (père de la vermine). Les cultures étaient comme noyées dans les bois, et cependant l’oasis de Taka est une sorte de Flandre nubienne, grâce à ce diminutif de Nil nommé le Gache qui la fertilise tous les ans pendant quatre mois et lui fournit une réserve d’eau le reste de l’année.

Le Gache est un fleuve assez discret d’allures. D’où vient-il ? On est à peu près assuré (mais rien qu’à peu près) qu’il est le prolongement d’une jolie petite rivière d’Abyssinie, ornée d’un nom historique : le Mareb. L’Abyssinie est ainsi la mère de quelques belles, limpides et abondantes rivières, qu’on ne sait plus retrouver un peu plus bas. C’est le cas, par exemple, pour le Takazzé. Son cours supérieur à travers les admirables gorges du Tigré est assez connu : mais quarante lieues plus loin, on ne trouve plus de fleuve. Dans la saison sèche, un filet d’eau d’un pied de profondeur bruit sur des cailloux bleuâtres : il se nomme l’Atbara ; il vient de deux larges ravines où se tient à demeure le plus opiniâtre bandit de l’Abyssinie, et les amis les plus dévoués de la science ne s’empressent guère d’aller demander à ce gentleman l’autorisation de vérifier si c’est l’Atbara ou la Settit qui continue le Takazzé. J’ai pourtant grand regret de ne pas m’être passé cette fantaisie : les gens les plus civilisés et les mieux famés n’ont pas toujours été, durant mon voyage, ceux que j’ai le plus gagné à connaître.

Je retourne au Gache, qui vient former un arc autour de Kassala, et se dirige au nord, où il va tomber dans l’Atbara, selon M. de Courval, ou dans la mer Rouge, au dire de sir Charles Beke. J’ai bien peur que ni l’un ni l’autre ne soient dans le vrai, grâce à l’industrie des Hallengas, gens trop économes d’eau pour laisser un fleuve finir à sa guise. À six heures au nord de la ville, ils ont formé un long barrage où les eaux montent et inondent à plusieurs milles à la ronde un sol plat qu’elles fertilisent et qui les boit peu à peu. Quand le lac a disparu pour faire place à une couche de limon encore humide, les villageois de Kaleitab et des bourgades voisines viennent avec des pieux faire des trous espacés dans la terre, sèment dans chaque trou un grain de dourah (maïs) et attendent : culture, on le voit, qui n’exige ni fatigue ni grande mise de fonds. La récolte n’en sera ni plus aléatoire ni moins plantureuse pour cela.

J’avais à peine terminé mon plan de Kassala, quand le brave mallem nous trouva une caravane qui partait pour l’oasis de Guedaref, seule route qui pût me mener à Khartoum, malgré un détour de plus de trente lieues. La route directe, à travers les savanes des Choukrié, est infréquentée pendant la saison sèche, parce que ses puits tarissent alors. À Guedaref, grâce à une recommandation de notre hôte, nous devions recevoir l’hospitalité de son frère et attendre l’occasion de partir, moi pour Khartoum, J… pour Gondar ou pour toute autre résidence actuelle du « roi des rois d’Éthiopie. » À quatre heures du soir, heure chère aux chameliers, nous franchissions la porte de Massaoua, et nous entrions dans la belle forêt de palmiers coupée en tous sens par les sentiers qui mènent à Hatmin et aux pays de Sabterat et des Basen.

Dès les premiers pas se produisit un incident capable d’impressionner désagréablement les demi-sauvages superstitieux qui nous entouraient. En pleine forêt, quelques hyènes, coupant devant nous le sentier que nous suivions, défilèrent une à une et nous montrèrent leurs silhouettes sombres et sournoises. On sait que les Nubiens regardent cet animal comme l’incarnation des scélérats qu’Allah condamne à faire sur la terre un stage expiatoire ; et quand on a eu le désagrément de connaître, n’importe comment, le coquin lâche et vulgaire qu’on nomme le brigand arabe, le harami, il faut avouer que l’identification porte juste.

En sortant du bois, nous défilâmes quelque temps parmi les rochers qui forment dans la plaine une sorte de promontoire avancé des monts Kassala, et s’approchent du Gache. C’est en cet endroit qu’en 1840 le pacha Ahmed, assez malheureux dans ses tentatives pour réduire les nomades Hadendoa, qui habitent au nord-est du Taka, imagina une vengeance renouvelée du classique projet d’Albuquerque, et qui se résumait en peu de mots : « confisquer le Gache, qui vivifiait le pays des insurgés, et les forcer de venir lui redemander leur rivière, en retour d’une soumission absolue. » Ce triomphant dessein demandait, pour être traduit en fait, quelque chose de plus que les connaissances d’un pacha arabe, et il se trouva là fort à propos un ingénieur allemand pour aider l’effendi à faire mourir de soif un peuple libre. Ce gentleman était précisément M. Ferdinand Werne, le chroniqueur morose de l’expédition du Nil, dont j’ai déjà parlé ; il se mit à l’œuvre en grande tranquillité de conscience, étudia le niveau de la plaine où le Gache commençait à rouler les eaux bienfaisantes fournies par les plateaux d’Abyssinie, ordonna chez les tribus soumises une grande réquisition de bottes de paille, et mena d’une rive à l’autre un barrage construit selon toutes les règles de l’art. Les eaux s’amoncelaient en amont de la digue à une hauteur de près de dix pieds ; mais en aval, il n’en passait pas une goutte. Les Hadendoa souffraient cruellement de la soif, avaient avec leurs voisins les Hallenga des rencontres sanglantes pour avoir un peu d’eau, mais ne se soumettaient pas. Un beau matin, le pacha arriva à cheval devant la tente de M. Werne et le réveilla avec ses sonores Mousiou ! Mousiou ! Et il daigna lui apprendre que le coup était manqué, vu que pendant la nuit les Hadendoa étaient venus, à sa barbe et à celle de deux cents hommes qui gardaient la digue, la couper et détruire toute la besogne.

Qu’on s’étonne après cela que les nomades aient quelquefois de la mémoire. Franchement, si les Hadendoa, avec qui je n’ai jamais eu que de bons rapports, m’avaient joué de mauvais tours en souvenir de mon compatriote l’ingénieur wurtembergeois, n’auraient-ils pas été un peu justifiés d’avance ?

Je n’ai pas vu l’ombre d’une seule fascine du barrage Werne ; la masse puissante du fleuve estival a tout roulé vers Kassala et au delà. Nous descendîmes dans ce lit sablonneux, ondulé, semé de quelques îles où la végétation achevait de se dessécher, et à plusieurs heures de Kassala, par un beau clair de lune, nous vîmes se développer sur ce large ruban de sable gris quelques centaines de tentes où tout semblait dormir. Notre caravane s’arrêta près du dernier groupe, bien connu de qui a fréquenté les nomades. De beaux patriarches enveloppés du blanc haïk abyssin vinrent nous souhaiter la bienvenue ; on nous servit le sorbet et le café traditionnel, pendant que les femmes préparaient le souper. Nous étions chez Oued-Faddel, chef d’une des ferka (fractions) des Choukrié ; nous avions quitté le pays des Bichâra pour celui des Arabes.


Les Arabes Choukrié. — Une termitière. — Départ : la savane, le lion et le fils de l’homme. — Khalife à bon marché. — L’Atbara.

