Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/23

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




HUITIÈME ÉTAPE :

DE TUNKINI À SARAYAGU.

Qui prouve par A + B que les Indiens Chontaquiros sont à la fois d’excellents rameurs et de mauvais drôles. — Rapprochement forcé entre les chefs des commissions-unies. — Où le comte de la Blanche-Épine apprend à ses dépens qu’il y a haricots et haricots, comme il y a fagots et fagots. — La maison de Sipa. — Tableau d’intérieur, avec effets d’ombre et de lumière. — Abordage contre le tronc d’un siphonia elastica. — l’auteur et son singe se gourment en pleine rivière. — L’hospitalité dans une pirogue. — Mémorable combat entre un Ateles niger et un Ateles rufus.

À défaut des Quechuas pur sang sur lesquels comptaient ces religieux et dont le climat avait eu raison[2], ils trouvèrent des descendants de leur race croisée avec celle des habitants de ces contrées. Nombre d’entre eux furent baptisés, catéchisés et réunis dans une chaîne de missions qui s’étendit du Paraguay à l’Équateur. Il existe à peine aujourd’hui quelques anneaux rompus de cette vaste chaîne dont les livres et les relations de l’époque perpétuent seuls la tradition. Le temps a fait son œuvre. La forêt violemment dépossédée par la hache et le feu, a reconquis son ancien domaine et caché sous un vert linceul la mission, le missionnaire et le néophyte.

Devant les faits que nous venons de résumer en quelques lignes, le lecteur ne saurait mettre en doute la parenté de nos Antis avec les Quechuas. S’il n’admet que sous réserve, la communauté d’origine des deux nations et leur contact immédiat dès le principe, il doit, à ne les considérer que comme deux groupes isolés et distincts, croire au rapprochement forcé et presque à la fusion que les conquêtes successives des empereurs, à l’orient des Andes, opérèrent entre eux pendant plusieurs siècles.

Pour clore convenablement cette notice, nous aurions voulu pouvoir confirmer au public ce que, depuis longtemps, il est accoutumé de lire dans les géographies, à savoir, que les Antis, comme quelques nations que nous verrons plus tard, tiennent de la nature ou ont gardé de leur contact avec d’autres races et notamment avec celle des Espagnols, un teint blanc et rose comme celui que des missionnaires enthousiastes ont donné aux Carapachos de la rivière Pachitea, aux Conibos de la rivière Ucayali, ou des barbes de sapeur, comme celles dont ils ont gratifié les Mayorunas de la rivière Tapichi, teint blanc et barbes noires que nos géographes et nos voyageurs modernes ont vantés sur parole. Par malheur, nous n’avons trouvé parmi les Antis et leurs congénères, rien de semblable ni même d’approchant. La seule particularité que nous ayons notée chez les premiers de ces indigènes, c’est une ressemblance plus ou moins altérée de leur type et de leur couleur avec ceux des Quechuas. Un seul individu de la nation Antis, beau garçon de vingt-cinq ans qui rama deux jours dans notre pirogue au début du voyage, nous offrit, avec le nez en bec d’aigle, les pommettes saillantes et le profil busqué de la race des hauts sommets, une moustache ou plutôt une ligne d’un duvet noir, rare et cotonneux, qui estompait comme une traînée de fusain, sa lèvre supérieure. Déjà nous avions vu quelquefois des Quechuas pur sang en possession de cette moustache aux poils clair-semés ; en la retrouvant sous le nez d’un Antis, nous n’y vîmes qu’un de ces caprices bizarres par lesquels la nature se distrait de l’assiduité monotone de ses travaux.

Après ce coup d’œil jeté sur l’origine et le passé des indiens Antis, il nous reste à parler du présent de ces indigènes.

La nation des Antis, non pas celle qui comprenait sous le règne des Incas comme au temps de Pizarre, toutes les tribus établies à l’est des Andes, mais bien le seul groupe qu’on désigne aujourd’hui par ce nom, cette nation occupait encore au milieu du dix-huitième siècle les vallées limitrophes de Santa-Ana, de Huarancalqui et de Yanama, la région du Pajonal et les deux rives de l’Apurimac jusqu’à sa confluence avec le Quillabamba-Santa-Ana. Elle était divisée en une douzaine de tribus qui communiquaient entre elles et vivaient en termes pacifiques. La majeure partie de ces tribus avait élu domicile dans la région du Pajonal, au bord de ses grandes rivières et des affluents secondaires qui la sillonnent en tous sens. L’aire du sud était occupée par les Antis Campas ou Mascas, les Pangoas, les Menearos, les Anapatis et les Pilcosmis ; au nord, vivaient les Satipos, les Copiris et les Tomiristis ; à l’est, s’étendaient les Cobaros et les Pisiataris. Le versant oriental des Andes formait à l’ouest la limite de leur territoire.

Aujourd’hui neuf de ces tribus sont éteintes ou se sont réunies en une seule tribu qui porte le nom d’Antis Campas y Mascas. La contrée qu’elles habitèrent est devenue déserte, le groupe survivant, au lieu de s’éparpiller, s’étant aggloméré, en vertu de l’axiome : l’union fait la force. Il occupe à cette heure les confins de la vallée de Santa-Ana, la rive gauche du Quillabamba-Santa-Ana, quelques affluents ouest de cette rivière, que nous avons relevés en passant, et les deux rives de l’Apurimac, entre le Chanchamayo, le Pangoa et le Mantaro.

Les détails que déjà nous avons donnés sur les Antis, nos rameurs et nos hôtes dans notre descente du Quillabamba-Santa-Ana, ces détails, accompagnés de scènes de mœurs, de types et de croquis qui les complètent en les expliquant, simplifient beaucoup notre tâche d’ethnographe à l’égard de ces indigènes et quelques lignes suffiront pour nous libérer envers eux.

Types d’Antis.

Dégénérés au moral, sinon au physique, comme la plupart des nations de cette Amérique, les Antis ne rappellent qu’imparfaitement, à cette heure, la bravoure et la cruauté que leur ont attribuées les relations du quinzième siècle et les récits des premiers missionnaires qui les catéchisèrent. Leur humeur belliqueuse s’est assoupie avec le temps. Ceux d’entre eux qui vivent sur la rive gauche du Quillabamba-Santa-Ana, en contact avec les cholos et les Quechuas des vallées, ont puisé dans cette fréquentation je ne sais quoi de morne et d’abruti dont on est frappé à première vue. De tous les indigènes de notre connaissance, comme ce sont ceux qui vivent le plus rapprochés de la chaîne des Andes, ce sont ceux aussi dont le caractère a le plus d’analogie avec celui de l’Indien des Sierras. Mais cette similitude n’a rien qui puisse étonner et s’explique naturellement par les invasions successives des Fils du Soleil et des conquérants espagnols, qui rapprochèrent l’habitant des hauteurs de celui des vallées.

