Voyage de Marco Polo/Livre 2/Chapitre 40

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XL
D’un pays situé dans la province de Caraiam, où il y a de très grands serpents.


En s’éloignant de la ville de Jaci on vient, après dix journées de chemin, au royaume dont la ville capitale s’appelle Caraiam (Tou-li-fou), et où commande Gogracam, fils de l’empereur Koubilaï. Tout le pays tire son nom de cette ville. Les rivières de ce pays-là produisent beaucoup d’or. On trouve aussi dans les marais et dans les montagnes de l’or, mais d’une autre espèce. Les habitants sont idolâtres. On trouve en ce pays-là de très grands serpents, dont il y en a de dix pas de long et gros de dix paumes. Leur tête est fort grosse ; ils ont de grands yeux et larges comme deux pains ; ils ont la gueule si grande qu’ils peuvent engloutir un homme d’un seul coup, quelque grand qu’il soit ; ils ont aussi de grandes dents bien aiguës qui leur sont d’un grand usage ; et il n’y a ni aucun homme ni aucun autre animal qui ose s’approcher ni même regarder ces serpents[1]. On les prend de cette manière : ce serpent a coutume de se retirer quelquefois dans des cavernes souterraines ou autres retraites dans les montagnes ; il sort pendant la nuit et va parcourir la demeure des autres animaux, cherchant à en faire sa pâture, car il ne craint aucune sorte d’animaux ; il mange les grands et les petits, même les lions et les ours. Et quand il est repu, il retourne à sa caverne. Et comme le terrain est fort sablonneux, c’est une chose admirable de voir la profondeur des vestiges de cet animal : on dirait que c’est un muid de vin qu’on aurait roulé sur le sable. De sorte que les chasseurs, pour lui tendre des pièges, dressent des pieux ferrés par le bout, qu’ils cachent sous le sable, en sorte que la bête ne saurait les apercevoir ; et ils en mettent en grand nombre, surtout autour de la retraite de la bête. Et quand, la nuit, elle vient à sortir, selon sa coutume, pour chercher à repaître et qu’en marchant elle enfonce sur ce sable mouvant, il arrive souvent qu’elle donne du ventre dans ces pointes de fer attachées aux pieux dont nous avons parlé, et qu’elle se tue de cette manière, ou du moins qu’elle se blesse mortellement. Et alors les chasseurs, qui sont cachés, accourent pour achever de tuer la bête, si elle vit encore, et ils en tirent le fiel, qu’ils vendent fort cher, car il est fort médicinal. Car quiconque aurait été mordu d’un chien enragé, s’il en boit la pesanteur d’un denier, il est d’abord guéri. On mange la chair de ce serpent, et les hommes en sont fort friands, Il y a aussi dans cette province d’excellents chevaux, que les marchands achètent pour les mener dans l’Inde. Les gens du pays ont coutume d’ôter aux chevaux deux ou trois os de la queue, afin qu’ils ne puissent pas, en courant, la remuer çà et là, ce qu’ils trouvent de mauvaise grâce.

Ils se servent à la guerre de cuirasses et de boucliers faits de cuir de buffle, de flèches et de lances ; et avant que le Grand Khan eût réduit cette province sous sa domination, il y avait une détestable coutume, que quand quelque étranger de bonnes mœurs, prudent et honnête, venait loger chez eux, ils le tuaient pendant la nuit, s’imaginant que ses bonnes mœurs, sa prudence, son honnêteté, en un mot l’âme de cet homme demeurait dans la maison ; et cette perfidie ou ignorance a fait que plusieurs voyageurs ont été tués en cet endroit ; mais le Grand Khan, ayant soumis ce royaume à sa domination, a détruit cette impiété et cette folie.

  1. Ces serpents, du genre boa, existent réellement, tels que les décrit Marco Polo. Les Chinois les nomment mai-theou-che ou serpents qui baissent la tête, parce qu’ils se tiennent ainsi en marchant. Ils atteignent jusqu’à quinze à vingt mètres de longueur. (Klaproth.)