Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/33

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




PÉROU.




DIXIÈME ÉTAPE.

DE TIERRA BLANCA À NAUTA.


Ce qu’était le phare de Tierra Blanca. — Description d’un mobilier locatif. — Pauvreté n’est pas vice. — Jean et Jeanne. — Une baignoire végétale. — Les Higuerons. — Menu d’un déjeuner et réflexions qu’il suggère à l’auteur. — Un paysage unique en son genre. — Le fourmilier victime du tigre. — Voyage au pays des Sensis. — Le tigre victime de l’homme. — Coup d’œil rétrospectif sur les Indiens Sensis.

Après une centaine de pas faits à travers des broussailles et de hautes herbes, j’arrivai devant une place bordée de maisons dont les toits d’inégale hauteur dessinaient sur le ciel des angles bizarres. D’un de ces logis entr’ouverts et plus grand que les autres, s’échappait la clarté que nous avions vue briller à distance. À mesure que j’en approchais, il me semblait voir une forme humaine passer et repasser devant la lumière qu’elle me cachait et me découvrait tour à tour. Bientôt j’eus le mot de l’énigme. Ce logis éclairé était l’église de Tierra Blanca ; ce que j’avais pris pour un phare était un cierge allumé sur l’autel et dans la forme humaine en mouvement, je reconnus mon digne ami le Père Antonio en train de dire sa messe de l’aurore. Au bruit de mes pas, il se retourna, me reconnut aussi et s’écria joyeusement dans sa langue maternelle : arrivate à proposito por prendere il café ! Si gracieux que fût cet accueil, je me contentai d’y répondre par un signe de tête et comme le révérend s’était arrêté court et semblait disposé à me questionner, je lui fis signe de continuer sa messe et le quittai pour ne pas troubler son recueillement.

En attendant l’Ite missa est, j’allai m’asseoir sur un tronc d’arbre renversé et je regardai les étoiles que l’approche du jour faisait pâlir comme des yeux mourants. Toute la partie du Levant était d’un bleu cendré qui blanchissait de minute en minute. Sur ce fond clair, tacheté de petits nuages roses, se détachait, en violet dur et cru, la silhouette des forêts de la rive droite. La nappe de l’Ucayali sillonnée de rides mouvantes, formait le premier plan de ce tableau.

À mesure que le jour se faisait, le rose tendre des nuages tournait au rose vif, puis au cinabre glacé d’or ; de légères touches d’ombre et de clair accentuaient çà et là les masses végétales et déterminaient leur relief. L’ébauche plate et morne prenait de la tournure et commençait à vivre. Bientôt le mouvement vint animer la scène. Les êtres et les choses interrompirent leur sommeil. Au bruissement confus des feuilles et des branches froissées par le vent du matin, se mêlèrent le gazouillement indistinct des petits oiseaux, les cris rauques des psyttacules et les hurlements de l’alouatte saluant la lumière.

Le naturaliste qui baptisa du nom de Simia Belzebuth[3] ce quadrumane américain, avait dû le voir sous son aspect le plus hideux et dans la plus effrayante de ses poses, c’est-à-dire au moment où percé d’une flèche et tombé de branche en branche au pied de l’arbre dont il escaladait la cime, l’animal essaye d’arracher de son corps le trait qui y est attaché. Sa face contractée par la douleur, ses regards brillant d’un feu sombre et le hurlement continu qui s’échappe de sa gorge d’une structure particulière, émotionneraient à coup sûr le chasseur européen le plus intrépide, si les dents aiguës de la bête, sa grande taille et sa force musculaire décuplée par la rage, ne justifiaient suffisamment l’effroi que sa vue peut causer. Le sauvage de ces contrées qu’aucun animal n’intimide, qui rit au museau du caïman, fait la nique au crotale et tire la langue au jaguar, s’amuse à faire assaut de laideur avec le Simia Belzebuth en parodiant ses cris et lui rendant grimace pour grimace, puis pour mettre un terme à son agonie et en finir avec ses hurlements, il l’assomme à coups de bâton.

Pendant que j’évoquais pour me distraire ces souvenirs d’histoire naturelle, le Père Antonio achevait de dire sa messe et venant me rejoindre, m’invitait à le suivre au couvent. Ce qu’il appelait le — couvent — était une chaumière dont les parois formées de lattes espacées, la porte à treillis de roseaux et le toit de palmes troué par places, me parurent friser le dénûment. L’intérieur de ce logis composé d’une seule pièce, s’harmoniait de tous points à son extérieur. Pour ameublement, une table taillée à la hache dans le tronc d’un faux acajou, un moulin à broyer les cannes à sucre, deux ou trois escabeaux, une barbacoa et sa moustiquaire, des bananes et des haillons pendus aux solives, puis dans un coin, derrière un étalage de cruches, de pots et d’assiettes, trois pavés calcinés par la flamme et figurant le foyer, l’âtre et le trépied domestiques.

Cette pièce exposée à toutes les brises, était affectée à divers usages et servait selon l’heure et le cas, de chambre de conseil, de salle à manger, de cuisine, d’atelier, de buanderie, de rhumerie et de cubiculum aux serviteurs de la communauté, représentés par deux adolescents de sexes distincts, récemment attelés au joug de l’hyménée et comptant à eux deux vingt-neuf printemps.


Jean de Tarapote, économe de la Mission de Tierra Blanca.

Jean et Jeanne, ainsi se nommaient les conjoints, me furent présentés par le Père Antonio en qualité d’économe et de cuisinière. Tous deux me baisèrent la main. En échange de cette politesse, j’eusse voulu pouvoir complimenter chacun d’eux sur son talent spécial, mais ignorant l’aptitude de l’un et n’ayant jamais goûté des sauces de l’autre, je ne pus que féliciter ces époux-enfants sur leurs dispositions précoces. Si je ne les comparai pas à Daphnis et Chloé dont ils rappelaient l’innocente histoire, c’est que Jean, Indien croisé de Balzano et de Tarapote, me parut trop laid pour un berger grec et Jeanne, Indienne Cumbaza, trop camarde pour une héroïne de pastorale.


Jeanne de Cumbaza, cuisinière de la Mission de Tierra Blanca.

Sur un ordre du révérend le jeune couple se mit en devoir de nous préparer du café. Pendant que l’époux concassait le grain de la rubiacée et que l’épouse mettait une casserole sur le feu, je poursuivis, avec l’agrément de mon hôte, ma revue du logis et du mobilier. À l’extrémité de la salle et formant avec elle un angle droit, se trouvait une petite pièce qu’on ne voyait pas en entrant et qui servait de cellule au Père Antonio. Deux claies en roseaux ornaient ses parois latérales et chacune d’elles pouvant supporter une moustiquaire, cette cellule solitaire devenait au besoin une chambre à deux lits. Son ameublement se composait d’un coffre à cadenas dans lequel le missionnaire gardait les pièces de cotonnade, les haches, les couteaux, les hameçons, les verroteries nécessaires à ses transactions commerciales avec les sauvages des environs.