Les Choukrié sont, si je suis bien informé, la plus importante des tribus arabes du Soudan oriental. Leur immense terrain de parcours, situé à cheval sur l’Atbara, s’étend depuis le Gache jusqu’au Nil, jusques aux portes de Khartoum et de Chendy. Leur chiffre et celui de leurs chameaux sont inconnus, et ils se sont bien gardés de laisser l’avidité fiscale de l’Égypte faire de la statistique à leurs dépens. Ils payent régulièrement l’impôt ; mais si un agent de l’État veut compter leurs tentes ou leurs troupeaux, les nomades le renvoient poliment et, au pis aller, se sauvent dans les savanes, où nul ne va les chercher. Ils y vivraient parfaitement libres si la savane avait de l’eau ; mais le gouvernement sait qu’à certains mois de l’année ils sont forcés de venir aux bords des fleuves, et c’est là qu’il attend les plus récalcitrants.

Cette race m’a paru posséder le plus beau type arabe, non le type « lame de couteau » (sharped face), qu’on se figure généralement, mais le type correct et la taille élancée, avec lequel les yeux se familiarisent aisément dans le Soudan. Le teint se cuivre, mais ne se confond pas avec le brun sale des Sennariens ou des Barabra. Je ne sais combien de fois j’ai reconnu chez eux les traits et les attitudes de ce qu’on appelle sans ironie « un bel homme » parmi les paysans des rares provinces françaises qui ont gardé quelque chose d’antique. Le costume est tout à fait nubien : le haïk blanc uni, avec une bande rouge, le caleçon de toile, le bonnet de toile appelé takié ; le tarbouch et le turban sont le luxe d’un petit nombre. Les femmes jouissent d’une liberté relative, celles des chefs seules sont voilées ; les autres laissent voir, à l’entrée des tentes, les classiques yeux d’antilope, l’ovale busqué du visage, ces magnifiques chevelures que rien ne remplace chez les plus fières beautés des tribus africaines, et un buste parfaitement nu que déformera vite la maternité, jointe au rude travail de la doka et de la morhaka.

Je ne m’étendrai pas sur les détails bien connus de l’hospitalité des nomades. Oued-Faddel était absent, mais il avait été prévenu et avait donné ses ordres en conséquence, et la caravane, heureuse d’un accueil qui s’adressait aux deux gentilshommes francs, mais dont elle bénéficiait, ne repartit que le lendemain soir. J’essayai de tromper mon ennui en étudiant les environs ; c’était une savane boisée, contenant de nombreux kantours. Ce nom, avec lequel mes lecteurs auront à se familiariser, signifie termitières ou nids de termites (fourmi blanche, arda en arabe, scientifiquement termite lucifuge). On commence à connaître chez nous, par les récits des voyageurs, et surtout par une remarquable monographie de M. de Quatrefages, ce redoutable insecte qui accomplit toujours dans l’obscurité ses ravages inattendus. J… eut la curiosité d’attaquer un kantour de quatre pieds et demi de haut ; il va sans dire qu’il y perdit ses efforts ; mais, ayant eu l’idée de les concentrer sur une sorte d’excroissance latérale qui s’était développée sur ce tumulus, il réussit à la renverser et mit à jour la colonie effarée qui l’occupait.

Accouru à son appel, je fus témoin d’un spectacle des plus curieux. La petite république, après le premier étourdissement, avait vite repris son parti et s’était mise à réparer à force la brèche par où le jour l’aveuglait. En moins de deux minutes, nous vîmes une foule de termites remonter du fond du kantour chargés chacun d’une petite boule d’argile humide de la grosseur d’une petite tête d’épingle, et former un revêtement qui grandissait, — qu’on me permette cette comparaison, — maille à maille, comme un tricot. Je fis là une observation que je n’ai pas vue écrite ailleurs : c’est que les ouvrières semblaient travailler par escouades, de sept à huit, sous la direction de surveillantes, aisées à reconnaître à leur couleur. Pendant que les fourmis maçonnes étaient d’un blanc sale, les surveillantes étaient d’un jaune d’or brillant ; on eût dit des gouttelettes d’eau-de-vie. Elles ne travaillaient pas, mais semblaient présider le travail, et de temps à autre elles frappaient sur la paroi deux coups secs de leurs formidables pinces, et à ce signal, répété deux ou trois fois par minute, l’activité me semblait redoubler parmi les travailleuses.

Au coucher du soleil, nous nous engageâmes dans une zone de forêts basses que suivait, au bout de trois heures de marche oblique vers l’Atbara, une savane couverte de cette haute graminée jaunie que les Arabes appellent ghech, ce que nous traduisons par paille, faute de mieux. « Sidi Grosse-Tête, » comme disent les plaisants du désert, fit entendre ce soir-là sur notre droite quelques rugissements, que je pris, dans mon heureuse ignorance, pour tout autre bruit. Mon chameau, par sa terreur subite, me prouva qu’il s’y connaissait mieux. C’était l’heure à laquelle le fléau des oasis descendait des montagnes pour aller chercher une de ces flaques d’eau que les bergers laissent à la margelle d’argile de leurs puits.

Chez les peuples exposés à ce formidable voisinage, le lion a sa légende aux mille faces, et l’on en ferait un gros volume. Je n’en détacherai qu’un feuillet, qui vient ici à ma pensée.

« Le lion, reconnu roi par tous les animaux, eut un jour un gros doute. Il appela le renard, son confident, et lui dit : « On m’a parlé d’un animal appelé le fils de l’homme ; on m’a dit qu’il me refuse hommage. Le connais-tu ? — Si je le connais, seigneur ! dit le renard ; mais c’est le grand destructeur de ma race ! — Hé bien, si tu sais où on le trouve, tu vas me mener à lui, afin que je le combatte et le réduise à merci. — Oh ! garde-t’en bien seigneur ! Il viendra bien assez tôt te chercher !… — Tu n’es qu’un couard, dit le lion avec mépris. Conduis-moi vers lui. » Le renard, plus mort que vif, se décide à obéir.

« Ils arrivent à une clairière où un homme chassait : « Voilà le fils de l’homme, dit le renard, qui s’efface derrière les talons de son roi. — Quelle singulière bête ! dit le lion pensif. Il a une peau de plusieurs couleurs, et il marche à deux pieds avec un bâton, comme un macaque. Va lui dire de me rendre hommage ou de se préparer à combattre. — C’est inutile, monseigneur : le voici qui vient à nous. » L’homme, en effet, ayant vu le lion qui avançait au pas, marchait à lui, et arrivé à portée, il épaula son fusil et tira. « Le fils de l’homme crache dur, » dit le lion gravement en secouant la tête, où la balle avait porté en plein front, et il s’avança encore. Le chasseur, à demi portée, tira un second coup. « Décidément, dit le lion soucieux, le fils de l’homme crache trop dur ! — Ce n’est rien, seigneur, dit le pauvre renard ; remarque bien qu’il ne t’a encore montré que le petit bout de son bâton ; c’est quand il te montrera le gros bout que tu le connaîtras ! — Comment, il se sert du gros bout ! dit le roi abasourdi. Ah ! sur mon âme, j’en ai assez ! Allons-nous-en ! »

Il ne tient qu’à moi de dire à mes lecteurs que ceci est une légende arabe, et que je la tiens de mon chamelier Ahmed-en-Nour, aussi fauve de peau qu’un lion. Je trouve plus simple de dire la pure vérité : savoir, que c’est un petit conte de chasseur bas breton que m’a narré mon frère, un Nemrod armoricain.

