Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/22

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




HUITIÈME ÉTAPE.

DE TUNKINI À SARAYACU.


Un arbre merveilleux. — De la façon dont les Antis prennent congé de leurs amis et connaissances. — Détails intimes. — Où le voyageur n’évite un danger imaginaire que pour tomber dans un danger réel. — Arrivée à Antihuaris. — Ituriminiqui-Santiago. — Un sultan et ses odalisques. — Géologie, botanique et hydrographie mêlées. — Le radeau-ménagerie. — Qui traite de l’antipathie des singes pour la musique. — Chute d’arbres dans les forêts. — Où les géographes apprendront avec plaisir que les rivières Paucartampu, Mapacho et Camisia, qu’ils croyaient distinctes, ne sont qu’une seule et même rivière sous trois noms différents. — Arrivée à Bitiricaya. — Première entrevue avec des Indiens Chontaquiros. — Jéronimo le chrétien tatoué. — Où il est question pour la première fois de la prépondérance des Chontaquiros sur les Antis. — Histoire lamentable du missionnaire Bruno, traîtreusement occis par un sonneur de cloches. — Dissertation sur le passé et le présent des Indiens Antis.

Un détail naturel qui nous charma par son étrangeté, fit diversion durant quelques minutes aux inquiétudes qui s’éveillaient en nous. Sur la berge de droite, un arbre corpulent que déjà nous avions reconnu pour un Erithryna corallodendrum, était incliné sur les eaux et y reflétait très-exactement son tronc rugueux, ses splendides fleurs et la masse de son feuillage. Pareille rencontre n’eût été pour nous qu’un incident vulgaire, si l’arbre en question n’eût été chargé de fruits merveilleux mi-partis bleu de cobalt et jaune d’or, que nous n’avions encore aperçus sur aucun individu de son espèce et qui se mariaient admirablement à ses grappes de fleurs pourprées. Déjà nous nous disposions à prendre note de cette rareté végétale ; inconnue au monde savant, lorsque nous vîmes les beaux fruits de turquoise et d’or que nous convoitions, se détacher un à un des branches auxquelles ils adhéraient, s’envoler en croassant sous forme d’Aras araraunas et disparaître derrière les forêts de la rive opposée. Cette rencontre fut la seule que nous fîmes dans la journée. Après avoir relevé maintes courbes de la rivière et côtoyé nombre de plages, invariablement bordées de cécropias, de bambous et de grands roseaux, nous atteignîmes Quimariato où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Une plage de sable, un ajoupa de roseaux secs, placés en regard d’un rapide qui coupait obliquement la rivière, faisaient de ce site désert le paysage le plus sobrement composé que nous eussions vu. Les premiers débarqués, usant de leur droit de conquête, s’installèrent sous l’ajoupa ; ceux qui les suivaient, se groupèrent autour du chaume protecteur. Quant aux retardataires, ils n’eurent d’autre abri que la voûte des cieux ou ce qu’ainsi l’on nomme. Je fus du nombre de ceux-ci. Après une frugale réfection, j’allai m’étendre sur le sable encore tiède, la tête au sud, les pieds au nord, et je m’endormis en essayant de compter les étoiles.

Ceux de nos rameurs qui s’étaient engagés à nous accompagner jusqu’au delà des grandes cascades de la rivière, et qui par condescendance avaient poussé jusqu’à Quimariato, nous quittèrent pendant la nuit sans s’enquérir si nous avions encore ou non besoin de leurs services. Leur abandon fut la première chose que nous constatâmes en ouvrant les yeux. D’abord cette façon d’agir nous parut un peu leste et même incivile ; mais après réflexion, nous nous dîmes que ces fils de la barbarie ayant religieusement tenu leur parole et gagné cent fois le salaire que nous leur avions alloué, nous n’avions plus rien à leur réclamer ; pour les obliger à se montrer polis et gracieux envers nous, il eût fallu que les premiers nous leur donnassions l’exemple de la politesse et de l’aménité. Or, nous nous étions contenté de rétribuer leur travail mais sans y ajouter un bouton de cuivre, un grelot, une aiguille, en témoignage d’affectueuse estime. En nous tournant le dos sans nous dire adieu, ces sauvages n’avaient fait qu’imiter notre manque de procédés et nous payer de la même monnaie. — donnant, donnant, dit le proverbe.

Le côté fâcheux de leur disparition, fut de réduire chaque embarcation à un rameur et un pilote. C’était un équipage insuffisant pour une navigation qui paraissait encore entourée de dangers ; mais chacun de nous en eut pris bientôt son parti. Seul le comte de la Blanche-Épine jeta les hauts cris à l’idée de n’avoir que deux hommes dans sa pirogue. Pour mettre un terme à ses clameurs qui devenaient assourdissantes, nous attachâmes bout à bout les trois radeaux et leur conduite fut confiée à un seul homme. De cette façon le chef de la commission française eut quatre rameurs à son service et put descendre la rivière sans crainte d’exposer ses jours qu’il jugeait précieux pour la science.

À l’heure ou nous abandonnâmes Quimariato, le soleil n’avait pas encore paru. Le paysage était ravissant de fraîcheur et de calme ; les premiers plans saillaient très-nets et très-accentués ; tout le reste était encore voilé par les vapeurs matinales que trouaient çà et là la tête arrondie d’un grand arbre, doyen de la forêt, ou l’angle d’une plage encombrée de roseaux. Des gazouillements confus et charmants sortaient de ces brumes ; nous partîmes sans déjeuner.

De Quimariato à Sabeti où nous fîmes halte sur les onze heures, nous relevâmes deux cours d’eau[2] et franchîmes douze rapides plus bruyants que dangereux. La profondeur de la rivière variait d’une brasse à trois, et la vitesse des courants naguère de huit milles à l’heure, avait diminué d’un tiers.

Un séjour de deux heures sur la place de Sabeti nous permit d’allumer du feu, de rôtir et de bouillir quelques bananes, d’absorber ce frugal repas et d’attendre le retour des Antis qui étaient allés dans la gorge de Sabeti où coule un ruisseau de ce nom, fouiller le logis d’un de leurs amis pour se procurer des vivres que l’épuisement du garde-manger de l’expédition rendait nécessaires. En partant ils avaient promis de rapporter quelque quartier de venaison, de tapir ou de singe, le régime végétal auquel nous étions soumis depuis plusieurs jours, devenant insuffisant à entretenir nos forces. Au reste, ce mode d’alimentation qui ne satisfaisait qu’incomplétement notre faim et révolutionnait parfois nos tubes digestifs, laissait à nos esprits une lucidité parfaite dont la science eût pu profiter, si nous nous étions occupés de science ; mais la science, — on peut l’avouer à cette heure — était la chose dont se préoccupaient le moins les commissions-unies. De leurs deux chefs, l’un, entièrement absorbé par le sentiment de son infortune, n’aspirait qu’après son retour dans la ville des Rois ; l’autre avait bien assez du polissage incessant de ses ongles, sans s’occuper à rechercher si le Quillabamba-Santa-Ana portait à l’est ou à l’ouest et si ses riverains descendaient en ligne directe de Sem, de Kham ou de Japhet. Restaient l’Alferez faisant fonctions de lieutenant et l’aide naturaliste, qui en appliquant à leur œil la loupe de l’observation, eussent pu suppléer leurs patrons respectifs et enrichir la science de faits et d’aperçus nouveaux ; mais l’Alferez ne songeait qu’à son singe roux qu’il civilisait à coups de houssine et l’aide naturaliste avait en tête une idée fixe, un desideratum, comme il l’appelait, qui le rendait indifférent à tout. Ce desideratum consistait à se procurer une femelle du roi des gobe-mouches pour en faire don au Muséum de Paris, aux collections duquel manquait cet intéressant dentirostre. La volonté, l’énergie, la patience du jeune homme étaient appliquées à la recherche de l’oiseau en question ; toutes ses facultés convergeaient vers ce but unique, qui, s’il parvenait à l’atteindre, nous disait-il confidentiellement, le placerait très-haut dans l’estime des ornithologistes et des gens compétents[3].

Le roi et la reine des gobe-mouches.

Pendant que nos compagnons s’occupaient ou se distrayaient à leur guise, j’étudiais à ma manière les effets d’ombre et de lumière sur le paysage ; je dépeçais des fleurs, je disséquais des feuilles, j’essayais de noter le chant des oiseaux et le murmure de la brise, je suivais l’œil à travers l’espace, les cirro-cumuli ou balles de coton, ces nuages légers qui, pareils aux colombes de Dante, volan par l’aer dal volar portate. Au milieu de ces soins divers le temps fuyait à tire d’aile. Le champ des découvertes que nous laissions en friche, se couvrait insensiblement de folles herbes et de chardons sans que notre amour-propre s’en émût ou que notre tranquillité en fût troublée. Manger du mieux que nous pouvions, dormir le plus profondément possible, arriver à Sarayacu dans le plus bref délai, telles étaient nos préoccupations ; j’ajouterai qu’elles étaient les seules.