Le café pris en commun dans la salle banale, mon hôte, en bon propriétaire, eut à cœur de me promener à travers sa Mission sans me faire grâce d’un seul détail. Notre première visite fut pour l’église que je n’avais entrevue que la nuit, à la lueur d’un cierge et dont la nudité, au grand jour, me parut glaciale. Qu’on se représente un long parallélogramme avec des murs en terre et un toit de chaume ; pour autel un coffre en bois de Mohena, sur ce coffre un caisson blanchi à la chaux servant de tabernacle, puis sur le caisson un petit crucifix accoté de deux chandeliers en fer-blanc garnis d’un bout de cierge. Deux nattes étendues parallèlement de chaque côté de la nef et servant aux néophytes de tapis pour s’agenouiller, complétaient la décoration du lieu saint.


Intérieur de l’église de Tierra Blanca.

Nulle solennité, nulle procession, au dire de mon cicerone, ne signalaient à Tierra Blanca, les diverses fêtes du calendrier et cela par la raison majeure que la Mission ne possédait aucune image, bannière, oriflamme ou drapeau, qu’on pût à l’occasion, exhiber devant les fidèles. Les ornements de première nécessité, chappe, chasuble, étole, manipule, manquaient même au Père Antonio, qui se voyait contraint de monter à l’autel et d’offrir le saint sacrifice en soutane de percaline. Mais cette indigence dont tout autre que lui se fût attristé, n’altérait en rien la sérénité de son âme. Aux ostensoirs d’or, aux chappes de brocart, aux aubes de dentelle et à l’obligation de faire acte de soumission devant un supérieur, il préférait, nous disait-il, ingénument, sa misère, sa liberté et Dieu pour seul maître et seul juge de ses actions.

L’église visitée nous parcourûmes la Mission. Tierra Blanca compte à cette heure quarante ans d’existence. Ses maisons au nombre de trente-sept, sont dispersées dans les halliers comme celles de Sarayacu et réunissent quarante hommes, quarante-trois femmes et soixante-dix-huit enfants. Ces néophytes sont des Indiens Tarapotes, Balzanos et Cumbazas de la rivière Huallaga auxquels se sont adjoints quelques Sensis. Leurs chacaras ou plantations, situées autour du village, n’ont rien qui les distingue de celles de leurs frères de la Mission centrale.

Profitant de la tournée que nous faisions ensemble, le révérend, pour faire, disait-il, d’une pierre deux coups, entra dans des maisons où se trouvaient de pauvres malades en danger de mort. Sans connaissances en médecine et n’ayant d’ailleurs aucun remède à leur administrer, ses prescriptions thérapeutiques se bornaient à leur souhaiter le bonjour et à plaisanter avec eux tout en les exhortant à la patience. C’était peu sans doute ; mais Dieu qui tient compte à l’homme de ses bonnes intentions, permettait que ces moribonds reçussent du soulagement de cette visite de leur régulateur spirituel et du mot pour rire avec lequel il essayait d’endormir leur souffrance.

Un détail charmant me retint un moment au seuil d’une de ces demeures. Comme opposition au vieil aïeul agonisant dans son hamac, une jeune mère baignait son enfant dans une spathe de palmier et lui faisait de petites agaceries auxquelles le marmot répondait par des rires joyeux. Tout en rêvant au sentiment mystérieux qui rattachait l’une à l’autre ces deux créatures, j’examinais du coin de l’œil l’enveloppe florale du monocotylédone transformée en baignoire et je bénissais Dieu qui avait créé la mère et l’enfant et doté le palmier d’un si magnifique appendice.


Bain dans une spathe de palmier.

Cette excursion à travers les domaines de Tierra Blanca dura trois heures et me donna grand appétit. Pour rentrer au couvent, nous prîmes un sentier couvert qui côtoyait l’Ucayali. Bien que la faim, la fatigue et l’excès de transpiration influassent fâcheusement sur mon enthousiasme, je ne pus m’empêcher de payer en passant un tribut d’éloges aux sites que nous relevâmes. Les alentours de la Mission, vierges de la hache et du feu, conservaient leur beauté native et ce cachet pittoresque et sauvage que les défrichements d’un siècle ont ôté à Sarayacu. Aux abords du village, un groupe de ces higuerons sur la famille desquels les botanistes n’ont pu parvenir encore à se mettre d’accord[4], attira mes regards. Debout sur leur piédestal cannelé, ces arbres dont la dureté émousse le tranchant des haches et que six hommes n’eussent pu embrasser, semblaient les survivants d’une Flore antédiluvienne plutôt que les représentants de la Flore actuelle. Le fût énorme, lisse, droit des colosses, leur base régulièrement entaillée, les rendaient dignes de porter les voûtes monolithes des temples d’Elora ou d’Eléphanta.


Groupe de higuerons.

Comme correctif à la sévère majesté de ces arbres et aux graves idées qu’éveillait dans l’esprit l’ombre opaque de leur feuillage, le parc à tortues et le champ de cannes à sucre du révérend Père Antonio, montraient en plein soleil à quelques pas de là, l’un de ses animaux fôlatrant dans la vase en attendant l’heure de leur transformation en turtle soup, l’autre ses roseaux dont la séve aqueuse, devait, par la vertu de l’alambic se changer en liqueur de feu.


Vue de la Mission de Tierra Blanca.

En rentrant au couvent je trouvai Julio et les rameurs en conversation animée avec Jean et Jeanne. Tous se connaissaient pour s’être vus quelquefois à Sarayacu et célébraient la coupe en main ; le plaisir qu’ont des cœurs honnêtes à se retrouver sains et saufs après une absence de quelques mois.

Notre arrivée mit fin à la tertullia. Jeanne courut à sa marmite ; Jean feignit de couper du bois et le pilote et les rameurs se mirent au port d’armes. Mes bagages qu’ils avaient retirés de la pirogue étaient entassés dans un coin et la pagaye de Julio placée au-dessus en travers des deux rames, disait dans la langue nautique de l’Ucayali que l’embarcation était désarmée, halée sur le rivage et ne reprendrait l’eau que lorsque j’en aurais donné l’ordre. Comme je comptais partir le surlendemain, j’en avertis mes hommes afin que tout fût prêt et qu’aucun d’eux ne manquât à l’appel quand le moment serait venu de pousser au large.

