Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/16

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




CINQUIÈME ÉTAPE.

DE CUZCO À ECHARATI.


Sta, viator ! — L’hospitalité d’une épicière. — Portrait au pastel d’une grande dame. — L’hacienda de Tian-Tian et son majordome. — Dissertation sur le Theobroma cacao. — Ornithologie. — Faute d’une chemise blanche, l’auteur dit un adieu définitif aux illusions qu’il caressait. — Aspects variés du paysage. — Où le voyageur, en cherchant l’âme d’une fleur, se sent saisir le nez par des tenailles. — L’hacienda de la Chouette. — L’hibiscus mutabilis. — Conversation à travers les lames d’une persienne. — La femme abandonnée. — Une fleur blanche le matin, rose à midi, pourpre le soir. — Biographie et physiologie de quatre Jeunes filles. — Le voyageur soupe en famille chez le gouverneur de Chaco. — Arrivée à Echarati. — L’hacienda de Bellavista.

Jusqu’ici j’avais eu à me louer si peu de mon idée de visiter le val d’Occobamba, que, chemin faisant, et sans en rien dire à Miguel, que la chose eût blessé dans sa vanité d’autochtone, je m’étais comparé au chien du fabuliste qui lâche sa proie pour l’ombre. En prenant, au contraire, par des routes déjà connues, j’aurais pu trouver mille distractions. Les curiosités naturelles qu’autrefois j’avais admirées dans les vallées voisines, ces belles plantes, ces fleurs charmantes et ces brillants oiseaux, merveilles de la création qui sollicitent le regard, commandent l’enthousiasme, et semblent à chaque pas vous crier, du fond des forêts ou elles se cachent : Sta, viator ! toutes ces merveilles, plus jeunes, plus vivaces, plus fraîches que jamais, étaient encore à la même place ; pourquoi l’idée de les revoir une dernière fois ne m’était elle pas venue ? — Maudite vallée d’Occobamba ! me disais-je en manière de conclusion ; maudite soif de l’inconnu ! l’homme, ici-bas, en croyant t’étancher, ne fait que courir à sa perte ; depuis Ève mordant à la pomme fatale pour satisfaire ce besoin fiévreux, cette ardeur insensée qui pousse la créature à franchir les bornes du réel pour empiéter sur les domaines de l’irréalisable, que d’êtres qui tendaient au ciel d’un vol ambitieux, ont vu, comme Icare, fondre la cire de leurs ailes et sont retombés lourdement sur la terre !

Ce thème psychologique que je résume ici en quelques lignes, mais que mon esprit, inoccupé pour le quart d’heure, avait développé convenablement et enjolivé d’une multitude de festons et d’astragales, ce thème occupa le temps que nous mîmes à accomplir le trajet de Tiocuna à Uchu. Le soleil avait disparu quand nous y arrivâmes.

Le soir approchait ; le ciel était magnifique. Au fond, devant nous, la vallée disparaissait à demi sous un rideau de vapeurs violettes, pareil à un camail d’évêque. Derrière nous, les têtes chauves des cerros et le squelette de quelques arbres se dessinaient en noir sur un fond de pourpre orangée. Un calme ineffable régnait dans l’espace. Sans la voix de mon estomac qui criait famine et me rattachait impitoyablement à la terre, j’eusse essayé d’élever mon esprit à Dieu par l’extase ou par la prière.

Uchu, que mon guide avait appelé une hacienda, ne me parut, aux dernières clartés du jour, qu’une modeste chacara ; mais soit que l’idée qu’elle abondait en volailles de toutes sortes, ainsi que l’avait dit Miguel, me disposât en faveur de cette maisonnette, ou que sa situation fût réellement agréable, mes sympathies lui furent acquises à première vue.

Nous fûmes reçus au débotté par une femme coiffée d’un chapeau de bergère à rubans roses et vêtue d’une jupe de basin blanc, qui me parurent jurer un peu avec son âge critique, son embonpoint voisin de l’obésité et ses cheveux déjà gris. Mon guide, en la saluant avec courtoisie et accolant à son prénom de Manuela les titres de señora, doña, me fit comprendre que je n’avais pas affaire à une personne ordinaire. La façon dont l’inconnue nous invita à entrer chez elle, acheva de me le prouver. Comme on ne voyait goutte dans la pièce où nous nous trouvions, le premier soin de la señora doña Manuela fut d’allumer une chandelle, dont la lueur me permit d’apercevoir un comptoir carré pourvu de balances et des étagères garnies de bocaux, de flacons, de bouteilles étiquetées et d’objets divers. — Cette dame, pensai-je, est une pulpera ou épicière, et, comme telle, sa cave et son garde-manger doivent être bien approvisionnés ; ici, je ferai chère lie. Je ne m’étais pas trompé sur la qualité de l’inconnue ; après quelques politesses échangées avec mon guide, elle se plaignit à lui de la dureté des temps et du manque de débouchés de son commerce. Les habitants des estancias voisines continuaient bien d’acheter chez elle quelques bagatelles, mais les articles de première nécessité et d’une consommation journalière, tels que l’eau-de-vie, la coca, le piment, étaient tirés par eux des vallées limitrophes de Lares et Santa-Ana, où on les leur vendait à meilleur compte qu’elle n’eût pu les donner elle-même. Sans cette concurrence désastreuse, elle eût fait des affaires d’or. Jusque-là je n’avais trouvé rien que d’ordinaire à ces lamentations commerciales en usage chez les épiciers de tous sexes et de tous pays, et je les avais écoutées sans en être ému ; mais quand la señora doña Manuela ajouta, avec un soupir qui souleva les cavités de sa forte poitrine, que le manque de débouchés l’obligeait à ne s’approvisionner que du strict nécessaire, j’eus une vague appréhension du malheur qui me menaçait. Cette appréhension devint une certitude, quand Miguel, ayant réclamé de son obligeance le vivre et le couvert, elle lui eut répondu qu’elle pourrait nous céder sa boutique pour y dormir, mais qu’en fait de vivres il ne lui restait plus que du chuño (patates gelées) et quelques épis de maïs. Que faire en pareille occurrence ? offrir à Dieu cette nouvelle croix, accepter avec un semblant de reconnaissance le chuño et le maïs de notre hôtesse, et c’est ce que je fis.

Une heure après cette conversation, la doña Manuela, qui avait dépouillé son accoutrement prétentieux pour faire la cuisine, nous servait sur une table basse une assiette de son chuño bouilli à l’eau et des épis de maïs rôtis sur les braises. Quel régal pour un homme qui, depuis le matin, se flattait, sur la foi de son guide, de souper à Uchu de poules et de poulets gras ! Comme, après tout, il n’y avait pas de la faute de Miguel, je m’abstins de lui témoigner mon mécontentement. Notre maigre repas achevé, l’épicière nous offrit, à titre de dessert, un verre de curaçao de sa composition, simple tafia sans sucre, dans lequel trempaient des zestes d’orange. Après avoir trinqué avec nous, elle se retira dans une autre pièce, nous abandonnant sa boutique, où Miguel dressa deux lits jumeaux avec les tapis de nos selles. Malgré la fatigue d’une journée de marche et le besoin de sommeil qu’elle m’occasionnait, je ne pus dormir qu’à la condition d’avoir toujours un œil ouvert. Une fois la chandelle éteinte, un bataillon de rats avait envahi la boutique, cherchant partout des provisions absentes. Je les entendais trotter sur le comptoir, grimper le long des étagères, et, furieux de ne rien trouver à grignoter, entre-choquer à les casser les bouteilles et les flacons. La nuit que je passai à me garantir des attaques de ces rongeurs, que je comparais aux revenants qui hantent les châteaux déserts, cette nuit fut digne du souper qui l’avait précédée.

L’épicerie d’Uchu.

Le lendemain, après avoir réglé nos comptes avec la Manuela, bu cavalièrement avec elle le coup de l’étrier et quitté sa demeure, Miguel, devinant à mes yeux bouffis et à la prostration de tout mon être que l’hospitalité d’Uchu m’avait été pesante, entreprit de relever mon courage abattu par la perspective du bon gîte et du bon souper que je ne pouvais manquer de trouver à l’hacienda de la Lechuza (chouette) ou nous finirions la journée. Comme je ne sentais qu’à demi convaincu, l’homme se hâta d’ajouter que la propriétaire de l’hacienda en question n’était pas une épicière comme doña Manuela, mais une grande dame, una alta señora, qui depuis quatre ans qu’elle habitait la vallée d’Occobamba, vivait dans une retraite absolue. Tout ce qu’on savait de son histoire, c’est qu’elle était née à Lima, d’où elle était venue s’établir sur l’hacienda de la Chouette, qu’elle avait héritée d’un de ses parents ; habituellement elle restait enfermée pendant le jour, ne sortait que la nuit et toujours voilée.

