Voyage du Condottière/XX

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Édouard Cornély & Cie (p. 119-128).


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STENDHAL EN LOMBARDIE




Dans la montueuse Brianza, riche en vergers, et sur les lacs, de Bellagio à Bologne, et de Venise à Parme, Stendhal est partout en Lombardie. Et partout, il porte l’amour de sa chère Milan. L’Italie de Stendhal, pourtant, n’est plus que dans ses livres.

Il a voulu qu’on le crût italien ; il se dit Milanais sur sa tombe ; mais la tombe est à Paris. Et à Milan, qui le connaît ? Personne, hier encore.

C’est un homme qu’on se figure toujours dans l’âge mûr, fort pour la vie et déjà usé, non pas vieux, mais se défendant un peu contre la vieillesse. Il a trop d’étoffe pour un homme jeune ; et il n’a jamais eu la gravité silencieuse des grands vieillards. Je le vois à quarante-cinq ans, un peu gros, trapu, brun, le visage rouge. Il est tiré à quatre épingles ; mais, par disgrâce, l’une des quatre toujours tombe, comme il monte l’escalier de la Scala ; et l’élégant devient un tantet ridicule. Il se donne des airs cavaliers, et il est timide. Il fait le libertin, et il n’a de goût que pour les longues amours. Il enseigne qu’on doit prendre les femmes à la dragonne et un regard railleur le met au supplice. Il se moque de la chasteté, et il avoue que ses plus belles passions ont été pour des femmes qu’il n’a pas eues. Il semble ne viser que le fait solide ; et il connaît tous les retards et toutes les tortures de l’imagination.

L’homme le plus libre, et comme Montaigne, un homme de tous les temps. Païen de raison, et de sens catholique, il ne souffre aucune contrainte. Telle est la règle de ce Moi parfait : tout ce qui fait obstacle au libre jeu du héros, il le déteste ; il tient pour bon tout ce qui aide l’homme à réaliser sa propre nature. L’homme enfin et le héros ne se séparent point à ses yeux. Le héros d’amour est celui qu’il préfère. Pour Stendhal, un homme incapable de passion, ou sans énergie à s’y livrer, n’est rien du tout.

Il vit pour vivre. C’est pour être lui-même qu’il aime et qu’il écrit. L’Italie est son climat, lui ayant paru que l’Italie est le climat le plus favorable à la vie.

Tous les jougs lui sont odieux. Il les brise, à mesure qu’il les rencontre. Dans la religion, il exècre premièrement le joug de la raison. Il juge la famille, l’état, la province, le monde et les siècles. Il se fait une époque, et un lieu de ce qu’il rencontre de plus passionné et de plus libre dans tous les pays et dans tous les âges. Dupe de rien, il veut l’être de la passion.

Il a donc le sens profond de l’art : il sait que l’art est, d’abord, une ivresse de la vie. Il sait que, dans la douleur même, l’art cherche une volupté ; et que l’artiste est le héros de la jouissance. Ce monde-ci veut qu’on en jouisse à l’infini.

Il a ses fortes tristesses, qu’il montre à ses amis ; et qu’il cache dans ses livres. L’esprit chez lui est le masque des passions. Il fait des bons mots pour qu’on le laisse en paix à ses grands sentiments.

Profond analyste de l’automate, il n’est pas homme de lettres, grâce au ciel. Il ne pense pas pour plaire à ceux qu’il méprise. L’automate est son sujet et son ennemi, l’homme civilisé, bien engrené à sa place dans l’état. Combien souvent, par là, Stendhal a montré qu’il est un véritable idéaliste : la machine intérieure modèle toute la vie.

Stendhal est fort supérieur à tout ce qu’il fait. Il est très capable, pour se plaire à soi-même, de perdre deux ou trois fois les plus beaux hasards de sa carrière et les maîtresses cartes de la fortune. Ambitieux, il est au-dessus de toute ambition : voilà la bonne manière, et non pas de dédaigner l’ambition, sans en connaître l’appétit mordant. Il était parti pour faire un bon général : son courage, son insouciance, son regard prompt, la faveur du comte Daru l’eussent assez servi. Il était homme de cheval ; il avait le goût de la bête admirable. Il pouvait aussi réussir au Conseil d’État. Mais il entend ne pas avoir d’autre maître que son plaisir. Napoléon tyran le dégoûte du Premier Consul. Il ne veut pas servir les Bourbons, pour qui il sent un inaltérable mépris.

Étant si fort constitué en soi-même, il a la manie de se dédoubler. Appétit irrésistible, que connaissent les hommes au « moi » puissant et combattu. Par là, se trahit l’âme du vrai poète. Stendhal ne change pas cent fois de nom et de titre, par défiance ; mais par jeu. Il veut être plus d’un homme. Il est, en nom, tous les hommes qu’il veut.

Quand il est en Italie, surtout à la fin, il ne peut se passer de Paris et de l’esprit français, quelque mal qu’il en dise. Quand il est à Paris, il ne peut se passer de Milan, ni de l’amour à l’italienne, tel qu’il le rêve, et d’où il sort constamment déçu. Se disant à demi italien, il ne l’était qu’en France. Mais il voulait l’être ; et il l’est, à la manière qu’il l’a voulu, qui n’est pas de Milan, non plus que de Paris. La volonté ne s’impose pas à la nature ; mais dans les choix de la volonté, c’est la nature aussi qui parle.