Mais cette manifestation de ma volonté devait être annulée par l’intervention d’une volonté supérieure. J’achevais à peine de prévenir mes gens, que le Père Antonio s’emparant des rames et de la pagaye, allait les renfermer dans son bahut aux marchandises, donnait un tour de clef au cadenas et venait en riant me montrer cette clef.

« Vous êtes prisonnier à Tierra Blanca, » me dit-il.

Pris au trébuchet, je ne pus que baisser la tête et subir la loi du vainqueur. Jean conduisit mes hommes chez un alcade du village où ils devaient trouver le vivre et le couvert, et le révérend m’ayant assuré qu’il ferait son possible pour que je ne regrettasse pas trop le temps que j’allais passer près de lui, prit ma moustiquaire et l’alla tendre en regard de la sienne. J’étais bien et dûment impatronisé au logis.

La violence amicale qui m’était faite dérangeait un peu mes plans ultérieurs et me causait certaine humeur dont le Père Antonio eût pu constater les effets, si cette humeur ne se fût dissipée à la voix de Jeanne, nous annonçant que le dîner était servi. Aux deux bouts de la table que j’ai décrite, deux assiettes en terre brune évasaient leurs disques. Le centre était marqué par une soupière où fumait un ragoût de tortue ; des racines de manioc cuites sous les cendres remplaçaient le pain, et dans un vase ébréché, mais d’une forme assez gracieuse, miroitait de l’eau fraîchement puisée à l’Ucayali. Les verres, cuillers et fourchettes, que je cherchai des yeux, avaient été retranchés du service comme autant de superfluités.

Tout en me désignant la place que désormais je devais occuper à table, le révérend me pria d’excuser la pauvreté de sa vaisselle et la frugalité de son menu en faveur de l’affection qu’il m’avait vouée et de la liberté dont je jouirais sous son toit. « Ici, ajouta-t-il malicieusement, vous pourrez entrer à toute heure dans les maisons des néophytes, sans qu’un pouvoir ombrageux s’en inquiète ; Tierra Blanca n’est pas Sarayacu. » Je compris l’allusion et le coup de griffe ; mais le dialogue que j’entamais en ce moment avec le turtle soup m’empêcha d’y répondre. Cette soupe-ragoût où Jeanne avait prodigué le piment orocote, ardait de telle sorte, qu’après en avoir mangé une assiettée, il me sembla qu’à l’instar des coursiers de Phœbus, je jetais feu et flamme par les narines. Quelques gorgées d’eau atténuèrent l’action de ce volcan intérieur dont ma bouche était le cratère. En guise de dessert, Jeanne nous apporta sur une assiette des cure-dents empruntés aux tiges luisantes de l’herbe canchalahua ; lisez Panicum dentatum.

L’ordinaire de Tierra Blanca, comme j’en pus juger par ce premier repas et ceux qui le suivirent, était loin d’égaler celui de Sarayacu où des mets variés sollicitaient l’appétit des convives. Il est vrai que la Mission centrale avait pour approvisionner sa table le produit régulier des dîmes et l’apport journalier de quatre Mitayas chasseurs et pêcheurs, tandis que sa voisine manquait de ces ressources. Depuis deux ans la dîme était abolie à Tierra Blanca, et la Mila que le Père Antonio qualifiait de corvée immorale, scandaleuse et anti-libérale, venait d’y être supprimée à la satisfaction des Mitayas ou corvéables.

C’est au système de réformes adopté par le révérend que nous devions de faire triste chère, et, chose pire, d’être mis au régime d’un mets unique et toujours apprêté de la même façon. Si quelque néophyte allait d’aventure chasser ou pêcher dans les environs et gratifiait la cuisinière d’une portion de son butin, ce jour-là, jour marqué par moi d’une pierre blanche, nous avions à dîner, soit du poisson frais, soit du gibier maigre. Mais le cas était rare, trop rare, hélas ! Les néophytes de Tierra Blanca, régis par des institutions plus libérales que ceux de Sarayacu et jouissant de tous leurs droits civils, en profitaient pour rester chez eux et passer le temps à boire, à fumer et à se balancer dans un hamac, ainsi qu’il convient a des hommes libres. De là une pénurie constante dans leur garde-manger ; de là encore, cette monotonie dans le menu de nos repas dont la tortue bouillie faisait invariablement les frais. J’en excepte les jours ou nous n’avions pas de tortue ; mais ces jours-là nous mangions des racines.

Si l’insistance que nous mettons depuis tantôt cinq mois à détailler en public la carte des repas que nous pouvons faire et les soupirs dont nous ponctuons chaque mets ont pu sembler étranges, ridicules, insupportables même aux lecteurs des deux sexes qui daignent nous suivre en idée, nous répondrons à leur blâme tacite que l’alimentation quotidienne, cette grande affaire à laquelle ils reviennent d’eux-mêmes deux fois par jour, étant pour l’indigène de la plaine du Sacrement comme pour le missionnaire et le néophyte, l’objet d’une préoccupation constante et le but de mille expédients, il était difficile au voyageur qui traverse leur territoire, habite sous leur toit, participe à leur genre de vie et prélève une part sur leur nourriture, de ne pas se réjouir ou s’affliger avec eux selon que cette nourriture abondait ou se faisait rare.

De là nos digressions habituelles dans le domaine de la gueule, comme eût dit l’honnête Panurge. Mais de telles digressions, qu’on le sache bien, loin de déparer un voyage comme le nôtre où le caprice de la forme n’est qu’un voile jeté sur le sérieux du fond, le caractérisent au contraire et le font valoir. Tel l’habit diapré d’Arlequin fait valoir la couleur sévère de son visage. Au point de vue humanitaire et philanthropique, ces digressions sont d’ailleurs un avis indirect donné aux voyageurs qui viendront après nous, de joindre à leur bagage scientifique un assortiment varié de conserves alimentaires.