J’avoue qu’en écoutant mon guide, ma première idée fut qu’il me faisait un conte à dormir debout ; mais je le regardai et lui trouvai l’air si sérieux, que je finis par croire à ce qu’il me disait. Sans lui répondre, je me mis à rêver au sens de ses paroles. Mes études physiologiques à l’endroit des femmes de Lima étaient assez complètes. Depuis longtemps je connaissais les goûts changeants, l’humeur volage, les fantasques caprices de ces charmantes indigènes, goûts, humeur et caprices qui font d’elles de véritables oiseaux-mouches, voltigeant et bourdonnant sur toutes les fleurs, passant de l’une à l’autre et ne se fixant sur aucune, pompant leur miel avec la même avidité, et, après l’avoir épuisé, les lacérant a coups de bec avec la même indifférence. Quelle exception à la règle faisait donc l’inconnue de la Lechuza, qui appartenant, au dire de mon guide, à l’aristocratie de la ville des Rois, avait fui le monde pour venir habiter un recoin perdu de la vallée d’Occobamba, où elle ne recevait ni ne voyait personne ? Un tel mystère était affriandant ; aussi mis-je tant d’ardeur à le pénétrer, que ce fut seulement à une lieue d’Uchu que je m’aperçus que nous avions traversé la rivière, et qu’au lieu de longer sa rive gauche que nous suivions depuis Unupampa, nous côtoyions maintenant sa rive droite.

La contrée qui sépare l’épicerie d’Uchu de l’hacienda de Tian-Tian, où nous arrivâmes entre onze heures et midi offre comme les vallées limitrophes de Lares et de Santa-Ana sous le même parallèle, des espaces arides alternant avec des sites plantureux qui rappellent le dualisme de l’art classique et de l’art romantique. Ici c’est la pierre et la sécheresse qui dominent ; là, c’est la végétation, l’ombre et la fraîcheur. Cette opposition constante, que sur la loi de nos lignes on pourrait croire réjouissante à l’œil et divertissante à l’esprit, finit à la longue par fatiguer horriblement. À chaque lieue, c’est comme un soufflet donné par la prose à la poésie ; un coup de ciseau dans les ailes de l’enthousiasme.

L’hacienda de Tian-Tian présentait le touchant accord des deux genres. Sa vue me remit en mémoire certains poëtes de notre époque, dont la muse trop timide ou trop faible pour monter jusqu’aux astres, et trop précieuse en même temps pour se résoudre à aller à pied, volette et sautille entre terre et ciel à l’aide des moignons qui lui servent d’ailes. Je ne hais pas ce lyrisme de juste milieu, mais j’en jouis avec modération, et n’ai pour lui ni points d’exclamation ni métaphores délirantes.

En entrant dans la cour de Tian-Tian, où nous fûmes reçus par un majordome, le propriétaire de cette hacienda habitant Calca et ne venant visiter son domaine qu’une fois l’an, mon premier soin fut de demander à l’individu s’il ne me serait pas possible, en échange d’espèces, de faire chez lui un repas quelconque. Il me répondit que rien n’eût été plus facile, si, pour le moment, le garde-manger de l’hacienda ne se fût trouvé en piteux état.

« Dans notre vallée, ajouta-t-il, on tue un bœuf tous les dimanches. Chacun en achète un morceau. Ce morceau, vous comprenez, dure ce qu’il dure : trois jours, quatre jours : cela dépend du nombre des membres de la famille et de leur appétit. Habituellement quand vient le jeudi, il ne nous reste que des os à ronger. Or, vous passez ici un vendredi. Depuis hier nos os sont rongés, sucés, nettoyés ; mais, si vous voulez attendre jusqu’à dimanche, vous aurez à déjeuner d’excellente viande de boucherie.

— Attendre deux jours sans manger ! exclamai-je avec indignation.

— Eh ! non, fit l’homme en riant, je ne vous parle pas de rester deux jours sans manger ; je vous dis seulement d’attendre jusqu’à dimanche, si vous tenez à avoir de la viande fraîche.

— Auriez-vous donc autre chose à m’offrir ?

— J’ai du chuno et du maïs.

— Cela tombe mal ; j’ai soupé hier de maïs et de chuno. Mais n’importe ; donnez toujours ; avec cela on ne meurt pas de faim. »

Le majordome dit quelques mots à une chola que notre colloque avait attirée au seuil de la maison. La femme disparut et, pendant qu’elle allait s’occuper de mon déjeuner, l’individu me proposa de faire avec lui un tour de promenade dans le cacahual de la propriété, où l’appelait en ce moment quelque détail de surveillance.

Cette plantation de cacao était mal tenue et même un peu en désordre, remarque que je me gardai bien de faire à haute voix, la vérité sonnant toujours très-mal à l’oreille d’un homme, surtout quand cet homme vous demande votre opinion. Aussi répondis-je au majordome qui me questionnait à cet égard, que je n’avais vu dans les vallées de Paucartampu, ni dans celles de Soconuzco, renommées pour leurs cultures en ce genre, un cacahual mieux conduit que le sien. C’était justement le contraire de ce que j’aurais dû lui dire ; mais le mensonge a un charme à nul autre pareil, et ma phrase laudative était à peine formulée, que le visage du majordome s’épanouissait doucement. « Diablesse de nature humaine, me dis-je à part moi, c’est donc en flattant tes défauts ou tes vices, plutôt qu’en te faisant entendre le langage de la vérité, qu’on acquiert ton estime et qu’on se concilie ton affection ?

En atteignant un rond-point de la plantation, couvert de hautes herbes et de loranthées parasites, j’aperçus quelques femmes assises sur leurs talons et caquetant comme des perruches. Chacune d’elles, armée d’un maillet en bois, cassait la capsule ligneuse du cacao, en retirait le grain et le déposait sur une banne, après l’avoir préalablement dépouillé de sa pulpe glaireuse. Cette pulpe, d’un goût exquis quand deux jours de fermentation ont ajouté à ses qualités saccharines une pointe d’acide, était rejetée par chaque travailleuse dans un baquet placé à côté d’elle.

La récolte du théobrome, qui se fait à l’époque où ses capsules, parvenues à leur maturité, ont pris une belle teinte de minium, tient les péons sur pied pendant plus d’un mois, chaque arbre ne donnant à la fois que cinq ou six fruits mûrs. Une visite de ces arbres est donc nécessaire chaque semaine, pour faire la cueillette de leurs produits. Cette cueillette emploie peu de bras, il est vrai, mais elle nécessite une surveillance continuelle, surtout si la saison des pluies arrive avant l’achèvement de la récolte.

Après avoir mangé la pulpe de deux ou trois capsules et échangé un bonjour amical avec les travailleuses, je revins à l’habitation en compagnie du majordome. On me servit mon déjeuner dans un saladier de faïence. J’appelai Miguel pour qu’il en prît sa part. Lorsque chacun de nous eut expédié sa pitance, je remerciai le majordome de son chuno bouilli et de sa complaisance à me promener à travers son domaine ; puis, ce tribut payé à la politesse, je satisfis à l’intérêt en soldant ma dépense et n’éloignant de Tian-Tian au grand trot de ma bête.

Le tian-tian sous le patronage duquel était placée cette hacienda de cacao, est un oiseau de la famille des conirostres, dont Latreille a fait un corbeau, et Buffon un geai. Le doute à cet égard est d’autant moins permis, que le premier appelle son sujet corvus, et le second gracus. Par malheur pour le système de ces illustres ornithologues, le tian-tian dont il s’agit n’est ni un geai ni un corbeau, c’est une pie ; une pie svelte, mignonne, délicate, petite-maîtresse, qui n’a rien de commun avec notre affreuse margot européenne, à quitous les vices de l’homme sont échus en partage. La pie tian-tian du Pérou n’est ni effrontée, ni pillarde, ni taquine, ni gourmande, ni voleuse, et, considération plus grave, elle ne jacasse pas. On l’élève en cage en la nourrissant de fruits et de graines, et, comme une récompense des soins qu’on prend d’elle, elle est susceptible de siffler un air du pays si on s’est donné la peine de le lui apprendre.