L’Antis est généralement de taille moyenne et bien proportionnée. Ses formes sont élégantes, sveltes et, comme celles de tous les indigènes du continent sud, arrondies plutôt que saillantes. Le muscle est voilé par la graisse. L’usage de se peindre les joues et le tour des yeux avec du rouge emprunté au rocou et d’employer le noir de genipa pour certaines parties de leur corps exposées à l’air, est commun aux deux sexes et n’a pas pour cause, comme le répètent à satiété tous les voyageurs qui les ont visités, de se préserver de la piqûre des moustiques, — le moustique n’habite pas la région montueuse ou vivent les Antis[3]. — Le but de cet innocent maquillage, pour emprunter un de ses termes à l’argot des coulisses, but dont ils font mystère et dont ils rient lorsqu’on les interroge à ce sujet, c’est de rehausser par de vives couleurs les avantages naturels dont ils se croient doués. Cette persuasion et cette habitude, qu’on retrouve au reste chez les Mèdes, les Assyriens, les Babyloniens et autres nations primitives auxquelles les moustiques étaient inconnus ou qui ne s’en sont jamais plaints, sont partagées, comme nous l’avons dit ailleurs, par le beau sexe de Cuzco. Seulement, au lieu du noir opaque et du rouge violent accoutumé par les Antis, ces dames que les liens d’une parenté lointaine rattachent à nos indigènes, s’il faut en croire les plus franches d’entre elles, n’usent que du blanc d’œuf, de la poudre de riz et du rose tendre, et ce choix d’ingrédients légers et de nuances douces, constitue à lui seul un progrès évident, une véritable conquête de la civilisation sur la barbarie.

Armes et poteries des Indiens Antis.

Le vêtement de ces indigènes dont nos dessins offrent aux tailleurs et aux couturières un patron exact, se compose pour les deux sexes d’un sac-tunique (tsagarinchi), dérivé de l’uncu des Incas et de l’ichcahuepilli des anciens Mexicains. Ce sac est tissé par les femmes ainsi que la gibecière en forme de cabas que les hommes portent en sautoir et dans laquelle ils mettent leurs objets de toilette, lesquels se composent d’un peigne fabriqué avec les épines du palmier chonta, d’un peu d’achiote ou rocou en pâte, d’une moitié de pomme de genipa (huitoch), d’un fragment de miroir enchâssé dans du bois, d’un peloton de fil, d’un morceau de cire, d’une pince à épiler, formée de deux valves de mutilus, d’une tabatière empruntée au test d’un helix, bouchée avec un tampon de coton et renfermant du tabac récolté vert et moulu très-fin, enfin d’un appareil à priser, fabriqué avec deux bouts de roseaux longs chacun de trois centimètres, ou deux humérus de singe soudés avec de la cire noire et figurant un angle aigu[4]. Ceux de ces Indiens assez heureux pour posséder un couteau, des ciseaux, des hameçons ou des aiguilles de fabrique européenne les gardent dans leur gibecière ou simbo, mêlés à leurs articles de toilette et joignent ainsi l’utile à l’agréable, selon l’expression du poëte.

Priseurs de tabac.

Les deux sexes portent la chevelure en queue de cheval et coupée carrément à la hauteur de l’œil. À la mort d’un des leurs ils se rasent la tête en signe de deuil. L’or et les pierreries qui constellaient jadis les vêtements de leurs voisins, les Fils du Soleil, sont dédaignés par eux ou leur sont inconnus. Le seul bijou d’une valeur intrinsèque qui rehausse la simplicité un peu nue de leur costume, est une pièce d’argent monnayé, — réal ou demi-réal, — qu’ils se sont procurée et qu’ils aplatissent entre deux pierres de manière à tripler sa circonférence. Quand cette pièce leur paraît suffisamment amincie, ils la percent et la suspendent à la cloison de leurs narines. Avec cette patène qui reluit à distance et se meut à chacun de leurs mouvements, ils ont des colliers de verroterie, de graines de cédrèle et de styrax, des peaux d’oiseaux de couleurs brillantes, des becs de toucans, des ongles de tapir et jusqu’à des gousses de vanille, suspendus à un fil. Ces brimborions disposés par grosses houppes, sont attachés par les petits-maîtres et les coquettes de la nation à l’échancrure de leur sac, tombent sur leur poitrine, pendent sur leur dos, ou leur dessinent de magnifiques épaulettes. Les deux sexes portent en outre des bracelets en tissu de coton, ourdis, sur le bras même, lesquels lorsque la chair du sujet enfle pour une cause ou l’autre et fait bourrelet, produisent un effet singulier. Ces bracelets blancs, sont agrémentés d’une frange de crins noirs, de piquants de hérisson ou de dents de maki-sapa, le singe ériodes des naturalistes.

Les maisons des Antis sont presque toujours édifiées au bord des cours d’eau de l’intérieur, éloignées les unes des autres et à demi cachées par le rideau de la végétation. Ces indigènes fuient par calcul, les endroits en vue et les berges de la grande rivière[5] où leurs voisins les Chontaquiros en voguant d’aval en amont, ne manquent pas de s’arrêter chez eux pour les piller et les rançonner, tout en usant à leur égard de certaines formes. Ces maisons assez basses et dans lesquelles on ne peut guère entrer qu’en se courbant, sont de figure ovale, avec une toiture de chaume ou de roseaux nattés, supportée par des pieux fichés en terre à la distance de six pouces. Quelques-unes sont assez vastes pour loger deux familles. La plus étrange malpropreté règne dans l’intérieur. Des tas de cendres et de charbons éteints, des os et jusqu’à des carcasses d’animaux, des pelures de fruits et de racines, couvrent le sol d’une litière épaisse. Une odeur de bête fauve règne dans ces logis où l’air a de la peine à circuler[6]. Les animaux vivants que les propriétaires élèvent autour d’eux, chiens, poules, singes, aras et pécaris, ajoutent leurs émanations particulières au fumet général. Si le ton local de ces demeures défie l’examen du peintre, leur odeur échappe à l’analyse du chimiste. Le foyer est placé indifféremment au centre de l’unique pièce ou dans un de ses angles. Le temps que les hommes n’emploient pas à pourvoir à leur subsistance par la chasse ou la pêche, ils le passent à boire de la chicha de racines de manioc et à se chauffer, accroupis ou couchés sur des nattes.

Les armes de la nation sont la massue, l’arc et les flèches. Des flèches barbelées ou à trident servent au pêcheur à surprendre le poisson dans les eaux courantes ; d’autres flèches à pointes de palmier ou à lance de bambou sont employées par le chasseur contre les oiseaux, les quadrupèdes et le cas échéant, contre l’homme. Parfois les Antis empoisonnent à l’aide du barbasco (menispermum cocculus) non pas des rivières, comme l’assure un de nos voyageurs, — le courant de ces rivières d’une vitesse de huit à dix milles à l’heure, annulerait l’effet du barbasco — mais les criques et les baies ou remansos, où l’action de ce courant est presque insensible. La racine du ménisperme qui blanchit l’eau, comme pourrait le faire la chaux ou le savon, enivre momentanément le poisson, qui après s’être débattu un instant, monte le ventre en l’air et vient flotter à la surface de l’eau où son immobilité permet au pêcheur de le prendre à la main, non pas par milliers, comme l’insinue encore notre voyageur, — le poisson n’est pas très-commun dans ces eaux encore froides — mais d’en recueillir quelques douzaines[7].

Antis en partie de pêche.

