Voyage de M. Möllhausen/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 1 (p. 338-352).
Première livraison


VOYAGE DE M. MÖLLHAUSEN,
DU MISSISSIPI AUX CÔTES DE L’OCÉAN PACIFIQUE[1]


1853-1854.


Avant-propos.


Le gouvernement des États-Unis ayant eu, il y a quelques années, l’idée d’établir un chemin de fer entre l’océan Atlantique et l’océan Pacifique, organisa trois expéditions pour l’étude du tracé sur différents points. L’une d’elles devait poursuivre sa route par le 35° de latitude nord, à travers les prairies à l’est et les plaines désertes à l’ouest des montagnes Rocheuses, et utiliser, autant que possible, les affluents du Mississipi, du Rio-Grande et du grand Colorado de l’ouest.

Le fort Smith, dans l’État d’Arkansas. — Dessin de Lancelot d’après une gravure des Reports of explorations and surveys.

Un jeune Allemand, M. Balduin Möllhausen, recommandé par M. de Humboldt, sollicita la faveur d’être adjoint à cette expédition, commandée par le lieutenant Whipple. Fils d’un officier d’artillerie prussien, après avoir fait son temps de service dans l’armée, il était parti à vingt-quatre ans pour l’ouest des États-Unis, seul, irrésistiblement entraîné par l’amour de la science. Arrivé au Mississipi, il avait eu connaissance de l’expédition conduite par le prince Paul de Würtemberg dans le but d’explorer les montagnes Rocheuses, et il s’était joints ce groupe de voyageurs. D’insurmontables difficultés ayant forcé le prince à renoncer à son entreprise, M. Möllhausen n’en avait pas moins continué sa route, en société d’une troupe d’Indiens Ottoes. Il avait ainsi remonté au nord jusqu’à Bellevue. Là, il s’était trouvé en rapport avec la tribu des Omahas, avait chassé trois mois sur leur giboyeux territoire, puis, redescendant le Mississipi, avait retrouvé les débris de l’expédition, fait plusieurs autres utiles excursions et augmenté les collections zoologiques du prince.

Tels étaient les titres que M. Balduin-Möllhausen fit valoir près du lieutenant Whipple qui, très-heureux de rencontrer un compagnon si actif et déjà si exercé, s’empressa d’appuyer sa demande, qui fut bientôt suivie d’une réponse favorable.

M. Möllhausen a publié, en 1858, le récit de ce dernier voyage ; nous en avons extrait les pages suivantes.


Préparatifs. — Le ferrage des mulets. — Départ. — La tribu des Choctaws. — Un meeting d’Indiens. — Jeu de balle. — Les Chikasaws. — Les Cherokeses. — Les Shawnees. — Les Quappaws.


Le 4 juin 1853 M. Möllhausen s’embarqua sur un bateau à vapeur à Cincinnati (État d’Ohio), descendit le fleuve qui a donné son nom à cet État, puis le Mississipi, et arriva le 12 au fort Smith, situé sur l’Arkansas, à une centaine de lieues en amont de l’embouchure de cette rivière. La troupe de M. le lieutenant Whipple, dont il devait faire partie à titre de dessinateur, s’y trouva bientôt réunie au complet. On s’occupa aussitôt des préparatifs du voyage. Au nombre des détails qui lui parurent les plus singuliers, M. Möllhausen note l’apprivoisement et le ferrage des mulets. Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas se servir de chevaux ! C’est que le noble animal si éloquemment décrit par Buffon est là-bas bien inférieur à son confrère, et ne peut supporter comme ce dernier ni des fatigues continues ni le manque d’eau et de fourrage. Des Mexicains et des Indiens se chargent de dompter ces animaux. Ils les chassent au lasso. Le mulet est ainsi tiré jusqu’à un échafaudage composé de quatre pieux, enlevé du sol au moyen d’une sangle, et assujetti par des courroies à chacun des poteaux ; des ouvriers sont prêts, et en un clin d’œil, l’animal est ferré, puis attaché avec ses compagnons déjà apprivoisés.

Le 15 juillet, l’expédition quittait fort Smith pour entreprendre son long voyage.

Le premier endroit où elle s’arrêta fut Scullyville, ou, comme l’appellent les Indiens, Heito-To-Wa. C’est la capitale de la tribu des Choctaws. Pour faciliter les communications du gouvernement avec les Indiens, les États-Unis envoient parmi les tribus des agents qui deviennent ainsi les créateurs d’une petite ville ; car les blancs, attirés par l’espoir du gain, ne tardent pas à se grouper autour de l’agence et à épouser des Indiennes, afin de gagner encore mieux la confiance. Il en a été ainsi de Scullyville et de quantité d’autres établissements.

Les Choctaws, qui comptent 22 000 âmes, sont répandus sur des territoires qui, à l’est, confinent à l’Arkansas ; au sud, aux plaines habitées par les Chikasaws ; et à l’ouest, à celles occupées par les Creeks. Ils ont pour voisins, au nord, les Cherokeses. On remarque aujourd’hui peu de différence entre ces deux tribus, sous le rapport de la civilisation. Avant de se fixer près de l’Arkansas, les Choctaws habitaient les plaines, riches en gibier, des États d’Alabama et du Mississipi ; mais ils les ont vendues à l’Union, qui chaque année leur paye une certaine somme. Le payement, divisé en vingt annuités, sera bientôt achevé ; mais cet argent est déjà pour la plus grande partie rentré entre les mains des blancs, sans avoir beaucoup profité aux Indiens. Quand le terme arrive, les blancs sont là, prêts à enivrer avec l’eau-de-vie le pauvre Indien. La raison s’égare, l’Indien livre son or ; et quand il se réveille, il est dépouillé de tout, et, qui plus est, jeté à la porte par son empoisonneur. Tels sont les bienfaits apportés par la civilisation ! Et cependant ces Indiens ne sont pas aussi sauvages qu’on a voulu le faire croire ; ils ont des mœurs douces et se livrent à l’agriculture. Ils ne sont même pas étrangers aux questions pratiques ; car, au moment où la caravane de M. Whipple arrivait, on s’occupait d’un grand meeting où il s’agissait d’abord de délibérer sur le chemin de fer projeté, puis sur les modifications à introduire dans la forme du gouvernement. En attendant le jour de la réunion, les Indiens s’amusaient à tirer à la cible, à courir, à danser, à raconter les traditions de la tribu, celle du « grand déluge », qui paraît exister chez tous les peuples, celle de « la grande migration », et d’autres encore. Bien que convertis au christianisme, les Choctaws ont gardé quelques-unes de leurs croyances. À la mort, disent-ils, l’âme fait un long voyage vers le couchant ; là, elle rencontre un torrent rapide et profond. Sur ce torrent est jeté un tronc d’arbre ; les bons le franchissent sans difficulté et entrent dans le ciel, où ils passent agréablement leur temps dans les banquets, les danses et les chasses. Mais le méchant veut en vain traverser le pont ; il glisse et tombe au milieu des serpents et des crapauds, en vue de cette rive bienheureuse qu’il ne pourra jamais atteindre.