Sa taille est celle d’une grive ; son œil est jaune paille et son bec d’un beau noir lustré. La base de ce bec est entourée d’un bleu de cobalt qui s’étend sur la tête et s’arrête au cou, où il se termine brusquement ; le dos est d’un cendré bleuâtre ; la poitrine et la gorge sont de velours noir ; le ventre est jonquille jusque sous la queue, qui est longue et cunéiforme ; l’aspect général de l’individu est d’une rare élégance.

Cet oiseau habite, au revers des Andes orientales, la région végétale connue sous le nom de zone des quinquinas. Comme le coq de roche péruvien (tunki), il aime le couvert des grandes forêts, fuit l’éclat du jour et se hasarde rarement dans les plaines.

Tout en consignant ces détails dans l’album d’où je les extrais à cette heure, je songeais à cette hacienda de la Chouette où nous devions terminer la journée, et, malgré moi, le portrait idéal de la femme inconnue se mêlait au portrait réel que je faisais de la pie tian-tian. Si cette châtelaine, que ma pensée dotait de mille charmes, vivait dans une retraite absolue et n’admettait chez elle aucun visiteur, ainsi que l’assurait mon guide, il est plus que probable qu’elle me fermerait sa porte et me refuserait non-seulement le vivre et le couvert, mais me priverait du plaisir que je sentais que j’aurais eu à lui présenter mes hommages. Rien ne dispose à l’enthousiasme poétique comme un voyage à dos de mule ; l’idée seule de la mystérieuse Liménienne m’inspirait à cette heure des sentiments chevaleresques dignes des Amadis et des Galaor. Sur un signe d’elle, je me sentais capable de tenter l’ascension du plus haut pic de la vallée, de défier l’un après l’autre les ours et les jaguars de ses forêts, et d’accomplir sur nouveaux frais les antiques travaux d’Hercule.

Hacienda de Tian-Tian. — Plantation de cacao.

Comme je passais en ce moment près d’un ruisseau limpide qui se rendait à la rivière, j’arrêtai ma mule et laissai tomber dans l’eau cristalline, à l’aide d’un bout de ficelle, le gobelet de fer-blanc qui me servait, selon le cas, de tasse à café et de verre à boire. Cette action n’avait d’autre but que le besoin d’étancher ma soif ; mais, en me penchant sur le miroir liquide qui me renvoya mon image, une idée désolante m’assaillit tout à coup : c’est que, pour me produire aux regards de la dame de mes pensées, à supposer que je parvinsse à la fléchir et à m’introduire chez elle, la chemise que je portais depuis quatre jours, sans compter les nuits, était bien sale et bien fripée. Ce fait, si simple en apparence, suffit à renverser le château de cartes que j’étais en train d’édifier. Comment, en effet, aborder une Liménienne, une grande dame, déposer à ses pieds mes hommages avec un devant de chemise froissé, crasseux et tiqueté de piqûres de puces ! décidément la chose était impossible ; elle rirait au nez d’un pareil chevalier, et, quant à moi, je sens que j’en mourrais de honte ! « Renonçons donc, me dis-je, à jouer le rôle brillant que je caressais, et donnons-nous simplement pour ce que nous sommes, pour un pauvre diable de voyageur traversant la contrée et disposé à se montrer reconnaissant de ce qu’on aura fait pour lui. »

Cette détermination prise, je me sentis en paix avec moi-même, et, sans m’inquiéter si ma chevelure et ma barbe hérissaient leurs mèches rebelles ou retombaient en grappes d’hyacinthe comme celles des élégants d’Homère, je continuai d’avancer. Comme dans la partie de la vallée que nous laissions derrière nous, les sites étaient tantôt arides et tantôt couverts de végétation. Aux endroits où la couche d’humus avait une certaine profondeur, de beaux arbres entourés de massifs de plantes grimpantes décoraient le paysage. Une lieue plus loin, cette même couche s’amincissait et devenait insuffisante à nourrir les racines des grands végétaux. Alors arbres et plantes disparaissaient, comme ceux d’un théâtre au coup de sifflet du machiniste. Des croupes de grès rougeâtres et pelées, des espaces sablonneux ou couverts d’une gramine sèche et cassante, venaient de nouveau attrister les regards. Ces alternatives se reproduisirent pendant une partie de la journée.

À l’extrémité d’une de ces zones pétrées que nous venions de traverser, j’aperçus à quelques pas de la rivière, sur une ampoule du terrain, un de ces daturas à fleurs violettes, assez rares au Pérou, et que rappelle imparfaitement le datura stramonium qu’on trouve dans certaines parties du midi de la France. Cet arbre, d’environ dix pieds de hauteur, avec ses feuilles condiformes et un peu velues, ses belles campanules d’un violet noirâtre, faisait un admirable effet. Je m’approchai pour le considérer plus à mon aise. Une de ses fleurs pendait à ma portée et tournait vers le sol l’orifice de sa corolle ; je la relevai et, plongeant mon visage jusqu’au fond de son cône, j’aspirai voluptueusement, les yeux fermés, son odeur, mélange ineffable de benjoin et d’amande amère. Au moment où je me demandais, à demi pâmé, si le parfum, cette partie insaisissable et volatile de la fleur, n’est pas son âme immatérielle, une paire de crocs ou de tenailles me saisit brusquement le nez et le pinça si fort, que je poussai un cri de douleur en me rejetant en arrière. Miguel, qui ne me précédait que de quelques pas, accourut aussitôt et, me voyant empoigner mon nez à deux mains, me demanda la cause de ce mouvement insolite. Je lui montrai la fleur avec un geste d’épouvante. Il la cueillit, la tourna et la retourna en tous sens.

« Mais je ne vois rien, me dit-il.

— Je n’ai rien vu non plus, mais j’ai senti. Regardez mon nez ! »

Le mozo regarda : un point sanglant, me dit-il, était marqué sur chaque aile de mes narines. Comme je l’assurais que j’éprouvais une âpre cuisson dans cette partie et craignais d’avoir eu affaire à quelque monstre venimeux, il tenta de me rassurer en n’apprenant que le prétendu monstre devait être une cucaracha ou un moscardon tapi dans la fleur et que j’avais troublé dans son sommeil. La blessure que cet insecte m’avait faite se cicatriserait promptement en la bassinant avec de l’eau fraîche. Heureusement le remède était sous ma main. Je pris de l’eau à la rivière et, le nez enfoncé dans mon gobelet, je me remis en marche, jurant une haine immortelle au datura arborea à fleurs violettes.

Sur les cinq heures de l’après-midi, une maison blanche, à demi voilée par des touffes d’arbres, se dessina sur un de ces coteaux bas appelés lomas, qui longent la rivière.

« C’est l’hacienda de la Chouette, » me dit Miguel.

Mon premier soin fut de demander au mozo si mon nez était rouge et gardait la trace de sa double blessure ; et comme il m’assura que rien n’y paraissait, je me sentis un peu tranquillisé.

Quelques minutes de marche nous suffirent pour atteindre l’hacienda, petite chartreuse blanchie à la chaux, aux volets peints en vert et d’une propreté scrupuleuse. Les arbres qui la protégeaient de leur ombre étaient des sapotiers, des orangers et des genipahüas.

Au bruit de nos montures, deux personnes parurent à la fois sur son seuil : un homme en poncho, aux cheveux déjà gris, et une cholita, galamment attifée, dans laquelle je reconnus une de ces caméristes que les femmes du monde emploient à leurs commissions secrètes et à leurs messages délicats. La chola avait l’air railleur et effronté d’une Dorine de comédie ; le masque de l’homme était insignifiant, mais sérieux.

En me voyant mettre pied à terre, il s’avança, et, me saluant avec la politesse automatique d’un domestique de bonne maison, il me demanda quelle affaire m’amenait en ces lieux. Je lui répondis, en élevant la voix à dessein, que j’étais étranger et me rendais à Chao, dans la vallée de Santa-Ana ; que le jour tirant à sa fin et l’hacienda de la Lechuza étant le dernier endroit habité de la vallée, j’avais pris la liberté de m’y arrêter, dans l’idée que son propriétaire ne me refuserait pas l’hospitalité pour une nuit. Comme l’homme semblait assez embarrassé de me répondre, n’osant prendre sur lui, à ce qu’il me parut, d’accorder la faveur que je demandais, la chola s’éclipsa et reparut presque aussitôt.