Ouad-Tchelayé. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Tout en rêvant je voyais la savane se raviner peu à peu comme à l’approche d’un bas-fond. D’immenses troupeaux suivaient notre droite d’un pas accéléré que la soif précipitait de plus en plus. Mes chameliers, joyeux, me criaient harouf ! harouf ! avec un geste facile à traduire ainsi : « Si vous voulez que nous vous regardions comme un égal des khalifes à la main ouverte, vous allez nous payer un mouton. » Je dis oui, J… en dit autant, et l’assistance répéta comme un feu de file : Taïb, taïb, taïb ! (C’est bien !) Au même instant, nos chameaux s’agenouillaient au pied des maigres acacias qui bordent l’Atbara, et nous achetions un mouton pour une quinzaine de piastres (4 fr.). Nous comprîmes que l’on avait un peu voulu nous surfaire la bête et exploiter notre ignorance, car un jeune nègre, commis de Ghirghis, nous prit sous sa protection et réussit, après une terrible dépense d’injures de haut goût, à obtenir un prix raisonnable. Ce n’est pas à Khartoum qu’un nègre aurait pu traiter ainsi des fils du Prophète et dire à pleine voix : El Arab baktâl ! « Les Arabes, c’est de la canaille ! » Mais Ismaël n’était pas le premier nègre venu : il était presque riche, il avait un anteri, un gilet brodé de soie, et quel gilet !

Pendant que le rôt cuisait, j’allai avec J… prendre un bain à l’Atbara, au gué de Guergaf. Le premier aspect du grand fleuve nubo-abyssin m’en fit un peu rabattre[3]. Je vis un ruisseau d’un pied de profondeur moyenne, roulant sur des cailloux bleus une eau assez limpide, bien qu’un peu verdâtre, et dont l’exiguïté contrastait avec un lit plus large que la Marne au pont de Charanton. De basses collines qui ferment l’horizon à l’ouest ne relèvent guère le paysage. Comme je cherchais un endroit que n’eussent pas foulé les quelques centaines de chameaux qui, bordant la rive droite, attendaient leur tour avec l’air de grave bonhomie dont ils se départent rarement, je fus hélé par un pasteur choukrié, un superbe Arabe d’une trentaine d’années, qui me fit comprendre qu’il me regarderait comme son ennemi personnel si je m’avisais de boire de l’eau à sa barbe, quand ses chamelles pouvaient me désaltérer bien mieux. Et une calebasse de lait fumant accompagna la phrase. J’avais été averti de me défier du lait de chamelle ; mais j’avais soif, le lait était tentant, l’offre gracieuse : je saluai poliment, je bus et je passai la gara à J… Les pasteurs s’étaient attroupés : un jeune homme sortit des rangs et me présenta à son tour la calebasse. Nous bûmes une seconde fois, puis une troisième ; mais la quatrième calebasse qui arriva nous remplit de terreur. « Est-ce qu’il faudra crever par politesse ! » disait le pauvre J… Le fait est que nous avions l’air de deux noyés en voie de météorisation. Nous eûmes beaucoup de peine à faire entendre raison au bienfaiteur numéro 4, qui pensait que puisque nous avions accepté la politesse de ses camarades, nous étions tenus, à moins de méséance, de faire honneur à sa denrée. J… eut, le soir même, toutes les raisons de maudire sa condescendance.

L’Atbara reprit sa revanche le lendemain, une heure au-dessus d’Ouergaf, et nous montra un de ces paysages auxquels la Nubie ne m’avait pas accoutumé. Entre la rive gauche, coupée à pic dans la roche nue et dans l’argile, et la gauche, mamelonnée et descendant en pente douce sous un rideau un peu maigre d’acacias, dans un lit profondément fouillé par les hautes eaux dormait une belle nappe d’un vert sombre et transparent, qui s’éclairait vers le sud sous le ciel éclatant d’Abyssinie[4]. Je quittai à regret cette douce vallée pour gravir la pente occidentale et m’engager sur un plateau aride, ennuyeux, orné, pour toute végétation, de ghech et de forêts de l’abominable acacia appelé haoud, désespoir et déception du voyageur européen.

Le haoud, durant les sept ou huit mois de la saison sèche, est un arbuste roux qui peut avoir cinq à six pieds de haut, présentant, au lieu de feuillage, ses millions d’épines aiguës, parfaitement incapable de fournir au passant ni fruit, ni ombrage, ni repos à son pied, puisque ses branches commencent rez terre, et qu’il est impossible d’y appendre quelque bout de couverture ou de vêtement pour s’abriter. Il est couvert d’une sorte de cocon blanc fusiforme, très-dur, et que je n’ai jamais pu déchirer : il porte en outre quantité de nids d’un oiseau de très-petite espèce qui a judicieusement choisi pour refuge un arbre où les serpents les plus déliés se garderaient bien d’aller chercher sa progéniture. J’ai vu près de cent cinquante de ces nids dans un haoud qui aurait tenu, hauteur et diamètre, dans une mansarde d’étudiant.


La savane. — Le feu aux herbes. — Oasis de Guedaref. — Heureuse rencontre. — Le roi des Chaghiés. — Le désert. — Famine. — La rivière Rahad. — Visite d’un lion à mon ami Bolognesi.

Ce fut sans regret que je quittai la région de ces forêts menteuses pour la savane nue, où je voyageai quelques jours, n’ayant pour distraction que le spectacle vraiment magique que me donnaient chaque soir les incendies allumés dans les immense tapis d’herbes jaunies assez hautes et assez fournies pour faire illusion à vingt pas et présenter l’apparence de splendides moissons. Les pasteurs choukriés brûlent le ghech à peu près pour le même motif que le paysan breton écobue ses landes : la cendre est un engrais puissant destiné à fertiliser le sol et à le préparer pour la saison des pluies, qui doit le couvrir d’un vert manteau, espoir du bétail affamé.

Six jours après avoir quitté Kassala, je vis le terrain, jusque-là très-plat, se relever au sud et onduler en collines isolées, entre lesquelles passait un khor (lit sablonneux d’un torrent qui ne coule que pendant les pluies). Des puits entourés de troupeaux et des villages cernés de haies épineuses vivifiaient l’aspect un peu aride de la contrée. Le plus considérable de ces villages couronnait un mamelon que sillonnaient plusieurs sentiers convergents, signe certain que nous avions atteint le centre de l’oasis populeuse et commerçante de Guedaref, le village de Souk-Abou-Sin.

Nous fûmes bientôt installés dans la spacieuse habitation du Copte Mihaël, frère de notre bon ami Ghirghis, et une tente, dressée en un clin d’œil dans la cour, devint notre salon. Le nègre Ismaël, décoré de son bonnet neuf et de son gilet, vint nous rendre ses hommages. Je gratifiai ce brave garçon d’un petit miroir de poche qui le rendit plus heureux que la plus belle fille du monde : c’était plaisir de voir les poses qu’il prenait devant ce joujou. « Ma parole d’honneur, dit J…, je parierais qu’il se trouve joli garçon ! »

Au même moment Mihaël vint m’avertir qu’un Franc (Frenghi) venait d’arriver chez lui, et je m’empressai d’accourir à son divan. Je me trouvai en présence d’un jeune homme blond, d’environ vingt-deux ans, portant ce costume d’officier égyptien qui est celui de presque tous les Européens dans ces régions, et avec lequel, à mon agréable surprise, j’échangeai quelques phrases françaises. C’était un jeune négociant israélite de Ferrare, M. Angelo Castel-Bolognesi, qui, avec une cordialité charmante que j’eus plus tard tout le loisir d’apprécier, se mit tout entier à notre disposition. Il revenait d’Abyssinie avec une caravane de dix-sept chameaux chargés de cire à son compte, et loua pour moi deux chameaux qui devaient marcher avec les siens jusqu’au Nil Bleu, où il m’en trouverait d’autres. Lui-même devait prendre les devants à dromadaire, ayant quelques affaires à régler sur la route.