De pareils aveux sont rares chez les voyageurs, toujours portés à amplifier leurs faits et gestes et à tailler de leurs propres mains le marbre de leur statue. Aussi nous plaisons-nous à croire que le lecteur, si par hasard nous avions un jour des torts envers lui, voudra bien nous les pardonner en faveur de notre franchise.

Les Antis étaient revenus de leur excursion dans la gorge de Sabeti, apportant comme ils l’avaient promis des provisions plus solides que d’habitude. Ces provisions consistaient en une moitié de pécari d’un fumet pestilent, des coloquintes douces, des bananes et des racines. À peine étaient-ils de retour que nos compagnons prirent le large. En ce moment, je me trouvais au seuil d’une forêt qui bordait le fond de la plage, en train de convoiter certaines siliques, que ne pouvant atteindre, je déclarais, comme le renard de la fable, trop insignifiantes pour m’en occuper plus longtemps. J’entendis le signal du départ et j’accourus à toutes jambes. Ma pirogue était gardée par un seul rameur. Le pilote qui la guidait depuis Quimariato, mu par cet attrait de la nouveauté et ce besoin de changement qui caractérisent l’homme à l’état de nature, l’avait abandonnée pour prendre place dans l’embarcation d’un des nôtres. Réclamer contre cette infraction à l’ordre établi eût été folie ; demander à mon rameur des explications sur le procédé peu civil de son camarade eût été perdre son temps. D’ailleurs j’eusse été assez embarrassé de faire valoir mes droits dans la langue de ce sauvage, jeune gars de quinze à seize ans, qui me considérait d’un air ébahi ; j’entrai donc dans l’embarcation et m’assis sans mot dire le visage tourné vers la proue, laissant l’Antis remplir par intérim l’office de pilote et s’accroupir derrière moi. Nous partîmes. Le gros de la troupe avait sur nous une avance de deux cents pas. Pendant une heure tout alla pour le mieux. Mon Indien maniait dextrement la pagaye et traversa quelques rapides de façon à s’attirer mon estime. Déjà je commençais à me faire à la situation et à trouver déraisonnable l’adjonction de plusieurs rameurs, quand le concours d’un seul pouvait suffire, lorsqu’un dépôt alluvionnaire de sable et de cailloux sur lequel je n’avais pas compté, vint barrer le lit de la rivière et diviser en plusieurs bras la masse de ses eaux. Les embarcations qui me précédaient, s’étaient engagées dans le plus large de ces canaux et l’avaient longé sans encombre. Je me tournai vers mon pilote et lui indiquai du doigt cette voie qui me paraissait la meilleure. L’Antis se mit en devoir d’obéir, mais le courant plus fort que sa volonté, l’emporta à gauche alors qu’il comptait prendre à droite et le poussa dans le plus long et le plus étroit des canaux où l’eau s’engouffrait avec une violence extrême. Nous le suivîmes jusqu’au débouquement d’une langue de terre qui en formait l’extrémité. Là j’aperçus avec épouvante une énorme roche contre laquelle le courant allait se briser. L’obstacle était encore assez éloigné pour que j’eusse le temps de le montrer à mon pilote. Mais l’adolescent n’en parut pas ému. Il sourit et secoua la tête d’un air qui signifiait : — Il n’y a rien à craindre. — Son calme que je pris pour l’ignorance du danger, m’exaspéra un peu. Je redoublai la vivacité de mes gestes ; mais plus je m’agitais en place, plus l’air du drôle devenait souriant. Le courant qui nous emportait semblait redoubler de vitesse. Nous n’étions plus qu’à vingt pas de la roche ; d’un bond, je me levai et le bras étendu, je me préparai à défier l’horrible choc. L’Antis souriait toujours de son air placide. Quand la pirogue furieusement entraînée me parut à proximité de l’écueil, je me penchai et j’allongeai le bras pour me faire un point d’appui de la roche même et en éloigner notre esquif. Mais j’avais mal calculé la distance et mon pilote avait eu raison de ne pas s’effrayer. La pirogue passa près du rocher sans le toucher. Seulement l’inclinaison de mon corps et la brusquerie de mon geste à ce moment critique la firent chavirer. Du même coup, je disparus dans la rivière. Quand je revins sur l’eau mon crayon aux dents, l’embarcation flottait la quille en l’air et l’Antis accroché au bordage, se laissait remorquer par elle. Je me mis à tirer ma coupe, et après avoir atteint la pirogue, je grimpai dessus et m’y établis à califourchon. Jusque-là, mu par l’instinct de ma conservation personnelle, je m’étais roidi contre le danger, je l’avais vaincu et comme Ajax, fils d’Oïlée, je me sentais de force à braver le courroux des dieux, mais en voyant descendre au fil de l’eau mes albums, mes cahiers, mes livres de rumbs et tournoyer dans le courant le caisson pourvu de bretelles qui renfermait des documents laborieusement amassés, tout mon stoïcisme m’abandonna et je poussai des cris de paon qui retentirent dans l’espace. Ces cris furent entendus du comte de la Blanche-Épine et de l’aide-naturaliste dont les embarcations distancées par celles de nos compagnons voguaient à peu de distance l’une de l’autre. Le chef de la commission française tourna la tête, vit une pirogue submergée, deux hommes en train de se noyer et surmontant son émotion continua tranquillement sa route. L’aide-naturaliste, moins maître de lui-même, mit aussitôt le cap sur nous. « Sauvez mes papiers ! » lui criai-je, quand il fut à portée de voix. Le digne jeune homme vira de bord et se lançant à la poursuite de mes élucubrations flottantes, parvint à les repêcher une à une. Au bout d’un quart d’heure, il me rapportait toutes mes paperasses, tellement ramollies par leur séjour dans l’eau, que n’osant y toucher, je les reçus dans un pan de ma robe. Avec l’aide de ses rameurs nous parvînmes à pousser ma pirogue vers le rivage ou nous l’échouâmes ; puis quand nous l’eûmes retournée et vidée, j’y rentrai de nouveau, laissant mon pilote dont le sang-froid ne s’était pas démenti un instant, reprendre sa pagaie et s’asseoir à l’arrière.

Naufrage à Antihuaris.

Une fois en route, de noires pensées vinrent en foule m’assaillir. Ces pensées avaient trait aux effets d’habillement, au hamac, à la couche, aux objets de première nécessité que je laissais au fond de la rivière. Ce jour néfaste était pour moi un de ces jours qu’on doit marquer d’une croix noire au lieu des pierres favorables proposées par le satirique pour signaler les jours heureux : Hunc Macrine, diem numera meliore lapillo. Une minute avait suffi pour opérer ce grand désastre et d’un voyageur convenablement pourvu de chaussettes et de faux-cols, faire un pauvre diable réduit au plus strict nécessaire. Entre le bonheur de l’homme et son infortune, dit un proverbe quechua, il n’y a que le saut d’une puce. Hélas ! abstraction faite de la puce qui n’est ici qu’une figure, combien ce proverbe me parut vrai !

Nos compagnons arrêtés depuis plus d’une heure sur la plage d’Antihuaris, commençaient à s’inquiéter de mon absence prolongée. Le comte de la Blanche-Épine en répondant négligemment à leurs questions à mon sujet : — Je crois qu’il s’est mouillé. — avait éveillé chez eux de sinistres appréhensions, comme ils me le dirent quand j’arrivai. L’aide-naturaliste leur raconta avec sa verve accoutumée, le sinistre dont je venais d’être victime et l’attitude de Bacchus chevauchant sa tonne dans laquelle il m’avait trouvé. La comparaison du jeune homme parut plaisante à tout le monde. Seul, je ne goûtai qu’à demi la plaisanterie. Le souvenir encore saignant des pertes que j’avais subies, m’empêchait de faire chorus avec nos amis et de rire aussi franchement que la politesse l’eût peut-être exigé.

Portrait de l’auteur après son naufrage à Antihuaris.

L’endroit où nous venions de faire halte était occupé par une famille d’Antis, dont la demeure provisoire s’élevait devant une lisière de roseaux qui bordait le fond de la plage. Le chef de cette famille, un des visiteurs annuels de la mission de Cocabambillas, était le compère de notre interprète Antonio, qui, en tenant sur les fonts baptismaux le dernier enfant du sauvage, avait exigé de celui-ci qu’il répudiât son nom primitif d’Ituriminiqui comme entaché d’hérésie pour adopter celui de Santiago, — le Jacques du calendrier espagnol. — L’Antis, comme la plupart de ses congénères, s’était laissé débaptiser, un peu par amitié pour son compère et beaucoup dans l’espoir que son apostasie lui serait payée par le don de quelques couteaux, ce qui avait eu lieu. Depuis cette époque, le chrétien véritable et le pseudo-chrétien avaient vécu dans les meilleurs termes, se visitant une fois l’an et tirant l’un et l’autre de ces visites un parti aussi lucratif que possible.