« Vous pouvez rester, monsieur, » me dit-elle.

Là-dessus elle parla bas à son compagnon, qui vint aider Miguel à desseller nos mules.

Cependant la soubrette m’avait invité à la suivre dans la maison. J’entrai sur ses pas dans une pièce carrée, pourvue d’un canapé avec son matelas piqué et sa housse d’indienne, de quatre chaises et d’une console en bois de jacaranda, sur laquelle s’étalait, dans sa niche de verre, un enfant Jésus couché sur un lit de coton ; quatre tableaux à l’huile, d’un aspect assez rébarbatif sous leur couche de crasse noire, décoraient les murailles : ces toiles représentaient la Vierge, saint Joseph, sainte Rose, patronne du Pérou, et saint Torribio de Mogrobejo, archevêque de Lima, né en Espagne en 1536, mort au Pérou en 1606, et canonisé à Rome en 1727.

Avant de me quitter, la cholita, dont le sourire équivoque et les regards fripons s’harmonisaient peu à la décoration religieuse qui nous entourait, et à je ne sais quelle émanation suave et mystique qui semblait flotter dans l’air de la chambre, la cholita me dit, qu’en attendant le repas qu’elle allait me préparer, j’étais libre de me reposer dans le salon ou d’aller faire un tour de jardin. J’optai pour une promenade dans le jardin et sortis, la laissant vaquer à ses affaires.

Une fois dehors, je feignis d’examiner en amateur le ciel, l’horizon, les montagnes ; mais, en réalité, je me rendis compte de la coupe et de la division du logis, qui me parut avoir cinq pièces, sans préjudice des communs. Un vague instinct me révélant que la chambre de l’inconnue devait donner sur le jardin, j’allai prendre mon album pour me donner une contenance, et, taillant un crayon, je longeai la maison et me trouvai dans l’enclos réservé ! Une persienne, encadrée dans des massifs de daturas et de jasmins d’Espagne, fut la première chose que j’aperçus en y entrant ; au-dessous de cette persienne se trouvait un banc de pierre. C’est là que doit habiter l’inconnue, me dis-je en évitant de regarder de ce côté, et portant toute mon attention sur des plates-bandes qui égayaient ce petit coin de terre merveilleusement disposé pour la rêverie ; leurs fleurs n’étaient ni rares ni brillantes : c’étaient des pois de senteur, des coréopsis, des énothœres odorantes, des ornithogales et des mauves. Mais le soin avec lequel leurs tiges faibles étaient attachées à des tuteurs et étalées selon l’habitus de la plante, prouvait chez la personne qui les cultivait, en même temps qu’une certaine entente de l’horticulture, une sollicitude extrême pour ces fragiles existences. Un jardinier de profession eût peut-être fait mieux, mais une femme seule pouvait faire aussi bien.

Tournant le dos à la persienne dont j’avais remarqué que les lames étaient baissées, je m’avançai au fond du jardin. Tout à coup je fis une exclamation de surprise. Au milieu d’une corbeille entourée de ces scylles naines à la corolle rouge et verte, qui croissent dans les terrains pierreux, se dressait un hibiscus mutabilis, couvert de larges roses que la durée et la chaleur du jour avaient déjà flétries et fait passer du blanc pur, qu’elles avaient eu le matin, au pourpre violacé qu’elles offraient en ce moment.

Hacienda de la Lechuza.

Pendant que j’admirais le délicieux arbuste qui portait, à côté de ses fleurs fanées, de nombreux boutons sur le point d’éclore, j’entendis relever doucement les lames de la persienne. Bien vite je me penchai sur l’hibiscus et feignis d’examiner de près la structure d’une de ses feuilles quinquilobées. Quand je fus las de ma posture ou que je jugeai qu’on avait eu le temps de prendre un signalement détaillé de mon individu, je revins à pas lents vers la maison. À mon approche les lames de la persienne retombèrent avec le bruit léger d’un oiseau qui se pose. Je m’assis sur le banc de pierre, j’ouvris mon album et me mis à faire un croquis du jardin, que j’embellis à l’aide de vigueurs guachées. Tout en dessinant, il me passait par la tête une foule d’idées ; je devinais que deux yeux bleus ou noirs étaient fixés sur moi. Mais par quel regard répondre à ces deux yeux que je ne voyais pas ! Si je chantais une ariette de circonstance, me dis-je tout à coup ; c’est une façon comme une autre de converser avec quelqu’un, tout en ayant l’air de ne parler qu’à soi seul. Que chanterai-je bien ? Eh ! pardieu, la chanson des fleurs ! Seulement, tâchons de chanter le moins faux possible. Je commençai à demi voix : Somos hijas del fuego oculto… Mais je songe que la lectrice, qui me fait l’honneur de parcourir ces lignes, ne comprend peut-être qu’à demi la langue de Cervantes, et, pour lui éviter l’ennui de recourir à un traducteur, je reprends dans la langue de notre Académie française :

    Nous sommes les filles du feu secret,
Du feu qui circule dans les entrailles de la terre ;
Nous sommes les filles de l’aurore et de la rosée,
    Nous sommes les filles de l’air,
    Nous sommes les filles de l’eau ;
Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.
Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.

    Nous tenons à la terre par un fil.
Ce fil, c’est notre racine, c’est-à-dire notre vie.
Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel.
    C’est que le ciel est notre patrie,
Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,
    Puisqu’à lui retourne notre âme :
    Notre âme, c’est-à-dire notre parfum.

J’achevais le dernier vers de la chanson en même temps que l’hibiscus que j’avais placé au milieu de ses scylles rouges et vertes, comme un roi dans son cercle de courtisans.

« Quel ennui, dis-je alors à haute et intelligible voix, de ne pas savoir en espagnol le nom de ce charmant arbuste, je l’aurais écrit à côté de son nom latin !

— On l’appelle mudadera, me dit une voix de femme dont le timbre grave et un peu voilé était empreint de douceur.

— Merci, qui que vous soyez, » répondis-je en levant brusquement la tête.

Mon mouvement, si rapide qu’il eût été, fut dépassé en promptitude par la personne qui venait de parler, et quand mon regard se porta sur les lames de la persienne, elles étaient déjà baissées. Le premier pas est fait, me dis-je, voyons à faire le second.

« Pardon, repris-je, madame ou mademoiselle, car je ne sais comment je dois vous appeler, mais seriez-vous assez bonne pour me dire comment cet hibiscus ou cette mudadera, comme vous la nommez, se trouve dans la vallée d’Occobamba ! c’est la première fois que je vois au Pérou cet arbuste qui, je crois, est originaire des Indes orientales.

— C’est un souvenir que m’a laissé d’elle une personne qui… n’est plus, dit la voix avec une certaine hésitation.

— Je comprends alors que vous puissiez y tenir. Le souvenir, c’est comme un parfum de l’objet aimé qui lui survit et s’attache à notre âme, comme le parfum d’une fleur s’attache à nos mains et continue de nous rappeler cette fleur alors qu’elle n’est plus. Mais la vallée d’Occobamba est bien proche de la Cordillère pour n’en pas ressentir l’influence, et il suffit d’un abaissement subit de la température pour faire périr cet arbuste, accoutumé aux ardeurs d’un climat brûlant.

— Que faire alors ? soupira la voix.

— L’entourer de soins assidus ; le préserver de la fraîcheur des nuits à certaine époque de l’année, et, si c’est possible, le garantir des grandes pluies de l’hivernage, qui ne pourraient que lui être nuisibles. Si le destin, au lieu de me condamner à errer sans cesse à travers le monde, m’eût fait votre voisin de campagne, j’aurais été heureux de partager vos soins et vos appréhensions à l’égard de l’arbuste que vous aimez ; peut-être qu’à deux fussions-nous parvenus à le préserver d’une mort certaine.

— Vous le croyez donc destiné à périr ?