Les poteries des Antis sont grossièrement fabriquées, peintes et vernissées. Le modèle en est fort restreint comme on en peut juger par le dessin qui accompagne notre texte. Une jarre à chicha, un pot à soupe, une écuelle de grand ou de petit format, en composent toute la variété. Ce que ces indigènes possèdent d’élégant en ce genre leur vient des Chontaquiros, qui eux-mêmes le tiennent des Conibos. Leurs ustensiles de ménage sont empruntés à des dépouilles d’animaux. Ils ont des cuillers faites avec la valve d’une moule ou le crâne d’un singe, des râpes à manioc que leur fournit la langue osseuse du Maïus osteoglossum, des soufflets fabriqués avec les rectrices des hoccos et des pénélopes et des démêloirs tirés de la nageoire dorsale de certains poissons. Leurs vases à boire sont des moitiés de calebasses (crescentia cujete) qu’ils vernissent à l’extérieur et sur lesquelles ils gravent de grossiers dessins.

Vivant à l’écart et par familles ou couples isolés, ces indigènes ne sont régis par d’autres lois que celle de leur bon plaisir. Ils adoptent un site ou l’abandonnent sans qu’un pouvoir ombrageux s’en inquiète. Comme la plupart des tribus américaines de notre connaissance, ils n’élisent de chef qu’en temps de guerre et pour marcher à l’ennemi.

Aspect des plaines du Sacrement.

Les femmes nubiles à douze ans, se marient avec le premier venu de leur nation qui les recherche et les obtient de leurs parents après un cadeau préalablement fait à ceux-ci. Elles préparent la nourriture de leur mari et maître, tissent ses vêtements, surveillent et récoltent les produits de la plantation de riz, de manioc, de maïs, etc., qu’il a défrichée, portent son bagage en voyage, le suivent à la guerre et ramassent les flèches qu’il a lancées, l’accompagnent à la chasse et à la pêche, rament dans sa pirogue et rapportent au logis le butin fait sur l’ennemi, le gibier pris ou le poisson pêché.

Malgré un travail de tous les instants, lot inévitable des femmes au désert, mais dont les maris savent s’exempter ou dont ils prennent à leur aise, l’existence ne paraît à ces malheureuses ni rude ni pesante. C’est en riant qu’elles portent au cou le collier de l’esclave et traînent le boulet attaché à leur pied.

Quelques jours avant le moment de ses couches, la femme, selon la coutume antique, abandonne le toit conjugal et va s’établir dans une hutte contiguë au logis ou édifiée à une courte distance. Là elle attend sans rien faire pour le hâter, le moment de sa délivrance. Si dans le voisinage, il se trouve des femmes, elles lui viennent en aide et lui apportent les aliments et l’eau dont elle peut avoir besoin. Mais le plus souvent la hutte est isolée de toute habitation, et celle qui l’occupe accomplit seule sa laborieuse tâche en vertu de l’axiome : Aide-toi, le ciel t’aidera. Il est rare que le ciel lui fasse défaut. Débarrassée de son fardeau elle boit une infusion de pommes de huitoch ou genipa, fait des ablutions avec l’eau noire et astringente de cette rubiacée et rentre enfin chez elle, apportant le nouveau-né à son époux. Celui-ci l’accueille par un sourire ou une moue selon que l’enfant est un garçon ou une fille. Pendant la durée des couches de sa femme, le mari est resté glorieusement couché sur une natte, fumant ou prisant du tabac vert, se chauffant tour à tour le dos ou le ventre, buvant de la chicha avec ses amis et sans s’inquiéter, au moins en apparence, de l’absence et des douleurs de sa compagne…

Les bureaux de nourrices étant inconnus chez ces indigènes, c’est la mère qui allaite et élève elle-même sa progéniture. Elle porte l’enfant soutenu par une large bande de coton, à cheval sur sa hanche ou à califourchon sur son dos et chargée de ce faix continue de vaquer à ses travaux domestiques ou de vagabonder le long des plages à la suite de son mari. À l’âge de cinq ans, l’enfant mâle reçoit les premières leçons de son père, qui lui apprend à nager, à tirer de l’arc, à compter jusqu’à cinq, puis au delà par duplication, et n’épargne rien pour en faire un homme accompli. L’éducation des filles appartient à la mère et comprend le tissage, la fabrication de la chicha et la cuisine nationale qui se compose d’un simple pot au feu, dérivé du chupé péruvien, mais considérablement simplifié.

La polygamie est un cas exceptionnel chez ces indigènes. Quelques huayris ou capitaines de la trempe de nos amis Simuco, Ituriminiqui-Santiago et Quientipucarihua ont de deux à cinq femmes ; mais nous le répétons, le cas est rare. Ce n’est pas que la moralité des Antis s’effarouche d’un chiffre plus ou moins élevé d’épouses, mais la rareté des vivres et la difficulté de s’en procurer dans une contrée en partie stérilisée par le voisinage des Andes, les oblige à ne prendre de femmes qu’autant qu’ils en peuvent nourrir.

Les médecins des Antis sont comme tous les gens de cette profession chez les peuples naturels, des charlatans qui s’attribuent un pouvoir surnaturel et exploitent de leur mieux la crédulité de ceux qui les entourent. À l’aide de breuvages narcotiques ou de violents drastiques, ils plongent le malade dans un sommeil profond ou le purgent à lui faire rendre l’âme, comme l’historien Garcilaso fut purgé par ses bons parents. Si cette dernière est, selon l’expression populaire, chevillée dans le corps du sujet et qu’il réchappe à la fois de la maladie et du traitement diabolique auquel il est soumis, la science du docteur est réputée infaillible et ses soins lui sont convenablement payés. Entrer dans de plus longs détails au sujet de ces prétendues cures, serait tomber dans des redites et copier ce que le lecteur pourra trouver dans toutes les relations de voyages autour du monde publiées depuis trois siècles jusqu’à nos jours. Si le nombre des niais est infini comme le prétend Phèdre, le nombre des gens crédules ne l’est pas moins et les esprits forts ou les gens habiles, sont toujours portés par amour-propre et par intérêt à tirer tout le parti possible de leur supériorité réelle ou fictive.

À la mort d’un Antis ses parents et ses amis s’assemblent dans sa demeure, prennent par la tête et les pieds le cadavre enveloppé dans son sac et le jettent à la rivière. Cela fait, ils procèdent méthodiquement à la dévastation du logis. Ils brisent l’arc, les flèches et les poteries du défunt, éparpillent les cendres de son foyer, saccagent sa plantation, coupent rez terre les arbres qu’il a plantés et couronnent l’œuvre en mettant le feu à sa hutte. Désormais l’endroit est réputé impur, chacun en passant s’en écarte et quand la végétation a reconquis son ancien domaine, rien ne reste qui puisse rappeler le mort à la mémoire des vivants.

Nous aurions voulu pour l’édification de la jeunesse faire de ces indigènes de rigides observateurs du cinquième verset du Décalogue : Tes père et mère honoreras, etc., mais c’eût été altérer la vérité de notre étude et gratifier cette gent forestière de vertus qu’elle n’eut jamais. Les père et mère des Antis ne sont comptés pour rien par leurs enfants lorsque l’âge a courbé leur tête, débilité leurs bras, nous allions ajouter — et blanchi leurs cheveux, — mais nous nous rappelons à temps que ces Indiens gardent jusqu’à quatre-vingts ans leur chevelure entière et parfaitement noire. L’aliment rebuté, le haillon sali, la place dédaignée au foyer, sont le partage des vieillards. Nous ne saurions dire s’ils s’affligent de l’abandon dont ils sont l’objet ; mais ils doivent s’en consoler en songeant qu’autrefois, ils firent pour leurs père et mère, ce que leurs enfants font aujourd’hui pour eux. L’occupation de ces pauvres ilotes, est de charrier l’eau et le bois nécessaires au ménage, d’attiser le feu et d’empenner les flèches.