Cependant les délibérations allaient commencer[2] :

« À l’une des extrémités de Scullyville est un hangar de marchandises avec une galerie un peu élevée. Cette galerie est la tribune des Choctaws ; le ciel ouvert, le plafond de cette grande salle. Les paroles de l’orateur coulent bien plus facilement quand il peut voir l’hirondelle voler devant lui et l’arbre étendre ses rameaux verts ; car, ainsi que le dit ce peuple dans son langage imagé à propos d’un orateur habile, ses paroles sont pressées comme les feuilles vertes ; beaucoup de feuilles forment une branche, beaucoup de branches forment un arbre, l’arbre répand de l’ombre et beaucoup d’hommes peuvent s’y reposer ; de même l’orateur répand ses paroles sur l’auditoire comme un doux ombrage, et chacun de s’écrier : Le discours est parfait ! L’abeille sauvage passe devant lui en portant son miel ; il lui ravit ce miel et le mêle à ses paroles, le miel est doux, le Peau-Rouge le mange volontiers, le suce avec délices, comprend le sens des paroles et continue à écouter sans bruit, comme l’antilope dans les prairies et le cerf dans les fourrés. »

« Par une belle soirée d’été, toute la population mâle de Scullyville était rassemblés devant la tribune ; plusieurs de nos compagnons étaient dans l’assistance. Quoique la plupart des Indiens eussent amené leurs femmes, celles-ci se tenaient pourtant à distance respectueuse, sans se mêler à la délibération. Les femmes des Choctaws ont reconquis, il est vrai, une partie de leurs droits et ne sont plus esclaves, comme il arrive dans quelques tribus encore sauvages ; néanmoins elles sentent d’elles mêmes que leur immixtion dans les affaires publiques gâterait les choses, et on n’a pas à supposer qu’ici ait jamais lieu l’émancipation politique des femmes.

« La séance commença ; le premier qui gravit la tribune n’était pas un guerrier orné de tatouages et de plumes, mais un grand chef vêtu d’une jaquette de coton d’une coupe originale. Un chapeau brun, de forme basse, ombrageait sa figure bronzés ; il était couvert de poussière, car il venait de faire une longue course ; son cheval était non loin de là sellé et bridé ; il n’avait pas eu le temps de préparer son discours, mais il savait ce qu’il voulait dire. Dès les premiers mots il se fit un profond silence ; chacun écoutait attentivement, et même ceux qui n’avaient aucune idée de cet idiome étranger observaient curieusement l’orateur. Point de pathos, aucune attitude théâtrale, aucun geste déclamatoire ; un simple mouvement de la main accompagnait la voix, dont le ton s’élevait par instants ; les paroles, composées pour la plupart de sons gutturaux, pouvaient être facilement entendues par les auditeurs les plus éloignés. C’était un discours simple, sans apprêt, qui ne fut troublé ni par les applaudissements ni par les interruptions ; un cri général de hau ! suivit les questions posées par l’orateur ; quand il eut terminé, on entendit dans l’auditoire un léger murmure ; puis un autre vint à la tribune…

« La séance se prolongea fort tard dans la nuit ; les derniers orateurs obtinrent la même attention que les premiers ; ceux même qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils entendaient ne paraissaient pas le moins du monde fatigués. Ce qui prouve combien un étranger pouvait être impressionné rien que par le ton et par les gestes, c’est cette exclamation d’un Américain : « Jusqu’à présent j’avais cru que la langue anglaise était la plus belle du monde entier, mais je ne sais si la langue des Choctaws ne rivalise pas avec elle ! »

« Les séances des tribunaux se tiennent de la même manière. La justice de ce peuple est expéditive ; chez lui la peine de mort est en vigueur ; le coupable est assis vis-à-vis de son juge, les jambes croisées sur le même tapis étendu par terre, et à quelques pas de là reçoit son châtiment sous forme d’une balle de fusil. »

Les vastes plaines qui avoisinent le territoire des Choctaws servent aux ébats des Indiens et surtout à leur jeu de balle ou de paume, amusement national usité chez presque toutes les tribus, et qu’on a retrouvé même chez les Mohawes et les Pah-Utah de la Californie. Les Choctaws, les Chikasaws, les Creeks et les Cherokeses s’y livrent avec passion.

« Ce qui donne lieu à la fête, c’est ordinairement le défi porté par deux joueurs habiles et renommés qui, après avoir fixé le jour de la lutte, expédient de tous côtés leurs hérauts d’armes. Ce sont des cavaliers tatoués, accoutrés d’une façon bizarre, porteurs d’une raquette de cérémonie, qui se rendent de village en village, de maison en maison, dans toute la tribu, proclamant le nom des provocateurs, la date du jour, et le lieu du rendez-vous, engageant les hommes à prendre parti pour celui dont ils sont les émissaires. Si on accepte, il suffit de toucher le bâton bariolé ; c’est une parole donnée qu’on ne peut reprendre. Comme chacun des acteurs est accompagné des siens, souvent la moitié de la nation se trouve réunie la veille du jour solennel ; les uns pour participer à la lutte, les autres, et surtout les femmes, pour engager des paris. Les deux partis dressent leur camp vis-à-vis l’un de l’autre sur la lisière d’une prairie qui sert d’arène. Les préparatifs se font de la manière suivante. On arpente le terrain entre les deux camps et on en détermine le point central ; à deux cent cinquante pas de là, chaque parti enfonce en terre deux poteaux espacés de 2 mètres et reliés par un troisième à une hauteur de 5m,33, de façon que ces deux portes simulées soient en regard l’une de l’autre. Quatre anciens, n’appartenant à aucun des partis, doivent surveiller l’arpentage ; ce sont aussi les juges de la lutte. À peine la ligne centrale est-elle déterminée que la foule des parieurs sort du camp et se précipite vers cet endroit ; chacun choisit son partenaire et les paris s’engagent. Naturellement chacun est sûr de la victoire pour les siens et met les plus gros enjeux : ce sont des chevaux, des armes, des pièces d’habillement, des ustensiles de ménage ; bref, toutes sortes d’objets qui sont déposés sur la ligne de démarcation et confiés à la garde des anciens. Ceux-ci veillent là pendant la nuit, entonnant, par intervalles, des chants criards, avec accompagnement de tambour indien, ou bien fumant leur longue pipe en l’honneur du grand Esprit, afin que la justice préside à la lutte. Les joueurs emploient le temps, jusqu’au coucher du soleil, à s’équiper et à se préparer. Ils se dépouillent de tous leurs vêtements, y compris leur petit tablier, qu’ils remplacent par une ceinture brodée passée autour des reins et ornée d’une longue queue en crins de cheval teints, qui flottent par derrière. Il est défendu de se garantir les pieds de souliers et de mocassins (bottines indiennes en cuir de cerf mou) ; d’ailleurs ces pieds, comme tout le reste du corps, sont peints d’ornements bizarres de toutes couleurs. Il est également interdit de porter aucune arme ostensible ou cachée, excepté les raquettes servant à recevoir et à lancer la balle. Ces instruments sont en bois léger et munis à leur sommet d’un anneau ou cercle assez grand pour contenir la balle, mais pas assez pour la laisser échapper, car la règle du jeu est de ne pas la toucher avec la main. Habitués dès leur première jeunesse à manier cet instrument, les Indiens déploient une habileté étonnante tant pour lancer la balle à une grande distance que pour la recevoir dans le cercle de la raquette. On ne se sert que d’une balle, et chacun tâche d’en devenir maître, afin de la lancer à travers la porte de son parti. Le parti qui a le premier exécuté cent fois ce tour obtient la victoire et reçoit tous les prix.

Une partie de balle chez les Indiens Choctaws. — Dessin de Doré d’après Catlin.

« Quand le soleil descend derrière les arbres, quand les ombres, s’allongeant de plus en plus, se fondent dans le crépuscule, on voit les joueurs, partagés en deux bandes, se diriger, à la lueur des torches, vers l’endroit où se dressent leurs poteaux respectifs ; ils crient, chantent, frappent leurs tambours, dansent et se pressent autour de la porte. Les femmes se rendent aussi en procession vers le point central, se rangent sur deux files, entre les poteaux et la ligne frontière, et là dansent, se balancent sur un pied, puis sur l’autre, sans bouger de place, et font entendre des chœurs sauvages. Pendant ce temps les anciens, assis sur la limite des deux camps, lancent leurs bouffées de tabac au grand Esprit. C’est ainsi que la nuit se passe sans qu’on ferme l’œil ; de demi-heure en demi-heure, les chants et les danses reprennent ; on fait une courte pause, après quoi le bruit recommence de plus belle.