— Tout ce qui naît ici-bas doit mourir, madame ou mademoiselle… excusez-moi si je ne vous donne pas la qualification qui vous est due… mais vous ne m’avez pas fait l’honneur de me dire comment je devais vous appeler…

— Pardon, monsieur, si je vous interromps ; mais la chanson que vous chantiez il y a un instant et que j’ai entendue… sans le vouloir, vos observations au sujet de la mudadera que vous condamnez à périr, prouvent que vous vous occupez des fleurs… que vous les aimez… on ne parle avec enthousiasme que des choses qu’on aime…

— J’aime les fleurs, en effet, madame, mais non comme le vulgaire, pour le luxe matériel, le plaisir des yeux ou la volupté des sens qu’elles peuvent ajouter à notre existence ; j’aime les fleurs pour elles-mêmes ; leur nature mystérieuse me charme et m’attire invinciblement. Si je croyais à la métempsycose, je vous dirais qu’avant d’être homme je dus végéter dans le bulbe d’un orchis ou l’oignon d’une liliacée ; de là l’irrésistible sympathie qui m’entraîne vers ces familles. Les fleurs ont je ne sais quoi d’immatériel et de quasi céleste qui manque à l’homme, ce prétendu roi de la création ; en elles, tout est poésie et grâce suave. Elles aspirent l’air, comme le disait ma chanson de tout à l’heure ; elles s’abreuvent de rosée ; elles tiennent à peine à la terre et se tournent sans cesse vers la lumière qui émane du ciel ; et puis elles se montrent si humblement touchées, si doucement reconnaissantes de l’affection et de la sollicitude qu’on leur témoigne ! L’homme ne répond au dévouement de son semblable que par l’oubli, l’indifférence ou l’ingratitude. La fleur, au contraire, aime et se souvient, et vous rend en beauté, en éclat, en parfum, tous les soins que vous prenez d’elle. Voilà pourquoi j’aime les fleurs !

— Ah ! » fit l’inconnue, comme si une douleur aiguë l’eût atteinte au cœur.

Son exclamation fut répétée instantanément par une autre voix comme par un écho. Je me retournai. Cette voix était celle de la chola qui, en me voyant assis sur le banc et m’entendant parler avec sa mystérieuse maîtresse, n’avait pu retenir ce cri de surprise.

« Señor, votre souper est servi, » me dit-elle.

Comme j’hésitais, la voix de l’inconnue me dit tout bas :

« Allez. »

Je suivis la camériste, et dans la pièce d’entrée, sur une petite table, je vis mon couvert mis. Rien n’y manquait : ni l’argenterie, ni le cristal, ni la serviette brodée de guipure ; pour un homme qui, depuis longtemps, mangeait, assis sur ses talons, dans des écuelles de bois ou des plats de terre, et se servait de ses cinq doigts en mode de fourchette, ce luxe poétique du couvert, qui ajoutait au mérite du repas, exaltait l’imagination en même temps qu’il triplait l’appétit. Aussi fut-ce d’un air d’ogre affamé que j’attaquai la poule au riz dont se composait le premier service, et que j’expédiai l’omelette au sucre qui formait le second. Une tasse de chocolat fouetté au molinillo et couronné d’un panache d’écume, compléta ce repas de prince, à l’issue duquel la chola plaça devant moi des cures-dents et un rince-bouche dans lequel trempaient des feuilles de menthe.

Mes grâces dites, en homme qui sent toute l’importance de l’acte qu’il vient d’accomplir, j’eus l’idée de retourner au jardin pour reprendre avec l’inconnue ma dissertation sur les fleurs au point où je l’avais laissée. La crainte d’être indiscret m’en empêcha ; et puis l’air était si pur, le ciel si serein, la soirée si douce, qu’il me sembla qu’une promenade et un cigare couronneraient dignement mon souper. On ne peut pas toujours parler fleurs et psychologie, et passé trente ans toute extase est préjudiciable après un repas copieux.

Je sortis donc et marchai au hasard jusqu’à ce que la nuit fût tombée.

Quand je revins, la chola était en faction au seuil de la porte. En m’apercevant elle vint à moi :

« Ma maîtresse veut vous parler, » me dit-elle.

Je la suivis dans le jardin, où elle me laissa après m’avoir montré de la main le banc de pierre. À peine étais-je assis, que les lames de la persienne se soulevèrent.

Conversation à travers les lames d’une persienne.

« Monsieur, me dit l’inconnue de sa belle voix de contr’alto, à laquelle la nuit prêtait un charme singulier, j’ai pensé qu’avant de partir, vous ne refuseriez pas de me rendre un petit service.

— Mon cœur, mon esprit, ma personne sont à votre disposition.

J’ai besoin seulement de votre pinceau…

— Mon pinceau ?

— Oui ; ne m’avez-vous pas dit que l’arbuste de mon jardin pouvait périr un jour ou l’autre ? Eh bien ! soyez assez bon pour me peindre une de ses fleurs sous les divers aspects qu’elle prend à certaines heures de la journée ; si je viens à perdre l’original, il me restera la copie. »

Pareille demande me surprit si fort, que je tardai un peu à y répondre.

« Vous hésitez, monsieur ? me dit l’inconnue.

— Mille pardons, madame ; non, je n’hésite pas… mais permettez-moi de vous parler avec une entière franchise. C’est plus qu’un dessin, plus qu’une peinture que vous me demandez, c’est un jour de mon temps, et ce temps m’est mesuré avec une telle parcimonie, que c’est à peine si, en marchant jour et nuit comme Isaac Laquedem, je pourrai arriver à l’époque fixée à un rendez-vous qui m’est assigné au delà de cette Amérique.

— Alors n’en parlons plus.

— Parlons-en, au contraire, répliquai-je, car le ton de reproche de l’inconnue m’avait ému ; oubliez les paroles qui viennent de m’échapper et qui m’étaient dictées par une impérieuse nécessité. Demain, au jour, je peindrai les fleurs de votre hibiscus, puisque tel est votre désir ; mais, à votre tour, ne ferez-vous rien pour moi ?…

— Que puis-je faire ?

— Une chose qui vous coûterait peu, et qui serait pour moi d’un prix inestimable. Levez le voile qui vous cache. Ne me laissez pas partir d’ici sans vous avoir vue, afin que j’emporte avec le souvenir de vos traits celui de la généreuse hospitalité que j’ai reçue de vous.

— Ce que vous demandez est impossible, me dit l’inconnue ; excepté les gens qui me servent, personne ne verra plus mon visage jusqu’au jour ou Dieu m’appellera à lui. C’est un vœu que j’ai fait et que rien au monde ne pourrait m’engager à rompre. Pour qu’une femme ait pris la résolution de s’ensevelir dans cette solitude et d’y rester cachée à tous les yeux, croyez, monsieur, qu’il a fallu qu’elle eût de bien puissants motifs !

« Le court séjour que vous aurez fait ici, ajouta-t-elle, ne saurait laisser dans votre esprit des traces bien durables ; dans quelques jours, vous aurez probablement oublié l’hacienda de la Lechuza et la pauvre femme qui est venue y cacher sa vie. Mais elle se souviendra toujours de la sympathie que vous lui avez témoignée. Et maintenant puis-je compter sur votre obligeance ?

— Dès demain, comme je vous l’ai dit, je me mettrai à l’œuvre.

— Que Dieu vous bénisse et vous rende au centuple ce que vous aurez fait pour moi ! Recevez dès à présent, avec l’expression de ma sincère gratitude, l’assurance que mes prières vous suivront en chemin…

— Ne pourrai-je donc avant mon départ échanger encore quelques paroles avec vous ?

— Hélas ! à quoi bon ? Excusez-moi, si je vous laisse, et recevez de nouveau mes remercîments et mon dernier adieu. »

L’inconnue abaissa les lames de la persienne et je l’entendis refermer sa fenêtre.