Le dogme des Antis est un mélange confus des croyances brahmaniques, du culte des Parsis longtemps en honneur chez les nations du Haut-Mexique et rétabli plus tard par les Incas sous sa forme abstraite et du catholicisme importé par les missionnaires. Ils font du soleil et du feu, de Christ et de Pachacamac, de la Vierge et de la lune, des astres et des saints, un étrange salmigondis. De ce pêle-mêle de théogonies ressortent toutefois, bien qu’à l’état de notions vagues, des idées sur la puissance du Grand Tout, l’existence de deux principes et une rémunération ou un châtiment au sortir de cette vie. Il est vrai que dans leur esprit, la récompense de l’homme juste, et cette récompense n’a rien qui tente et qui puisse faire aimer la vertu, c’est de revenir après sa mort habiter le corps d’un jaguar, d’un tapir ou d’un singe. Quant au méchant sa punition sera de ressusciter dans la peau d’un reptile ou dans celle d’un perroquet.

La nation des Antis, singulièrement amoindrie, compte à peine aujourd’hui huit à neuf cents hommes.

L’idiome de ces indigènes dont nous avons réuni quelques mots, est doux et facile. Ils le parlent avec une extrême volubilité, d’un ton sourd et voilé et sans jamais hausser ni baisser la voix. Quand l’un d’eux fait un récit quelconque à ses compagnons qui l’écoutent sans l’interrompre, sa narration qui dure souvent un quart d’heure, peut être comparée à une psalmodie du plain chant ou à un récitatif chanté sur une seule note.


IDIOME ANTIS.
Dieu, Tayta-Dios[8]. tête, iquito.
diable, camacarinchi. cheveu, noquisiri.
ciel, inquiti. visage, tiracamiti.
soleil, issiti. front, nutamaco.
lune, casiri. sourcil, notorinqui.
étoile, impoquiro. œil, noqui.
jour, quitahuiti. nez, iquirimachi.
nuit, echitiniqui. bouche, nochira.
air, tampia. langue, neuta.
pluie, incani. dent, nai.
aube, quitaïbititaï. oreille, nequimpita.
crépuscule, chapinitonaï. cou, napurama.
eau, nia. poitrine, notana.
feu, chichi. épaule, itisieta.
froid, huanachiri. bras, nojinpequi.
homme, sirari. main, paco.
femme, chinani. doigt, nacu.
mari, ochuema. ventre, nomoti.
enfant, ananiqui. corde, iviricha.
nombril, nomoquito. plume, pachiri.
jambe, iburi. danse, pina.
mollet, noguta. tapir, quimalo.
pied, noguiti. ours, maïni.
os, tusquichi. serpent, malanqui.
aveugle, mamisiraqui. cochon
boiteux, cotiguinchi. (pécari), sintuli.
voleur, custi. singe, osiato.
peur, nuchaluganaqui. chien, ochiti.
arbre, imchato. vautour, tisuni.
feuille, chapi. coq, atahua-sirari.
pierre, mapi. poule, atahua.
sable, impaniqui. œuf de poule, atahua-iquicho.
charbon, chimenco. dinde
fumée, chichianca. (sauvage), canari.
cendre, samanpa. perroquet, miniro.
maison, panenchi. perruche, méméri.
pirogue, pituchi. pigeon, sirumiga.
radeau, sintipua. perdrix, quichoti.
coton, anpechini. poisson, humani.
sucre, impuco. araignée, gheto.
cacao, sarhuiminiqui. mouche, chiquito.
canelle, metaqui. moustique, siquiri.
rocou, puchoti. fourmi, chibuquiro.
genipahua, ana. papillon, pempero.
manioc, caniri. patate douce, curiti.
maïs, sinqui. pistache de
tabac, saïri. terre, mani.
fil, manpichi. banane, parianti.
aiguille, quichapi. papaye, tinti.
épine, queto. inga, inchipa.
hameçon, chagalunchi. ananas, chirianti.
arc, piaminchi. un, turati.
flèche, chacupi. deux, piteni.
sac trois, camiti.
(vêtement), tsagarinchi. quatre, maguani.
collier, carininquichiqui. cinq, maguarini.
bracelet, minguichinqui. veux-tu ? pinintiri.
grelot, neguichi. je veux, pinintaqui.
miroir, nigarunchi. quoi ? quiala.
amadou, chinquirunchi. comment
pot, cohiti. t’appelles-tu ? tayta pipayta biro.
assiette, nectiti. oui, siu.
couteau, inquiti. non, tira.
corbeille, chevita.


Aspect des plaines du Sacrement.

Le lendemain au point du jour, nous prîmes congé de notre hôte Quientipucarihua et nous nous embarquâmes avec les Chontaquiros. L’histoire du père Bruno que nous nous étions redite à l’oreille, avait singulièrement refroidi nos sympathies à l’égard de ces indigènes. Malgré leur gaieté bruyante et leurs avances amicales pour rompre la glace entre nous, nous nous tînmes sur la réserve et pendant la première journée, nous n’eûmes avec ces gens suspects que des rapports de simple politesse. Nos heures de repas et de halte furent avec eux les mêmes qu’avec les Antis. Entre onze heures et midi nous nous arrêtâmes sur une plage pour déjeuner ; puis au coucher du soleil nous débarquâmes pour dresser notre campement, préparer le souper commun et procéder à notre toilette nocturne.

Le second jour nous nous familiarisâmes un peu avec nos nouveaux compagnons, émerveillés que nous étions de leur adresse à manier la rame et la pagaye. Les embarcations obéissaient à leurs moindres gestes, comme un cheval de manége à la pression de main d’un habile écuyer. C’était des voltes, des passes, des virements suivis d’élans furieux et de brusques arrêts, dont on ne saurait se faire une idée. Ces indigènes semblaient soudés à nos pirogues comme des centaures à leurs chevaux et ne faire qu’un avec elles ; de leur côté, les pirogues devaient lire dans la pensée des Chontaquiros et prévoir leurs intentions, à en juger par la promptitude avec laquelle elles s’y conformaient.

Ajoupas provisoires d’Indiens Chontaquiros.

Le travail ou plutôt le jeu de ces maîtres rameurs, était accompagné d’exclamations bruyantes, d’éclats de rire et de pelletées d’eau que les pilotes de deux embarcations en passant à portée, s’envoyaient mutuellement au visage, sans souci de nous arroser de la tête aux pieds. Chacun de nous avait fini par prendre son parti de ces plaisanteries sauvages, que, d’ailleurs, il eût été difficile de réprimer. Seul, le comte de la Blanche-Épine, paraissait ne pouvoir s’y accoutumer, à en juger par l’éclair de colère qui brillait dans ses yeux, chaque fois que quelques gouttes d’eau atteignaient irrespectueusement sa personne. Cette colère chez lui était motivée par deux causes. D’abord par ce qu’il considérait comme une infraction à l’étiquette, que, dans son idée, tout homme, quelle que fût la couleur de sa peau, devait observer envers lui ; ensuite par une horreur des ablutions qu’il poussait jusqu’à l’hydrophobie. Si, durant le voyage, chacun put le voir polir et repolir obstinément ses ongles, comme un rimeur de l’école de Despréaux peut polir un sonnet, nul ne put se flatter de l’avoir aperçu lavant les mains dont ces ongles faisaient le plus bel ornement. On comprend maintenant l’horripilation de ce pauvre monsieur en se sentant mouillé par cette pluie intempestive.