Au moment où nous arrivions sur la plage d’Antihuaris, Santiago accompagné de ses femmes, de ses enfants et de quelques amis, se disposait à remonter à Cocabambillas pour échanger, selon son habitude, des singes et des perroquets contre des couteaux et des haches. Notre arrivée rendait ce voyage inutile : en un clin d’œil nous le débarrassâmes de sa collection d’animaux au moyen de trocs plus avantageux que ceux qu’il eût pu faire avec les habitants de Cocabambillas et d’Écharati ; aussi se montra-t-il parfait à notre égard. Une vaste terrine pareille à une auge et contenant une macédoine de viande, de poisson et de racines, nous fut apportée par son ordre et fit les frais de notre déjeuner.

Ajoupa d’Antis à Antihuaris.

Tout en mangeant, j’examinais avec un intérêt curieux ces indigènes à l’abri de leur toit de feuilles sur lequel le soleil de midi versait des torrents de lumière. Cet abri, construit à la hâte et pour les besoins du moment, se composait d’une vaste claie en roseaux posée sur huit perches, reliées par des baguettes transversales. Sous ce toit primitif étaient entassés dans un pittoresque désordre, les jarres, les terrines, les pots, les écuelles, les cuillers de bois, les spatules et autres ustensiles d’un ménage antis. Le sol disparaissait sous une litière d’épluchures de racines et de pelures de fruits, d’arêtes de poissons et d’os de quadrupèdes, d’objets sans nom, sans forme et sans couleur. Aux roseaux du toit, étaient suspendus par des lianes, pour les préserver de l’invasion des fourmis, des provisions de toutes sortes, quartiers de lamentin grillés sur les braises, filets de pécaris séchés au soleil, tranches de tapir boucanées à la fumée de bois vert. Des femmes demi-nues allaient et venaient de l’ajoupa à la rivière : celles-ci charriant de l’eau ; celles-là cuisinant quelque mets étrange ; d’autres s’efforçant d’apaiser les enfants qui, effrayés par notre barbe et nos vêtements, si différents de ceux de leurs pères, piaillaient d’une façon lamentable.

Pendant que nous lappions à qui mieux mieux le contenu de la terrine, le cholo Antonio mettait en œuvre toutes les figures de sa rhétorique pour décider son compère Santiago à nous accompagner jusqu’au territoire des Chontaquiros. D’abord le sauvage s’y refusa, objectant la longueur du parcours et l’impossibilité d’abandonner sa famille sur la plage d’Antihuaris ; mais l’offre de quelques couteaux vainquit ses répugnances. Dès que son départ eut été officiellement annoncé, ses femmes au nombre de cinq, commencèrent à transporter dans la pirogue de leur seigneur et maître, des provisions choisies, sans oublier les pots et les marmites pour la cuisson des mets. Tout cet attirail de goinfrerie fut délicatement couvert de roseaux et de feuilles de balisier, pour l’abriter contre la pluie et le soleil. De notre côté, nous fabriquâmes des perchoirs pour les oiseaux que nous nous étions procurés. Un trapèze fut disposé entre deux perches afin que les singes, nos nouveaux hôtes, pussent se livrer à leurs exercices de gymnastique. Santiago avait demandé un sursis de vingt-quatre heures pour se livrer à ses épanchements d’époux et de père, et confier aux amis qu’il laissait sous son toit, la direction de son ménage, l’éducation de ses enfants et la conduite de ses femmes. Le plus laid et le plus âgé des sauvages devait remplir près de ces dernières l’office du kislar-agassi dans un harem turc. Au plus jeune était dévolu le soin de maintenir la discipline parmi les marmots, avec plein pouvoir de leur allonger les oreilles en cas de polissonnerie et de rébellion. Chaque indigène mâle ou femelle écouta gravement les recommandations qui lui furent faites par le chef de la troupe et promit de s’y conformer de tous points. La nuit venue, nous dormîmes un peu pêle-mêle avec ces braves gens et sans que notre odorat fût trop désagréablement affecté par leurs émanations corporelles, les senteurs des animaux de la ménagerie et le fumet des viandes dont nous étions littéralement entourés.

Le lendemain à neuf heures, nous quittâmes Antihuaris en compagnie de Santiago et de son fils aîné, éphèbe d’environ seize ans dont les formes élégantes rappelaient les beaux types d’adolescents créés par le ciseau des statuaires grecs. Le père s’était assis à l’arrière de sa pirogue et servait de pilote ; le fils, placé à l’avant, faisait l’office de rameur. Notre navigation fut signalée par la rencontre de grands, de moyens et de petits rapides qui ne nous occasionnèrent aucune avarie sérieuse, et n’eurent d’autre effet que de tenir constamment notre esprit en éveil. Ces rapides, disséminés dans tous les sens, n’étaient pas causés comme ceux d’au delà de Tunkini, par la pente ardue des terrains ou la chute de quelques roches, mais bien par des alluvions de sable et de cailloux descendus des hauteurs, roulés, agglutinés par l’action des courants et en assez grande quantité pour former des îles de deux à trois cents mètres de circonférence. Parfois ces dépôts affectaient la configuration d’un archipel et divisaient la rivière en plusieurs canaux où la masse des eaux inégalement répartie, se précipitait avec un bouillonnement furieux.

Nos seuls travaux, je devrais dire nos seules distractions, durant les premières heures de la matinée, ou nous baillâmes à nous détraquer la mâchoire, furent le relevé des plus considérables de ces rapides et d’affluents sans importance du Quillabamba-Santa-Ana, que le lecteur retrouvera sur notre carte, ce qui nous dispense d’en parler. Deux courtes haltes que nous fîmes sous je ne sais quel prétexte, au bord des rivières Canapachiari et Sanguianahari, nous permirent de découvrir dans les fourrés et sur les plages, un bambusa aux épines d’un noir d’ébène disposées en faisceau, quelques ingas aux siliques plus ou moins longues, plus ou moins spiralées, deux variétés de leche-leche (siphonia), de charmants liserons multiflores, les uns d’un beau jaune d’or, les autres d’un blanc laiteux flammé de minium, force énothœres[4] aux fleurs invariablement jaunes, des solanées épineuses du genre capsicum, un anagallis à fleurs pourpres, un myrtus aux baies odorantes et l’erytroxylum coca à l’état silvestre.

Erytroxylum coca.

En quittant les plages du rio Sanguianahari, nos pirogues qui naviguaient toujours séparément, se groupèrent en corps d’escadre et firent assaut de vitesse. Pendant quelques minutes, cette régate sauvage offrit un spectacle très-animé. J’eusse tenté volontiers de faire un dessin de la chose, si nos Antis n’avaient accompagné leurs coups de rame ou de pagaye, de pelletées d’eau qu’ils s’envoyaient au visage en manière de défi et dont nous recevions les éclaboussures. Ces aspersions, vu l’extrême chaleur, n’avaient rien d’absolument désagréable ; mais comme elles nous atteignaient à l’improviste et sans que nous éprouvassions un besoin réel d’être mouillés de la tête aux pieds, au lieu d’éveiller notre gratitude, elles ne faisaient que provoquer notre impatience et surexciter notre humeur.

Il n’en était pas de même des volatiles du radeau, que cette pluie artificielle rendait momentanément heureux. Hoccos, pauxis et pénélopes, s’aplatissaient sur leur perchoir et entrouvraient voluptueusement leurs ailes pour recevoir la fraîche ondée ; les toucans faisaient claquer leur énorme bec et, les aras, les perroquets et les perruches entonnaient un chœur discordant. Tous témoignaient à l’envi d’une vive allégresse ; seuls, les singes se tenaient cois. Une remarque que j’eus souvent l’occasion de faire et que je livre ici aux zoologistes pour qu’ils en prennent note, c’est que, chaque fois que pour une cause quelconque, les psyttacules se mettaient à croasser à l’unisson, l’humeur de nos singes privés tournait subitement à la folie. Ces animaux grinçaient des dents, s’agitaient en place, frappaient leurs mains l’une contre l’autre, et faisaient d’horribles grimaces. À ce moment, si par hasard un des aras avait le dos tourné, le plus exaspéré des quadrumanes le saisissait par ses longues rectrices et tirait à lui jusqu’à ce qu’un coup de bec de son ennemi le contraignît de lâcher prise. Mais le plus souvent, la queue de celui-ci lui restait à la main. L’Antis chargé de la conduite du radeau et de la direction de la ménagerie, eût pu mettre un terme à ces attaques souvent renouvelées, en appliquant un coup de gaule à l’agresseur ; mais l’agresseur était un singe ; et, l’homme que pendant son sommeil, ce singe débarrassait des parasites établis dans sa chevelure, eût craint en frappant l’animal, de se priver de ses services.

Antis traversant un rapide.

