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Voyage du Condottière/XIX

La bibliothèque libre.
Édouard Cornély & Cie (p. 115-118).


xix

LE SOIR SUR MANTOUE


Mantua me genuit.



La journée pluvieuse s’achève dans les fumées d’un incendie sanglant.

J’ai erré sur les digues. J’ai longé des prés fangeux, où de longs peupliers lèvent le doigt, où des buissons en troupeaux, à l’odeur fade de taupe, baissent l’échine. L’eau croupie jaunissait sous le soleil pesant, et partout s’exhalait une haleine de truffe et de champignon moisi. Je n’ai pas souvent la mort de plus près, ni plus universelle, ni d’un souffle plus perfide.

Quoi ? tu cherches ici Virgile ? Est-ce là Mantoue, la cité des cygnes, et du prince entre les cygnes ? Quelle ironie. Et certes, ce n’est pas non plus Crémone qui, dans Virgile, va toujours avec Mantoue, toujours avec l’eau rêveuse et les glauques roseaux, toujours avec les oiseaux blancs. Tu songes d’une prairie qui donne sur les Champs-Élysées de l’harmonie ; et un pin sonore est planté près de la fontaine, que visitent les Muses. Tu rêves d’une ville sacrée et pure, pacifique comme les rythmes les plus savants qui furent jamais ; une ville de marbre, comme le temple chanté par le parfait poète : des portiques l’entourent, et des roses ; elle trempe un pied blanc au milieu des lacs bleus, où les bosquets de fleurs se penchent sur le sillage des cygnes :

Et viridi in campo templum de marmore ponam
Propter aquam.

La beauté de l’horreur m’environne. Une telle émotion ronge le cœur, et ne laisse pas de regrets.

Le ciel d’or rose se mit soudain à fleurir ; et de plus en plus rouge, plein de fumée jaune et de nuages embrasés, il s’épanouit. Telles traînées de pourpre s’effeuillaient comme des pétales ; et telles autres s’effilaient comme les brins du grenadier, dans la saison où ces rameaux vermillons portent la fleur de grenade. Les clochers, les tours, la coupole grandirent. Ce n’étaient plus, silhouettes de deuil, que fantômes démesurés, des lances et des casques, que dressaient des géants couchés entre les digues. La forme s’évanouit. Le détail s’éclipse. La masse seule demeure, du noir le plus dense et le plus gras, en écran sur la lumière occidentale.

Et la ville semble descendre dans le mirage des eaux versicolores, à mesure que l’ombre monte et l’enveloppe.

Je ne sais plus où je suis. La chaleur moite dissout le jugement et fait vaciller le rêve. Tout a cessé d’être réel, sauf le deuil de Mantoue.

Mantoue est un catafalque posé sur un miroir, dans l’incendie d’un ciel piqué de sang. Certes, le corps ne vit plus, qu’enferme cette caisse longue de la ville ; et il attend qu’on allume le brasier sur les tréteaux des ténèbres.

Alors, le soleil a disparu sous l’horizon. Tout le pays des mares a fumé une angoisse rouge. Les eaux dormantes ont frémi. Voici la grandeur, enfin ; et elle naît de la tristesse.

L’heure est terrible. L’aspect de la terre est inouï, et cette terre elle-même n’a plus de solidité, n’a plus de nom. La lagune entre en décomposition : tous les tons de l’abricot qui se gâte, du raisin qui coule, de l’orange qui pourrit.

Le réseau des buissons et des haies basses tremble, frissonne. Je vois vivre le remords : il s’éveille. Tous les roseaux ont un soupir. Les flouves gémissent une plainte. L’herbe des marais supplie. Les peupliers retiennent le sanglot que réclame la brise. C’est le crime de Mantoue, peut-être, d’avoir trahi Virgile.

Les vapeurs solennelles du lointain semblent tendues sur la porte interdite de quelque Terre Promise, d’un royaume inaccessible, que ces eaux de mélancolie divisent d’avec Mantoue en exil.

La coupole et deux clochers en épine collent de plus près au ciel leurs ombres de funérailles. Les tours carrées, brutes, pareilles à des mâts et des tournisses fichés dans le tas des maisons, croissent dans l’ombre et se gonflent de leur propre noirceur. La vue est infinie sur l’horizon de tristesse morose, qui a la douleur d’une infaillible mémoire, et le poids du plus redoutable pressentiment.

D’énormes nuées pèsent sur le cimier du dôme.

Tout descend, tout descend. Le feu du ciel coule lui-même sur les eaux perfides. Elles sont trop sûres, chaque soir, de tout prendre au filet et d’y tout retenir. Le ciel sanglant se lave de gris, et se bande de charpie. Et la submersion s’achève. Et telle la horde des souvenirs et d’éternels remords, les moustiques qui se ruent à la curée, s’élèvent et ronflent de toutes parts : ils filent, ils piquent, ils fuient, ils fusent par essaims, atroces, cruels, trompettes de folie, implacables, sans nombre. Déjà, les bassons des grenouilles donnent le la de la clameur palustre. Et les molles chauves-souris, se détachant des ruines, tentent leur vol feutré et poilu.

Ô soir sur la digue, entre les deux marais, la citadelle au bout de la longe, les piquets de l’ombre, et le couchant de pourpre sur les briques ! Des feux verts rampent le long de l’eau mourante jusqu’aux pleines ténèbres. Les regards de la fièvre, la féerie triste de l’eau malade, tout finit aussi par s’éteindre. Et Mantoue n’est plus qu’un cercueil sur un radeau échoué dans les mares, entre les vases purulentes et un reflet de ciel sanglant.