Un second supplice plus cruel encore, auquel le condamnait la nature indisciplinée des Chontaquiros, c’était d’opérer entre lui et le chef de la commission péruvienne un rapprochement immédiat. Cet incident chaque fois qu’il se produisait, me faisait oublier pendant un moment les hasards de la traversée et les misères du voyage. J’ai dit déjà que nos pirogues voguaient le plus souvent séparées par une distance de deux à trois cents pas ; mais depuis que nous avions affaire aux Chontaquiros bien plus musards que les Antis, il arrivait assez fréquemment que les rameurs d’une pirogue éprouvant le besoin de boire un coup de chicha ou d’échanger quelques paroles avec ceux d’une autre pirogue, faisaient force de rames pour les rejoindre ou les obligeaient à grands cris de s’arrêter. Quand ces pirogues étaient celles de nos amis, ce rapprochement n’était qu’une occasion de se saluer et de se sourire. Mais lorsque c’étaient celles des deux chefs de l’expédition, la chose, en raison de l’inimitié qui les séparait, prenait des proportions énormes. Qu’on se figure deux ennemis mortels brusquement rapprochés contre leur volonté et sans autre barrière entre eux, que l’épaisseur du bordage de leur pirogue, équivalant à quelques centimètres. En se revoyant d’assez près pour pouvoir apprécier le plus ou moins de pureté de leurs haleines, les deux rivaux échangeaient un regard terrible et comme des lamas exaspérés, semblaient près de se cracher au nez ; puis chacun détournait vivement la tête. Pendant que les Chontaquiros riaient, babillaient et buvaient à petites gorgées, fort éloignés de penser que les deux commandants les envoyaient mentalement à tous les diables, ceux-ci restaient la face obstinément tournée à l’est et à l’ouest et ne se décidaient à regarder au nord, que lorsque leurs embarcations s’étaient de nouveau séparées. Cet épisode que nous appelions — le quart d’heure de Rabelais — constitua, nous l’avouons ingénument, une des rares gaietés du voyage.

Rameurs chontaquiros.

Depuis notre départ de Bitiricaya nous rencontrions fréquemment sur des plages aux noms saugrenus que le lecteur pourra trouver sur notre carte, des Chontaquiros, parents, amis ou seulement voisins de nos rameurs. Ces inconnus s’occupaient de chasse ou de pêche. Jeronimo les engageait aussitôt à se joindre à nous, leur peignant sous de si riantes couleurs le plaisir de voyager en notre compagnie, que ces indigènes abandonnaient tout pour nous suivre. Toutefois en s’asseyant dans nos pirogues, aucun d’eux ne manquait de réclamer par l’organe du chef d’équipe un couteau et des hameçons que d’abord nous n’osâmes pas refuser. Mais comme le nombre de ces recrues allait augmentant et que nos ressources en quincaillerie tiraient à leur fin, nous finîmes par prier l’ex-sonneur de cloches de mettre un terme à ses enrôlements, ce qu’il fit, mais non sans pester contre notre avarice et s’en plaindre à ses compagnons.

Chontaquiros en partie de pêche.

Nous pûmes bientôt juger à nos dépens du caractère de ces indigènes, si différent de celui de nos bons Antis. Autant ceux-ci s’étaient montrés doux, humbles et serviables, autant les Chontaquiros se montraient rudes, indisciplinés et surtout peu disposés à nous complaire. Où les premiers n’avaient jamais consulté que notre volonté, les seconds n’obéissaient qu’à leur seul caprice. Un fait encadré dans ces lignes en dira plus à cet égard qu’un long discours.

C’était le surlendemain de notre départ de Bitiricaya, dans l’après-midi. Comme nous passions devant l’embouchure de la rivière Misagua, il prit fantaisie à deux rameurs enrôlés du matin de s’y arrêter pour pêcher. Malgré nos représentations, ils rapprochèrent du rivage l’embarcation d’un des nôtres dans laquelle ils ramaient, sautèrent en terre et disparurent dans le fourré. Deux heures s’étant écoulées sans qu’ils eussent reparu, Jeronimo donna le signal du départ. Comme nous nous plaignions à lui de la conduite étrange de ses amis et du temps qu’ils nous avaient fait perdre à les attendre, il nous répondit cavalièrement : — Quand le Chontaquiro est sur son territoire, il s’arrête où bon lui semble. — Là dessus il baragouina à l’oreille de ses compagnons quelques mots que nous ne pûmes comprendre ; mais à la façon dont ceux-ci pesèrent sur la rame et firent voler nos pirogues, nous jugeâmes que deux rameurs de moins et deux heures perdues, seraient sans influence sur le parcours de la journée.

Ayant reconnu l’inutilité de nos ordres et l’inefficacité de nos prières sur les natures mutines et fantasques de ces Chontaquiros, nous prîmes le parti de les laisser se conduire à leur guise. Désormais ils purent, sans que nous fissions la moindre objection, s’arrêter où bon leur sembla, y stationner tant qu’ils voulurent et se remettre en route quand l’idée leur en vint. Cette indifférence apparente de notre part, eut un plein succès. Si nos rameurs profitèrent de la liberté que nous leur laissions pour flâner consciencieusement une moitié de la journée, ils employèrent si bien l’autre moitié qu’ils parvenaient non-seulement à regagner le temps perdu, mais même à dépasser le nombre de lieues que nous atteignions d’habitude. Il nous suffit aujourd’hui de jeter les yeux sur nos cahiers de rumbs pour nous convaincre que les journées de navigation que nous passâmes avec eux, furent les mieux remplies du voyage.