Ainsi qu’on l’a vu par ce qui précède, la vie matérielle à Tierra Blanca laissait à désirer sous le rapport des voluptés gastriques ; mais la liberté d’action dont on y jouissait, compensait jusqu’à un certain point la médiocrité de la chère et de la cuisine. Comme l’avait insinué le Père Antonio, nul pouvoir ombrageux n’épiait les démarches de l’ignorant désireux de s’instruire ou du curieux avide de tout voir. À toute heure du jour, du soir ou de la nuit, on pouvait entrer dans les maisons des néophytes, interroger les hommes, faire jaser les femmes, tirer les vers du nez ou la vérité du cœur des enfants, et cela sans qu’un alcade-espion, comme à Sarayacu, ne s’enquît aussitôt aux maîtres du logis du motif de cette visite et ne l’allât redire à un gobernador pour que celui-ci en fît son rapport au chef supérieur. La majeure partie de mon temps se passait dans les bois où je trouvais à chaque pas matière a étude et à réflexions. Les notes à transcrire, les croquis à retoucher, les causeries sérieuses ou plaisantes avec mon hôte occupaient agréablement le reste des heures de la journée. Le soir venu, nous nous rendions à la rivière où nous prenions un bain, non pas en pleine eau, les caïmans, les daridaris et les candirus l’eussent interrompu d’une façon tragique, mais à l’avant d’une pirogue tourné au large. Là, debout et munis chacun d’une calebasse qui nous servait à puiser de l’eau, nous nous arrosions de la tête aux pieds ainsi que le font les sauvages[5]. Après un certain nombre de ces douches et le corps suffisamment rafraîchi, nous rentrions au couvent et prenions possession de nos moustiquaires.

Comme nous aurons l’occasion de revenir sur les daridaris, les candirus et autres individus de leur espèce qui peuplent les eaux de l’Ucayali-Amazone, tournons momentanément le dos à la rivière, et rentrons dans les bois où foisonnent les jolis sites, les recoins ombreux et charmants.

Un de ces endroits que j’avais découvert le lendemain de mon arrivée et vers lequel m’entraînait une prédilection secrète, se trouvait à une demi-lieue du village dans l’aire de l’ouest. C’était un grand espace à peu près circulaire, déboisé autrefois par les indigènes et reboisé depuis par la nature, qui s’était plu à le couvrir de ces arbres à suc laiteux que les savants ont nommé Galactodendron utile[6], les habitants du Venezuela arbre de la vache, et que les riverains de l’Ucuyali qui ne savent pas le grec et n’ont jamais vu de bœufs ni de vaches appellent sandi.


Sandís et Lycopodes (arbres à la Vache).

Pêle-mêle avec ces sandis croissaient d’épais fourrés de lycopodes qui couvraient le sol d’un tapis moelleux et formaient autour de chaque arbre comme une élégante corbeille. Ces gracieux acotylédones, hauts de cinq à six pieds, pourvus de rameaux et de ramuscules, semblaient une miniature de forêt vierge, mise en regard de la grande forêt qu’on apercevait à distance. Un poëte horticulteur de l’école d’Alphonse Karr se fût peut-être épris de la gracilité mignonne de ces plantes, que les néophytes de Tierra Blanca, hostiles à toute poésie, emploient à bourrer leurs paillasses à défaut de balle d’avoine ; mais un coloriste du tempérament de Diaz se fût extasié à coup sûr devant la variété d’aspects qu’elles offraient aux diverses heures de la journée, soit que le matin les glaçât d’ombres bleues, que midi les baignât d’une clarté blonde ou que les rayons du soleil couchant les teignissent de pourpre et d’or.

Certain jour que j’errais dans ce dédale de sandis et de lycopodes, coupant par désœuvrement des tiges de ceux-ci, ou gobant une prune molle, visqueuse et très-sucrée tombée du faîte de ceux-là[7], j’aperçus un animal à la fourrure fauve, au museau en trompe, à la queue touffue, lequel étendu sur le sol se démenait d’une façon bizarre. Je reconnus un fourmilier ou tamanoir de la petite espèce[8], et m’avançai pour le voir de plus près. Sans s’effrayer de mon approche, il continua ses exercices de gymnastique. Arrivé à dix pas de lui, je vis que sa fourrure était ensanglantée. Le pauvre animal que j’avais cru en train de se gaudir faisait ses adieux à la vie ; une déchirure profonde rayait son flanc. Je reconnus le paraphe d’un tigre. Quia nominor felis. Que ce tamanoir eût été surpris par son plus terrible ennemi, rien de plus ordinaire et de plus concevable ; mais qu’il eût réussi à lui échapper pour aller mourir à l’écart, c’est ce que je ne pouvais m’expliquer, connaissant la façon d’attaquer de l’un et le mode de défense employé par l’autre[9]. Pendant que je réfléchissais à ce cas singulier, le tamanoir roidit ses pattes griffues dans une contraction suprême et expira. Machinalement je regardai autour de moi ; une crainte vague commençait à me talonner. Malgré l’honnêteté apparente du site, les jolis tons verts des fourrés et les traits d’or que le soleil dardait à travers la futaie, je ne me sentais pas à l’aise : un mufle de tigre aux proportions énormes me semblait pointer sous chaque buisson. Bardé de fer, la targe au cou, la lance en main, peut-être eussé-je attendu l’ennemi ; mais armé seulement d’un crayon Walter et d’un livre de notes, il eût été déraisonnable à moi d’affronter sa furie, et je crus plus raisonnable de la conjurer par la fuite. Je ne pris que le temps d’empoigner par la queue l’animal expiré afin que sa dépouille ne fût pas perdue pour la science, et me lançant sur le chemin de Tierra Blanca avec une vitesse de quinze lieues à l’heure, j’entrai dans le village comme poussé par la tempête.


Cuisine et salle à manger de la mission de Tierra Bianca.

Là mon fourmilier fut examiné par les néophytes. Comme moi, ils attribuèrent sa blessure à un puma de la grande espèce[10]. Pendant qu’ils dissertaient sur le sort de la bête, je débarrassai celle-ci de sa fourrure désormais superflue, et l’ayant suspendue au-dessus du foyer, je priai notre cuisinière d’y veiller en même temps qu’à son pot-au-feu.

Dans la soirée du même jour, les abois des roquets de garde éclatèrent dans plusieurs directions. À la qualité du son qui exprimait la colère et la peur, les néophytes, comprenant qu’un tigre rôdait dans le voisinage, s’armèrent et sortirent en foule de leurs demeures. Mais quelque diligence qu’ils fissent, le félin avait été plus diligent qu’eux, comme on en put juger par les cris étouffés d’un malheureux chien qu’il avait happé au passage et qu’il emportait dans les bois[11]. La mort du ravisseur fut résolue à l’unanimité. Toutefois, il fallut attendre une occasion propice. La bête est renommée dans le pays pour ses ruses et sa malice, et les chasseurs savaient qu’elle ne reviendrait pas de sitôt rôder près du village où sa tête était mise à prix.