Le majordome n’attendait en conversant avec mon guide. Après m’avoir montré dans la pièce d’entrée un matelas proprement couvert qui m’était destiné, et fait ses offres de service, il me remit de la part de sa señora une bouteille d’eau-de-vie de Pisco[2], dont la fabrication remontait à une douzaine d’années et dont le parfum et le goût, me dit-il, ne laissaient rien à désirer. À son air enthousiaste et profondément convaincu, je jugeai qu’en bon Liménien il professait une estime particulière pour cette espèce d’eau-de-vie inconnue à Occobamba, et que sa vue lui rappelait le temps heureux où il en buvait en rasades dans quelque bodegon de la cité des Rois. Faire de ce majordome un Tantale eût été de ma part une cruauté véritable. Je débouchai donc la bouteille, j’emplis d’eau-de-vie mon gobelet et le lui présentai. Il le vida d’un trait et fit claquer sa langue en signe de contentement. Miguel, témoin muet de cette scène, eut aussi sa part du gâteau. Seulement, pour des raisons de convenance que chacun saura apprécier, au lieu de remplir mon gobelet jusqu’au bord, comme je l’avais fait pour le majordome, je me contentai d’y verser deux doigts de liquide. Quand il eut bu je le priai de reboucher la bouteille et de la mettre dans mes sacoches de voyage. Il sortit accompagné du majordome qui semblait tout ragaillardi. Resté seul, je pris possession de ma couche et m’endormis bientôt de ce voluptueux sommeil qu’ont pu goûter ceux dont la conscience était calme, sur un matelas douillet et entre des draps blancs et parfumés.

Réveillé de bonne heure, je m’habillai et sortis pour respirer l’air du dehors. L’aube commençait à faire revivre les arbres, les buissons et les fleurs baignés d’une blanche rosée. Un vague souffle parfumé flottait sur les coteaux encore noirs. Vers l’orient, à l’extrémité nord de la lueur crépusculaire, tout près du bord de l’horizon, dans un milieu limpide, bleu, sombre, éblouissant, mélange ineffable de perle, de saphir et d’ombre, Vénus resplendissait et son rayonnement magnifique versait sur les montagnes, les plaines et les bois, confusément entrevus, une sérénité, une grâce et une mélancolie inexprimables. C’était comme un œil céleste amoureusement ouvert sur ce beau paysage encore endormi.

Personne n’était levé dans la maison. J’allai au fond du jardin revoir l’arbuste que je devais peindre. Une de ses fleurs s’entrouvrait doucement aux approches du jour. Sa blancheur lactée rappelait celle du coton que le gossypium laisse fuir par ses capsules trilobées. Il importait de se hâter si on voulait reproduire la fleur de l’hibiscus à sa première phase. Je rentrai pour choisir dans le plus grand de mes albums une feuille sans tache et mettre de l’ordre dans mes couleurs un peu bouleversées par les cahots de ma monture. Une assiette que je trouvai me servit de palette, et je n’eus plus qu’à remplir d’eau mon gobelet.

À six heures, j’étais assis en face du merveilleux arbuste et occupé à tracer mon esquisse. Sur une branche de convention, entourée de feuillage, j’avais placé cinq fleurs épanouies, bien que l’arbuste n’en offrît qu’une en ce moment. Ces cinq fleurs, dessinées sous divers aspects, devaient rappeler cinq tons des plus tranchés de la gamme colorée que parcourt la fleur de l’hibiscus mutabilis depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort. Après deux heures de travail, ma branche, mon feuillage et ma première fleur d’un blanc laiteux étaient à peu près terminés. À dix heures, une seconde fleur d’un rose pâle venait s’ajouter à la première. À midi, ma troisième fleur, d’un rose vif, s’épanouissait sur la branche. Une quatrième fleur, d’un carmin brillant, était achevée à trois heures ; enfin à six heures, je finissais de peindre la cinquième fleur dont les pétales déjà flasques et la couleur d’un pourpre violacé annonçaient la mort prochaine et la décomposition rapide qui allait s’ensuivre. Quand j’eus mis à ce travail la dernière main, fait quelques retouches, donné les vigueurs nécessaires, j’écrivis au bas, sous la date du jour et la désignation de l’année, ces trois mots : Data fata secutus, et je donnai mon aquarelle à la chola pour qu’elle la portât à sa maîtresse. Elle revint au bout d’un moment, et, en me transmettant les remercîments chaleureux de cette dernière, elle me remit de sa part, en me priant de la garder pour l’amour d’elle, une tige de ñuccho fanée, qui, dans le langage figuré des Quechuas, exprime la défaillance du cœur. Cette fleur-momie, que je plaçai entre les feuillets d’un album et qui survécut à toutes les vicissitudes de mon voyage, gît aujourd’hui chez moi dans un sachet de satin blanc bordé d’une dentelle d’or.

Je puis avouer maintenant que cette journée, consacrée à la peinture d’une fleur et divisée en cinq séances, me parut interminable et me divertit peu. L’idée seule que je causerais une sensation douce à la captive volontaire de ce logis put contenir mon impatience et m’engager à aller jusqu’au bout. Aussi fut-ce avec un plaisir véritable que, le soir venu, je pris possession de mon matelas en me disant, comme Titus, que j’avais gagné ma journée. Le lendemain, ce plaisir fut plus vif encore quand je vis nos mules sellées, et un instant après les murs blancs de l’hacienda de la Chouette disparaître derrière nous.

« Quelle insensibilité de cœur ! dira tout bas peut-être une lectrice à cet aveu naïf de mes impressions. — Hélas ! madame ou mademoiselle, lui répondrai-je, vous qui daignez me suivre depuis le port d’Islay sur la côte du Pacifique, vous savez, et mieux que personne, que mon temps ne m’appartient pas, et que toute heure que j’en distrais, même au profit de la charité, est une perte irréparable. »

Nous marchions côte à côte, chacun de nous gardant le silence et s’entretenant avec ses propres pensées. Le paysage à travers lequel nous cheminions prenait à chaque lieue un caractère d’aridité sauvage qui s’harmonisait assez à notre humeur mutuelle, s’il ne contribuait pas à la rembrunir. Nous avions laissé derrière nous la rivière et les terrains plats qu’elle fertilise, et nous montions par des sentiers de plus en plus abrupts vers la chaîne des Lomas, qui sépare la vallée d’Occobamba de celle de Santa-Ana. Ces apophyses de la Cordillère qui vont s’amoindrissant jusqu’à ce qu’elles aient atteint le pays plat, portent le nom de Cuchillas, à cause de leurs sommets amincis qui rappellent le tranchant d’un couteau. La flore de ces régions participe de celle des plateaux andéens et des versants orientaux de la chaîne des Andes. Les grands arbres y sont rares ; les arbres de quatrième hauteur et les arbrisseaux qui la composent sont des capparis, quelques laurinées, des actinophylum, des myrtus et des baccharis. Parmi les fleurs qu’on trouve çà et là figurent au premier rang un befaria à roses naines, des lysipomias, deux ericas du genre vaccinium, l’une d’un jaune orangé, l’autre d’un blanc verdâtre, une andromède d’un rose pâle, une gentiane d’un beau bleu et un berberis pourpre.

À mesure que nous nous élevions, la vivacité de l’air, en donnant du ton à ma fibre, me creusait singulièrement, l’estomac. Miguel, à qui je fis part de ces dispositions purement animales de mon individu, m’apprit que nos sacoches étaient bourrées à rompre, et que je pourrais déjeuner où et quand bon me semblerait. Je mis immédiatement pied à terre et m’assis à l’ombre d’un de ces capparis rudifolia, dont les feuilles rugueuses comme du papier de verre, pourraient servir à polir du bois.

Les provisions que Miguel étala devant moi étaient de nature à satisfaire le gourmet le plus exigeant. Un poulet rôti, du pain frais, du beurre, des fruits et deux bouteilles de vin couleur de topaze, qu’après l’avoir dégusté, je reconnus pour être du vieux vin d’oranges[3], m’arrachèrent malgré moi ce sourire égoïste et béat de l’homme affamé qu’on met face à face avec un bon repas.

Quand nous eûmes suffisamment réparé nos forces, nous nous remîmes en route, continuant une ascension que l’état des chemins rendait assez pénible pour nos mules. Au coucher du soleil, nous descendîmes le revers opposé de la loma et nous atteignîmes bientôt le village de Chaco, pittoresquement assis sur le versant d’une montagne boisée. De cet endroit, la vue embrasse dans leur majestueux ensemble l’Aputinhia et l’Urusayhua, deux montagnes géantes, d’une régularité parfaite et qui, placées à droite et à gauche de la vallée de Santa-Ana, font l’effet de sentinelles préposées à sa garde.