En attendant le départ, j’allai le voir au logis qu’il occupait en communauté avec le chef fameux des Chaghiés, Saad, qui était alors en garnison dans l’oasis. Il faut savoir que les Chaghiés sont une tribu arabe que le conquérant Ismaël Pacha soumit en 1822, et que le gouvernement égyptien ne pouvant guère en tirer d’impôt, a eu l’habileté d’organiser à peu près comme la Russie a fait des Cosaques. C’est une armée toujours mobilisable au service du gouvernement, et grâce à ce privilége, les Chaghiés forment au milieu des sujets soudaniens de l’Égypte une classe particulière, arrogante, mais brave et sachant se faire respecter. On leur a laissé leurs chefs héréditaires, qu’ils appellent melek (rois), et le vieux Saad, auquel je fus présenté, est le propriétaire actuel de ce titre. C’était un vrai gentilhomme arabe, qui me parut avoir environ soixante ans, et dont les yeux perçants et rusés rappelaient assez Méhémet-Ali. Du reste, l’idéal du chef oriental, généreux et impitoyable. Une esclave favorite qu’il avait comblée de présents lui avait été infidèle : il la fit revêtir des riches atours qu’elle avait reçus de lui et la fit lancer dans le Nil.

Un autre jour, comme il faisait la guerre aux nègres de Tagali, il défendit sévèrement à ses hommes de faire feu avant l’ordre, pendant qu’on exécuterait un mouvement stratégique destiné à surprendre l’ennemi. Un Chaghié désobéit. Saad, après l’affaire, fit rechercher le coupable et le condamna à être enterré vif. Les supplications de ses soldats le trouvèrent inébranlable, et la sentence fut exécutée : mais sur des prières réitérées avec force, il consentit à faire ouvrir la fosse à peine comblée. Il était trop tard : le malheureux était fou !

Je pris congé la regret du brave J…, qui avait trouvé une occasion pour Gallabat, d’où il lui serait facile de rejoindre Gondar, et je lui souhaitai sincèrement, sans trop l’espérer, les chances les plus favorables. Pendant que Bolognesi, monté sur sa chamelle blanche, disparaissait au galop dans les savanes de l’ouest, je suivais avec la caravane le sentier aride qui coupait la plaine monotone et nue, percée çà et là par quelques masses de granit. Je ne ferai point ici, après tant d’autres, la peinture des mille souffrances du désert ; je dirai seulement que le second jour mes deux chameliers, probablement plus pressés que les autres, prirent les devants et s’engagèrent dans une khala (forêt très-clair-semée) où ils finirent par s’égarer. Les montagnes d’Arendj, qui se développaient sur notre gauche, nous aidèrent aisément à retrouver la route, et nous stationnâmes au village de Ngala, au pied même de la chaîne. J’appris que l’Arendj a huit heures de long, qu’il s’étend jusqu’aux bords de la Rahad et possède plusieurs sources, plusieurs villages par conséquent.

Les bords de la Rahad (le fleuve est à sec). — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

La géographie de la Nubie obéit, en effet, à certaines lois faciles à saisir. La plaine est presque toujours plus ou moins aride, inhabitée, dépourvue d’eaux courantes. Mais là où s’élève un massif de montagnes, il y a des sources vives qui vivifient un petit coin de terre avant que le sol sablonneux, formé des détritus du granit, ne les boive. La forêt se développe en liberté au pied et quelquefois sur la pente inférieure de la montagne, et ses clairières abritent soit des villages, soit les tentes des nomades attirés par le voisinage des eaux.

Je fus reçu à Ngala par un brave musulman à barbe grise, une manière de curé de village, que je trouvai couché sur son angareb (lit de camp fait de lanières de cuir) et trompant les ennuis du ramadan par des lectures pieuses. Je n’avais à lui offrir que du rhum, et à tout hasard je lui en présentai. Il faut savoir que beaucoup de musulmans ne comprennent pas les alcools parmi les boissons prohibées par le Prophète, et que tel qui a horreur du vin (nebid) déguste avec la volupté d’une conscience en paix la bière et l’eau-de-vie (araki). Mon vieil Arabe prit le verre, le regarda un instant avec hésitation, et finit par me répondre que le soleil n’étant pas couché, il n’osait rompre le jeûne.

Au matin, mes hommes s’étant rendus à la fontaine pour remplir les outres, je les accompagnai. La source, située au tiers de la montagne, s’ouvrait au fond d’une espèce de grotte et ne pouvait être abordée que par deux personnes au plus de front. Une quinzaine de porteurs y étaient déjà réunis, chargés d’outres ou suivis de leurs ânes ou de leurs moutons : c’étaient pour la plupart de jeunes garçons à cheveux tressés comme les Abyssins, ou de jeunes filles dont la beauté en pleine floraison mettait quelque peu l’imagination sur la voie des souvenirs bibliques. Je pourrais ajouter, pour compléter la ressemblance, que ces belles personnes à teint de brique n’obtenaient guère de tours de faveur, et que les bergers de l’Areng n’étaient pas plus courtois envers elles que les pasteurs de la Bible envers les charmantes filles de Laban.

Un peu plus loin, une épaisse forêt, une vraie forêt aux arbres hauts et feuillus, apparut sur la gauche, et je m’y engageai avec un soulagement infini. Un quart d’heure plus tard, j’atteignais les bords de la Rahad, rivière qui, comme beaucoup de rivières de la même zone, ne coule que pendant quelques mois de l’année, et n’offre, le reste du temps, qu’un chapelet de mares stagnantes et verdâtres suffisantes pour la consommation des Arabes Kaouahla, Rukabîn et autres, errant sur ses bords. Lors des grandes eaux, les arbres qui se penchent au-dessus de son lit doivent former un décor d’un charme sévère et pénétrant, dont je regrette de n’avoir pu jouir. Les Arabes, grands faiseurs d’étymologies ridicules, prétendent que cette rivière emprunte son nom à ses nombreux replis figurant ceux du rahad ou pagne des jeunes filles nubiennes.

Mon ami Bolognesi, qui avait passé en cet endroit deux jours auparavant, y avait eu une émotion dont il se serait passé volontiers. Surpris par la nuit en plein désert, il s’était installé au bord de la route, à la belle étoile, et dormait du sommeil d’un juste qui a fait dans sa journée vingt à vingt-cinq lieues à dromadaire. Un cri d’effarement de son serviteur le réveilla en sursaut : « El açad ! (le lion !) » C’était en effet l’autocrate des savanes qui venait le surprendre avec toutes les précautions d’un matou qui a trouvé un gîte à rats. Bolognesi saisit son fusil, tira au hasard, et entendit avec une satisfaction inexprimable le froissement du ghech produit par le lion qui s’enfuyait. Je crois pouvoir ajouter qu’il ne se rendormit guère.

Deux ou trois marches le long de la Rahad m’amenèrent à Abou-Haraz, où j’admirai pour la première fois, avec une émotion presque religieuse, ce beau fleuve aux eaux d’un bleu si sombre, que tant de générations (et la mienne comme les autres) ont été accoutumées à regarder comme le vrai Nil. Voilà vingt ans que le fleuve Bleu a perdu sa royauté, et la mission que je remplissais avait pour but principal de confirmer ces nouvelles données de la science. Cependant, quand j’arrivai à Abou-Haraz, ma pensée était fort éloignée de toute préoccupation intellectuelle : je venais de traverser des sables affreux, aux réverbérations aveuglantes ; il était dix heures du matin, la chaleur était suffocante ; j’étais à jeun ou peu s’en faut, et la première nouvelle que je reçus en faisant agenouiller mon chameau sous le beau tamarinier qui couvre de son ombre la place du village, fut que Bolognesi, près duquel je comptais me reposer des fatigues de cette route, avait pris les devants ! Découragé, à demi mort, me souciant peu de l’abri de l’arbre géant dont le feuillage laissait passer des rayons de soleil comme autant de flèches enflammées, je fis porter mon angareb au pied du mur d’une maisonnette voisine ; et calculant que j’en avais pour une heure et demie d’ombre avant que le soleil vînt me chasser de là, j’oubliai faim et soif et m’endormis à la grâce de Dieu.