Le lendemain, les épisodes de la veille étaient oubliés pour une partie de plaisir organisée par le Père Antonio. Cette partie qu’eût approuvée le poëte latin en ce qu’elle joignait l’agréable à l’utile, consistait à traverser l’Ucayali et à pousser une reconnaissance chez les Indiens Sensis qui habitent sa rive droite. Ces indigènes, que j’avais eu l’occasion de voir à Sarayacu où ils viennent échanger avec les missionnaires des huiles, des tortues et divers produits de leur sol contre des haches, des couteaux et des verroteries, m’avaient gagné le cœur par leur propreté corporelle, leur allure discrète et l’odeur de vanille qu’exhalait leur personne[12]. Restait à savoir si leur bonne tenue n’était qu’un habit d’emprunt, un masque sous lequel ils cachaient leurs traits véritables, et le meilleur moyen de s’en assurer, c’était d’arriver chez eux à l’improviste et de les surprendre en déshabillé.

À dix heures, mon hôte et moi nous prenions place dans la plus grande pirogue de la Mission, manœuvrée par dix rameurs et un pilote ; nous traversions l’Ucayali ; et côtoyant sa rive à droite, nous remontions vers Cuntamana en luttant contre le courant. La nuit nous surprit en chemin. Nous débarquâmes sur une plage où nous soupâmes et dormîmes sous la sauvegarde de trois grands feux. Le lendemain à l’aube nous nous mettions en route. Nous relevâmes successivement le canal de Yahuaranqui, étroit goulet aboutissant à un lac circulaire, le caño de Maquea Runa, de tous points pareil au premier, enfin celui de Cruz-Moyuna qui se déverse dans deux vasques. Tous ces canaux et tous ces lacs sont alimentés par les eaux de l’Ucayali. Nous expliquerons en temps et lieux, leur mode de formation assez singulière. À midi nous avions atteint l’entrée du canal Chanaya, dans lequel nous nous engageâmes. Ce canal nous conduisit à un lac d’une lieue de circuit. Nous débarquâmes sur ses bords. Quatre hommes furent préposés à la garde de la pirogue. Le reste de la troupe nous précéda sous bois, abattant à coups de couteau les ronces et les lianes qui pouvaient gêner notre marche.

Le lac de Chanaya forme la limite nord du territoire des Sensis. Trois lieues le séparent de Pancaya, village de ces indigènes. Ces trois lieues, nous avions à les faire à travers d’épaisses forêts qui couvrent le revers occidental de la sierra de Cuntamana, et sur un plan presque vertical qu’on ne pouvait gravir sans décrire force zigzags, ce qui triplait la longueur du chemin et ajoutait à la fatigue. Mais le Père Antonio avait des jarrets d’athlète ; j’étais moi-même assez bon marcheur et nos hommes, comme les chasquis péruviens, eussent trotté tout un jour sans reprendre haleine. Nous tentâmes donc l’ascension, et sauf quelques chutes intempestives dont nos côtes et leurs annexes eurent à souffrir, nous accomplîmes le trajet sans encombre. À cinq heures, baignés de sueur et haletants de soif, nous débouchions sur un plateau où s’élevaient une douzaine de cabanes à demi cachées par des massifs de bananiers.


Vue de Pancaya, village d’Indiens Sensis.

Les abois des chiens, les cris d’effroi des enfants et des mères, saluèrent notre arrivée. Inquiet de ce début, je me repliais déjà vers le Père Antonio, quand deux vieillards chenus, attirés par le bruit, se montrèrent sur le seuil d’une hutte, et, reconnaissant le missionnaire, calmèrent d’un geste et d’un mot la panique des femmes. Avec la mobilité d’esprit qui caractérise leur sexe, ces dernières, passant alors de la frayeur à la confiance, gloussèrent d’une façon joyeuse et vinrent à la file baiser la main du papa[13] de Tierra Blanca.

Cette formalité remplie, un des vieillards nous conduisit dans sa demeure et nous fit asseoir sur des nattes. Une écuelle de mazato nous fut offerte par les femmes. Cette coupe de l’hospitalité, à laquelle les assistants trempaient leurs lèvres, fit plusieurs fois le tour du cercle, et comme on avait soin de la remplir à chaque tour, les langues de notre hôte et de ses compagnes ne tardèrent pas à se délier. Bientôt tous caquetèrent à la fois. Dans les explications verbeuses que chacun nous donnait à l’envi, nous parvînmes à comprendre que la partie noble de la population de Pancaya, représentée par les mâles de dix-huit ans à quarante-cinq, était allé chasser, pêcher ou battre les bois pour y recueillir de la cire, laissant le village à la garde des vieillards et des femmes. En l’absence de leurs protecteurs naturels, celles-ci s’étaient effrayées de nous voir arriver chez elles à l’improviste : de là les clameurs insensées qu’elles avaient poussées et dont elles reconnaissaient à cette heure l’inconvenance. Le révérend Père Antonio accueillit les excuses de ces femmes, et par l’organe du pilote, qui servait de drogman, leur fit remise de leur faute.

Charmées de la mansuétude de notre ami, les mères de famille se mirent alors à lui raconter leurs petites affaires, sans oublier les derniers bobos survenus à leurs nouveau-nés. Comme ces détails d’hygiène et de ménage me paraissaient assez délicats, je sortis discrètement de la maison et m’avançai jusqu’au bord du plateau, d’où l’on commandait une vue immense.

Le premier plan du paysage était formé par l’Ucayali dont les divers courants, vus de cette hauteur, simulaient à l’œil les reflets chatoyants d’une étoffe de moire. Les versants de Cuntamana, qui, du poste que j’occupais, paraissaient en surplomb sur la rivière, cachaient entièrement sa rive droite. La rive gauche était seule apparente. Les grands arbres qui la bordaient, éclairés à leur cime par l’oblique clarté du soleil couchant et réfléchissant dans l’eau d’un ton clair et mat leur base déjà sombre, formaient un second plan d’un relief extraordinaire et d’une incroyable vigueur. Au delà s’étendait la plaine du Sacrement, mer de verdure dont chaque tête d’arbre était un flot. La sierra de San-Carlos, rattachée dans le sud au noyau des Andes, et n’offrant dans la partie du nord qu’une suite de coteaux bas, coupait en deux la vaste plaine dont les extrémités se perdaient dans des brumes dorées. Un calme ineffable, une paix profonde se dégageaient de cet ensemble aux approches du soir.


Vue de la Sierra de San Carlos.

J’étais absorbé dans la contemplation de ce spectacle, quand le Père Antonio me rejoignit ; sa voix dissipa brusquement le rêve que je faisais tout éveillé. En compensation, il me montra sur la rive opposée, des taches jaunâtres auxquelles je n’avais pas fait attention. Ces taches, me dit-il, étaient les maisons de Belen et de Sarayacu. Un peu plus bas, au bord de l’eau, cette échancrure et ce point d’ombre étaient la plage de Saraghêné et l’embouchure du rio de ce nom ; enfin, en amont de l’Ucayali, ces deux fils d’argent mêlés et la trame verte du paysage, étaient les rivières Pisqui et Cosiabatay. Le crépuscule interrompit bientôt cette étude topographique.