J’avais arrêté ma monture pour jouir du coup d’œil qu’offrait à cette heure l’immense vallée déroulée à mes pieds, comme une carte en relief peinte des couleurs naturelles. À partir de la base de la montagne apparaissait, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, un enchevêtrement confus de croupes boisées, de cours d’eau et de forêts, bornés dans trois aires de vent par les neiges de la chaîne de Huilcanota. Quelques villages avec leurs tours carrées et leurs clochers pointus, force cultures et force chaumes, çà et là de rousses fumées, lentement poussées par le vent, et qui indiquaient soit un défrichement, soit un feu de pâtre ou de charbonnier, se faisaient remarquer dans cet ensemble. À mesure que le soleil baissait, montagnes et forêts, villages et cultures s’entouraient d’une atmosphère de plus en plus dense et bleuâtre. Des bandes de nuages envolés du fond des ravins, flottaient au-dessus des rivières et s’abattaient sur elles comme des vols de cygnes. Les lointains s’estompaient dans les brumes violettes, et le ton des verdures se refroidissait par degrés. La nature sur laquelle l’ombre et le sommeil étendaient déjà leurs voiles, semblaient sourire et prier et bénir avant de s’endormir comme l’oiseau, la tête sous son aile.

Un moment, je considérai ce vaste horizon plein d’un charme mélancolique et d’une paix profonde, puis, comme le jour finissait, j’entrai dans le village de Chaco, où Miguel m’avait précédé pour annoncer au gobernador mon arrivée, et l’avertir en même temps que je dormirais sous son toit. Ce gouverneur et sa famille m’étaient connus depuis longtemps. Nos relations avaient été fort amicales, et j’étais à peu près certain que la décision que je prenais sans le consulter serait agréée par son épouse et ses quatre filles.

Vue du village de Chaco.

Je ne m’étais pas trompé dans mes prévisions. Mon entrée au logis fut saluée par un concert de voix joyeuses, qui me prouva bien mieux que de vaines paroles tout le plaisir qu’on avait à me revoir après une absence de cinq années. Le gouverneur alla lui-même desseller nos mules, pendant que Miguel le regardait faire en se croisant les bras. La gouvernante, grosse matrone, au teint un peu foncé, interrompit le savonnage qu’elle était occupée à faire, pour me préparer à souper, laissant ses filles me faire les honneurs du logis, ou plutôt m’accabler de questions sur moi-même, sur les incidents de mon voyage et mes intentions ultérieures, enfin sur l’emploi de mon temps pendant ces cinq années.

La plus jeune des filles du gouverneur comptait dix-huit printemps à peine et la plus âgée vingt-quatre, mais la timidité n’était ni la vertu ni le défaut de ces demoiselles. Élevées par un père dont la bonté dégénérait en apathie, et par une mère dont la tendresse était poussée jusqu’à l’aveuglement, ces jeunes filles avaient grandi sous l’œil de Dieu, comme la plante, et comme la plante aussi elles s’étaient tournées de bonne heure du côté d’où leur venaient l’air et la lumière ; Leurs parents, loin de contrarier leurs inclinations naturelles, y avaient aidé de leur mieux par suite de la tolérance qui faisait le fond de leur caractère. L’âge n’avait fait qu’accroître chez nos fillettes cette indépendance d’esprit et cette humeur aventureuse qui faisaient d’elles de véritables amazones. Souvent elles quittaient ensemble ou séparément le logis paternel et n’y rentraient qu’à la nouvelle lune. Une visite à faire à quelque amie était la cause de ces absences. Le bon gobernador s’inquiétait peu de leur disparition momentanée, et attendait tranquillement qu’il leur prît fantaisie de rentrer au logis.

Aux personnes qui pourraient trouver à redire à ces us et coutumes et concevoir des doutes malséants à l’endroit des filles de mon hôte, je dirai que ces us et coutumes sont ceux des cités capitales de l’Amérique espagnole et des villes, villages ou hameaux compris dans leur juridiction ; qu’au lieu de s’en formaliser, de leur crier raca et de les mettre en fuite, chacun leur sourit, leur fait bon accueil et les encourage. De là l’intérêt, voire l’affection qu’on témoignait ostensiblement aux quatre demoiselles de notre gouverneur : « Ce sont de bonnes filles, » disaient d’elles tous les planteurs, régisseurs et majordomes de la vallée de Santa-Ana. Ces simples mots font leur plus bel éloge.

Aspect général de la vallée de Santa-Ana.

Après avoir épuisé la série de leurs questions et écouté les réponses que je jugeai convenable d’y faire, elles aidèrent leur mère à préparer le souper ; le gouverneur était allé frapper aux portes des maisons du village et réclamer de ses administrés, à titre de subsides, quelques provisions qu’on pût ajouter au repas. Il revint au bout d’une demi-heure, rapportant de sa tournée huit œufs et un morceau de lard, qui furent consacrés d’une commune voix à la préparation d’une omelette dont je surveillai la cuisson.

Quand tout fut prêt, nous nous accroupîmes autour d’une natte qui tenait lieu de table. Un chupé, composé de mouton sec et de racines, fut placé au centre, et chacun de nous, muni d’une cuiller, d’une fourchette, d’un morceau de bois affilé, manœuvra de son mieux. Comme j’étais assis entre Inès et Carmen, les aînées des fillettes, j’étais servi par elles au lieu de les servir, selon la coutume ando-péruvienne. Elles avaient soin de choisir les meilleurs morceaux et me les portaient à la bouche, tantôt avec leur fourchette, tantôt avec leurs doigts, détail qui satisfaisait à la fois ma paresse et mon appétit. Quand vint le tour de l’omelette, les bonnes filles m’en firent les honneurs avec tant de grâce et d’empressement, qu’en récapitulant le nombre de bouchées qu’elles m’avaient offertes, je vis que j’avais mangé ma portion et la leur. En guise de dessert, nous bûmes une bouteille du vin d’oranges que je tenais de la munificence de Sor Maria de los Angeles. Ce vin capiteux mit les filles de mon hôte de si belle humeur, que lorsque la bouteille fut achevée, elles me proposèrent un air de guitare et un petit bal sans façon ; j’acceptai l’air par politesse, mais refusai nettement le bal, objectant ma fatigue et le besoin de sommeil qui en était la conséquence. Elles insistèrent, mais je tins bon ; alors voyant que leurs instances étaient inutiles, elles me laissèrent la libre disposition de mon individu. Je priai Miguel de dresser ma couche dans un réduit treillissé qui se trouvait au fond de la pièce et qui jadis avait servi de poulailler ; puis quand ce fut fait, je pris congé de la famille et m’allai coucher, laissant les fillettes surexcitées par le vin d’oranges, danser entre elles, faute de cavalier.

Un souper en famille chez le gouverneur de Chaco.

Le lendemain de bonne heure, je quittai Chaco, suivi de mon guide. Nous descendîmes vers la vallée par des sentiers en zigzag et d’une pente roide. Après avoir traversé la rivière d’Alcusama, un des affluents du rio de Santa-Ana, et côtoyé la ferme de Salamanca, nous arrivâmes sur les neuf heures au village d’Echarati ; j’y fis halte un instant, pour prier l’alcade de m’adresser à l’hacienda de Bellavista, où je me rendais, les colis, bagages et paquets qui devaient m’être expédiés de Cuzco. Ces formalités remplies, je n’eus plus qu’à tourner bride et suivre la belle allée d’agaves qui conduit du village à l’hacienda en question, que j’atteignis après dix minutes de marche.

L’hacienda de Bellavista, plus communément désignée par le nom d’hacienda d’Echarati, à cause de la proximité de ce village, est une des plus renommées de la vallée de Santa-Ana. Le cacao qu’on y récolte est supérieur en qualité à celui de Pintobamba, n’en déplaise aux faiseurs de mercuriales du marché de Cuzco, qui s’obstinent à coter celui-ci à un prix plus élevé que l’autre. Aux lecteurs du genre positif, que de pareils détails pourraient intéresser, nous dirons que cette supériorité du théobrome d’Echarati, que nous sommes le premier à signaler publiquement et sans avoir l’idée de faire une réclame à son propriétaire, n’a d’autres causes que la taille et la culture intelligentes des arbres qui le produisent, et l’élévation de température qui le mûrit. À Pintobamba, cette température ne dépasse guère vingt-trois degrés, tandis qu’à Echarati elle s’élève jusqu’à vingt-huit degrés.

Village d’Echarati.