Abou-Haraz. — L’hôtesse arabe. — Un coup de simoun. — Roufaà et le sultan Abou-sin. — Ruines de Soba. — Arrivée à Khartoum.

Je ne sais combien de temps je dormis, mais je n’ai jamais plus voluptueusement reposé de ma vie. Quand je me réveillai, une femme était debout devant moi et semblait épier mon réveil. C’était une femme d’une trentaine d’années, grande, à demi nue, appartenant à cette race mixte du Sennaar, qui a les traits doux et indécis des Nubiens sous le teint presque noir des nègres Fougni. Elle déposa près de moi une calebasse d’eau fraîche, puis rentra dans la maison, d’où elle ressortit un quart d’heure après avec deux vases dont l’un contenait la louqmâ nationale, bouillie de maïs analogue à la polenta italienne, l’autre un bouillon très-réconfortant, bien que fortement épicé. Le repas était frugal, mais je ne me rappelle pas en avoir jamais fait que j’aie trouvé meilleur. Mon hôtesse assistait à mon dîner les bras croisés, dans une immobilité respectueuse, mais visiblement charmée de mon appétit. Je lui offris, avant de m’éloigner, un petit bakchich (pourboire) selon l’usage africain ; elle refusa d’un air étonné mais non scandalisé, en disant : Safer Allah ! (ô Dieu, c’est étrange !) Je compris vite. En venant placer mon angareb contre le mur de cette maison, j’avais, sans le savoir, invoqué l’hospitalité de ceux qui l’habitaient. En pareil cas, l’Arabe ne demande pas d’explications et se met à la besogne. S’il est riche, il tue un mouton ; s’il est pauvre, les femmes mettent la bourma sur le feu : l’étranger qui vient s’asseoir sous la tente ou la rekouba de l’indigène rend service à son hôte, et si quelqu’un doit de la reconnaissance, c’est celui-ci. Offrir une indemnité est une offense, et si mon hôtesse ne s’indignait pas, c’est que la femme africaine est dans une trop humble condition pour avoir le droit de se fâcher. Tout cela, me dira-t-on, n’est qu’une série de nuances ; mais les mœurs sociales du désert étant très délicates et moins barbares qu’on ne le croit, les Européens qui dédaignent toutes ces nuances, si faciles pourtant à saisir, donnent aux Africains une piètre idée de notre civilisation morale.

J’aurais été désolé d’offenser ces braves gens, et saisissant le moment où les enfants du logis venaient rôder autour de moi curieux et timides, je happai une fillette de six à sept ans, et lui passant au cou un collier de verroteries fines, qui la rendit en un clin d’œil l’objet de l’admiration du village, il fallait voir le joyeux ébahissement des parents !

Je me préparais à repartir, quand je vis arriver de la plaine un tourbillon de sable qui rasait la terre et s’approchait en rugissant. J’étais un peu ému, car j’avais reconnu le simoun, un des hôtes familiers du désert nubien ; mais je calculai rapidement que j’étais hors de sa ligne d’action, et j’attendis. Les indigènes paraissaient plutôt impressionnés que terrifiés ; ils répétaient entre leurs dents : chéitan (le diable !). Ils croyaient probablement que le démon était le moteur invisible de cette rafale. Elle traversa la place d’Abou-Haraz, tordit et entraîna bruyamment une clôture fort serrée, et alla disparaître à l’est dans la plaine, en couvrant de sable et de terre un troupeau qui passait et qui subit cet assaut avec une gravité héroïque, ou grotesque, comme on voudra.

Je décidai mes chameliers à m’accompagner jusqu’à Roufaa, où j’arrivai le lendemain. C’est une petite ville d’aspect confortable, et qui paraît ancienne, s’il est vrai, comme je le pense, que c’est la ville de Rifa, qui dépendait, au moyen âge, de l’empire d’Abyssinie, et où les pèlerins s’embarquaient pour Jérusalem. Roufaa est la capitale du cheik des Choukrié, Abou-sin (l’homme à la dent), que l’on appelle « le sultan de Roufaa. » Le vieil Abou-sin, suspect au gouvernement égyptien, plutôt par son pouvoir que par des actes répréhensibles, a été arbitrairement arrêté et emmené au Caire, d’où il n’est sorti que tout récemment, et par suite de l’amnistie proclamée par le vice-roi actuel.

Il y a peu d’années, le mudir de Khartoum, Arakel-Bey, eut la fantaisie d’aller visiter les Choukrié dans leurs vastes savanes. Il se mit en marche avec une grande escorte, visita Rera et Mandera, et manda à Abou-sin de venir le trouver. Le vieux chef arriva en effet un beau jour, suivi d’une nuée de cavaliers parfaitement armés, s’approcha du mudir, et, descendant de cheval, saisit la bride d’Arakel ; celui-ci pâlit et se crut tombé dans un guet-apens : il se rassura difficilement, même en voyant l’attitude respectueuse et courtoise d’Abou-sin, qui le fêta comme un khalife. Le représentant de l’Égypte était fort effacé devant le sultan du désert, et celui-ci fut suspect à partir de ce jour.

Je fus reçus par Ouad-el-Kerim Abou-sin, son fils aîné et son représentant provisoire parmi les Choukrié, et Bolognesi m’y loua des chameaux pour me rendre à Khartoum, éloignée au plus de quatre journées. En attendant qu’ils fussent prêts, j’allai prendre un bain dans le Nil Bleu, accompagné d’un domestique de mon ami, qui, arrivé au bord du fleuve, demanda à un pâtre : « Tamast fit ? (y a-t-il des crocodiles ?) » et sur la réponse mafich (il n’y en a pas), il se jeta à l’eau. J’avoue que ce petit dialogue troubla un peu le plaisir que j’éprouvai à plonger dans le fleuve sacré, et que je sortis de l’eau avec un certain soulagement.

J’avais en face de moi une grande savane plate, la fameuse djezireh (île) de Sennaar, formée par les deux Nils, ayant sa pointe à Khartoum et s’évasant dans le sud vers le Saubot. La domination égyptienne ne dépasse guère Tchélayé, sur le Fleuve Blanc, groupe de villages avec un chantier de construction à peu près abandonné. Cette contrée historique est habitée par deux grandes races : les Arabes, la plupart nomades, et parmi lesquels les Baggara sont les plus puissants ; les nègres Dinka habitent entre la montagne de Groulé et le neuvième degré. Les Baggara ou vachers, reconnaissables à leurs chevelures tressées, montent presque indifféremment des chevaux de race ou des bœufs porteurs : quand ils ne font pas la récolte ou le commerce des gommes, ils se livrent à la chasse aux nègres comme à leur principal gagne-pain. Ils font généralement leurs razzias la nuit, et ont envers les nègres une certaine humanité intéressée. Ils appellent les nègres el mal, le capital : c’est en effet un capital qu’il faut éviter de détériorer ; aussi, quelle que soit l’opiniâtreté de la défense chez les Dinka surpris par des traqueurs, ceux-ci ne les blessent qu’à leur corps défendant.