À la nuit, quelques hommes de Pancaya rentrèrent sous leur toit. Leurs compagnons, occupés de recherches de cire et de salsepareille, ne devaient revenir que le surlendemain. Les nouveaux venus, qui trafiquaient avec les Missions de l’Ucayali, connaissaient le Père Antonio et lui firent fête. Notre ami me parut aussi à l’aise au milieu de ce troupeau barbare qu’il eût pu l’être dans son bercail de Tierra Blanca entouré d’ouailles chrétiennes. Il plaisantait et riait avec les Sensis, de façon à me laisser croire qu’entre ces relaps et les néophytes de sa Mission il ne faisait aucune différence. Au point de vue de l’Évangile, une telle impartialité était admirable sans doute, mais un catholique fervent, la trouvant susceptible de controverse se fût prudemment abstenu de la pratiquer. En outre, je remarquai que le missionnaire, au lieu d’entretenir ses auditeurs des beautés de notre religion, des avantages de la civilisation sur la barbarie, et du bonheur qu’ils auraient eu à vivre de nouveau sous la règle d’une Mission, ne leur parlait que des récoltes de salsepareille et de cire qu’ils avaient pu faire, des lamantins et des tortues qu’ils avaient pêchés, de la quantité de pots[14] de graisse et d’huile qu’ils tenaient en réserve, questions commerciales auxquelles les Sensis, il faut le dire à leur louange, répondaient avec l’aplomb de vieux négociants.


Chambre à coucher banale.

Après une réfection frugale, nous fûmes conduits entre deux torches jusqu’à la hutte qui nous était destinée, et que, par égard pour le caractère et l’habit de mon compagnon, ses propriétaires avaient débarrassée à la hâte d’une partie de son mobilier. Nos moustiquaires, qu’ils avaient eu l’idée de placer côte à côte, s’ouvrirent bientôt pour nous recevoir et se refermèrent sur nous. Comme j’avais mon franc parler avec le Père Antonio, je ne lui cachai pas mon étonnement de l’avoir entendu causer toute la soirée de commerce et de chiffres avec les Sensis, quand, selon moi, il eût dû engager ces Indiens à renoncer à des biens périssables pour ne songer qu’à la grande affaire de leur salut.

« Mon cher Pablo, me dit le Père à travers la cloison d’étoffe qui nous séparait, si j’ai parlé chiffres et commerce avec les Sensis, c’est que ce sujet de conversation est celui qui les intéresse le plus, et qu’en le traitant je savais leur être agréable. D’autres leur ont prêché jadis dans leur mission de Chanaya la morale de l’Évangile et le renoncement aux biens de ce monde. Mais, soit que le vent ait emporté la parole de ces apôtres, soit que les esprits et les cœurs auxquels ils s’adressaient fussent mal préparés, rien na germé dans le sillon ensemencé par eux.

Vous me demanderez peut-être si la faute en est au semeur ou à la nature du sol ; je l’ignore. Mais si les Sensis, après l’abandon de leur Mission par les missionnaires[15], avaient regretté un instant l’état de civilisation relative dans lequel ils avaient vécu pendant onze années, rien ne les empêchait d’y revenir en se joignant à leurs frères chrétiens de Belen, de Sarayacu, de Tierra Blanca. S’ils ne l’ont pas fait, c’est que la vie sauvage et l’indépendance absolue leur semblaient préférables à la règle d’une Mission.

Dieu pourra demander compte à ces malheureux de leur persistance à rester idolâtres et libres, mais moi, son serviteur indigne, je ne puis les contraindre à embrasser un genre de vie auquel ils semblent répugner, et dans les rares entrevues que nous avons ensemble, j’évite d’y faire allusion. Là-dessus, bonne nuit ; je vais dormir ; tâchez de faire comme moi.

— C’est déjà fait, » dis-je.

Un rayon de soleil entré par la toiture, et qui vint se jouer sur notre moustiquaire, nous réveilla le lendemain. Nous nous levâmes, et à peine levés, nous éprouvâmes un besoin véhément de mordre à quelque chose, tant l’air subtil de ces hauteurs surexcitait notre appétit.

Les ménagères avaient prévu cette fringale, et pendant que nous dormions, elles avaient préparé un déjeuner de poisson sec et de bananes, qu’elles nous servirent sur une natte, et devant lequel nous nous accroupîmes à l’orientale.

Le repas fini et les grâces dites, nous songeâmes à rallier notre pirogue. Le Père Antonio avait apporté dans ses sacoches une bouteille de tafia dont nous avions bu seulement quelques gouttes. Je l’engageai, puisque nous retournions à Tierra Blanca, où ce liquide n’est pas rare, à l’offrir à nos hôtes, à défaut d’hameçons ou de verroteries dont nous pussions payer leur hospitalité. La bouteille fut tirée du bissac, et avec elle une moitié de calebasse minuscule qui nous servait de verre à boire, puis à l’appel du révérend, les deux sexes de Pancaya accoururent et s’alignèrent devant nous.

Les hommes reçurent les premiers une ration d’alcool, qu’ils ingurgitèrent sans sourciller.

Les femmes burent après eux et en buvant firent une horrible grimace tempérée par un gai sourire qui signifiait exactement : « C’est bien mauvais : mais que c’est bon ! » La distribution faite, nous n’eûmes plus qu’à prendre congé des Sensis, que nous laissâmes enchantés de notre visite, mais regrettant, à ce qu’il me parut d’avoir trouvé sitôt le fond de la bouteille.

Nous descendîmes rapidement le versant de la chaîne que la veille nous avions gravie avec une extrême lenteur.

La pirogue et les rameurs étaient à leur poste. Au sortir du lac et du canal de Chanaya, nous prîmes le milieu de l’Ucayali, et poussés par le courant et le jeu des rames, nous arrivâmes avant la nuit à Tierra Blanca.