Le lendemain du jour où les deux Chontaquiros nous avaient brûlé la politesse, un de leurs camarades fut pris du désir de les imiter et profita du moment où nous déjeunions sur une plage du nom de Qumaria pour s’éclipser à travers les roseaux. Cette désertion fit d’autant plus de bruit que l’indigène était de l’équipage du comte de la Blanche-Épine qui poussa d’effroyables cris à l’idée de n’avoir plus que six rameurs dans sa pirogue au lieu de sept qu’il avait eus depuis Bitiricaya. Nous le laissâmes sur la plage en proie à une violente colère, et attendant pour se remettre en route que son rameur eût reparu. Il l’attendit si bien, que, sa pirogue distancée par les nôtres resta en arrière toute la journée. Au coucher du soleil nous nous arrêtâmes. Nous étions campés depuis un moment quand le noble retardataire nous rejoignit. Sans dire un mot il se retira à l’écart suivi de ses esclaves qui allumèrent du feu et préparèrent son souper. La nuit vint sur ces entrefaites. Vers neuf heures, nous achevions de dresser nos couchettes et nous allions nous souhaiter un doux sommeil et d’heureux songes, lorsqu’un bruit étrange arriva jusqu’à nous. C’était comme des plaintes déchirantes, entrecoupées de hoquets convulsifs et d’évacuations tumultueuses. On eût dit les gargouilles d’un édifice dégorgeant un flot de pluie. Ce bruit partait à la fois de plusieurs endroits de la plage. Nous écoutâmes, le cou tendu, l’oreille ouverte, constatant un effet dont nous ne pouvions deviner la cause, et, par cela même, frappés d’une vague terreur. L’aide-naturaliste qui parut tout à coup put nous renseigner sur ce bruit étrange. Pendant la journée, le chef de la commission française, ennuyé d’attendre son rameur était allé battre le bois pour se distraire et avait découvert, enlacée aux branches d’un arbre, une légumineuse papilionacée dont les cosses renfermaient de jolis haricots tachetés de rose et de brun. Il avait rempli son mouchoir des susdits légumes, les avait écossés et le soir venu il les avait fait accommoder par l’esclave malgache qui lui servait de cuisinier. Malheureusement le pauvre monsieur en croyant mettre la main sur une variété de haricots d’Espagne ou de flageolets du Pérou, était tombé sur des phaséoles vénéneux qu’il se vit contraint de rendre un moment après les avoir absorbés. Le cuisinier qui avait mangé le reste de ces haricots et le marmiton, un jeune Indien Apinagé, qui avait léché la casserole, éprouvaient les mêmes tranchées que leur maître et quoique d’une nature inférieure à la sienne, les traduisaient absolument de la même façon. De là, ce trio de plaintes et d’évacuations qui nous avait si fort alarmés. Cet empoisonnement n’eut d’autres suites que de rendre désormais le chef de la commission française très-circonspect à l’endroit des gousses, des baies et des siliques qu’il ne connaissait pas. Pour éterniser le souvenir de cet événement qui eût pu priver l’Institut de France d’un de ses futurs membres, je donnai sur ma carte au site d’Isiapiniari, où il avait eu lieu, le nom plus expressif de Playa del Vomito, — la plage du Vomissement. — Un sommeil bienfaisant calma l’irritation gastrique du comte de la Blanche-Épine, dont les yeux un peu caves le lendemain, témoignaient seuls de l’effroyable lutte que son estomac avait eu à soutenir contre les haricots sylvestres.

Le quatrième jour de voyage nous atteignîmes sur les cinq heures un endroit appelé Sipa, où pour la première fois nous vîmes une véritable habitation d’Indiens Chontaquiros. Jusqu’alors nous n’avions relevé sur le territoire de ces indigènes que de méchants abris construits à la hâte, à demi effondrés par la pluie et si desséchés par le soleil, que l’approche d’une lentille eût suffi pour les enflammer. L’habitation que nous avions sous les yeux se composait de deux plans inclinés, se joignant au sommet de façon à figurer un angle de 45°. Cet ajoupa, wigwam, carbet ou hangar, selon qu’on voudra l’appeler, était grand ouvert à l’est et à l’ouest et fort peu clos du côté du nord et du sud, dont les vents pouvaient balayer son enceinte, grâce à l’intervalle qui séparait du sol les parois latérales de sa toiture, posées sur une rangée de piliers. Cette toiture, renforcée par des bambous et des perches faisant l’office de poutres et de chevrons, était fabriquée avec des folioles de palmier et d’une façon assez singulière pour que nous croyions devoir l’expliquer. Deux pétioles de palmier pourvus de leurs folioles et fendus longitudinalement, avaient d’abord été placés côte à côte et horizontalement ; puis les quatre rangées de folioles y adhérant avaient été nattées ensuite, deux au-dessus de ces pétioles, deux au-dessous, et formaient comme une trame de quelque dix pouces de large, au delà de laquelle recommençait la même combinaison de pétioles transversaux et de folioles tressées. L’ensemble de ce travail rappelait un peu la disposition géométrique de ces planchers que les parqueteurs appellent point de Hongrie, bien qu’elle ne reproduise qu’imparfaitement le tissu ou réseau de la dentelle de ce nom.

Habitation d’indiens Chontaquiros, à Sipa.

Plus tard, il nous fut donné de voir bien des maisons d’Indiens et bien des genres de toitures[9], mais aucune ne nous parut réunir à un si haut degré que celle de Sipa, les conditions de solidité, d’élégance et de sveltesse[10]. Malgré des proportions quasi monumentales, car sa hauteur était d’environ quarante pieds, sa largeur de cinquante, sa profondeur de vingt-cinq, elle paraissait à distance si frêle et si légère qu’on l’eût crue hors d’état de résister au souffle d’une forte brise. Néanmoins depuis dix ans qu’elle était construite, elle défiait les rudes tempêtes de l’équinoxe et les coups de vent qui courbent et brisent les arbres centenaires de la forêt.

Derrière cette demeure édifiée à vingt pas du rivage et sur un talus assez élevé, pour que les débordements de la rivière ne pussent l’atteindre, s’étendait une plantation de papayers, de cannes à sucre, de coton, de tabac et de rocou[11]. Une franche hospitalité nous fut offerte sous ce toit de Sipa, ou vivaient en commun trois familles de Chontaquiros, comprenant une vingtaine de personnes. Avant de nous demander qui nous étions, d’où nous venions, ou nous allions, on nous fit asseoir sur des nattes et on nous servit dans une terrine à deux anses de la viande de pécari cuite avec des bananes vertes. Un coup d’œil d’amateur donné à ce ragoût me suffit pour juger que plus d’une bouche indigène avait dû barboter à même[12]. Nos compagnons à qui je communiquai ma remarque furent du même avis que moi ; mais depuis longtemps nos estomacs étaient au-dessus de pareilles vétilles, et retroussant nos manches jusqu’aux coudes nous commençâmes de pêcher dans l’eau trouble.

Halte de Chontaquiros sur la plage de la rivière de Quillabamba-Santa-Ana.

Tout en harponnant ma provende je relevais des détails locaux assez pittoresques. Aux perches transversales de la toiture étaient suspendus des corbeilles de formes et de capacités diverses, des gerbes d’épis de maïs, des récipients en jonc contenant une provision d’arachides, des régimes de bananes en train de mûrir, des pastèques, des coloquintes, des quartiers de venaison boucanée et grillée. À ces munitions de bouche étaient joints des sacs, des gibecières et des capuchons tissés par les ménagères, des monceaux de coton brut et des pelotons de coton filé, des arcs, des flèches, des casse-tête et des pagayes, des pots et des marmites, des tambours et des flûtes, des colliers, des coiffures de plumes et des bracelets pour les jours de fête ; une véritable boutique de bric-à-brac.

Quand vint le soir et que deux feux allumés en dehors de l’ajoupa éclairèrent tous ces objets d’une façon bizarre, qu’aux interpellations des femmes, aux rires et aux cris des enfants, s’unirent le brouhaha de quatre idiomes tout étonnés de s’affronter, le va-et-vient de nos amis et de nos hôtes, montant ou descendant de la plage au logis, le tableau prit un caractère d’originalité puissante qui pour être reproduit, eût nécessité le concours de la palette et de la plume, de la couleur et du récit. Comme opposition à cet intérieur plein de bruit, de mouvement, de clartés rouges et d’ombres noires, une paix profonde régnait au dehors. La lune entourée d’un large halo, éclairait le paysage d’une façon surnaturelle ; le sol était d’un gris de cendre, la double ligne des forêts d’un vert noirâtre et la rivière immobile entre ces deux bandes obscures, semblait une immense glace vue du côté du tain.