Durant les heures d’oisiveté qui signalèrent la navigation de cette journée, un bruit singulier frappa plusieurs fois nos oreilles. Ce bruit que nous reconnaissions pour l’avoir entendu déjà au delà de Tunkini, mais la nuit seulement et toujours mêlé aux raffales du vent et aux éclats de la tempête, nous parut d’autant plus étrange, qu’un brillant soleil éclairait l’espace et qu’autour de nous régnait un calme profond. C’était comme des décharges d’artillerie assourdies par l’éloignement. Ce bruit qui, chaque fois qu’il s’était produit, avait frappé nos compagnons d’une terreur superstitieuse, était occasionné par la chute d’arbres caducs ou parvenus à leur entière croissance et dont les racines arrêtées par la roche vive, avaient pourri sous le suintement continu des feuillages, jusqu’à ce qu’un souffle de vent déterminât la chute de l’arbre auquel elles appartenaient. Celui-ci en tombant, écrasait les arbres et les arbrisseaux venus à son ombre et arrachait violemment de terre les lianes et les sarmenteuses qui, pendant de longues années, avaient trouvé en lui un appui naturel. Au milieu du calme de ces solitudes et dans cette pure atmosphère, le bruit de ces arbres croulant et s’écrasant les uns les autres, ce bruit grossi par les échos, emplissait deux lieues d’atmosphère.

Un peu avant le coucher du soleil, nous débarquâmes sur la plage de Putucuato qui nous fournit assez de roseaux pour fabriquer des huttes et des matelas plus confortables que ceux que nous préparions d’habitude. Si nous soupâmes simplement de bananes bouillies, le pécari de nos Antis nous ayant semblé par trop odorant, nous fûmes logés et couchés à merveille, et jusqu’au lever du soleil nous ne fîmes qu’un somme. Partis à six heures de Putucuato, nous arrivions à onze heures devant l’embouchure de la rivière Camisia, l’affluent le plus considérable du Quillabamba-Santa-Ana que nous eussions trouvé depuis notre sortie de Chahuaris. Une halte de deux heures que nous fîmes pour déjeuner, nous permit d’examiner en détail l’entrée de cette rivière dont certains cartographes ont tracé le cours présumable, sans toutefois la désigner par le nom qu’elle porte à sa confluence avec le Quillabamba-Santa-Ana. Que ces messieurs nous permettent ici une digression de quelques lignes.

Lorsqu’un voyageur a pu étudier à loisir, au lieu de les relever en passant, la charpente orographique des continents américains, la direction des chaînes principales et de leurs ramifications, le point de départ des cours d’eaux qui les sillonnent et la jonction de ceux-ci avec d’autres rivières, il acquiert par cette étude une expérience pratique, une sûreté de coup d’œil qui lui permettent, en quelque sorte, de juger à première vue si la rivière qui s’offre à lui a un cours plus ou moins étendu, plus ou moins tortueux, si son lit est semé d’écueils ou libre d’obstacles. La couleur de l’eau, la hauteur des berges, la nature de leurs terrains et jusqu’aux espèces végétales qui y croissent, sont autant d’indices que ce voyageur consulte et qui le trompent rarement. Ainsi le sauvage dans les forêts consulte l’herbe et la mousse et les feuilles et devine, à des signes inappréciables pour tout autre que lui, le passage d’amis ou d’ennemis et le laps de temps écoulé depuis ce passage. Pour de plus amples détails à cet égard, consulter l’Américain Fenimore Cooper.

Certes, nous sommes loin de posséder ce tact pratique, cette infaillibilité de coup d’œil et de jugement qui ressemblent presque à de la prescience. Mais seize ans de courses à travers le monde, dont douze consacrés à l’étude des lieux que nous décrivons aujourd’hui, ont développé eu nous certaines facultés d’observation que ne donnent ni la lecture des voyages, ni l’examen des cartes de géographie. Aussi, nous n’eûmes pas plutôt jeté les yeux sur l’embouchure de la rivière Camisia, qu’à la couleur de ses eaux et à l’immobilité de son cours dont la partie visible, d’un kilomètre d’étendue environ, se maintenait à l’est-sud-est, nous jugeâmes que cet affluent du Quillabamba-Santa-Ana, venait de plus loin qu’aucun de ceux que nous avions relevé jusqu’alors. Maintenant cédons la parole aux Antis et écoutons ce qu’ils vont nous dire au sujet de cette rivière. À l’exemple de certains de nos confrères nous pourrions affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’après des fatigues et des dangers sans nombre, nous avons découvert la chose tout seul ; mais ces vanteries nous répugnent et nous aimons mieux reporter à qui de droit l’honneur de cette découverte. Reddite quæ sunt Cæsaris, Cæsari, et quæ sunt Dei, Deo, dit la parabole.

« À une lieue de son embouchure, la rivière Camisia, dont la direction se maintient constamment entre l’est et le sud, coule encaissée entre des berges couvertes d’une épaisse végétation. Après quelques lieues en amont, ces berges disparaissent et sont remplacées par des rochers à pic. Le cours de cette rivière offre peu de sinuosités et son courant est presque insensible, excepté par le travers de Tunkini, où des roches placées en travers de son lit déterminent deux chutes ou cascades assez élevées. Au delà de cet endroit la rivière redevient calme et remonte du nord au sud entre une double ligne de forêts alternant avec de hautes falaises. On ne lui connaît d’autres affluents que deux ou trois ruisseaux sans importance descendus de l’ouest. Les Indiens Pucapacuris habitent ses deux rives et la traversent à l’aide de radeaux. Ces indigènes entretiennent des relations suivies avec les Impetiniris qui vivent au nord de leur territoire et communiquent dans le sud avec les Tuyneris du rio Chaupimayo, les Huatchipayris du rio Coñispata et les Siriniris du rio CCoñi ou de Marcapata. Tous ces naturels vont nus, parlent la même langue, et leurs coutumes sont semblables. Les Pucapacuris sont en guerre ouverte avec les Antis et les Chontaquiros du Quillabamba-Santa-Ana. »

Comme le réseau fluvial des onze vallées qui s’étendent entre Apolobamba et Santa-Ana nous était assez familier ; que nous avions relevé autrefois en passant[5] les sources du Mapacho ou Paucartampu et que la direction de cette rivière, franchement décidée vers le nord-nord-est, nous avait frappé non moins que le rapprochement des deux chaînons de Tono et d’Avisca entre lesquels elle coule encaissée, nous n’hésitâmes pas un seul instant la croire que la rivière Camisia que nous avions sous les yeux, fût celle que nous avions vue sortir d’un petit lac circulaire entouré de neiges, en nous rendant à Marcapata. Libre aux géographes de discuter notre opinion ou de l’admettre sans conteste.

Source du Mapacho-Paucartampu-Camisia.

Notre déjeuner terminé et pendant qu’on récurait les pots et les marmites, je battis la plage et récoltai dans les endroits ombreux deux variétés de fougères, une adianthée à larges feuilles et de nouvelles enothœres ; des ficus, des bombax, des mimoses à larges siliques et des guttifères s’éleVaient à l’entrée du bois. Aux endroits sablonneux et arides, le gynerium-saccharoïdes formait de vastes fourrés au seuil desquels s’enlaçaient des liserons nains d’un rose pâle et où croissait en abondance une verveine mycrophille à épi lâche et à odeur de citron. J’eus à peine le temps de remarquer qu’à cet endroit la végétation du Quillabamba-Santa-Ana et celle de son affluent le Camisia, manquaient de caractère, que les cris de nos compagnons me rappelèrent vers ma pirogue. Cinq minutes après nous prenions le large.

La navigation de cette journée n’offrit d’autres particularités que la traversée de cinq ou six rapides et la rencontre d’une île de sable, de petits cailloux et de grands roseaux dont la longueur nous parut être d’une lieue. Le soir venu, nous fîmes halte sur une plage appelée Quintachiri que le lendemain nous abandonnâmes dès qu’il fit jour. Dans cette seconde journée de voyage nous eûmes à franchir dix-neuf rapides et nous relevâmes plusieurs affluents de droite et de gauche parmi lesquels le rio de Picha, sorti du versant oriental de la Cordillère centrale était le plus considérable. À une heure après midi, nous abordions sur la plage de Bitiricaya, devant un ajoupa de roseaux placé près d’une petite rivière qui donnait son nom à la plage et où nous convînmes de finir la journée. Là finissait aussi le territoire des Antis et commençait celui des Chontaquiros.

En attendant que le propriétaire de l’ajoupa, Antis d’origine et d’un âge mûr, nous eût mis en rapport avec des Chontaquiros qui vaguaient dans le voisinage en compagnie de leurs femmes et de leurs enfants, il nous offrit gracieusement de nous reposer sous son toit, d’y manger un morceau et d’y boire un coup si la chose pouvait nous être agréable. La chose nous agréait infiniment et nous acceptâmes sans nous faire prier. Comme cet Antis était le dernier de sa race que nous dussions voir désormais, nous lui demandâmes son nom pour l’inscrire sur nos tablettes ; l’honnête sauvage se nommait Quientipucarihua. Si ce nom que nous lui fîmes répéter plusieurs fois avant de nous hasarder à l’écrire, pouvait sembler au lecteur trop rude à prononcer, il peut, sans nuire à la clarté de ce récit, le passer sans le lire ou y substituer celui d’Arthur comme plus euphonique.

Le radeau-ménagerie.