Un grand événement avait eu lieu en notre absence. Le tigre, mis au ban de la Mission pour le meurtre d’un de ses chiens, était tombé sous les flèches des néophytes, victime de sa convoitise à l’endroit d’un roquet que ceux-ci avaient attaché à un arbre en manière d’appeau, et qu’ils faisaient crier en tirant sur une ficelle. Le chien, qui avait pris au sérieux cette plaisanterie, était encore malade des suites de sa peur. Quant au tigre, une fois mort, les chasseurs l’avaient traîné jusqu’à la Mission, où leurs femmes, après lui avoir arraché les dents et les griffes pour s’en parer les jours de fête, lui avaient retiré sa robe mouchetée. Tout en me donnant ces détails, on me montra l’enveloppe de l’animal enduite à l’intérieur d’une couche de suif jaunâtre et d’odeur infecte. J’échangeai contre un couteau de six sous cette peau de tigre, et j’allai la suspendre au-dessus de l’âtre, près de celle du fourmilier. Pendant huit jours j’eus sous les yeux cette sombre antithèse de la victime et du bourreau, de l’édenté et du digitigrade carnivore, puis un même lambeau de toile couvrit leurs restes, et quelques tours de corde firent du linceul un paquet.

Deux jours après notre retour de Pancaya, le Père Antonio, que ce petit voyage avait mis en goût d’excursion et de promenade, me proposait de faire empoisonner les eaux d’un des lacs de l’Ucayali, afin de nous procurer avec du poisson frais le plaisir d’un genre de pêche interdit en Europe, mais usité dans la plaine du Sacrement.

Une telle proposition ne pouvait que m’être agréable, et j’engageai le révérend à l’effectuer sans retard. Pendant qu’il allait de maison en maison avertir ses gens de tout préparer pour le lendemain, je mis un peu d’ordre dans mes affaires et repassai à l’encre de Genipahua les lignes suivantes, griffonnées au crayon sur le plateau de Pancaya.

Les Sensis, dont on chercherait vainement la trace dans les relations antérieures au commencement de ce siècle, appartiennent à la tribu des Schetibos, de laquelle ils se séparèrent en 1810, époque ou fut fondée à leur intention la Mission de Chanaya-Mana[16] ou Tchanaya-Mana, si nous écrivons ce mot Pano comme le prononcent les Conibos.

À cette Mission de Tchanaya, qui florit de 1810 à 1821 et fut abandonnée par les missionnaires, puis bientôt après par les néophytes, a succédé le village de Pancaya, ou nous retrouvons aujourd’hui ces Sensis relaps et leur descendance.

Le pays montueux dont ils ont fait choix est riche en produits de tous genres. Des sources thermales jaillissent du versant oriental de Cuntamana, et des dépôts de sel gemme sont enfouis sous l’humus des forêts. Dans ces forêts, les Sensis recueillent avec de l’encens, du styrax, du copal et du caoutchouc, de la salsepareille et de la vanille, de grossière cannelle appelée canelon, du copahu, du sandi, trois variétés de cacao, du miel et de la cire. Ces produits, qu’ils récoltent en quantités minimes, leur paresse se refusant à un travail suivi, sont apportés par eux dans les Missions, où ils les échangent contre des couteaux, des ciseaux, des dards à tortue, des hameçons et des verroteries[17].

Les pains de cire qu’ils façonnent pour le commerce et dont nous avons sous les yeux des échantillons, reproduisent en relief la concavité de l’assiette à soupe qui servit de moule à ces fabriquants. Le poids de ces pains est toujours de trois livres et ce poids si juste, que les missionnaires qui les achètent sur parole et sans les peser de nouveau, nous ont édifié maintes fois à cet égard en mettant devant nous ces pains dans une balance ; il n’y manquait jamais un gramme. Nos épiciers parisiens auraient besoin dans l’intérêt public, d’aller passer six mois à Tchanaya en compagnie de ces sauvages à qui la prestidigitation de la balance, l’addition du papier-carton, les poids douteux et le coup de pouce traditionnel furent toujours inconnus.

La cire recueillie par les Sensis offre deux variétés : une blanche et une jaune. Ils en ont encore une noire ; mais comme ils l’obtiennent en mêlant du noir de fumée à une des variétés précitées, nous n’avons pas à nous en occuper. La cire blanche est produite par l’abeille Mitzqui, la jaune par l’abeille Yacu. Le premier de ces hyménoptères est de la taille d’une petite mouche ; le second de la grosseur de l’abeille commune.

Ces deux insectes ont des habitudes semblables ; ils s’établissent dans l’intérieur des cécropias presque toujours percés à l’endroit ou les branches sortent du tronc et choisissent de préférence ceux de ces arbres qui croissent autour des lacs de l’Ucayali plutôt que sur les bords de la grande rivière. Cette préférence de leur part n’a d’autre cause que la tranquillité dont ils jouissent dans l’intérieur du pays où les eaux sont rarement sillonnées par les pirogues des indigènes. Pour s’emparer de la cire et du miel de ces abeilles, les Sensis allument un bûcher de bois vert autour du cécropia qu’elles habitent et après avoir dispersé, asphyxié ou grillé les travailleuses, abattent l’arbre et s’approprient les fruits de leur travail.

L’habileté de ces chasseurs d’abeilles comme constructeurs de pirogues, les ferait reconnaître pour frères des Conibos, si leur parenté avec ces derniers n’était suffisamment établie par la ressemblance du physique et la communauté de l’idiome, des us et des coutumes. Certaines embarcations des Sensis dans lesquelles tiennent à l’aise vingt-cinq ou trente rameurs, sans compter le popero (pilote), le puntero (vigie) et les passagers assis sous le rouffle ou pamacari, coûtent à leurs propriétaires jusqu’à trois années de travail ; le prix de ces magnifiques canots d’une seule pièce, est de cinq à six haches. La merveille du genre qu’il nous fut donné de voir à Sarayacu, était une pirogue en travers de laquelle nous nous couchions, sans que notre tête et nos pieds touchassent son bordage. Le tronc primitif du faux acajou qui l’avait fournie, avait dû mesurer quelque vingt-cinq pieds de circonférence.


Traversée de l’Amérique du Sud, par M. Paul Marcoy. — Carte no 9.

Après l’abandon de leur Mission de Tchanaya par les religieux Franciscains, les Sensis qui depuis 1810 avaient rompu avec leurs frères les Schetibos et leurs alliés les riverains de l’Ucayali, n’ont fait aucune tentative pour se rapprocher d’eux et ont continué de vivre à l’écart. Cinquante-cinq ans se sont écoulés depuis cette rupture et ce laps de temps a si bien agrandi la sphère d’isolement dans laquelle se confinaient volontairement nos Sensis, qu’aujourd’hui leur tribu semble former comme un groupe distinct et leur territoire comme un pays à part dans la classification méthodique des groupes et des localités de la plaine du Sacrement. Quelques lignes nous suffiront pour tracer un portrait complet de ces indigènes.


Type d’Indien Sensi.