Notre sommeil de cette nuit ne fut troublé par aucun rêve. Le lendemain, avant de partir, nous nous acquittâmes envers nos hôtes des deux sexes, en distribuant aux hommes quelques hameçons, aux femmes des boutons et des verroteries.

Au sortir de Sipa, la végétation redevint languissante et morne ; les deux berges de la rivière prirent un aspect désolé. Au lieu de ces pans de forêts enguirlandés de sarmenteuses et de plantes volubiles, vertes draperies que le vent faisait onduler, nous n’eûmes devant nous que des plages de sable invariablement bordées de roseaux, de joncs et d’œnothères. Ces plages s’étendaient à perte de vue ; la boussole, comme toujours, nous donna le mot de l’énigme, l’explication de ce changement de décors. La rivière, après avoir décrit à l’est une courbe de trente lieues, rétrogradait maintenant à l’ouest à l’approche de la Cordillère au-devant de laquelle elle s’avançait, ressuscitait le minéral et étouffait l’arbre et la plante.

Au milieu du jour, comme les pirogues de nos compagnons avaient sur la mienne une assez grande avance, j’atteignis un endroit où le lit du Quillabamba-Santa-Ana, barré par deux îlots de sable et de cailloux, présentait trois bras d’inégale largeur. Un hasard malheureux voulut que mes rameurs s’engageassent précisément dans celui des trois qui bordait la rive gauche et où le courant filait huit nœuds à l’heure. L’embarcation lancée comme un cheval de course enfila cet étroit canal, auquel servait d’écluse ou de barrière, le tronc d’un Siphonia elastica déraciné par une crue des eaux. L’arbre géant tombé de la terre ferme sur un des îlots, opposait une digue au courant et divisait sa masse en lames inégales couronnées d’une blanche écume. Notre embarcation furieusement entraînée, alla s’engouffrer entre l’énorme souche et les galets du fond, où elle resta prise comme dans un étau ; la secousse fut horrible, mes deux rameurs se jetèrent à l’eau et moitié nageant, moitié se soutenant à l’arbre, atteignirent la rive sans accident. Je restai seul dans la pirogue, immergé jusqu’à la ceinture et assourdi par le bruit des lames qui me souffletaient en passant. Ma situation comme on en peut juger, était assez critique ; mais celle d’un grand singe, un ateles niger attaché à la proue de l’embarcation était intolérable, et, pour en sortir, il rompit sa corde et d’un seul bond s’élança jusqu’à moi ; la rencontre fut si brusque que je ne pus ni la prévoir, ni l’éviter ; l’animal avait jeté ses longs bras autour de mon cou et la peur décuplant ses forces, il me serrait à m’étrangler. Pour me débarrasser de son étreinte, je ne vis rien de mieux que de le saisir d’une main par la peau du dos, et de l’autre main de lui appliquer de rudes taloches sur le museau ; déjà la pression de ses bras se relâchait et la victoire allait se déclarer en ma faveur, lorsqu’en jetant sur lui un regard de triomphe, je vis ses dents s’entre-choquer, de grosses larmes rouler dans ses yeux et l’expression d’une douleur poignante empreinte sur sa face simiane. Ma peur et ma colère s’évanouirent aussitôt. J’eus honte d’avoir frappé au visage cet aïeul de l’humanité et pour atténuer autant qu’il était en moi cette action indigne, je baisai pieusement le museau noirâtre de l’animal ; il comprit apparemment mes remords et s’en montra touché, car pour me prouver qu’il ne me gardait pas rancune, il décroisa ses bras, sauta sur mes épaules et s’y établit à califourchon.

Abordage contre le tronc d’un siphonia elastica.

Le premier soin de mes rameurs en abordant au rivage, avait été de courir après les embarcations qui nous précédaient, de héler la plus rapprochée et d’informer les personnes qui la montaient de la situation dans laquelle ils m’avaient laissé. Cette embarcation était celle de la commission péruvienne ; ce fut elle qui vint m’aider à sortir du bain où je me morfondais depuis plus d’une heure, invoquant pour mon singe et moi l’appui du ciel et le secours des hommes.

Ici un lecteur ami de ses aises, m’objectera peut-être qu’à l’exemple de mes rameurs, j’eusse pu moitié nageant, moitié m’accrochant au tronc d’arbre, gagner le bord en toute hâte au lieu de stationner dans la rivière, où je pouvais prendre une pleurésie.

À cette objection dont je reconnais la valeur, je répondrai qu’il eût fallu faire abandon des hardes et des papiers qui se trouvaient dans la pirogue, et c’est à quoi je ne pus me résoudre. Le Quillabamba-Santa-Ana possédait déjà bien assez d’effets de ma garde-robe sans que je lui abandonnasse encore les quelques chemises qui me restaient.

Avec l’aide de mes libérateurs, je parvins à opérer le sauvetage de mes nippes et de mes papiers, puis j’escaladai, au milieu des eaux bouillonnantes, le malencontreux Siphonia, cause de mes maux, et me laissai tomber dans l’embarcation péruvienne. J’y fus reçu à bras ouverts par le capitaine de frégate et l’alferez faisant fonctions de lieutenant. Ma pirogue, que les efforts combinés de vingt hommes et d’autant de bœufs n’auraient pu retirer de l’endroit où elle s’était engagée, fut abandonnée à son triste sort.

Un incident tragique signala mon admission parmi nos amis. L’ateles niger que je portais sur mon épaule, n’eut pas plutôt aperçu l’ateles rufus, cher au lieutenant, qu’au mépris de l’hospitalité qu’on nous donnait, il s’élança sur lui, le prit à bras le corps et le mordit cruellement aux abat-joues. Celui-ci riposta de son mieux à l’injuste agression dont il était l’objet et, selon la loi du désert, rendit coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent. Alors ce fut une lutte acharnée entre les deux singes qui se gourmèrent au fond de l’embarcation avec des cris aigus et des grincements de dents furieux.

Ce mémorable assaut entre le niger et le rufus égaux en force et en grandeur et ne différant que par le pelage, durerait peut-être encore à l’heure où j’écris ces lignes, si chacun de nous, empoignant son quadrumane par la queue et tirant en sens opposé, n’y eût mis un terme, au grand récri des Chontaquiros que cette lutte semblait amuser fort.

Mémorable combat entre un ateles niger et un ateles rufus.

Les deux frères simians, qu’à dater de cette heure, je surnommai le noir Étéocle et le roux Polynice, furent attachés aux deux bouts de l’embarcation et, dans l’impossibilité de s’appréhender derechef, échangèrent en signe d’inimitié les plus outrageuses grimaces.

Les divers épisodes que je viens de raconter en quelques lignes, avaient duré près de trois heures. Le chef de la commission péruvienne, jugeant qu’il était inutile de songer à rattraper nos compagnons qui avaient sur nous une avance considérable, laissa les Chontaquiros bavarder entre eux au lieu de ramer et la pirogue descendre en oscillant au fil de l’eau. Nous convînmes de camper au premier endroit qui nous offrirait les commodités désirables pour un bivouac nocturne, et d’en partir le lendemain avant le jour pour rallier le gros de la troupe.