Notre hôte ayant placé devant nous une terrine d’aliments et un cruchon de chicha[6], sortit pour aller à la recherche des Chontaquiros qui pêchaient, nous dit-il, à une courte distance de sa demeure. Nos rameurs profitèrent de son absence pour faire main basse sur les fruits et les cannes à sucre qu’il tenait en réserve, se les partager en frères et les dévorer goulûment. Quand l’Antis revint, tout était consommé ; deux Chontaquiros qu’il avait rencontrés et qu’il nous amenait, nous surprirent par l’audace de leur allure : c’étaient des gaillards taillés en athlètes, vêtus d’un sac plus court que celui des Antis et coiffés d’une manière de capuchon qui préservait à la fois du soleil leur tête et leurs épaules ; leur visage était zébré de lignes noires, leurs yeux cerclés de lunettes rouges, en outre leurs mains et leurs bras jusqu’au coude ainsi que leurs pieds et leurs jambes jusqu’au genou, étaient enduits d’une couche de peinture noire empruntée au fruit du genipahüa ; on eût dit deux diables encapuchonnés avec des gantelets de gendarme et des bottes à l’écuyère. Après les compliments d’usage, nous traitâmes avec ces inconnus de l’affaire qui nous intéressait. Moyennant deux couteaux par homme, ils s’engageaient à nous conduire jusqu’à Sipa, un endroit habité par des individus de leur nation, où nous trouverions plus de rameurs qu’il ne nous en faudrait pour continuer notre voyage. Ce marché conclu à notre satisfaction mutuelle, nous distribuâmes à nos nouvelles connaissances quelques bagatelles en échange desquelles ils nous donnèrent d’excellent poisson qu’ils venaient de pêcher. Nous remîmes ce poisson à nos gens pour qu’ils nous le préparassent pour souper, selon l’unique recette de leur cuisine qui consistait à couper par morceaux le siluroïde ou l’acanthoptérygien, seules variétés de poissons que nous eussions trouvées, et à le faire bouillir sans sel et sans poivre dans une mare d’eau.

Nos deux recrues étaient retournés vers leur campement emportant les couteaux que, selon la coutume, nous leur avions remis à l’avance et dont ils faisaient miroiter la lame au soleil avec un plaisir indicible. Une heure s’était écoulée depuis leur départ et, comme nous causions avec nos Antis de ces naturels pour lesquels ils semblaient avoir peu de sympathie, notre causerie fut interrompue par un brouhaha de voix sauvages et de cris gutturaux. Presque aussitôt une douzaine de Chontaquiros suivis de femmes, de marmots et de chiens, doublèrent le fourré de roseaux qui s’étendait à l’extrémité de la plage et se dirigèrent vers nous. À leur tête marchait, entre les deux Chontaquiros que nous connaissions et qui paraissaient lui servir de guides, un individu d’une trentaine d’années, taillé comme le Faune antique, peinturluré de rouge et de noir et chaussé de bottes si bien peintes, qu’il eût pu disputer aux héros grecs l’épithète de Euknémidès Achaioi, que leur donne le vieil Homère. Cet inconnu, après nous avoir salués en espagnol par le sacramentel Buen dia à Uda señores, s’enquit aussitôt dans l’idiome des Quechuas, qu’il parlait, sinon avec pureté du moins avec assez de netteté pour se faire comprendre, du motif qui nous amenait en ces lieux. Un de nos cholos satisfit à cette demande. L’apparition d’un sauvage assez lettré pour parler deux langues sans compter la sienne, nous parut tenir du prodige et nous demandâmes sur lui quelques renseignements ; il nous fut répondu que ce polyglotte, objet de notre admiration, se nommait Jeronimo ; qu’il avait habité longtemps la mission de Sarayacu où les pères l’avaient instruit dans la religion catholique, apostolique et romaine. Cette nouvelle, tout en nous surprenant fort, nous parut d’un heureux augure pour le succès futur de notre voyage.

Les bases d’un nouveau marché furent posées entre nous et Jeronimo le chrétien tatoué et l’affaire se conclut séance tenante. Moyennant trois couteaux par homme, il s’engageait, au nom de ses compagnons, à nous conduire non plus jusqu’à Sipa, mais jusqu’à Paruitcha, endroit distant d’une soixantaine de lieues, où finit le territoire des Chontaquiros et où commence celui de la nation Conibo. À ses attributions de chef d’équipe, Jeronimo devait joindre les fonctions d’interprète, faciliter nos rapports avec ses amis et, plus tard, nous mettre en relations avec les Conibos.

La rencontre de cet homme était une faveur de la fortune dont chacun de nous sentait tout le prix ; aussi tentâmes-nous, par différents moyens, de nous l’attacher corps et âme. À la façon dont il accueillit nos avances, et surtout les petits cadeaux que nous joignîmes, nous crûmes pouvoir nous flatter d’avoir réussi.

Depuis l’entrée en scène des Chontaquiros, les manières de nos rameurs antis avaient complétement changé ; un silence digne avait succédé à leur joyeux babil et, retirés dans un angle de l’ajoupa, ils gardaient vis-à-vis des nouveaux venus une attitude humble et presque craintive ; les Chontaquiros, au contraire, allaient et venaient, la tête levée et le verbe haut et sans paraître s’apercevoir de la présence de nos anciens alliés. Si un Antis se trouvait par hasard sur leur passage, ils le frôlaient et le coudoyaient même, mais sans affectation et comme on pourrait faire d’un être ou d’une chose sans importance. À ces façons d’agir on reconnaissait, avec la fatuité inhérente à l’individu, la prépondérance d’une nation sur l’autre.

Cette supériorité réelle ou fictive des Chontaquiros était très-intelligemment comprise par leurs chiens qui, au lieu de fraterniser avec les chiens des Antis, les tenaient à distance respectueuse et affectaient de leur tourner le dos. Si un de ceux-ci se permettait envers eux une de ces familiarités olfactives dont les chiens sont prodigues, ils la considéraient comme une insulte et faisant volte face, montraient à l’audacieux deux yeux flamboyants et des crocs prêts à mordre.

Cette pantomime, dont un observateur superficiel se fût amusé, nous reportait mélancoliquement à quarante années de distance, à l’époque où le père Rocamora, de la Compagnie de Jésus, descendant la rivière que nous descendions à cette heure, s’émerveillait, dans un opuscule de quelques pages, de la prédominance des Antis sur les nations voisines[7] ; digne père Rocamora ! en les retrouvant déchus de leur splendeur passée, il eût probablement reconnu comme nous, qu’en ce monde où la félicité de l’homme est soumise à des chances aléatoires, ce que la Providence lui donne d’une main elle le lui reprend de l’autre.

Tout en paraissant résignés à l’humble position que les circonstances leur avaient faite, les Antis profitaient des courts instants où les Chontaquiros les laissaient seuls dans l’ajoupa, pour nous souffler à l’oreille quelque insinuation peu charitable sur le compte de leurs rivaux : « Méfiez-vous des Chontaquiros, ce sont des voleurs » avaient-ils dit à Antonio notre interprète. Dans cette épithète, que rien ne justifiait encore, nous n’avions vu qu’une malice d’enfant à l’égard de nos nouvelles connaissances, un peu de jalousie pour la déférence que nous leur témoignions et nous n’en avions pas fait cas.

Cette indifférence de notre part parut blesser notre allié Santiago, qui profita de la circonstance pour manifester le désir de retourner à Antihuaris, sous prétexte que ses services et ceux de son fils nous devenaient désormais inutiles. Comme la chose en soi était parfaitement vraie, nous n’eûmes garde de nous récrier contre sa proposition et le laissâmes faire ses apprêts de départ. Avec l’aide de son fils et de ses amis, il eut bientôt fabriqué un callapeo, espèce de petit radeau, qui devait lui servir à transporter avec une provision de roseaux, des jarres et des poteries qu’il avait achetées à notre hôte Quientipucarihua. Tout en allant et venant et malgré certaine surveillance dont il était l’objet de la part des Chontaquiros, que ce départ subit semblait intriguer fort, il trouva moyen de raconter, à son compère Antonio, une historiette assez lugubre que celui-ci nous redit sur-le-champ.