Retranchés sur leur plateau de Pancaya d’où ils voient se dérouler à leurs pieds toute la contrée, observateurs de la loi naturelle et partisans de la vie de famille, préférant la chasse et la pêche aux défrichements et donnant le pas au commerce sur la culture, vivant en bons termes avec tout le monde sans se lier avec personne, faisant de la propreté corporelle une affaire de coquetterie et de la probité un cas de conscience, fuyant comme pestes les rencontres à main armée, les disputes à coups de poing et les luttes à coups de langue, sans goût pour la chicane et les procès, réglant à l’amiable les contestations et les différends qui peuvent s’élever entre eux, n’ayant ni chef qui les commande, ni capitaine qui les guide, mais reconnaissant au besoin l’autorité morale du plus ancien de leurs vieillards, tels sont nos Sensis et tels sont les titres qui les recommandent à la bienveillance des ethnographes et des savants de cabinet.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209 et 225.
  2. Les dessins qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutés d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Appelé par quelques-uns Mecytes ursinus.
  4. Primitivement placés dans la famille des Urticées, on les en a tirés pour les mettre dans celle des Morées, puis dans celle des Euphorbiacées ou ils sont aujourd’hui.
  5. Ce n’est guère qu’à partir du 7e degré, où commencent à se montrer dans l’Ucayali, ces sauriens et ces poissons redoutables, que les indigènes usent pour se baigner d’un pareil moyen. Les populations qui vivent au delà du 7e degré dans la partie du Sud, se baignent en pleine rivière où ils n’ont à redouter d’autres accidents que des coryzas occasionnés par la fraîcheur de l’eau.
  6. C’est à Humboldt, nous le croyons sans toutefois en être sûr, qu’est due la qualification de Galactodendron utile donnée à cet arbre lactifère que nous rangerions volontiers dans la famille des Sapotées, si les savants, après l’avoir introduit sur la foi de Kunth, dans la famille des Urticées, ne l’en avaient retiré pour le classer dans celle des Artocarpées, où pour ne pas les contrarier, nous le laisserons. Le lait du Galactodendron, dit le savant voyageur que nous avons cité, est employé comme aliment par les habitants du Venezuela et lieux circonvoisins. Plus tard, nous aurons l’occasion de revenir sur cette séve lactée qui n’a rien de nuisible lorsqu’on en boit accidentellement quelques gorgées, ainsi qu’il nous est arrivé de le faire parfois, mais dont l’usage journalier, comme substance alimentaire, amènerait bientôt de graves désordres dans l’économie animale. Lorsqu’il arrive aux indigènes d’y goûter, c’est un peu par désœuvrement, un peu pour donner le change à leur soif et à défaut d’eau pure ou de fruits sylvestres trouvés en route ; un peu enfin, pour montrer au curieux qu’une petite dose de ce liquide peut être absorbée sans danger. Mais ils n’en font pas plus leur nourriture que les Ottomaques de l’Orénoque et les Macus du Japura ne se sustentent de terre, bien qu’ils puissent mêler à leurs aliments ou prendre en forme de pilules et comme stimulant, apéritif ou digestif, — la chose importe peu — des boulettes d’une certaine glaise.

    Dans son Traité de botanique, A. de Jussieu renchérissant sur le dire de l’illustre Humboldt, appelle le fruit farineux de l’Artocarpus incisa et la séve du Galactodendron utile — « un pain et un lait tout préparés par la nature pour l’habitant de ces contrées. »

    Pour compléter l’idée du savant botaniste, ajoutons qu’avec ce pain et ce lait, s’il manquait à l’habitant du Venezuela un récipient quelconque, tasse, bol ou soucoupe pour déjeuner plus à son aise, le Crescentia cujete ou calebassier pourrait le lui fournir à peu de frais.

  7. Si les indigènes de la plaine du Sacrement apprécient peu comme aliment la séve du Sandi, en revanche, ils se montrent très-friands de son fruit qui est réellement appréciable mais d’une viscosité déplaisante.
  8. C’est le Tamandu miri ou petit Tamanoir des Brésiliens.
  9. Plus tard nous donnerons à ce sujet des détails que compléteront nos dessins.
  10. Le nom quechua de Puma est donné indifféremment par les habitants des vallées chaudes du Pérou et les néophytes des Missions de la Plaine du Sacrement aux huit ou dix variétés de Jaguar à robe mouchetée qu’on trouve dans les forêts du Pérou-Brésil, tandis que ce même nom de Puma ou lion d’Amérique n’est appliqué par nos savants d’Europe qu’au seul individu à robe fauve et unicolore (Felis concolor) qui habite au revers oriental des Andes, environ vingt lieues au-dessous des neiges, hante toute la zone des quinquinas, mais ne descend guère jusqu’à celle des Palmiers.
  11. Ce fait se produit fréquemment dans les villages et missions du pays. Si l’endroit habité est à proximité d’une rivière et sur un terrain plan, au lieu des jaguars ce sont les caïmans qui viennent rôder autour des demeures et enlever l’objet ou l’animal qui se trouve à leur portée.
  12. Cette coutume de suspendre à l’échancrure de leur sac, soit devant, soit derrière, une ou plusieurs gousses de vanille est commune à la plupart des tribus indigènes que nous avons vues en passant et sur le territoire desquelles croît à l’état sauvage l’odorante orchidée. L’Epidendrum odoratissimum ou vanille commence à se montrer au revers oriental des Andes sur la limite inférieure de la région des Quinquinas. Il abonde dans les forêts de la plaine du Sacrement, mais n’est l’objet d’aucun commerce de la part des Indiens ou des missionnaires.
  13. On sait que c’est par le nom de Papas ou Pères, que ces indigènes ont toujours désigné les prêtres, les moines et les missionnaires.
  14. La mesure de capacité de ces pots n’a rien de déterminé et varie d’une arrobe à quatre arrobes d’huile. On sait que l’arrobe espagnole est de vingt-cinq livres et l’arrobe portugaise de trente deux.
  15. C’est en 1821, comme nous l’avons dit ailleurs, et par suite des dissensions politiques, dont l’Amérique espagnole était alors le théâtre, que les religieux Franciscains des Missions de l’Ucayali, furent rappelés à Ocopa par leurs supérieurs. Après la bataille d’Ayacucho et le licenciement des troupes royalistes, la plupart d’entre eux retournèrent en Espagne où ils étaient nés.
  16. Mana cerro ou montagne — montagne de Chanaya.
  17. Les perles en verre coloré dont toutes les tribus de la plaine du Sacrement raffolaient autrefois, attirent à peine leurs regards aujourd’hui. Si elles les acceptent encore, c’est seulement à titre de cadeau. Mais elles ne considèrent comme monnaie courante pour les échanges que les perles de porcelaine noire et blanche (chaquiras) et les grains de corail.