« Le soleil levant trouve chacun à son poste ; souvent des milliers d’hommes attendent impatiemment qu’on donne le signal ; bientôt un coup de feu retentit, la balle est lancée en l’air par un des anciens qui se tient au centre ; aussitôt les combattants des deux partis se précipitent vers ce point comme des furieux. En un instant c’est un pêle-mêle général. On ne distingue plus aucun groupe isolé ; c’est un amas de membres qui se tordent et s’enchevêtrent. Le gazon n’est plus que poussière ; tout se heurte et se culbute ; enfin il y en a un qui tient la balle ; mais déjà elle lui est enlevée ; elle est lancée vers le but, qu’elle n’atteint pas, car un œil attentif, une main prompte l’a arrêtée dans sa course. La lutte pour conquérir la balle recommence avec un nouvel acharnement, mais la voilà qui a franchi la porte ; il y a une seconde d’arrêt, puis la balle est rejetée au centre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle ait passé cent fois par une des portes. C’est alors que la décision des juges vient mettre fin à cet exercice violent, qui ne se termine d’ordinaire qu’un peu avant le coucher du soleil. »

Les Chikasaws ne forment plus aujourd’hui de tribu particulière ; ils vivent mêlés aux Choctaws ; on a de la peine à les distinguer les uns des autres. Leur territoire s’étend jusqu’à la Canadian-River ; entre cette rivière et l’Arkansas est le fertile domaine des Creeks ou Mus-kogees, parsemé de fermes florissantes. Il n’y a pas encore longtemps, les guerriers s’y couvraient de tatouages bizarres ; aujourd’hui, ces mêmes Indiens lisent un journal imprimé dans leur langue, tandis que la ménagère va et vient et commande à ses esclaves, qui sont mieux traités par elle qu’elle-même ne l’était autrefois, quand elle était l’esclave de son mari. De même que les Choctaws, les Creeks habitaient jadis l’Alabama et le Mississipi, qu’ils cédèrent, moyennant argent, au gouvernement américain. Ils ne sont plus qu’au nombre de 22 000.

Tel est aussi le chiffre de la population des Cherokeses ou Cherokees. Cette tribu n’a pas consenti aussi facilement que les autres à émigrer ; son chef, J. Ross, repoussa longtemps les offres avantageuses des États-Unis ; mais enfin, un beau jour, les Cherokeses abandonnèrent la Géorgie pour le haut Arkansas.

Plus loin sont les Shawnees ; en les voyant réduits au nombre de 1400, qui se douterait jamais que ce fut une des plus puissantes tribus de l’Amérique du nord ? Les premiers ils opposèrent de la résistance à l’envahissement de la civilisation à New-Jersey et en Pensylvanie ; ils défendirent pied à pied le terrain, dans les monts Alleghany, dans l’État d’Ohio, chassés de partout, semant la route des ossements de leurs guerriers. On les fait originaires de la Floride, où se trouve en effet une rivière de Su-wah-nee ; mais c’est une erreur. Ce qui est certain, c’est qu’ils étaient commandés par des chefs habiles, et que l’un d’eux, Tecumseh, avait conçu un hardi projet. Il voulait organiser, parmi tous les indigènes de l’Amérique, une ligue pour écraser l’ennemi commun. Son frère, le Prophète, parcourait, dans ce but, les wigwams, portant le feu sacré et les saints ossements, et montrant partout un mannequin fait d’étoffes légères, qui figurait un cadavre de grandeur naturelle. Les adeptes touchaient les os sacrés, et prenaient pour leur foyer, une parcelle du feu magique qu’ils juraient de ne pas laisser éteindre. Mais cette grande entreprise échoua par la mort de Tecumseh.

Les Quappaws, dont on aperçoit encore quelques wigwams sur les rives de la Canadian-River, n’étaient pas moins courageux ; mais où sont leurs guerriers ? Cette tribu, qui errait jadis de la rivière Canadienne au Mississipi, qui combattit bravement les Chikasaws, ne peut plus mettre sur pied que très-peu d’hommes. Le trait suivant les peindra mieux qu’une longue description. Un jour une troupe des leurs rencontra un parti de Chikasaws qui dut se retirer faute de poudre. Ce que voyant, le chef des Quappaws réunit autour de lui ses guerriers, fit étendre une couverture, leur enjoignit de vider leur corne à poudre, fit deux parts égales de cette masse, en garda une pour les siens, envoya l’autre aux Chikasaws, et le combat eut lieu avec le plus vif acharnement.



Le fort Arbuckle. — Si-Ki-to-Ma-Ker, le Castor Noir. — Les Delawares. Conseils d’un chasseur indien.


C’est parmi les Shawnees que nos voyageurs choisirent un guide, qui devait les conduire au fort Arbuckle, après avoir passé la Canadian-River. Ce point est la résidence de Si-Ki-to-Ma-Ker, le Castor Noir, de la fameuse tribu des Delawares, qui habitent dans le voisinage. Il est ici question du vieux fort nommé aussi camp Arbuckle, et aujourd’hui abandonné ; car le fort Neuf est situé à 30 milles plus au sud, et contient maintenant la garnison.

« La garde de cette ancienne citadelle a été confiée au Castor Noir, qui pendant la guerre du Mexique a rendu aux États-Unis beaucoup de services en qualité de chasseur et de guide. Des gens de sa tribu se sont fixés aux environs et vivent sous son égide. Les fortifications étaient telles qu’elles doivent être dans ces contrées sauvages. Six blockhaus, bâtis en angle droit, sur la lisière d’un bois, à un mille de la Canadian, servaient autrefois d’habitation aux soldats, tandis qu’un grand espace, entouré de hautes palissades, abritait les troupeaux qu’on y parquait dans les temps de danger. Des familles de Delawares ont pris possession des baraques inoccupées et continuent la culture des champs de maïs, dont les récoltes n’étaient pas destinées pour elles. Des animaux domestiques de toute espèce se multiplient sans peine. Si quelque Pawnee ou Comanche ose s’aventurer pour voler chez cette poignée de Delawares, il peut être certain que le lendemain, sa chevelure séchera en espalier à la porte du Castor Noir. Car, bien qu’il ne reste plus que des débris de cette grande et puissante tribu, cependant chaque membre isolé a conservé intacts les mœurs et le courage de ses ancêtres, et est comme autrefois la terreur de ses ennemis, ainsi que le fidèle défenseur de ses amis.

« Les Delawares, réduits au nombre insignifiant de 800 individus, habitaient à l’origine la partie orientale des États de Pensylvanie, de New-Jersey et de Delaware. Leur destinée fut, comme pour les Shawnees, de conquérir toujours de nouveaux territoires, qu’ils étaient ensuite obligés de céder au gouvernement. On les chassait toujours vers l’ouest, et sur la portion de terrain qu’ils occupaient provisoirement, ils devaient se défendre contre de puissants ennemis avec ces armes qu’ils emploient aujourd’hui contre les animaux sauvages pour se procurer de la nourriture et des vêtements. Bien des efforts ont été tentés pour les convertir au christianisme, mais inutilement. Chassés par les chrétiens des tombeaux de leurs ancêtres, trompés et trahis par ces étrangers, ils ont à leur tour repoussé les missionnaires… Placés aux limites extrêmes de la civilisation, sur la lisière même de la nature vierge, ce reste d’Indiens peut se livrer sans contrainte à ses goûts aventureux ; ils étendent leurs chasses jusqu’à l’océan Pacifique, et quelquefois on est des années sans les revoir dans leur campement. Il n’y a pas dans les montagnes Rocheuses de défilés secrets qu’ils ne connaissent, il n’y a pas une source dont ils n’aient goûté l’eau. Ils vont chasser l’ours gris en Californie, le buffle dans les plaines de la Nebraska, l’élan aux sources du Yellowstone et le mustang au Texas, scalpant à l’occasion quelques chevelures, soit au milieu d’un village inoffensif, soit sur la tête d’un ennemi. Cette manière de vivre fait qu’on les trouve rarement chez eux, et les caravanes doivent s’estimer heureuses quand elles peuvent en engager quelques-uns comme guides et comme chasseurs. Un Delaware n’a besoin de voir une portion de terrain qu’une seule fois pour la reconnaître après des années, de quelque côté qu’il s’en approche ; et là où il met le pied pour la première fois, un coup d’œil lui suffit pour indiquer l’endroit où il faut chercher de l’eau.