Jeronimo, l’homme de notre confiance et de nos sympathies, Jeronimo que de prime abord nous avions traité en ami, presque en frère, et avec qui nous allions entreprendre un assez long voyage, Jeronimo avait assassiné un homme sans défense, un vieillard, son père spirituel et son bienfaiteur, et cet homme était un oint du Seigneur, ce qui ajoutait encore à l’énormité de son crime. Au dire de Santiago, voici comment les choses s’étaient passées :

Un moine franciscain, le père Bruno, sorti du collége apostolique d’Ocopa, élait venu s’établir à Sarayacu avec l’intention d’aider les missionnaires dans leur œuvre de propaganda fide. Quelque temps après son arrivée, le nouvel apôtre était parti à la recherche des infidèles, et remontant la rivière Ucayali-Apu-Paro jusqu’au territoire des Chontaquiros, avait fait rencontre de Jeronimo qui habitait alors et habite encore aujourd’hui la Quebrada de Sicotcha. Charmé de la douceur et des façons accortes du sauvage, le père l’avait pris en affection et l’avait décidé à embrasser la religion chrétienne. Le jeune homme avait répudié le nom de Huitsi qu’il tenait de ses pères, pour prendre celui de Jérôme que le missionnaire lui avait donné en le baptisant. Pendant trois ans, il avait vécu à Sarayacu où son protecteur l’avait élevé aux fonctions de sonneur de cloches. Un jour que l’homme de Dieu l’entretenait de son projet d’aller fonder une mission chez les Chontaquiros, Jéronimo s’offrit à lui servir de guide, l’assurant de la conversion générale des hommes de sa nation. Le père Bruno, confiant dans la bonne foi de son protégé, fit provision de haches, de couteaux, de verroteries propres à lui concilier les bonnes grâces des sauvages et remonta la grande rivière, jusqu’à la Quebrada de Sicotcha où le conduisit Jeronimo et où il périt dans une embuscade. La première flèche qui traversa le corps du missionnaire, partit, dit-on, de l’arc du néophyte.

Cette nouvelle, à laquelle nous étions loin de nous attendre, nous avait laissés sans forces et sans voix. Un peu remis de notre stupeur, nous priâmes notre drogman d’interroger de nouveau son compère sur quelques points de la lugubre histoire qui nous avaient semblé obscurs. Mais celui-ci, que les regards obliques des Chontaquiros commençaient à inquiéter, se refusa net à nous satisfaire et prenant congé à la hâte, s’embarqua dans sa pirogue, laissant à son fils la conduite du callapeo. Pour regagner Antihuaris en voguant contre le courant, ou se hâlant le long des berges, c’était un voyage d’au moins six jours. Aidés par le courant, nous l’avions fait en vingt-sept heures.

N’ayant pu tirer de l’Antis Santiago les éclaircissements que nous aurions souhaité, nous priâmes Antonio de s’informer adroitement à notre hôte Quientipucarihua si l’histoire du père Bruno était une médisance ou une calomnie ; mais la diplomatie de notre interprète échoua devant l’impénétrabilité du sauvage ; à toutes les questions qui lui furent faites sur l’assassinat du missionnaire par son disciple, Quientipucarihua se contenta de répondre par un sourire discret, un hochement de tête et le mot Tchonta-quiro (Chontaquiro) prononcé à la manière des gens de sa nation. Pour le vulgaire, cette réponse était à peu près inintelligible ; mais pour un partisan de Lavater, pour un adepte de la science physiognomonique, le sourire et le hochement de tête du sauvage et sa façon de scander ces quatre syllabes, pouvaient se traduire par la phrase suivante : Les Chontaquiros sont de franches canailles, peut-être pire ; et si je n’en dis pas plus long sur leur compte, c’est pour ne pas me brouiller avec eux.

Nous dûmes nous contenter de ces vagues explications. Pendant la journée du lendemain que nous passâmes tout entière dans l’ajoupa de Bitiricaya en compagnie des Chontaquiros dont les femmes étaient allées chercher des provisions pour le voyage, nous mîmes un peu d’ordre dans nos papiers et consacrâmes quelques lignes à ces braves Antis qui pendant seize jours avaient partagé nos fatigues, nos dangers, notre misère et plus d’une fois nous avaient empêchés de mourir de faim. Sur ces lignes au crayon, à demi effacées par les averses et les naufrages, nous n’avons aujourd’hui qu’à repasser un trait de plume pour les rendre lisibles et les présenter au lecteur.

Ajoupa d’Antis, à Bitiricaya.

La parenté de l’Antis des vallées orientales avec le Quechua de la Sierra-Nevada, parenté que la ressemblance du type et du costume[8], les radicales et les terminaisons d’un grand nombre de vocables communs aux deux idiomes, dénoncent à l’observateur le moins attentif, cette parenté n’a encore exercé que nous sachions, la sagacité d’aucun voyageur ou l’érudition d’aucun ethnologue. Il est vrai que jusqu’à ce jour, ces messieurs ont eu tant à faire, que le temps leur a littéralement manqué pour s’occuper de ces questions. Nous allons donc nous en occuper à leur place, et, comme entrée en matière, nous ferons des Antis une fraction minime de ces hordes indo-mexicaines[9] dont nous avons parlé dans notre monographie des Incas, lesquelles, à leur sortie de l’hémisphère nord, se démembrèrent et pendant une période qu’il serait difficile de déterminer, mais qui sous-entend plusieurs siècles, errèrent à travers le continent sud, stationnant au gré de leur caprice ou selon leur commodité et se déplaçant au fur et à mesure qu’un accroissement dans leur population entraînait l’appauvrissement du territoire qu’elles s’étaient choisi et partant la diminution de leurs moyens d’existence[10]. Tandis que l’avant-garde de ces hordes émigrantes atteignait la chaîne des Andes et prenait possession de ses hauts sommets, d’autres hordes venues à leur suite, longeaient les versants et le pied de la même chaîne, s’établissaient au bord des cours d’eau qui les sillonnent en tout sens et changeant de nature en changeant de climat, de troglodytes qu’elles avaient été jadis, elles devenaient ichtyophages. Il est probable que la nation des Antis fut du nombre de ces dernières ; mais aux premières, assurément, appartiennent l’antique nation des Collahuas[11], celle des Aymaras et les Quechuas qui leur succédèrent.

Présentation d’Indiens Chontaquiros sur la plage de Bitiricaya.

Jusqu’ici l’établissement des Quechuas sur les plateaux des Cordillères et celui des Antis au pied de la chaîne, n’expliquent en aucune façon la mutuelle ressemblance de ces indigènes, et malgré les types des deux nations intercalés dans notre texte, un lecteur peut nous objecter que ces nations séparées par une abrupte région d’une largeur de soixante lieues en moyenne, ont pu vivre pendant des siècles, comme elles vivent à cette heure, sans se réunir et sans se toucher et que leur ressemblance qui nous préoccupe est un simple effet du hasard. D’abord en ethnologie nous n’accordons rien au hasard, ensuite, que le lecteur qui croit sans réplique l’argument qu’il vient de nous décocher, suppose un instant avec nous, et la supposition n’a rien de gratuit, qu’au principe, c’est-à-dire à leur arrivée qui remonte à des temps plus reculés qu’on ne le croit généralement, Antis et Quechuas, au lieu de vivre séparés par la largeur des Andes, formaient une seule nation divisée en tribus et, comme nous, ce lecteur sera logiquement amené à croire que l’apparition des Fils du Soleil et la pression que le cercle de leurs conquêtes successivement agrandi exerça sur les nations voisines du siége de l’empire, pression qui refoula dans l’Est la nation des Masquès[12] (hodié Mascas), dans le Nord, l’Ouest et le Sud la nation des Collahuas-Aymaras[13] et rejeta les Canas y Canchis du cœur de la Sierra sur le versant oriental des Andes, que cette pression dut agir sur les Antis comme elle agissait sur leurs voisins et les déposséder en même temps que ces derniers, du territoire qu’ils occupaient depuis longtemps.

En admettant dès le principe, ce voisinage immédiat des Antis et des Quechuas, la cause de leur ressemblance est suffisamment expliquée et les dissemblances que peuvent offrir à cette heure, l’idiome, les us et coutumes des deux nations, ne sont que la conséquence de leur séparation qui remonte à plus de huit siècles.

Si néanmoins notre lecteur s’entête et persiste dans son opinion, tenax propositi, et repousse comme invraisemblable toute idée de contact entre les deux nations, s’autorisant de la distance qui les sépare, de l’indifférence ou mieux de l’ignorance d’elles-mêmes dans laquelle elles vivent et des dissemblances qu’elles peuvent offrir, nous le renverrons pour s’éclairer sur la question aux historiographes de la conquête. Alors pour peu qu’il ajoute foi aux récits de Garcilaso et de Herrera, aux relations imprimées ou manuscrites des moines de différents ordres, des Pères de Jésus, des chercheurs d’or et des aventuriers des seizième, dix-septième et dix huitième siècles, relations dont regorgent les archives des couvents du Pérou, ce lecteur sceptique sera bien forcé de se rendre à l’évidence et d’admettre non-seulement un rapprochement, mais un contact immédiat et presque une fusion entre les Antis et les Quechuas.

D’après Garcilaso, que sa qualité d’Inca rendait sinon propre au métier d’écrivain, du moins bien informé sur les faits et gestes de ses ancêtres, la première expédition guerrière tentée par les Fils du Soleil contre les nations qui, sous le nom générique d’Antis ou de Chunchos, habitaient la contrée située au revers oriental des Andes, (en quechua Antis) cette expédition eut lieu sous le régne de l’Inca Roca, sixième du nom, lequel vivait au milieu du treizième siècle.