Baggara (environs de Douem). — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Mais la morale a ses droits, et les Baggara ont été punis par leur vice même : le gouvernement, mis en éveil par les profits qu’ils faisaient de la sorte, s’est mis à les chasser en lançant contre eux ses redoutables Chagié, et les a forcés à partager. Malheureusement, si les brigands sont punis, le nègre ne s’en trouve pas mieux.

Dinka réparant un tambour. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Je partis le soir de Roufaa ; Bolognesi avait pris les devants avec sa chamelle blanche. Il n’alla pas bien loin : je le trouverai à Baranko, fuyant devant un épouvantable coup de simoun qui nous envoyait les graviers au visage aussi roides que des grains de plomb. L’orage apaisé, il se remit en route, et je le suivis distance à travers une forêt continuelle, semée de villages nombreux, flanquée à gauche par le fleuve, à droite par le désert aride. Je passai ainsi devant Soba ; mais j’étais trop pressé d’arriver pour passer une journée à explorer les ruines de cette ancienne capitale de l’empire d’Aloa : cité célèbre et encore puissante au quinzième siècle, et tellement chrétienne que les musulmans ne pouvaient y séjourner que dans les faubourgs (Makrizi).

J’ai vu un chapiteau de Soba, transporté à Khartoum : il ne reste plus guère sur les lieux qu’un bélier mutilé et longtemps ensablé, le fameux harouf de Soba. Une inscription, jusqu’ici indéchiffrable, orne le piédestal de ce bélier, et a été mise à jour par les soins de M. Debono, de Khartoum, qui a fait déblayer ce piédestal.

Deux heures après, mes chameliers, arrivés en face d’un fouillis de palmiers derrière lesquels se dessinait confusément une ville, déchargèrent lestement mes bagages et se sauvèrent. Je restai sur la rive nue, sous un soleil ardent, en face d’une maadié (bac) immobile ; on me fit comprendre qu’elle ne se mettait en mouvement qu’à midi. Cependant un Arabe, touché de mon désappointement, descendit la berge et me mena, à travers de vastes bancs de sable, à un endroit où un lévrier eut sauté d’un bond par-dessus le fleuve presque tari. De cet endroit, je pouvais voir aisément la pointe du Mandjera, la base de l’île Touti, et, entre deux, l’espace où le Fleuve Blanc et le Fleuve Bleu mêlent leurs eaux pour former le Nil. Devant moi, la rive était bordée de jardins, parmi lesquels on voyait la masse blanche d’un édifice qui ne manquait pas d’un certain air monumental : c’était la mudirie (préfecture) de Khartoum. J’étais arrivé dans la capitale du Soudan.

Place de la Mudirie, à Khartoum. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Franchissant le fleuve sur un batelet, je gravis une berge que les eaux affouillaient d’une façon inquiétante pour le quartier voisin ; je m’engageai dans des ruelles poudreuses, et quelques minutes après, j’arrivais sur une belle place plantée, à l’angle de laquelle une simple et confortable habitation, celle de Bolognesi, m’ouvrait sa porte hospitalière.


Khartoum. — Sa fondation — Son accroissement rapide. — La colonie européenne. — Esquisses de mœurs. — Manière de se débarrasser d’un conseiller importun. — Un choriste qui s’oublie. — Un mari de vingt-six francs.

Khartoum est une ville sortie de pied en cap du puissant cerveau de Mehemet-Ali. En 1820, quand Caillaud passa sur cette plage sablonneuse, il y vit quelques huttes dont il ne donne même pas le nom, et ses indications ne sont pas assez précises pour permettre de décider si elles s’élevaient sur l’emplacement actuel de Khartoum ou à un kilomètre plus à l’est, à Bouri. Vers 1830, des Européens qui passèrent là y trouvèrent, m’a-t-on dit, une hutte de pêcheurs. Pourtant, s’il faut en croire Brun-Rollet, qui paraît avoir consulté une chronique précieuse, aujourd’hui égarée, en cet endroit s’élevait, vers 1770, une grande ville que les Chelouk surprirent une nuit et détruisirent complétement en égorgeant une population entière. D’Anville, le premier géographe qui ait tracé avec quelque exactitude la géographie de ces fantastiques et historiques régions, ne mentionne, au confluent des deux fleuves, qu’un village appelé Touti, évidemment situé sur l’île qui porte aujourd’hui son nom.

Confluent des deux Nils. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Mehemet-Ali saisit, avec le coup d’œil rapide du génie, le parti que l’on pouvait tirer de cette position, presque unique au monde, au confluent des deux grandes artères qui se disputaient le nom illustre du Nil, et il y jeta les bases d’une ville qui prit le nom de la pointe voisine, ras el Kartoum, « le bout de la trompe. » C’est un nom que la forme du lieu ne paraît guère expliquer ; mais il existait alors, bien qu’il ait disparu depuis. La fameuse pointe s’appelle aujourd’hui Mandjera (l’arsenal), depuis qu’on a construit, à trois ou quatre cents mètres de là, un arsenal qui sert de bagne et dont je parlerai plus tard.

La ville grandit vite. En 1830 une hutte de pêcheurs ; en 1837, selon Holroyd, quinze mille âmes : elle a plus que doublé les années suivantes. Mehemet-Ali s’y rendit lui-même pour activer cette grande création ; il en avait fait la capitale du Soudan, à peu près comme une de ces quatre ou cinq Alexandries que le plus brillant conquérant de l’antiquité créait dans sa longue promenade militaire à travers l’Orient. Mais, vers 1856, une politique soupçonneuse parut s’alarmer du danger d’une insurrection du Soudan contre l’Égypte, au profit d’une vice-royauté qui aurait sa capitale naturelle à Khartoum. Le Soudan fut scindé en quatre préfectures relevant directement du ministère de l’intérieur (Taka, Dongola avec Berber, Kordofan, Khartoum avec Sennaar, et le Fazokl) ; la ville nouvelle perdit, avec tout son monde d’officiers et de fonctionnaires riches et dépensiers, ses industries factices et son commerce de luxe ; elle est aujourd’hui en pleine décadence, et ne se soutient guère que par l’infâme commerce du Nil dont je parlerai à l’occasion. Son bazar est toujours vaste et imposant ; mais un quart des boutiques est inoccupé.

L’importance de Khartoum, à des yeux européens, tient au grand rôle qu’y joue la colonie européenne, bien que cette colonie ne compte que vingt-six personnes, sur une population de trente-cinq mille âmes. Celle d’aujourd’hui n’a presque aucune ressemblance avec l’ancienne, composée en majorité d’officiers et d’employés du vice-roi, et si le ton général y a gagné en correction, le pittoresque y a perdu. Les anciennes mœurs de la colonie offraient un cachet demi-violent et demi-jovial que je ne puis mieux faire saisir que par deux ou trois historiettes prises au hasard. Je demande excuse pour ce qu’elles ont d’un peu grossier : mais elles peignent les hommes et les mœurs ; et il faut bien savoir qu’il s’agit d’une civilisation qui n’est pas un beau modèle.