« Parfois les bêtes de somme s’éloignent pendant la nuit : déjà vous les croyez perdues et vous renoncez à les chercher à cause de la difficulté de suivre leur trace, ou bien dans la crainte des Indiens ; mais le Delaware suit leur piste pendant des jours et même des semaines, jusqu’à ce qu’il ramène les fugitifs ; grâce à ces qualités, ce sont des guides très-recherchés, et leurs services ne peuvent se payer trop cher, car l’existence de toute une caravane en dépend. »

On essaya donc d’engager Si-Ki-to-Ma-Ker, dont la présence eût été fort utile pour l’expédition, mais on eut beau le cajoler et lui faire des offres séduisantes, il prétexta son état de maladie et son besoin de repos. Force fut aux voyageurs d’accepter les services d’un jeune Mexicain qui connaissait bien les Indiens et leurs idiomes. Vincent était son nom. Voici pour son caractère. On lui demanda ce qu’il ferait s’il tombait au pouvoir des Comanches, chez lesquels il avait déjà été prisonnier. « Je les saluerais, dit-il, comme d’anciennes connaissances et m’efforcerais de regagner leurs bonnes grâces ; mais je dormirais l’œil ouvert, l’oreille aux aguets ; à la première occasion, je fuirais après en avoir empoisonné ou massacré quelques-uns, et en emmenant leurs meilleurs chevaux. »

Le temps passa vite à la station du fort Arbuckle ; les uns faisaient des promenades chez les Delawares voisins, les autres allaient herboriser, chasser ou pêcher sur les bords de la Canadian, qu’on était sur le point de quitter pour la retrouver, il est vrai, plus tard derrière les Antelope-Hills ; le soir on se réunissait auprès du vieux Castor Noir, qui racontait ses aventures et surtout donnait aux étrangers d’utiles conseils pour les chasses à venir.

« Vous ne trouverez pas beaucoup de buffles dans cette saison, leur disait-il ; ils sont remontés vers le nord, parce que le soleil leur chauffe trop le poil ici, et quand ils reviendront en automne pour fuir la neige, vous aurez déjà franchi les montagnes Rocheuses, et vous traverserez un pays où jamais buffle n’a brouté. Peut-être rencontrerez-vous quelques traînards, gris de vieillesse, mais ils ne vaudront pas un coup d’éperon dans le ventre d’un cheval ; leur chair est dure et sans force, et leur langue tout au plus est mangeable. Mais vous trouverez en abondance des dindons et des cerfs à queue blanche, auprès des ruisseaux et sur la lisière de ces nombreux bouquets de bois qui bordent les rives de tous les affluents de la Canadian-River. À la vérité il faut savoir attirer le cerf à la manière des Delawares. Quand vous passez près d’un bois, imitez, au moyen d’un sifflet, les plaintes du faon ; le père, qui a déjà quitté ses petits, accourt d’un bond précipité vers l’endroit d’où est parti le cri, et devient facilement la proie du chasseur. Si l’un de vous autres veut chasser le cerf de cette façon, qu’il tienne ses yeux grands ouverts, car la panthère et le jaguar se laissent également tromper par le sifflet, et leur élan est si rapide qu’il est difficile de les viser assez pour leur envoyer avec certitude une balle dans le crâne ou dans le cœur, et quand on ne fait que les blesser, ces animaux sont dangereux pour le chasseur.

« Quant aux antilopes, vous en trouverez partout jusqu’à l’océan Pacifique, quelquefois isolées, plus souvent en troupes. Elles sont lestes et craintives, mais dévorées de curiosité, et si l’on sait mettre à profit ce défaut, la chasse à l’antilope est une des moins pénibles. Pendant des journées entières ces animaux infatigables marchent en zigzag sur les flancs de la caravane, ne s’approchant que rarement à la portée du fusil. Mais si vous trouvez un buisson, une touffe d’herbes ou quelques pierres offrant une cachette dans la plaine, plantez dans le sol, à une portée de fusil, un bâton dont l’extrémité laissera flotter un morceau d’étoffe, et attendez ; votre patience ne sera pas soumise à une trop longue épreuve. Les antilopes, dont la curiosité sera vivement excitée par cet objet inconnu, s’approcheront, tantôt sautant, tantôt à pas mesurés et fouillant le sol avec leurs pattes de devant. Le chasseur en abat une ; aussitôt la troupe s’enfuit avec la rapidité de l’éclair, mais le bruit n’a fait qu’enflammer leur curiosité. Le chasseur est à peine remis en position qu’elles sont là de nouveau ; une autre victime tombe, puis une troisième, quelquefois une quatrième, et c’est alors seulement que la troupe abandonne cette place de malheur.

« Cherchez aussi l’ours noir dans sa tanière au bord de la Canadian-River ; tâchez de le blesser pour qu’il se dresse devant vous prêt à la lutte, et alors vous aurez une chasse attrayante ; vous admirerez sa bravoure, vous rirez de ses postures grotesques ; mais allez avec précaution, n’approchez pas trop, car il vous vendrait trop chèrement sa peau et ses côtelettes succulentes. Si l’animal poursuivi rentre dans son trou, vite, faites une torche avec du bois, des herbes ou toute autre matière inflammable, et suivez-le hardiment. Offusqué par la lumière, le quadrupède se dresse ; il se cache les yeux avec ses grosses pattes. Approchez la torche, et vous verrez sur sa poitrine un endroit où les poils sont disposés circulairement ; c’est là qu’il faut viser, et la bête roulera comme une tente de Pawnees dont les soutiens sont rompus. On essaye aussi de le chasser dehors en l’enfumant, mais ce procédé ne réussit pas toujours. Souvent l’animal taquiné s’approche de l’ouverture, écarte le feu avec ses griffes et rentre aussi tranquillement qu’il était venu.

« Les Goldmountains du Nouveau-Mexique, que vous longerez, sont encore remplies d’ours gris[3]. Si vous attaquez cet animal, mettez-vous deux contre lui, ou même davantage. L’aspect seul de ces monstrueuses bêtes vous ôte un peu de vos moyens quand vous n’y êtes pas habitués. On n’a plus la sûreté du coup d’œil ; on manque son but, et un coup léger de ses puissantes griffes suffit pour vous enlever à jamais le goût de la chasse. L’ours en fureur perd totalement son air honnête ; ses oreilles disparaissent ; ses petits yeux lancent des flammes. On ne voit plus rien en lui que des éclairs, des dents et des griffes, et sa vitesse égale celle du cheval. »


Un incendie de prairie. — Une chasse aux buffles. — Indiens Wakos et Witchitas.


Le 22 août, la caravane quittait le fort Arbuckle. Le Castor Noir l’accompagna quelque temps. « Suivez toujours cette route, dit-il (celle où il avait lui-même conduit le capitaine Marcy bien des années auparavant), et vous atteindrez le Rio-Grande. » Il fallait être un Delaware pur sang pour voir une route là où l’œil des Américains ne distinguait rien de semblable ; et ce n’était qu’avec des mocassins de cuir mou qu’on pouvait sentir en marchant quelque inégalité du sol. Le chemin, surtout en approchant de la rivière Valnut Creek, se déroulait tantôt à travers des gorges profondes, sillonnées par des ruisseaux alors desséchés, sur le bord desquels croissaient des saules et des chênes rabougris, tantôt par-dessus des collines couvertes d’un fort gazon.