Yahuar Huaccac, fils aîné de cet empereur et nommé par lui généralisme des troupes, entra à la tête de quinze mille hommes dans les vallées de Pillcopata, Tono, Havisca et Paucartampu, qu’il soumit et qu’il annexa à l’empire. Des forteresses (pucaras) s’élevèrent sur la limite des pays conquis ; une garnison y fut placée pour prévenir l’invasion de l’ennemi et protéger les habitants des villages qu’on ne tarda pas a édifier.

Les choses restèrent sur ce pied jusqu’à la mort de l’Inca Roca. Yahuar Huaccac, qui lui succéda, ne régna que peu de temps et fut déposé par ses sujets qui élurent à sa place son fils Hueracocha.

Pendant plus de deux siècles, les conquêtes des empereurs furent dirigées au nord, au sud et à l’ouest de la Sierra et celles déjà faites à l’est des Andes, si bien négligées, qu’elles tombèrent dans l’oubli et qu’on en cherche en vain la trace dans l’œuvre des auteurs espagnols qui ont écrit sur cette époque.

Dans les premières années du quinzième siècle, l’Inca Yupanqui, dixième du nom, reprit la série des conquêtes de son trisaïeul Roca, au point où celui-ci les avait laissées.

Il envoya dans les vallées de l’est une armée de dix mille hommes commandée par un de ses parents. Deux ans furent employés à fabriquer des radeaux pour le transport des soldats, des vivres et des munitions, puis cette armée s’embarqua sur la grande rivière que les nations conquises appelaient indifféremment Mano, Tono, Opotari, et qu’en raison de ses nombreux circuits Yahuar Huaccac avait surnommée autrefois Amaru-mayo, rivière du Serpent[14]. Après bien des dangers et des fatigues sous un climat nouveau pour eux et force rencontres sanglantes avec les naturels qui peuplaient les deux rives de l’Amaru-mayo, ceux-ci furent défaits, se rangèrent sous le joug des Incas et devinrent leurs tributaires[15].

L’armée de Yupanqui, réduite à mille hommes, prit à travers terres, se dirigeant vers la province des Musus, les Moxos d’aujourd’hui, qui habitaient alors la rive gauche du Beni. N’osant s’attaquer à ces naturels avec le peu de forces dont il disposait, l’Inca, parent de Yupanqui, entreprit de les ramener à lui par la douceur et la persuasion et il y réussit. Pendant que les Quechuas contractaient des alliances avec les Musus recevant des mains de ceux-ci leurs filles pour épouses, les Musus envoyaient à Cuzco une ambassade des principaux de leur nation pour rendre hommage au chef de l’empire et le prier de ratifier le traité conclu entre les deux nations.

Ces ambassadeurs qui s’étaient rendus à Cuzco par les vallées de Carabaya, trouvèrent les chemins si mauvais, qu’à leur retour ils prirent par la Bolivie, s’embarquèrent sur le rio Beni et le descendirent jusqu’à leur territoire.

Indiens Antis.

À partir de cette époque, les relations des Quechuas avec la grande famille des Antis[16] et celle des Musus, ne firent que s’étendre et se consolider. À diverses reprises, des troupes d’indigènes de la Sierra, guidés par des fils ou des parents de Yupanqui et des empereurs qui lui succédèrent, abandonnèrent leurs foyers pour traverser les Andes et s’établir parmi les nations de l’est. Vers l’année 1529-30, au moment où les derniers chefs de race incasique qui avaient dirigé ces migrations partielles, se disposaient à rentrer dans la Sierra Nevada, la nouvelle de la mort de Huayna-Capac leur parvint presque en même temps que celle de l’arrivée des Espagnols et de la chute de l’empire des Incas. Tous renonçant alors à leur projet de retour, se fixèrent définitivement près de leurs alliés et ne revirent plus leur ancien territoire.

La conquête espagnole, en substituant sa domination à l’ancien ordre de choses, loin d’entraver la marche de ces migrations, leur donna au contraire une impulsion nouvelle. Seulement, où les Incas n’avaient eu en vue qu’un agrandissement de leur territoire et de leur puissance, les Espagnols virent un moyen de se procurer de nouvelles richesses.

Le renom fabuleux des empires d’Enim et du grand Païtiti, dont le pays des Musus formait, dit-on, le centre, était parvenu jusqu’à eux, grossi par le temps, la distance et l’exagération naturelle aux races primitives.

Le souvenir des expéditions accomplies par l’Inca Yupanqui et ses successeurs, n’était pas tellement oblitéré parmi les Quechuas de la Sierra Nevada, qu’ils ne pussent fournir à cet égard des renseignements détaillés à leurs nouveaux maîtres.

Quelques compagnons de Pizarre, suivis d’une troupe d’aventuriers, pénétrèrent dans ces régions mystérieuses, où, d’après la rumeur publique, étaient entassés d’immenses trésors.

Pedro de Candia explora les environs de la rivière Amaru-Mayo et revint à Cuzco, sans avoir trouvé les richesses qu’il convoitait. Pedro Anzurez de Campo Redondo s’introduisit dans les vallées de Carabaya, remonta jusqu’aux sources du rio Beni, et rebuté par des fatigues et des dangers sans nombre, rentra dans le Collao, d’où il était parti, sans avoir découvert la prétendue région de l’or. Dans le nord du Pérou, les recherches de la contrée où ce métal, selon la tradition orale, était employé aux plus vils usages, se poursuivaient activement.

Gonzalez Pizarre, frère du conquérant, parcourait à la tête d’hommes déterminés, la province de la Canelle.

Francisco Orellana, parti de l’Équateur en quête du lac de Parrima, qui roulait des flots d’or liquide, et de la cité de Manoa del Dorado, dont le nom seul explique la richesse, descendait la rivière Napo et débouchait dans le Marañon, auquel il donnait le nom de mer Orellane.

Pedro de Ursua et Lopez de Aguirre, sortis du rio Huallaga, s’abandonnaient aux rapides courants du Haut-Amazone.

Tous ces hommes, possédés du démon de l’or et sollicités par les mêmes instincts qu’ils décoraient d’un prétexte de gloire, poursuivaient avidement le même but et ne trouvaient en somme que des déceptions, la-misère « et souvent une mort obscure[17].

À l’exemple des conquérants, des moines de tous les ordres, des pères de Jésus, parcouraient ces contrées, cherchant la route des empires d’Enim et du grand Païtiti, non dans l’idée d’y trouver des trésors périssables, mais pour ramener à la vraie foi les Indiens Quechuas, qui depuis longtemps avaient abandonné la Sierra sous la conduite de leurs chefs, et ceux qui venaient d’en sortir, guidés par un frère d’Atahuallpa, l’Inca supplicié à Caxamarca, par ordre de Pizarre.

Le nombre de ces derniers s’élevait, dit-on, à quarante mille [18].