Deux chirurgiens-majors, du 4e d’infanterie, je crois, le Français C… et le Prussien N…, s’animent trop un beau soir dans un dîner de gala, et le Prussien parle de la campagne de France de 1814 en termes qui lui valent un soufflet accentué de notre compatriote. Rendez-vous est pris pour le soir même : on se battra, à dix heures, aux flambeaux, à cheval et au sabre, dans le désert qui s’étend au sud-est de la cité. Les deux paladins rentrent chez eux pour s’armer. Un confrère et compatriote de C…, le major S…, se rend chez lui, le trouve furieux et inflexible aux larmes de Mme C… ; il se joint à la belle Abyssinienne pour engager son ami à se calmer un peu. C…, irrité de cette intervention, appelle ses serviteurs et leur dit : fil khanif ! (jetez-le dans la fosse). Des Arabes ne savent qu’obéir : la fosse, construite à la turque, est descellée, le major, happé par deux gaillards vigoureux, est lancé dans l’abîme. C…, suivi d’un porte-fanal, s’échappe le sabre au poing et marche au champ d’honneur. Cependant le docteur Peney, qui ne s’est pas laissé étourdir comme les autres par les fumées du vin, s’est rendu chez N… pour l’arraisonner, et a trouvé un brave exaspéré, faisant le moulinet avec son sabre et criant à pleine tête : « Cheval arabe ! sabre de Damas ! cavalier prussien ! le Français est un homme perdu ! » N’obtenant rien, il court chez C… En arrivant, des gémissements qui partent d’un lieu suspect le font tressaillir ; il interroge Mme C… bouleversée, les domestiques impassibles, apprend la triste vérité et s’empresse de faire extraire le pauvre S…, on juge dans quel état ! Voilà un homme plus altéré de vengeance que les deux ennemis réunis, et qui se précipite, le sabre nu, sur les traces de son perfide ami. Logique jusque dans sa fureur, il se dit que C… aura pris, pour aller au rendez vous, certain chemin des écoliers, et se dirige vers le quartier des cabarets, à peu près convaincu d’y trouver son homme. Il les trouve tous fermés à cette heure, sauf celui d’un Grec nommé Dmitri, à la porte duquel il trouve le porte-flambeau de C… Celui-ci, qui se rafraîchissait à l’intérieur, entend à la porte le bruit d’une violente altercation ; un souvenir confus trouble sa vaillance et il disparaît dans une futaille vide. Sur les dénégations obstinées du Grec, S… finit par se persuader que C…. réprime en ce moment, dans la plaine de Bouri, les blasphèmes du Tudesque à l’endroit de Brienne et de Montmirail : il se laisse remmener en murmurant à son domicile. Pendant ce temps N…, qui a fait le pied de grue pendant une heure, rentre en jurant que cette grenouille de Français n’a pas osé l’affronter, et venge sa vaillance trompée en ébréchant son sabre aux plombs de toutes les maisons.

Un jésuite napolitain, le P. Montori, était venu à Khartoum dans l’intention d’y fonder une église : il avait loué une habitation arabe, y avait arrangé une chambre à coucher, une chapelle, un cabinet y attenant, pouvant servir de sacristie, et cela fait, il était allé voir les Européens chez eux et les avait conviés à venir assister à sa messe d’inauguration. Il fut courtoisement reçu partout, l’araki et le café lui furent offerts ; mais au jour dit, il officia devant quatre murs. Sans paraître nullement blessé de cet échec, il retourna à quelque temps de là dans les mêmes maisons, annonça son intention de célébrer avec quelque éclat la fête du 15 août, fête presque nationale pour des Européens au pays musulman, et pria qu’on voulût bien ne pas y manquer : « Du reste, ajouta-t-il, je comprends que la cérémonie peut paraître un peu fastidieuse à des personnes qui n’y sont pas accoutumées, et c’est pour cela que je ferai disposer dans la sacristie des rafraîchissements pour ceux qui aimeraient mieux y entendre l’office à travers la porte entr’ouverte. » Cette fois, non-seulement tous promirent, mais encore ils demandèrent la permission d’y amener leurs amis musulmans. Il fut décidé que C…, qui avait été enfant de chœur, au temps jadis, répondrait la messe du bon père. Le jour arriva : le P. Montori vit, avec une joie un peu mêlée d’inquiétude, arriver à la file dans la sacristie tous les notables Européens en brillants uniformes, escortés d’une foule de colonels et de majors turcs et arabes, plus connus au cabaret qu’à la mosquée. Il commença toutefois à officier ; mais, au bout d’une demi-heure de libations, les bourdonnements de la sacristie couvrirent peu à peu la voix du célébrant. Il arriva ainsi à peu près à la préface. Quand il prononça le Sursum corda, une sorte de râle lui répondit. Il se retourna justement scandalisé : c’était C… qui avait bu tant et si bien avant la messe, qu’il gisait ronflant sur les deux marches de l’autel. L’abbé Montori prit alors les vases sacrés, passa devant le patient qu’il repoussa dédaigneusement du pied, et alla dans une autre chambre achever l’office profané.

Je pourrais citer vingt anecdotes de cette espèce fort ridicules en elles-mêmes[5], mais les plus bouffonnes ont pour héros des gens honorables par certains côtés, dont j’ai été l’obligé à Khartoum, et que je ne tiens nullement à livrer à la gaieté de mes lecteurs. Je fais exception pour la suivante, dont les acteurs me sont tous parfaitement connus.

Un vieux traitant italien, enrichi au service du monopole égyptien, avait une grande fille, dont les excentricités défrayaient les bavardages du lieu. Notez qu’il n’y a pas de Landerneau au monde plus cancanier que Khartoum. Un jour le vieillard arrive, tout soucieux, au consulat d’Autriche. Il y avait là, outre quelques Italiens, les Français Vayssière, Malzac, Brun-Rollet, et le maître du logis, le savant et joyeux baron de Heuglin, aujourd’hui voyageur et naturaliste célèbre.

« Qu’avez-vous, père U…, demanda Huglin, vous êtes bien nuageux aujourd’hui ?

— Ah ! fait tragiquement le vieux Toscan, il n’y a plus d’amis : l’un de vous courtise ma fille ! »

On se récrie.

« Oui, Mil…, ajoute le bonhomme en s’adressant à un beau brun italien : vous rendez ma maison la fable de la ville !

— Moi ! s’écrie l’interpellé ; je suis incapable…

— Taisez-vous ; vous compromettez ma fille par vos assiduités. Pour réparer vos torts envers elle, birbante, que comptez-vous faire ?

— Dame ! l’épouser, si vous le permettez…

— L’épouser, je vous vois venir ! C’est-à-dire que vous voulez vous faire nourrir et héberger aux frais du père U…, va-nu-pieds que vous êtes !

Vergogna ! ne m’insultez pas : vous savez bien que j’ai un capital, cinq talaris (26 francs).

— Un capital ! Montrez-le donc votre capital !

— Vous savez bien que je ne puis pas vous le montrer, puisque c’est un intérêt de cinq talaris dans la banque de Vaudey[6], qui est à présent sur le fleuve. Si la campagne a été bonne, mes cinq talaris pourraient m’en faire dix. Il est solvable, au moins, Vaudey !

— Vaudey, oui ; mais pas vous. Enfin, passons. Mais comment vous marierez-vous, puisque nous n’avons ici ni prêtres, ni consul de Toscane ? »

Heuglin intervint paternellement.

« Voyons, messieurs, on peut s’entendre. Voici Malzac qui a été attaché de l’ambassade de France en Grèce : s’il n’est pas consul, il aurait pu l’être : nous allons marier ces enfants en sa présence, et nous signerons tous. Cela va-t-il ?

— Va ! dit U…, puisqu’on ne peut mieux faire. Mais je suis bon catholique, et je ne consentirai qu’à une condition : c’est que les époux seront tenus à faire régulariser leur mariage devant un prêtre. »

Or, on apprit bientôt qu’une mission catholique autrichienne allait arriver à Khartoum, et le beau-père voyait déjà se réaliser son rêve. Mais à l’heure même où le Stella matutina débarquait les missionnaires au quai de la Mudirie, M. Mil… passait le fleuve au bac d’Omdourman et fuyait en Égypte.