C’est dans ce gazon que les voyageurs virent tout à coup surgir des nuages de fumée chassés par le vent d’ouest au-dessus de leurs têtes. La prairie était en flammes, sans aucun doute ; on se mit en sûreté avec les bagages et les bêtes de somme au fond d’un ravin, dépouillé de toute espèce de végétation, et chacun contempla avec saisissement l’incendie promenant de tous côtés ses fureurs.

AMÉRIQUE DU NORD. — Incendie de prairie près de la rivière Valnut-Creek. — Dessin de Doré d’après Catlin.

« Ces incendies sont quelquefois occasionnés par le hasard ou par la négligence des voyageurs et des chasseurs ; mais d’ordinaire c’est à dessein que les habitants des prairies mettent le feu à de grands espaces afin d’obtenir un gazon plus jeune et plus vigoureux. Au bout de quelques jours, on voit déjà poindre une herbe tendre dont la verdure cache les endroits noircis et calcinés par le feu, et quand ce gazon a poussé, les Indiens s’y rendent avec leurs troupeaux après avoir mis le feu dans d’autres directions.

« Par malheur, ces incendies prémédités tournent souvent au détriment des Indiens et détruisent le bétail et le gibier ; car, si l’homme peut à son gré enflammer cet océan de gazon, il est hors de la puissance humaine de diriger le feu, surtout quand un orage s’élève et chasse les flammes sur des espaces immenses.

« La nuit tombante nous fit assister à un spectacle sublime que ni la plume ni le pinceau ne peuvent rendre. Le ciel sombre paraissait encore plus noir à côté de l’éclat des flammes, qui coloraient d’une teinte rougeâtre les nuages de fumée s’élevant de toutes parts ; mais cette couleur changeait continuellement selon l’ardeur du vent ou l’abondance de la végétation. Un bruit effroyable accompagnait l’incendie : ce n’était ni le tonnerre, ni le sifflement du vent, c’était un bruit sourd, pareil à celui qui résonne quand des milliers de buffles ébranlent la terre en fuyant…

« L’Indien expérimenté regarde tranquillement la fumée qui tourbillonne et passe au-dessus de sa tête, présage d’un incendie imminent. De la place qu’il a choisie, place assez grande pour le recevoir et d’où il a pris soin d’écarter toutes les matières inflammables, il met le feu devant lui et en suit attentivement les progrès. Malheur à celui qu’un de ces incendies surprend à l’improviste ! En vain il compte sur la rapidité de son cheval pour échapper au danger. Les hautes herbes lui fouettent les épaules, les jambes de son cheval s’embarrassent dans les chaumes et les lianes ; et, coursier et cavalier périssent victimes de l’impitoyable ennemi. Le Peau Rouge lui-même, qui plaisante les vaincus à terre, tremble à la pensée du feu, et quand vous lui demandez s’il a peur, le plus fier guerrier secoue la tête et dit à voix basse : « N’éveillez pas la vengeance du grand Esprit, car il est en possession d’un élément terrible. »

Chasse aux buffles chez les Delawares. — Dessin de Doré d’après Catlin.

« Malgré les observations du Castor Noir, on voulut surprendre un troupeau de buffles. Leur donner la chasse et les forcer avec nos mulets était impossible ; il s’agissait de s’approcher, en se dissimulant derrière les ondulations du terrain, et d’arriver ainsi à portée de fusil. Mais, des douze ou seize chasseurs qui s’étaient mis en campagne, chacun voulait arriver le premier. On ne fit pas attention au reste ; on ne tint pas compte de l’odorat si fin des ruminants de la prairie, de sorte qu’au moment d’arriver à la bonne place, la compagnie eut la surprise de voir le troupeau en pleine fuite, à la distance de deux kilomètres. Les chasseurs, un peu refroidis, n’eurent plus qu’à regagner la caravane qui disparaissait à l’horizon, mais cette aventure mit sur le tapis la question des buffles et de leur chasse.

« D’innombrables troupeaux de buffles, dit M. Möllhausen, animent les vastes prairies à l’ouest du Missouri, étendant leurs courses depuis le Canada jusqu’aux rives du golfe du Mexique, et depuis le fleuve que je viens de nommer jusqu’aux montagnes Rocheuses. On suppose que chaque année, au printemps, la plupart de ces animaux émigrent vers le nord pour rentrer, à l’automne, sous des zones plus chaudes. On rencontre, il est vrai, des individus isolés qui l’hiver cherchent leur nourriture sous la neige auprès des sources du Yellowstone, et même plus au septentrion, d’autres qui tondent le gazon du Texas desséché par les ardeurs du soleil ; mais ce sont là des exceptions. Ce sont pour la plupart, comme le disait le Castor Noir, des bêtes appesanties par l’âge, trop paresseuses et trop lourdes pour suivre leurs jeunes compagnons.

« Au mois d’août et de septembre, les buffles qui se sont régalés de gazon frais, se rassemblent en grands troupeaux ; la plaine est couverte de leurs masses noires jusqu’aux dernières limites de l’horizon ; pour en faire le dénombrement, il faudrait évaluer en milles carrés la surface qu’ils occupent. On dirait une armée barbare, désordonnée ; la poussière vole en tourbillons sous les pas de ces milliers d’animaux ; un bruit sourd agite l’air, pareil au roulement lointain du tonnerre. À cette époque, le chasseur peut parcourir la savane pendant des semaines, voire même des mois entiers, sans apercevoir une seule trace fraiche de bison ; et si le hasard ne lui fait pas rencontrer un de ces troupeaux qui, soit dit en passant, lui barre le chemin pendant plusieurs jours, il croit que la prairie est morte ; il accélère sa marche afin de revoir plus vite des êtres civilisés et de savoir la solitude bien loin derrière lui. Mais au bout de quelques semaines le spectacle change ; l’armée se débande ; il se forme des troupes plus petites qui vont porter la vie dans ces déserts, hier encore mornes et désolés. On voit alors des buffles qui paissent tranquillement, chacun de son côté, balayant la terre de leurs longues barbes ; plus loin, des groupes couchés dans le gazon et ruminant à leur aise, jouant entre eux et exécutant les tours les plus grotesques avec une agilité merveilleuse ; ou bien d’autres, suivant en rangs serrés des sentiers connus qui, à travers fleuves et montagnes, doivent les conduire à leurs campements favoris, dans les marais où ils comptent retrouver les bourbiers qu’ils ont creusée précédemment ; à défaut de quoi ils en creuseront d’autres, car ces animaux prennent des bains de boue, et voici comment ils procèdent. Le chef de la bande cherche un endroit convenable, et quand il a trouvé ce qu’il désire il se met à fouiller le sol de ses cornes grosses et courtes. S’aidant de ces mêmes cornes et de ses pieds, il lance dehors la terre et les herbes, et creuse ainsi une espèce d’entonnoir ou l’eau ne tarde pas à s’amasser. L’animal, tourmenté par les moustiques, fatigué par la chaleur, se laisse tomber dans ce trou, où il s’enfonce peu à peu, qu’il creuse toujours, et où il se vautre avec délices. Quand il s’en est donné à cœur joie et qu’il sort de son bain, ce n’est plus une forme animale ; sa longue barbe, sa crinière touffue forment une masse ruisselante et bourbeuse, ses yeux seuls indiquent encore que c’est ce buffle au port majestueux, et non un morceau de terre qui marche. Après lui, un autre se plonge dans le bassin, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous en aient pris leur part. Leur dos est comme enveloppé d’une croûte sale et épaisse qui ne disparaît que peu à peu, lorsqu’il pleut ou quand l’animal se roule sur le gazon.

