Voyage du Condottière/IV

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Édouard Cornély & Cie (p. 27-30).


iv

PANDARA


À Bellagio.



C’est la journée des odeurs.

Je suis environné de parfums. L’air sent comme un fruit mûr. La terre a son odeur forte de matrice, de chair chaude et de sueur.

Les fleurs se cherchent de tous leurs yeux. Les fleurs dans la lumière sont des rétines colorées, qui ne vivent que de voir et d’être vues.

Là-haut, Serbelloni, la villa dans les arbres, est le sommet végétal de Bellagio, coiffé de lumière. Elle porte le ciel comme un pétase bleu. Serbelloni, Bellagio, noms légers, pleins d’ailes et de mirages, ils ont presque du bellâtre, tant ils tournent autour de la voyelle et de la belle. Tout est calme, parfum, faste et volupté.

La senteur cuisante des lauriers me poursuit. Les lourdes ombelles en bouquets blancs ou roses sortent des branches et viennent à la rencontre du passant, qui s’élève sur la colline, parmi les fleurs et les fruits. La brise tempère l’ardeur du soleil. Et la clarté aussi frappe comme un parfum : l’anis, le santal et l’ambre flottent sur la pente dorée des allées.

Par touffes folles, le jasmin et le chèvrefeuille pendent échevelés ; les chênes enlacés de lierre se joignent les mains au-dessus des aloès ; l’encens cruel des tubéreuses monte à la tête ; et de monstrueuses fleurs en œuf, pareilles à des ananas livides, jaunissent au cœur des magnolias. Elles répandent un baume si épais, d’une fadeur si dense qu’on le goûte sur les lèvres, et qu’on est tenté de le mâcher : toutes les odeurs y entrent et s’y confondent : l’oranger et le melon, le citron et l’amande.

Tout est blanc, tout est jaune de soleil, le blanc et le jaune, sources des parfums.

Je ferme les yeux, dans un léger vertige. Je revois le chemin de Porlezza au lac de Côme, comme un sentier tracé, pour des fées encore enfants, dans une forêt puérile. Ici, plus d’horreur sacrée sous l’ombre des chênes, au fond des antres humides où la mousse n’a jamais séché. Puis, les feuilles s’écartent, et le lac paraît si bleu, si câlin, caressant comme l’œil d’un chat. Et toutes ces colombes, les maisons blanches. Les jardins et les terrasses s’étagent sur les hauteurs comme une gamme. La vigne et les pâles oliviers portent l’accord en sourdine, jusqu’à la forêt verte et les masses noires des noyers sur les cimes. Les palais blancs et les villas laiteuses se penchent sur l’eau qui les mire. La moire du lac est ridée de colonnes et de frontons. Les barques gaies, les voiles latines glissent sur le miroir. On accoste la rive heureuse, et l’on est à terre avant d’être au port. On rêve d’une vie calme et fastueuse, que traverse l’orage d’une seule passion.

On monte, on monte. Les ruelles pierreuses, rouges au soleil, sont violettes dans l’ombre. Le ruisseau coule au milieu. L’ordure même a son air de béatitude ; les mouches ronflent contre les bornes. Il y a encore des figues noires aux branches des figuiers, par-dessus les murs.

À Serbelloni, partout des bancs. Les peupliers d’Italie font la pyramide, et les chênes en dôme s’arrondissent entre les clochetons aigus des cyprès. Les bosquets, les retraites se cachent derrière les chevelures complices du lierre. L’invitation aux baisers passe dans la brise ; les feuilles se caressent comme des chattes. L’air est si fin, si tiède et si tendre, il a des touches si subtiles et si lentes qu’on le sent comme une main, comme un baiser entre les cheveux et la nuque. Et telles des lèvres timides, il glisse sur la fraîcheur des seins ; les jeunes femmes lui abandonnent leur gorge sous la guimpe. Je frôle une nymphe blonde, qui a l’odeur de l’abricot.

À Bellagio sur le lac, et à Serbelloni sur Bellagio, on est à la fourche des eaux. La vue de Serbelloni ne laisse rien échapper : elle offre tout le pays sur un plateau de vermeil. Bellagio, c’est Belle aise. Vers le Ponant, la Tremezzina se dessine, le jardin dans le parc des voluptés lombardes : une colonnade de marbre sur une main de terre se profile dans l’eau. La villa Carlotta, la villa Poldi, les noms de Milan chers à Stendhal : mais les Milanais n’y sont plus, il me semble. Même un village s’appelle Dongo comme Fabrice. Des ruines riantes, de vieux châteaux, d’antiques tours, des torrents lointains, pareils à un fil de lait sur la montagne, tout est plaisir dans la lumière. Point de deuil. Et si j’ai cheminé le long d’un cimetière, je n’y crois pas.

Je descends vers le lac. Des oranges mûres pendent sous la feuille longue. Et comme des éclairs brillants, qui sortent de la terre, les lézards filent sur les cailloux d’argent. Belle comme un sentier royal, une allée de grand cyprès s’abaisse, toujours plus large, vers la marine. Autour d’un clocher carré, plein de ciel et de soleil, les pointes des cyprès piquent l’espace de lances pacifiques ; et l’odeur rayonne du bois incorruptible. Dans le clocher, un rayon d’or fait corde à la cloche. L’allée finit sur l’eau éblouissante : au delà, sur l’autre rive, dans les forêts de la montagne, les demeures blanches dorment, repues de clarté, comme des brebis sur une pente.

Une barque est amarrée dans les fleurs. Tandis que les flots du lac multiplient languissamment son sourire, des femmes étendues sourient vaguement à leur propre langueur. Elles sont toutes en blanc, comme des fleurs. On dirait qu’elles attendent aussi qu’on les cueille. Une pensée plane entre le ciel et l’eau, comme un oiseau invisible : c’est que tous les voiles, ici, ne sont que d’un moment, un écran fragile entre la volupté et le désir. La grâce du lac est ainsi faite d’aménité et de complaisance. Ce n’est pas la mer, ni ses tragédies brusques ; ce n’est pas le fleuve et son éternel renouvellement. Le lac est le miroir du séjour. Tout y fait scène et tableau dans un cadre juste. Et partout la montagne y enferme un monde clos sur son bonheur.

Le devoir n’a plus de sens ; la durée n’a plus de plans ; tout est dans l’instant, et le plaisir est le seul espace. Ces jeunes femmes aux bras nus, ces têtes ployées, cette langueur que le rythme de la gorge soulève si doucement, comme un autre flot où l’on ne résiste pas, quelles plages voluptueuses ! Les regards et les paroles roucoulent. Toutes les colombes ne sont pas borromées.

Ô terre complaisante ! Assurément, c’est ici que Pandarus a pris femme, après la chute de Troie.