Vers cinq heures, nous arrivions à l’embouchure de la rivière Apurimac où mon premier soin, en débarquant, fut d’étaler mon linge et mes papiers mouillés, que la chaleur du sable et les rayons obliques du soleil eurent bientôt séchés.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129 et la note 2, 145, 161, 177 et 193.
  2. L’influence du climat des vallées de’Est et le changement d’alimentation, si pernicieux encore aujourd’hui aux Quechuas de la Sierra Nevada, malgré un fréquent parcours de ces contrées, effectué de père en fils par ces indigènes, depuis l’époque de la conquête espagnole, cette influence dut être particulièrement fatale aux premiers colons que les Incas y envoyèrent de Cuzco. Aussi, croyons-nous devoir attribuer la rareté du type Quechua, chez les nations de l’Est, à la grande mortalité qui eut lieu au principe parmi les indigènes de la Sierra, lesquels, à en juger par l’effet que produit encore, sur les individus de leur race, un changement de climat et d’hygiène, ne passèrent pas impunément d’une température de dix degrés au-dessous de zéro à une température de trente à trente-cinq degrés d’élévation.
  3. Dans la vallée de Santa-Ana, à partir de la région où commence la culture du cacao, jusqu’au delà de Chahuaris, voltige une petite mouche à longues ailes, dont la piqûre est insignifiante et qui, d’ailleurs, ne pique que pendant les heures les plus chaudes de la journée : elle disparaît au coucher du soleil. Une mouche à peine visible, succède à celle-ci, depuis les premiers rapides de la rivière jusqu’à Tunkini, et comme elle, s’évanouit avec le jour. Au delà de Tunkini, sur la limite du territoire des Antis et des Chontaquiros, on trouve deux variétés de moustiques lilliputiens, dont la piqûre est assez aiguë, mais que les approches de la nuit font disparaître également. C’est seulement au seuil du territoire des Conibos, qu’apparaît pour la première fois le monstrum horrendum du genre, l’infernal zancudo, que les Brésiliens appellent carapana, et dont on compte chez eux sept variétés. La grosseur du zancudo, quand il est repu, égale celle d’un grain de blé. Il pique le jour et la nuit ; il perce le drap le plus épais et brave le vent, la pluie et la fumée. Toutes ces espèces, comme l’a observé excellemment le savant Humboldt, sont confinées dans certaines régions qu’elles ne franchissent jamais. J’ajouterai que ces régions sont si nettement délimitées, qu’une lieue en deçà du territoire des Conibos, on peut passer une nuit à la belle étoile sans être piqué par un seul zancudo, tandis qu’en mettant le pied chez ces indigènes, on ne saurait dormir sans l’abri d’une moustiquaire.
  4. À l’aide de ce petit appareil, le priseur peut lui-même fournir sa provende à chaque narine ; mais le grand appareil dont chaque tube a vingt centimètres de longueur, ne peut être employé sans le concours d’un camarade qui introduit tour à tour un des tubes dans chaque narine du sujet et y insuffle le tabac. Cette opération a lieu à tour de rôle, et de sujet actif ou insuffleur, chaque individu devient sujet passif ou insufflé. L’emploi du tabac en poudre chez les Antis est considéré par eux comme un préservatif ou comme un remède contre les coryzas, qu’ils prennent an sortir du bain et qui leur sont souvent fatals, plutôt que comme un plaisir véritable. Ce même usage, en vigueur chez les Chontaquiros et les Conibos, cesse au delà du territoire de ces Indiens, où l’élévation de la température rend inutile l’emploi du tabac vert comme révulsif contre les rhumes de cerveau.
  5. De Mancureali à Bitiricaya, sur une étendue de quatre-vingt onze lieues, nous n’avons relevé, et le lecteur avec nous, que cinq ou six demeures d’Indiens Antis, édifiées sur la rive gauche du Quillabamba-Santa-Ana ; tous les autres abris que nous avons rencontrés en chemin, étaient des logements provisoires.
  6. Ceci s’applique seulement aux maisons des Antis, rapprochées des versants de la Cordillère, comme celles de Mancureali, Umiripanco, etc. Le froid des neiges qui se fait sentir jusque-là, à certaines époques de l’année, oblige ces indigènes à clore et à calfeutrer leurs habitations. Trente lieues plus bas, l’élévation de la température, qui va toujours en augmentant, rend ces précautions superflues. De là, ces demeures d’Antis, parfaitement aérées et même ouvertes à tout vent, comme nous en avons vu à Manugali, Sangobatea, etc., etc.
  7. Ce genre de pêche n’est usité par les Antis que depuis Illapani jusqu’à Tunkini.
  8. Cette qualification donnée par les Antis à l’Être suprême est évidemment empruntée par eux à l’idiome quechua et à la langue espagnole. Tayta, en quechua, veut dire père. Dios, en espagnol, signifie Dieu.
  9. Nous donnerons à l’article Missions de l’Ucayali un dessin spécimen de ces différents genres de toiture.
  10. Ce mode élégant de construction n’est pas usité seulement chez les Chontaquiros de l’Amérique du Sud. On le retrouve, et avec un degré de supériorité incontestable, chez les nations de l’océanie. Les naturels du Havre-Dorey, de l’île Masmapi, de Touga-Tabou, de Bea, de Viti, etc., ont, avec des demeures semblables, quelques tombeaux de leurs chefs, bâtis dans l’appareil cyclopéen et isodomon. Les icones de ces peuples et les dessins de leurs tatouages rappellent le style indo-mexicain, et, à en juger par les simulacres placés au-dessus de leurs principales demeures et par la décoration ityphallique de la maison sacrée, à Dorey, le culte mystérieux du lingam est encore en honneur chez eux.
  11. Quand nous parlons des plantations de ces naturels, le lecteur voit peut-être en idée, de grands espaces défrichés et de vastes cultures ; il est de notre devoir de le désabuser à cet égard. Les plantations de ces indigènes, quelle que soit la nation ou la tribu à laquelle ils appartiennent, ne comptent guère en étendue qu’une cinquantaine de pieds carrés, et se composent de cinq à six papayers, de quinze à vingt bananiers, d’une trentaine de cannes à sucre, de deux ou trois cotonniers, de quelques plants de tabac, etc., etc.
  12. Les Chontaquiros, comme les Antis, comme tous les Indiens, lorsqu’ils mangent en commun et à même la marmite, prennent tel ou tel morceau qui leur paraît à leur convenance, y goûtent, le mâchent même et le rejettent dans la marmite après l’avoir mâché, si le susdit morceau n’a pas les qualités qu’ils s’attendaient à lui trouver. Ils font de même pour les sauces ou les liquides qu’ils dégustent, puis dégurgitent dans le vase commun. Cet usage n’est pas seulement en honneur chez nos bons sauvages. Maintes fois nous l’avons observé, avec quelques variantes, dans des intérieurs civilisés et parmi des familles de l’aristocratie péruvienne, où une aïeule, un vieil oncle, un personnage âgé et influent, répétait à table la même manœuvre, prenant avec les doigts un morceau de son choix, le grignotant ou le suçant et le remettant dans le plat, après l’avoir sucé et grignoté.