« Autrefois, quand les buffles servaient, pour ainsi dire, d’animaux domestiques aux Indiens, on ne remarquait dans leurs innombrables troupeaux aucune diminution sensible ; loin de là, ils prospéraient et se multipliaient au milieu des vertes savanes. Mais les blancs se montrèrent dans le pays ; les peaux soyeuses attirèrent leurs regards ; la chair grasse du buffle flatta leur goût, et ils pensèrent au profit à tirer de ce nouveau commerce. De leur côté, les habitants de la prairie furent captivés par le clinquant et les liqueurs fortes des Européens, et la guerre d’extermination commença. Des milliers de buffles furent abattus pour leur langue, plus souvent pour leur peau, mais pendant les premières années on ne pouvait encore juger de la diminution. L’Indien, être insouciant, vit au jour le jour, sans s’inquiéter de l’avenir ; livré à ses caprices, il n’a pas besoin d’excitation, il chassera le buffle tant que le dernier de ces quadrupèdes ne lui aura pas livré sa peau. Le moment n’est pas éloigné où ces riches troupeaux ne seront plus qu’un souvenir. Trois cent mille Indiens se verront privés de leurs moyens d’existence, et, chassés par la faim, deviendront, avec des milliers de loups, le fléau de cette civilisation qui les enveloppe de toutes parts, et qui sera forcée de les extirper.

« Les ennemis qui menacent le buffle sont nombreux, mais le plus dangereux est encore l’Indien, qui a imaginé bien des moyens et des procédés pour amener cet animal en sa puissance. La chasse au buffle est pour l’Indien une chasse nécessaire, en ce qu’il se procure par là sa nourriture ; mais c’est aussi pour lui la suprême jouissance. Monté sur un de ces chevaux agiles et patients, pris dans la savane à l’état sauvage, il se plaît à promener la mort au milieu d’un troupeau. Dès qu’il en a découvert un, il se débarrasse lui et sa bête de tous les objets qui pourraient les gêner dans leur course ; les vêtements et la selle sont jetés de côté ; il ne conserve qu’une grossière courroie de 19 mètres de long, attachée sous le menton du cheval et qui, jetée par-dessus le cou de la bête, traîne à terre dans toute sa longueur ; c’est une bride, mais avant tout un en cas dont le cavalier se sert dans les chutes ou après tout autre accident, pour rattraper sa monture.

« Le chasseur tient dans sa main gauche son arc et autant de flèches qu’il peut en porter ; dans sa droite, un fouet dont il frappe sans pitié son cheval. Celui-ci, dressé depuis longtemps, va se placer tout contre le but désigné, afin de fournir à son cavalier l’occasion de percer le buffle à coup sûr. Mais aussitôt que la corde a sifflé, que la flèche a pénétré dans la laine frisée, le cheval fait instinctivement un bond pour échapper aux cornes de son ennemi furieux, et se dirige vers une autre victime. Ainsi se poursuit à travers la savane, avec la rapidité de l’éclair, cette chasse à courre, jusqu’à ce que l’épuisement du cheval avertisse le chasseur qu’il faut cesser cet exercice. Cependant les buffles blessés agonisent à l’écart. Les femmes du chasseur ont suivi ses traces, elles achèvent les victimes et emportent les meilleurs morceaux dans leurs wigwams, où la chair est coupée en tranches minces et séchée au soleil, tandis que la peau est tannée d’après un procédé très-simple. Inutile de dire que le reste est laissé en pâture aux loups, qui suivent toujours les troupeaux en nombre considérable.

« Le buffle a une longue crinière qui lui voile les yeux et l’empêche de bien voir et de distinguer les objets, ce qui permet a l’Indien de le chasser aussi à pied. À cet effet, l’homme se recouvre d’une peau de loup et s’avance vers son but, à quatre pattes, tenant ses armes devant lui. Si le vent ne le trahit pas en le dépouillant de son vêtement emprunté, il arrive facilement près du buffle, qu’il abat sans que ce bruit trouble le moins du monde le reste de la bande. En effet, les coups de feu n’effrayent pas ces animaux, dont l’excellent odorat sent, en revanche, de fort loin la présence de l’homme, et un chasseur bien blotti et abrité contre le vent peut faire un ample butin au milieu d’un troupeau qui paît. C’est à peine si les voisins du blessé, en entendant son râle, lèvent un moment leur tête velue, qui retombe presque aussitôt vers la terre, pour continuer à tondre le gazon[4].

On poursuit le buffle en toute saison, même quand la prairie est couverte de neige et que la chasse à cheval est impossible. Les animaux se traînent alors péniblement. L’Indien attache à ses pieds agiles de longs patins et court percer avec sa lance le buffle, qui s’enfonce dans une neige épaisse. C’est ainsi que la guerre d’extermination se poursuit sans trêve ni merci contre l’animal qui fait l’ornement des savanes. Nul ménagement, nulle pensée de prévoyance ; bientôt aura disparu le dernier buffle, et avec lui le dernier Peau-Rouge ; et avec le dernier Peau-Rouge toute la poésie de ce grand continent de l’Amérique du Nord. »

Dans ces parages, il faut toujours s’attendre à rencontrer des Indiens ; c’est ainsi que la troupe se vit accostée par deux jeunes hommes, à la taille élancée, armés d’un arc et d’un beau carquois en fourrure que garnissaient des flèches empoisonnées. C’étaient des Indiens Wakos, voisins des Witchitas, qui habitent à l’est d’une chaîne de montagnes portant ce dernier nom. De ces deux tribus, faciles à confondre, il ne reste plus que 200 Wakos et 800 Witchitas. Les alentours de leur village annoncent quelque agriculture ; on y voit du maïs, des fèves, des melons, etc. Pour tout instrument aratoire, ils n’ont qu’une pioche, à l’aide de laquelle ils mettent la semence en terre ; à peine le fruit est-il mûr, qu’ils se hâtent de consommer toute la récolte, et doivent alors pour vivre se livrer à la chasse que nous venons de décrire.


Les Cross-Timbers. — Un singulier mirage. — Les Natural-Mounds. — La Gypse-Region. — Les Antelope-Hills. — Les Indiens Comanches.


On se trouvait non loin de la petite rivière Deer-Creek ou du Cerf, précisément au milieu de cette ligne boisée appelée les Cross-Timbers, dont le point de départ est à l’Arkansas, et qui s’étend au nord-ouest jusqu’aux Brazos, c’est-à-dire sur une longueur de plus de 400 milles, variant de largeur entre 5 et 30 milles. Cette bande de forêts, composée de chênes peu élevés, assez espacés pour laisser passer un chariot, forme pour ainsi dire la limite extrême entre les terres cultivées et la prairie, entre le monde civilisé et la nature sauvage. Au delà de cette barrière, les voyageurs virent pour la première fois le phénomène du mirage, une fausse antilope, poursuivie par un buffle imaginaire, et venant se désaltérer dans un lac absent.

Les Natural-Mounds, groupe de collines qui paraissent avoir fait partie d’un haut plateau, furent ensuite franchies. S’il reste aujourd’hui encore quelque chose de ce plateau, on le doit aux quartiers de roches qui soutenaient le terrain, et dont on aperçoit des débris un peu à l’ouest ; ce sont douze à quatorze colonnes en grès rouge de 8m,34 de hauteur, d’un aspect sinon imposant, du moins remarquable ; on les dirait élevées par la main des hommes.

Non loin de là est la limite entre les eaux douces et les eaux salées, et vous entrez dans la Gypse-Region, qui de l’Arkansas se dirige au sud-ouest, à travers la Canadian, jusqu’aux sources de la Red-River, s’étend sur une partie du vaste plateau El Llano Estacado, touche le Rio-Colorado, et va finir aux Brazos et au Pecos. Long de 400 milles, large de 50, ce banc de gypse ne le cède en étendue qu’à celui de l’Amérique du sud (Chili). Dans tout ce parcours, le gypse se montre sous les formes les plus diverses, tantôt en veines blanchâtres, tantôt à la surface en gros blocs, percés d’excavations, tantôt en lames brillantes, que les Indiens Pueblos (descendants des Aztèques), sur le Rio-Grande, emploient en guise de vitres ; ces carreaux ont l’avantage de laisser voir à l’extérieur, sans que, du dehors, la vue puisse pénétrer dans la maison. Les eaux qui prennent leur source dans ce terrain, ont un petit goût de magnésie et de soude ; aussi, avant de pénétrer dans la région du gypse, chacun fait sa provision d’eau douce.