Paul MARCOY.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129 et la note 2, 145, 161 et 177.
  2. Ces cours d’eau, d’une certaine largeur, mais de peu d’étendue, sont issus du versant ouest de la Cordillère de Huilcanota, dont le prolongement figure sur les cartes de Brué, édit. 1821-25, sous le nom d’Andes de Cuchoa. Cette dénomination inconnue des Indiens Antis et de leurs voisins, est remplacée chez eux par celle de Sierra de Ticumbinia, qu’ils donnent à l’extrémité nord de la chaîne de Tono y Avisca, prolongement de la Cordillère de Huilcanota. Le plus large des deux affluents que cette sierra de Ticumbinia envoie au Quillabamba-Santa-Ana, porte le nom de rivière de Ticumbinia.
  3. Au lecteur que pourraient intéresser ces sortes de recherches, nous dirons à l’avance, que ce fut seulement dans les plaines du Sacrement que notre aide naturaliste put se procurer, par l’entremise des néophytes de la mission de Sarayacu, une reine des gobe-mouches, petit oiseau, dont le plumage terne, jurait fort à côté de la splendide livrée de son royal époux. On nous saura peut-être gré d’avoir dessiné sur nature et réuni sur la même branche ce couple emplumé, fort rare dans les musées d’Europe et les collections particulières.
  4. Les seules plages de la petite rivière de Saniriato, où six jours auparavant nous avions passé une journée entière, criant famine et attendant le retour des Antis, qui étaient allés nous chercher des vivres, ces plages nous avaient offert, avec d’autres plantes, onze variétés d’énothères à fleurs jaunes, dont le chiffre en ce moment, s’élevait à dix-sept. De là, le surnom de chiendent du Quillabamba-Santa-Ana donné par nous à cette onagrariée.
  5. Une Expédition malheureuse. — Scènes et paysages dans les Andes. 2e série. Paris, Hachette, 1861.
  6. À la chicha de maïs (acca), usitée chez les Quechuas de la Sierra Nevada, a succédé chez les Antis la chicha de racines de yucca (Jatropha manioc), qui leur est commune avec les Chontaquiros. Le procédé de fabrication de cette boisson, tout différent de celui dont nous avons donné la recette en traversant Arequipa, vaut la peine d’être expliqué. À l’époque de la maturité des racines de l’euphorbiacée, les femmes antis les recueillent et les gardent en tas pendant quelques jours. Elles les pèlent ensuite, les jettent dans une jarre d’eau et les font cuire jusqu’à ce qu’elles s’écrasent en bouillie : à l’aide d’une spatule, elles remuent cet épais brouet, qui a la couleur et la consistance d’une purée de pommes de terre. Ainsi préparée, cette chicha est retirée du feu, placée à l’écart pour refroidir et entre bientôt en fermentation. Pour s’en servir, il suffit de mettre dans une calebasse pleine d’eau deux ou trois poignées de cette purée aigrelette et par une contraction répétée de la main et des doigts, d’incorporer ses molécules à l’eau de rivière contenue dans le vase. Après quelques minutes de ce pétrissage ou plutôt de ce tripotage, la pâte est dissoute et le breuvage a la consistance d’une crème claire. La calebasse fait alors le tour du cercle, chacun boit à même cinq ou six gorgées et la repasse à son voisin, pour qu’il y barbotte à son tour.
  7. Cet opuscule a pour titre : Razon del viage que hiço en 1805 el. R. P. Rocamora del convento de Moquehua. C’est une œuvre simple, touchante et d’une haute naïveté. Nous regrettons fort de ne pouvoir l’imprimer dans notre récit, afin de donner au lecteur le plaisir de la lire.
  8. Nous parlons ici des Quechuas d’avant la conquête, qui portaient le sac-tunique des Mexicains et des Incas, et non des Quechuas de nos jours, dont l’habit à trois pans, les culottes courtes à larges canons, rappellent vaguement les modes espagnoles du dix-septième siècle.
  9. La prétendue variété de types que paraît offrir la grande famille indo-mexicaine peut être hardiment ramenée, comme nous l’avons dit ailleurs, à deux types fixes et primordiaux, le type irano-arien, dans lequel nous avons fixé l’élément civilisateur, et le type mongole ou tatar, que nous avons considéré comme l’élément colonisateur. Les prétendues races Caraïbe, Tupi, Guarani, etc., ne sont à notre avis que des genres dérivés des deux familles mères. Parmi les nations du Pérou, le premier de ces types est propre seulement aux Collahuas, aïeux des Aymaras, aux Quechuas, aux Antis, aux Chontaquiros et à deux ou trois tribus disséminées dans les Yungas ou vallées de la Bolivie. Si ce type, peu commun dans l’Amérique du Sud, caractérise au contraire la presque totalité des Indiens de l’Amérique du Nord, c’est que ces derniers, placés dans des conditions climatologiques à peu près semblables à celles du milieu dans lequel leurs ancêtres vécurent pendant des siècles et n’ayant jamais franchi dans leurs migrations les limites de l’hémisphère nord, ont pu garder plus fidèlement que les hordes errantes de leur famille, le caractère physique et certaines qualités morales de la race dont ils sont issus.
  10. Pour ces peuples auxquels la culture répugne plutôt qu’elle n’est inconnue, comme certains voyageurs l’ont insinué, les ressources matérielles de l’existence durent être jadis ce qu’elles sont encore aujourd’hui, l’objet d’une préoccupation constante et le but de mille expédients. De là ces démembrements de la nation en tribus, de la tribu en familles et ces déplacements périodiques, quand le gibier et le poisson deviennent rares sur le territoire qu’ils ont choisi. L’axiome politique diviser pour régner a dû prendre naissance chez ces naturels, qui, sans s’en douter, le mettent en pratique à chaque période d’un demi-siècle.
  11. Cette nation, une des plus anciennes du Haut-Mexique et que les historiens désignent par les noms d’Acolhues, Acolhuas, peuples de Culhua ou de Culhuacon, reparaît au Pérou plusieurs siècles avant l’établissement des Incas, sous le nom de Collas, Collahuas, Collahuinos, et enfin peuples du Collao (région des punas ou plateaux). Elle est l’aïeule de la nation Aymara-Quechua, et nous lui attribuons à tort ou à raison, l’érection des monuments du Collao, aujourd’hui en ruines ou rentrés en terre et dont ceux de Tiahuanacu sont l’échantillon le mieux conservé.
  12. Le territoire des Masquès ou Mascas et de leurs alliés les Chilquès (hodié Chilcas), était situé à douze lieues sud-sud-ouest de Cuzco, entre les provinces de Paruro et de Tinta. Chilcas et Mascas n’eurent qu’à suivre le cours de la rivière Apurimac, à partir du quatorzième degré jusqu’au dixième, pour atteindre la région du Pajonal et se soustraire à la domination des Incas. Jusqu’au dix-septième siècle, ils formèrent une des nombreuses tribus de la nation Antis ou Campas, parmi lesquelles les missionnaires recrutèrent des néophytes pour leurs missions des douze Apôtres et de la montagne du Sel (cerro de la Sal), qui comprenaient une cinquantaine de villages. Aujourd’hui que toutes ces tribus sont éteintes et qu’on en chercherait vainement la trace au bord des cours d’eau de la région du Pajonal qu’elles habitèrent, et dont la plupart d’entre elles tiraient leur nom, la nation Antis est désignée par le triple nom d’Antis, Campas y Mascas.
  13. Nous avons tracé dans notre monographie des Incas les déplacements successifs de cette nation, aujourd’hui reléguée en Bolivie.
  14. C’est la rivière Madre de Dios des Espagnols. Ce nom lui fut donné à l’occasion d’une statuette de la mère de Dieu qu’on trouva sur ses rives, où les Indiens Huatchipayris, après une attaque de hacienda de Coñispata, l’avaient jetée comme un objet indifférent.
  15. Ces tributs qui consistaient en bois précieux et odorants, en minerai, pépites et poudre d’or provenant des lavaderos, en parfums, plumes de couleurs variées, coton, coca, cire, miel, animaux rares ou curieux, etc., etc., furent religieusement payés aux Incas jusqu’à la mort de Philippe Tupac Amaru, seizième et avant-dernier du nom, c’est-à-dire plus de six ans encore après la conquête espagnole (Voir notre Notice sur les Incas).
  16. Nous adoptons ici la qualification d’Antis donnée autrefois indistinctement avec celle de Chunchos à toutes les tribus qui vivaient sur les versants orientaux de la chaîne des Andes (Antis). Toutefois, nous remarquerons en passant que cette qualification n’est applicable aujourd’hui qu’à la seule nation dont nous venons de traverser le territoire.
  17. Le père Rodriguez, dans son œuvre, El Marañon y Amazonas édit. 1682, après avoir porté dans quelques-unes de ses appréciations des faits et gestes des conquérants ses compatriotes, cet esprit de partialité, ce parti pris d’amplification qui caractérisent les historiens de sa nation, rompt brusquement en visière à Pizarre et à ses compagnons, s’exclame sur leur facilité à donner crédit aux contes dorés des empires d’Enim et du grand Païtiti et semble prendre un malin plaisir à renverser à coups de plume le palais et la cour de l’Apu-Musu, ou seigneur des Moxos. Il qualifie lestement la capitale de cet empire, ornée de somptueux édifices, peuplée d’un nombre infini d’habitants, et qu’au dire de témoins de l’époque, on mettait une journée entière à traverser, de — quelques chaumières d’Indiens, — algunos ranchos de Indios. Il termine cette revue, dont l’esprit critique devance de deux siècles celui de son époque, par ces remarquables paroles : « Les soldats de Pizarre ne trouvèrent au lieu de l’or qu’on leur avait promis, que la fatigue, la maladie et la mort. Les religieux ne trouvèrent pas non plus les millions d’âmes qu’on affirmait avoir vues dans l’empire du Païtiti. » (El Marañon y Amazonas, libro VI, capitulo iv.)
  18. Les historiographes espagnols du dix-septième siècle, les moines et les missionnaires, dans leurs relations de cette époque, ont grossi comme à plaisir le chiffre des populations américaines. Ce système d’exagération, cet amour du merveilleux que leur nation tient évidemment des Maures et des Arabes et que nous avons déjà signalés ailleurs, ont été suivis par les statisticiens du pays dans leurs recensements ou leurs descriptions, et nos voyageurs modernes, en copiant le travail de ceux-ci, en ont reproduit les inexactitudes. Comme exemple, nous citerons les chiffres des populations donnés par d’Orbigny, dans l’Homme Américain, lesquels peuvent être hardiment diminués de moitié. La plus forte levée de troupes faite par les Incas, au temps de leur splendeur, ne dépassa jamais le chiffre de vingt-cinq à trente mille hommes, et dans les quarante mille Indiens, qu’après la mort d’Atahuallpa, un frère consanguin de cet Inca (Philippe Tupac Amaru), entraîna à sa suite dans les vallée de l’Est, il faut voir simplement une troupe de quelques milliers d’Indiens, auxquels les historiens ont ajouté le chiffre des migrations partielles qui avaient eu lieu sous les règnes de l’Inca Roca et de ses successeurs. La remarque que nous faisons ici avait été faite autrefois par des missionnaires, dont on trouvera les noms relatés dans les éphémerides du clocteur Cosme Bueno (année 1768).