Voila pour les mœurs. Esquissons maintenant quelques figures, d’autant plus que dans ce groupe d’hommes que l’intérêt a réunis là de tous les points de l’Europe, quelques noms sont devenus célèbres, même à l’égal de noms scientifiques.


Brun-Rollet. — Vaudey. — Les frères Poncet.

Le premier par ordre de date est Brun-Rollet, assez surfait en Europe pour justifier la réaction qui s’est produite contre lui dans sa colonie, assez injustement rabaissé par celle-ci pour mériter un peu de réhabilitation. Brun-Rollet, élève d’un petit séminaire de Savoie, était destiné à l’Église sous le patronage de M. Billier, depuis évêque d’Annecy ; mais la lecture des encyclopédistes français qu’il trouva dans la bibliothèque du lieu altérèrent ses idées religieuses, et il eut du moins la loyauté de renoncer à enseigner ce qu’il ne croyait plus. Étant sans fortune pour se préparer à une autre carrière et ayant sur la France les illusions généreuses de beaucoup de jeunes étrangers, il se rendit à Marseille où il apprit vite à ses dépens qu’en France autant qu’en Savoie la vie est dure à qui a la bourse vide. Je ne sais quelle occasion favorable s’offrit de s’embarquer pour Alexandrie : il en profita, devint commis, cuisinier, m’a-t-on dit, puis employé d’un aventurier français nommé V…, plus connu des Arabes sous le nom de phîsian, qui ne veut pas dire physicien, tant s’en faut. Ce gentleman avait servi sous Napoléon, et portait, légalement ou non, le ruban de la Légion d’honneur, sans en être plus honorable. Sa probité commerciale était suspecte, sa lâcheté connue, et il vivait de la traite des nègres. La conscience de Brun-Rollet eut un haut le cœur quand il accepta d’entrer au service de ce malandrin ; mais il fallait vivre, et il n’y resta que le moins de temps possible.

Loyal, actif, résolu, le marchand Yacoub, comme l’appelaient les Arabes, fit de bonnes affaires, ouvrit des comptoirs sur le Fleuve Blanc, lutta énergiquement contre le monopole égyptien, fit le coup de feu contre les Arabes Baggara, des bénéfices quand il le put, de bonnes actions quand il en eut le temps. Il les raconte dans son livre, c’est son droit. Je ne sais s’il y parle de celle-ci, qui lui fait honneur. Un petit chef des Bary étant venu à Khartoum, attiré par tous les récits qui couraient parmi les tribus sur cette ville merveilleuse, fut pris par les hommes du pacha, qui allaient le conduire à leur maître comme esclave. Brun-Rollet réclama sans succès contre ce guet-apens, et ne pouvant rien obtenir, racheta l’homme à ses frais et le ramena dans son pays. Grâce à cet acte généreux, Lado (c’est le nom du nègre, continue, m’a-t-on dit, à affectionner les blancs.

Vue du Nil Blanc. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Enrichi par de fréquents voyages au Fleuve, Brun-Rollet réalise le rêve de presque tous ses confrères : il part pour l’Europe, visite Paris, s’y fait recevoir membre de la société de géographie, publie un livre et une carte qui lui font une réputation bruyante en Europe. C’était tout simple : malgré tous ses défauts, ce livre était sincère, plein de détails sur des populations avec lesquelles l’auteur avait fait ample connaissance, et inspirait plus de confiance que le livre savant mais partial de Ferdinand Werne. Celui-ci, reçu par pure obligeance à bord de la flottille qui fit l’expédition de 1840, ne reconnut cette courtoisie qu’en accablant d’épigrammes et d’injures tous ses compagnons, et principalement d’Arnaud. Brun-Rollet, lui, se borne à se louer lui-même, ce qui est certainement plus inoffensif.

Dans son voyage, Rollet obtint le titre de vice-consul, ou, comme on dit en italien, de proconsul de Sardaigne à Khartoum. Riche, célèbre, il ne lui restait plus qu’à se marier. Il avait une lettre de recommandation pour une honorable famille de Marseille, où il se présente : il y voit une charmante personne, nouvellement sortie de pension, aimable, spirituelle, bien élevée, et à qui l’aventureux voyageur ne déplaît pas ; si bien qu’un mariage s’ensuit, et quelques mois plus tard la colonie de Khartoum s’augmente d’une Française du meilleur ton qui entreprend la tâche fort difficile de plier son entourage à certaines convenances élémentaires… Rollet aimait sa femme. À part des habitudes peu élégantes auxquelles il ne put jamais renoncer, il ne lui donna pas de motifs de plainte. En 1856, quand une sorte de nostalgie, aggravée par des voyages périlleux, l’eut menée au tombeau, il ne tarda pas à l’y suivre.

Brun-Rollet avait pour confrère à Khartoum un compatriote avec lequel il vivait en très-mauvaise intelligence, le proconsul auquel il avait succédé en 1855, le hardi et malheureux Vaudey. C’était un traitant d’ivoire, venu de la Savoie et établi à Khartoum avec deux très-jeunes neveux devenus depuis chasseurs d’éléphants. Je n’ai pas connu Vaudey et n’ai eu que peu d’occasions de m’informer de lui ; mais des manuscrits qu’il a laissés m’ont donné de lui l’idée d’une nature intelligente et curieuse. Le premier, je crois, à Khartoum, il se préoccupa de la question des sources du Nil, et se préparait à entreprendre une expédition au delà des rapides de Garbo et du quatrième degré de latitude nord, quand il périt chez les Bary, dans la malheureuse échauffourée d’Ulibo que je raconterai en son lieu.

Ses neveux, MM. Ambroise et Jules Poncet, ont continué à la fois ses affaires et ses recherches scientifiques. Après avoir chassé longtemps l’éléphant le long de la Deuder, à la frontière d’Abyssinie, ils ont établi de nombreux postes de chasse et de commerce dans tout le bassin du Fleuve Blanc, et M. Jules Poncet a publié, en 1860, une carte de toute cette région, travail neuf que le public européen a accueilli avec sympathie. Ce n’est que le prélude d’études plus complètes, et notamment d’un volume de chasse au Soudan, que les deux frères préparent depuis longtemps et destinent à une publication prochaine.

G. Lejean.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. tome II, page 97, et tome III, page 139.
  2. Voyez les dessins qui accompagnent les premières parties du récit. Nous pensons qu’il est à peine nécessaire d’appeler l’attention des lecteurs sur l’intérêt des gravures qui sont jointes à cette relation. Sans les croquis du voyageur, il nous eût été impossible de donner aucune représentation de ce qu’il a vu : le nombre des artistes qui ont exploré les contrées voisines du confluent des deux Nils est encore bien restreint.
  3. Nous avons publié une vue de Guergaf d’après un dessin de G. Lejean, tome III, livraison 64, page 144.
  4. C’est la vue donnée tome III, page 141.
  5. En effet, ces deux anecdotes, ainsi que la suivante, témoignent une fois de plus combien certains de nos compatriotes se dépouillent aisément de tout sentiment de dignité personnelle quand ils se trouvent, à l’abri de toute censure de l’opinion, dans les pays lointains. Ils devraient tout au moins réfléchir qu’en cela ils manquent de patriotisme : ils font tort à la France. (Éd. Ch.)
  6. Vaudey, consul de Piémont, tué en 1855 au combat d’Ulibo. J’en parlerai plus loin.