Le trajet fut de cinq jours, et malgré toutes les précautions prises, le manque d’eau se fit sentir, plus chez les hommes que parmi les animaux, qui trouvaient au reste du plaisir à brouter ce gazon fortement imprégné de sel. Toutes les rivières de cet endroit, dont la plus considérable est le Gypsum-Creek, se rendent soit dans la Witchita, soit à la Canadian, et contiennent beaucoup de poisson, entre autres un poisson rostré (Schnabelfisch), dont la piqûre est dangereuse. Les plaines que traversait alors l’expédition sont en quelque sorte un terrain vague, entre le domaine des Kioways et celui des Comanches plus à l’ouest, qui vivent ensemble en d’assez bons rapports.

Quand on a été ainsi privé d’eau, on se hâte de franchir les Antelope-Hills, nommées aussi Boundary-Hills ou collines frontières, afin de se désaltérer et de se baigner à des sources pures, sur le versant occidental. Ces collines se composent de six plateaux de cinquante mètres de hauteur, dont le sommet est couvert d’une couche horizontale de grès blanc de 0m,486 d’épaisseur. De là, l’œil s’étend sur la prairie sans fin, verte et ondulée, qui se confond avec l’horizon. Quelques buissons s’y élèvent, mais c’est encore de la verdure ; tout y a une teinte verte et monotone, jusqu’aux rives de la Canadian, traversées de veines de grès blanc. Le chien de prairie (Arctomys Ludovicianus) est l’habitant le plus fréquent de ces savanes.

Mais on y rencontre aussi des hôtes plus dangereux, les Indiens Comanches. Cette grande et vaillants nation se divise en trois tribus : celle du nord, celle du midi et celle du centre, qui, à leur tour, se partagent en différentes branches, dont chacune, sous la conduite de chefs et de devins, parcourt en tous sens la vaste étendue de prairies.

Indiens Comanches. — Dessin de Duveau d’après les Reports of explorations, etc.

« Ceux du nord et du centre poursuivent constamment des troupeaux de buffles qui émigrent ; et comme la chair de ces animaux est presque leur unique nourriture, ils ont reçu le nom de mangeurs de buffles. La prairie est leur domaine ; cédant à un instinct irrésistible, ils parcourent ces espaces désolés où le souffle d’un air pur et sain les dédommage amplement de la privation d’eau et de bois. Quand le Comanehe est éloigné de ce désert, il semble qu’un ver rongeur s’attache à sa vie ; il désire ses prairies, ses chevaux, ses armes, sa chasse ; il n’est libre et content que dans ce milieu, libre comme la prairie verte et sans limite ; il n’a d’autre richesse que ses chevaux ; c’est le buffle et l’antilope qui lui procurent sa nourriture, son habillement et son abri, en un mot tout ce qu’il désire.

« Depuis sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge le plus avancé, le Comanche est en selle ; là il est à son aise et se montre dans tous ses avantages. À pied, son corps manque de grâce, mais se transforme dès qu’il est à cheval, dès que ses membres souples se collent aux flancs écumants d’un sauvage coursier. Les mouvements aisés de l’animal se communiquent au cavalier, qui, à l’aide seulement d’une bride et d’un fouet, fait exécuter à sa monture les tours les plus étonnants, et se croit alors l’homme le plus indépendant et le plus puissant de la terre. C’est ainsi que des milliers de sauvages galopent souvent pêle-mêle dans les prairies ; ils pendent aux flancs du cheval, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre et jettent avec une merveilleuse adresse sous le col de leur monture leurs flèches et leurs lances vers un but fixé au loin. »

Ces jeux présentent un beau coup d’œil ; mais, en les voyant, l’étranger réfléchit que si un exercice continuel fait de ces sauvages les meilleurs cavaliers de la terre, il les rend aussi des ennemis terribles dans leurs expéditions de pillage et de guerre. Chaque Comanche possède un cheval de bataille qu’il a choisi le plus agile possible, car c’est, à ses yeux, la principale qualité. C’est, comme chez les tribus arabes, son meilleur ami, son bien le plus précieux ; il ne l’échangerait pas contre un trésor ; il ne le monte qu’à la guerre, dans les fêtes et à la chasse au buffle. Lorsqu’il rentre après une de ses excursions, ses femmes l’attendent à la porte du vigwam ; elles se pressent autour de l’animal favori, le caressent et le traitent avec les plus grands égards.

L’unique richesse de ces tribus consiste, sauf quelques ustensiles de ménage, en chevaux et en mulets volés chez les blancs, ainsi qu’on le voit aux marques de fer rouge dont leur peau porte l’empreinte. Chez eux, le vol est en honneur ; un jeune homme ne compte parmi les guerriers qu’après avoir accompli une expédition dans les provinces mexicaines, et les plus heureux en ce genre sont aussi les plus considérés. Un guerrier vantait un jour ses deux fils, la joie et le soutien de sa vieillesse, comme les plus habiles voleurs de toute la nation ; aussi voit-on plusieurs de ces Indiens qui possèdent des troupeaux de 200 têtes.

Camp d’Indiens Comanches. — Dessin de Duveau d’après les Reports of explorations, etc.

Une trentaine de jeunes hommes se réunissent d’ordinaire pour ces excursions, qui, en raison des dangers et des privations qu’on endure, sont mises au rang des expéditions guerrières. Chacun se munit d’un cheval et des armes nécessaires pour faire un trajet long de plusieurs centaines de milles à travers des espaces où la chasse ne donne qu’un maigre produit. Ils voyagent pendant des mois jusqu’à ce qu’ils atteignent les établissements des blancs ; là, ils se mettent en embuscade, attendant le moment de se ruer, avec des cris et des hurlements, sur les gardiens d’un troupeau isolé. Ils les chassent, les tuent en cas de résistance, emmènent prisonniers les femmes et les enfants, et reprennent avec leur riche butin le chemin des wigwams. Ils n’y rentrent parfois qu’après une absence de deux ans ; car il faut, de toute nécessité, que leur entreprise soit couronnée de succès ; un Indien rougirait de rentrer parmi les siens les mains vides. Ces courses n’ont jamais lieu sans accidents. Nous savons, par la relation de voyage de M. de Humboldt, qu’au commencement de ce siècle les prisons de Mexico étaient souvent remplies de bandes entières de Comanches faits prisonniers qu’on avait envoyés de Taos et de Santa-Fé au Nouveau-Mexique vers les régions du sud.

Les Indiens ont une autre manière d’augmenter leurs richesses en chevaux ; c’est la chasse aux mustangs. Ces chevaux sauvages sont petits, mais vigoureusement bâtis. Ils ont un œil vif, un nez pointu, de larges naseaux, les jambes et les pieds élégants ; ce sont, sans aucun doute, les rejetons de cette race qui fut introduite par les Espagnols à l’époque de la conquête du Mexique, quand la race arabe était déjà à demi abâtardie dans la Péninsule. Ils passèrent à l’état sauvage, se multiplièrent et errèrent en troupes depuis les côtes du Texas et du Mexique jusqu’à la rivière de Yellowstone, affluent du Missouri.