La situation de l’hacienda entre les deux montagnes boisées de l’Urusayhua et de l’Aputinhia est des plus pittoresques, et dans toute la vallée on chercherait vainement un site qui alliât avec tant de bonheur la beauté et la splendeur des masses à l’élégante variété des détails.

À chaque pas le point de vue se déplace et charme l’œil par un attrait nouveau : l’artiste y trouve à foison des sujets d’études ; le poëte y cueille à loisir des sonnets tout faits ; le botaniste des plantes et des fleurs sans nombre, et le zoologiste peut y collectionner assez de quadrupèdes, d’oiseaux et d’insectes, pour en remplir des caisses et en encombrer des cartons.

L’allée d’agaves qui relie comme un trait d’union le village à l’hacienda, vient aboutir, du côté de cette dernière, à une cour d’un arpent carré, coupée en deux par un ruisseau d’eau vive ; des graminées de toute espèce y croissent librement et forment un tapis moelleux. Cette cour est bornée au nord par une suite de bâtiments en pisé, de hangars et de granges ; au sud, par la cuisine, la distillerie et les demeures des péons, humbles cabanes à pans treillissés et à toit de chaume ; à l’est, par un jardin sans bornes, et à l’ouest, par des taillis sans fin. De grands et beaux arbres, les uns pourvus de leur seul feuillage, les autres couverts de magnifiques fleurs, arrondissent leurs masses à travers cet ensemble.

Mon arrivée fit aboyer les chiens de garde enchaînés aux poteaux d’un hangar et lever de la table devant laquelle il était assis, sous ce même hangar, le propriétaire de l’hacienda, un compatriote venu tout jeune en Amérique. Il accourut à ma rencontre, et comme je sautais à bas de ma mule, ses mains s’emparèrent des miennes et les serrèrent affectueusement. Notre connaissance mutuelle datait de loin ; nous avions voyagé ensemble, mangé au même plat, bu au même verre, partagé les mêmes fatigues, subi les mêmes privations ; nous éprouvâmes un plaisir véritable en nous revoyant après une absence de huit années. Instruit de mon projet de voyage, par une lettre que je lui avais adressée de Cuzco et qu’il avait reçue la veille au soir, il attendait mon arrivée. Son premier soin, après m’avoir fait rafraîchir, fut de me demander si j’étais fatigué et si je voulais faire un somme. Comme je lui répondis que j’avais bien dormi, et me sentais frais et dispos, il donna des ordres pour le déjeuner et me proposa, en attendant, de visiter en amateur le domaine de Bellavista, qu’il possédait depuis trois ans. Nous parcourûmes le cacahual, les plantations de café, de coca, de manioc, dont la tenue ne méritait que des éloges. Tout en marchant à pas comptés, afin de me laisser examiner chaque chose à mon aise, le compatriote m’entretenait de ses opérations commerciales, escomptait complaisamment leur succès futur, auquel, par affection, j’ajoutai quelques chiffres. Insensiblement notre conversation passa du présent au passé, et nous en vînmes à nous rappeler l’un à l’autre les incidents de tout genre qui l’avaient signalé. Nous nous étions connus dans les vallées de Carabaya, que je parcourais le fusil sur l’épaule et où mon hôte exploitait alors un lavadero sur lequel il avait fondé de magnifiques espérances. — L’espérance, a dit quelque part l’auteur des Natchez, est une plante dont la fleur se forme, mais ne s’épanouit jamais. — Le compatriote avait pu juger de la vérité de cette pensée ; ses espérances étaient constamment restées en bouton, et ce bouton, venant à se dessécher, avait entraîné pour lui une perte de cent cinquante mille francs, c’est-à-dire tout ce qu’il possédait et qu’il avait exposé dans son entreprise. Ce rude échec l’avait courbé sans l’abattre. Sa nature, vigoureusement trempée, avait bien vite repris le dessus. Du revers oriental des Andes, il était passé sur leur revers occidental, et à quatre ans d’intervalle je le retrouvais dans le val de Tambo, cultivant le coton et la canne à sucre. À cette époque nous avions exploré de conserve la région sablonneuse du littoral comprise entre le seizième degré et le dix-huitième, chacun, il est vrai, dans un but différent, mais bravant conjointement la faim, la soif et la chaleur. Que de fois faute d’aliments convenables, nous avions soupé avec des coquillages crus et une poignée de fucus recueilli sur la plage ! que de soirées et que de nuits nous avions passées étendus sur le sable, écoutant le bruit de la mer et bayant aux étoiles, ou dormant du sommeil des justes, avec un tronc de bois flotté pour oreiller ! À ces privations et à ces misères, entremêlées d’ailleurs de folles saillies et de joyeux rires, se rattachaient bon nombre d’épisodes gais ou tristes, sérieux ou charmants, qu’en ce moment nous nous récitions l’un à l’autre en les faisant précéder de la formule accoutumée : Vous rappelez-vous ?…

Hacienda de Bellavista.

Cette conversation toute rétrospective absorbait si bien mon attention, que je suivais mon guide à travers buissons et halliers, insensible aux piqûres de leurs épines qui me labouraient rudement les jambes. En qualité de propriétaire rural, il tenait à me promener dans tous les coins de son domaine, sans songer que j’en connaissais aussi bien que lui les moindres détours. Par égard pour nos anciennes relations, je me laissai remorquer docilement pendant une bonne heure ; puis, voyant mon hôte diriger ses pas vers les fourrés qui s’étendent à l’ouest de la propriété, je l’arrêtai court en lui demandant si son intention était que nous prissions un bain avant de déjeuner.

« Un bain ! fit-il ; est-ce que vous voudriez vous baigner ?

— Moi ! pas le moins du monde ; je remarque seulement que nous prenons le chemin de la baignoire à Gaspard, c’est-à-dire du trou de six pieds carrés qu’avait fait creuser un de nos compatriotes qui, autrefois, régissait cette hacienda au nom du sieur Hermenegildo Bujanda, à qui vous l’avez achetée.

— C’est vrai ! fit mon hôte avec un geste de désappointement, j’oubliais que vous avez vécu deux mois sur ce domaine, gravi jusqu’au sommet de la montagne Urusayhua et planté sur son faîte un drapeau glorieux !

— Un simple drap de lit ; et ce fut Gaspard, qui n’accompagnait dans cette ascension, qui voulut l’attacher là-haut pour faire la nique aux gens du village. Vieux et jeunes avaient prétendu que nous resterions en chemin.

— À propos de ce Gaspard, me dit mon hôte, il a couru dans le pays d’assez vilains bruits sur son compte. Je tiens de don Hermenegildo Bujanda des détails…

— Votre Bujanda n’est qu’un drôle, répliquai-je froidement ; je puis vous en donner la preuve[4]. »

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. voy. t. VI, p. 81, 91, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97 et la note 2, et 113.
  2. Cette eau-de-vie, désignée dans le pays sous le nom d’Italia, est fabriquée dans les vallées de Pisco, Cañete, etc., voisines de Lima, avec le raisin à gros grains dit de Malaga, et qu’au Pérou on appelle uva de Italia, ou raisin d’Italie. Elle peut être comparée pour le goût à une vieille eau-de-vie d’Armagnac, dans laquelle on aurait fait infuser des fleurs d’oranger.
  3. La fabrication de ce vin d’oranges a lieu de la façon suivante : On cueille les oranges à la main et avec précaution, au lieu de les gauler, comme on fait d’habitude, et on les expose au soleil pendant trois ou quatre jours. On les coupe ensuite par tranches et sans les peler, puis on en exprime le jus qu’on coule à plusieurs reprises au travers de tissus de laine, et qu’on laisse reposer pendant vingt-quatre heures. L’huile essentielle qui surnage est enlevée avec une cuillère ou un tampon de coton. Ce jus est pesé, et à chaque arrobe (vingt-cinq livres) de liquide, on ajoute vingt livres d’eau-de-vie à dix-huit degrés de preuve et douze livres de sirop de sucre. On remue violemment le tout, puis on verse ce mélange dans des pots ou des jarres qu’on lute avec du bois et de la chaux, et qu’on enterre à deux pieds de profondeur. Au bout de deux mois, le vin d’oranges peut être bu ; mais le temps ne fait qu’ajouter à sa qualité.
  4. Cette preuve se trouve dans le livre de l’auteur intitulé : Scènes et paysages dans les Andes (deuxième série), p. 325.