Les habitants des prairies apprirent bientôt à utiliser cette nouvelle espèce qui leur permit de poursuivre plus rapidement le gibier ; dans leurs migrations, ils employèrent ces chevaux en qualité de bêtes de somme ; et quand les buffles manquaient, c’est avec la chair des mustangs qu’ils apaisèrent leur faim. Nous avons raconté comment les Indiens se procurent des chevaux autour des établissements des blancs ; malgré cela, une de leurs occupations favorites est la chasse aux mustangs, et ils s’y livrent avec une passion et une ardeur sauvages.

« Muni d’un lasso et d’un fouet, le Comanche poursuit un troupeau ; il y choisit sa victime et lui jette son lasso autour du cou. Une lutte s’engage, mais de peu de durée. Il attache une courroie aux jambes de devant, lâche un peu le lasso pour laisser respirer l’animal, lui passe une seconde courroie sous la mâchoire inférieure, lui souffle dans les naseaux ; puis, lui ôtant toutes ses entraves, saute sur son dos, et lui fait exécuter à travers la prairie une course à la vie et à la mort. Mais souvent l’animal s’y épuise, et sa chair est alors le seul profit de cette chasse des Indiens. »


La Dry-River. — Un peuplier centenaire. — Rencontre de Kioways.


C’était le 7 septembre que la caravane avait passé les Antelope-Hills, qui le 8 n’apparaissaient plus que dans un lointain bleuâtre. À cette date les voyageurs avaient déjà parcouru un trajet de 424 milles, depuis leur départ du fort Smith. Le 9 au matin ils se trouvaient sur les bords de la Dry-River, rivière qui mérite, sous plus d’un rapport, de fixer l’attention. Elle sort du Llano Estacado, près des sources de la rivière Sweat Water, et se dirige au nord-ouest vers la Canadian, où elle a son embouchure. La largeur de son lit (200 mètres près de l’embouchure) est d’autant plus remarquable que son parcours est peu étendu. La vallée a une largeur proportionnée. L’examen du sol de cette vallée fait comprendre comment ont surgi les collines coniques, à larges plateaux, disséminées dans les prairies, et pourquoi il faut les considérer comme les restes du Llano Estacado. La rivière doit peut-être son origine à un simple sentier de buffles ; un torrent débordé en a fait un ruisseau ; des crevasses, formées de la même manière, se sont remplies à leur tour et lui ont apporté leur tribut ; ces masses, d’eau réunies ont entraîné le sable, percé la couche de grès blanc qui le traversait horizontalement, se sont creusé un lit profond et une large vallée, qu’elles agrandiront encore ; car leur action est toujours la même. Les hauteurs, qui enferment la rivière, ont été minées de la même façon, soulevées et séparées du sol ; puis, comme l’influence destructive du temps et des éléments agissait plus lentement sur elles, à cause de la couche de grès qui les recouvrait, peu à peu se sont formées des collines, qui tranchant sur la plaine d’alentour, et qui, recouvertes de ces couches pierreuses en saillie, ressemblent aux Antelope-Hills et aux Natural-Mounds. Leur circonférence est plus petite, car leur formation est d’une époque plus récente, bien que certaines roches paraissent appartenir à des temps plus anciens.

La Dry-River se distingue encore par une autre particularité, commune d’ailleurs à plusieurs rivières de cette contrée. Dans les basses eaux, elle est à sec près de son embouchure, tandis que plus loin, en remontant, vous trouvez beaucoup plus d’eau ; et même les endroits, à sec pendant le jour, se remplissent pendant la nuit, pour se dessécher de nouveau, dès que le soleil monte à l’horizon. Le premier fait s’explique en ce que l’amas de sable est très-considérable à l’embouchure, et que les eaux filtrent à travers. Les affluents du grand Colorado de l’ouest, entre le 34° et le 37° degré de latitude nord, présentent le même phénomène. Quant au second, il est occasionné par l’évaporation très-forte pendant le jour, à cause du sable échauffé par le soleil ; l’eau ne peut gagner le dessus que quand l’atmosphère est rafraîchie.

Les animaux connaissent ces intermittences ; au moment où les voyageurs passaient la Dry-River, à un mille de son embouchure, des cerfs et des antilopes, blottis près de là, attendaient que les eaux eussent atteint leur niveau pour venir s’y désaltérer, car on était aux premières heures du jour. C’était un charmant spectacle ; un autre les attendait plus loin ; c’était celui d’un peuplier centenaire (cottonwood-tree) qui s’élevait isolément dans la prairie. La présence d’un arbre en ces lieux est saluée comme celle d’un ami qu’on revoit après une longue absence. Le tronc noueux mesurait 4 mètres de diamètre, et donnait naissance à deux arbres dont les branches répandaient au loin un bienfaisant ombrage. Les Peaux-Rouges ont respecté ce vieillard, et tracé sur son écorce des figures de chevaux et de serpents à sonnettes.

Nous venons de prononcer le nom de Peaux-Rouges, et, en effet, près de là, les voyageurs aperçurent des traces d’Indiens. « De la prudence », dirent les chefs. Bientôt, au détour d’un chemin, on se trouva près d’une petite rivière, sur le bord opposé de laquelle se dressaient dix-huit grandes tentes, composant un camp d’Indiens. L’apparition inattendue des visages pâles jeta la consternation parmi les femmes et les enfants qui, montés sur des chevaux libres, gardaient tranquillement un troupeau au pâturage. Les femmes furent aussitôt remplacées par de jeunes et robustes garçons, qui poussèrent le troupeau vers la Canadian, pour le mettre hors d’atteinte. Un guerrier, accompagné de quelques Indiens, passa la rivière, pour parlementer avec les étrangers. C’était le chef même de la tribu, Ku-tat-su, qui de son côté demanda le chef de l’expédition, et l’embrassa tendrement en frottant sa joue peinte contre la barbe du lieutenant Whipple, usage qui du Mexique a pénétré jusque chez les Indiens. Il n’y avait plus rien à craindre ; on était en bons termes avec les Kioways, et la rivière fut traversée. Des Indiens attendaient sur la rive ; ils s’étaient fardés et parés à la hâte ; d’autres, comme on le voyait à travers les tentes entr’ouvertes, achevaient rapidement leur toilette, et se barbouillaient la figure devant de petits miroirs de poche. Ils cherchaient à persuader aux Américains qu’ils étaient des amis fidèles et les ennemis jurés des Mexicains, auxquels ils volent pourtant le plus de chevaux possible.

Camp d’Indiens Kioways. — Dessin de Duveau d’après les Reports of explorations, etc.

La troupe fit son entrée dans le village, mais ne s’arrêta qu’un instant sur la grande place pour établir un camp à quelque distance, à l’endroit où devait avoir lieu une entrevue avec les principaux chefs.

Guill. Depping.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Tagebuch einer Reise vom Mississipi nach den Küsten der Südsee von Balduin Möllhausen, eingeführt von Alexander v. Humboldt, mit eine Karte. Leipzig, Mendelssohn, 1858, en deux parties, in-4o.

    On peut consulter aussi le IIIe volume de la collection américaine intitulée : Reports of explorations and surveys to ascertain the most practicable and economical route for a railroad from the Mississipi river to the Pacific ocean, made under the direction of the secretary of war, in 1853-4, according to acts of congress of march 3, 1853, may 31, 1854, and august 5,. 1854, etc. — Vol. III. (Rapports des explorations et études faites pour déterminer le tracé la plus praticable et le plus économique d’un chemin de fer entre le fleuve du Mississipi et l’océan Pacifique, entreprises sous la direction du ministre de la guerre, en 1853-54, conformément aux actes du congrès du 3 mars 1853, etc. Itinéraire du lieutenant Whipple, vol. III.) — Washington, 1856.

  2. Nous plaçons entre guillemets les passages traduits littéralement de la relation de M. Möllhausen.
  3. Le grisly des chasseurs de l’Ouest ; ursus ferox americanus des naturalistes.
  4. Cette description et celle de la partie de balle ont déjà été publiées dans la Revue germanique.