Il est donc toujours libre. Il est pour Shakspeare contre les classiques ; et pour Montesquieu contre Chateaubriand. On ne l’enferme pas dans une école, comme les gens de métier.

Il a créé l’objet de son rêve et de sa préférence.

Ce « moi » unique rejette toutes les entraves, celles même de la naissance, au sens où l’entendent les registres des paroisses. Il ne vit que pour comprendre : son courage intellectuel est sans bornes. D’ailleurs, les idées ne lui sont rien, que les traces de l’action et du sentiment. Stendhal est avide de comprendre, parce qu’il est insatiable d’être.

Stendhal est le premier grand Européen, depuis Montaigne. Et comme il fallait s’y attendre, c’est un Français. Gœthe est Européen, sans doute : mais son Europe est allemande.

Quelle en serait la cause, sinon que Stendhal est le grand homme de la Révolution, je veux dire le poète ? Il l’est si pleinement, dans un esprit si fort, que seul, après tout, il vit et il pense en bon Européen. Il finit même par être Européen contre la France. Là encore, il a prévu les temps, et il se moque des théories qu’on devait faire sur lui. Cet homme de la Révolution, le plus opposé par l’esprit qui se puisse à Bossuet, écrit la langue la plus nette et la moins nouvelle. Plaidant contre Racine pour Shakspeare, il est plus classique que personne. Il détruit l’ancienne société avec les armes mêmes, qui sont rouillées aux mains des royalistes : elles sont neuves entre les siennes. Il n’est pas un écrivain qui ne soit emphatique près de Stendhal.

On dit parfois qu’il n’a point de style, le prenant au mot quand il se donne pour maîtres les juristes du Code civil. Mais d’abord, la langue du droit est belle, quand elle est pure, et Portalis en a le sens. Puis Stendhal n’aime pas faire ses confidences d’auteur, étant si au-dessus du métier. Stendhal, c’est le dessin le plus aigu presque sans ombre et sans couleur. Son style est d’acier, de la pointe la plus acérée et la plus fine. Ni images, ni périodes. Ni la lyre, ni l’éloquence. Il est nu comme la ligne. Il me rappelle Lysias et l’orateur attique, si les Athéniens, au lieu de plaider, faisaient l’analyse de l’homme. Pour tout dire, il est Grec. Chaque phrase de Stendhal est pleine de sens, et d’un feu clair, qui fait de la lumière, sans chaleur. Toutes ces phrases ensemble tombent comme des étincelles : ceux qui ne sont pas sensibles à ce feu d’intelligence, diront qu’elles tombent comme la pluie.

L’excès d’esprit a perdu Stendhal. Il empêche de voir sa passion. De deux vertus que l’on a, quand elles passent de beaucoup l’ordre commun, l’une sert de masque à l’autre. Le monde vous en veut autant du visage que vous lui montrez, que du visage caché qu’il devine.

On l’a cru affecté, par ce qu’il ne se laissait pas surprendre : et méchant, par ce qu’il se défendait. Il brave la vieillesse et la pauvreté. Rien ne le diminue, de son propre gré. Il tient bon contre tout ce qui l’humilie. Il connaît sa valeur, et ne la connaît pas toute. Le silence, le peu de cas qu’on fait de lui, il n’en est pas abaissé, ni vaincu. Son génie résiste même à la louange médiocre.

Supérieur à la fortune, il l’est au ridicule. Il a souffert ce qu’il y a de pis : n’être entendu de personne, et la conscience de sa laideur physique. La fatuité, en lui, n’est qu’une armure. Que n’eût-il pas donné pour être beau ? La beauté, c’est le bonheur, étant la santé avec l’amour. Il n’y a de beauté virile qu’à plaire aux femmes. J’imagine que Stendhal, toute sa vie, a envié un bellâtre italien ; et moi aussi, je l’appelle bellâtre par envie. La gloire de la beauté virile éclate en ces jeunes hommes, qu’on rencontre partout de Milan à Florence, et de Venise à Rome, lèvres rouges, l’œil brillant, le teint frais, l’air du bonheur, le corps bien nourri, respirant l’aise et le contentement de soi : tel est le bel amoureux, l’étalon de la société humaine, qui inspire de la fureur ou du dépit aux autres hommes. Nulle part, peut-être, plus qu’en Italie, l’homme de pensée ne paie si cher, par sa laideur ou par l’étrange caractère, le crime d’avoir quelque chose dans la tête.

Un homme qui veut la vie : voilà Stendhal. En tout temps, il cherche la voie où le plus vivre : ou soldat, ou poète, et toujours amant. Pour un tel homme, quelle douleur que la laideur du corps ! Quel désastre, que la vieillesse ! Entraves détestées, chaînes sans évasion, prison perpétuelle que l’on traîne avec soi ! Il fera donc son pays de la terre qui a toujours vingt ans. Milan, où il a aimé d’abord, où il eut sa première maîtresse, sera pour lui la capitale d’amour, le jardin béni de la jeunesse. Jamais il ne s’en lassera. Et, quand il lui faudra quitter cette ville de sa prédilection, quittant la joie d’être jeune, la joie d’être amoureux, la joie même des amours douloureuses, il croira dire adieu à son bonheur.

Il adore la passion, parce qu’il adore la vie. Il croit au bonheur comme un Ancien. Le plaisir est exquis d’ôter à ce visage son masque de prétention avantageuse ; il ne tient pas de plus près à Stendhal que ce toupet de faux cheveux, qu’il se collait au front, après 1830.

Héros de la vie, comme Bonaparte, prince des héros, il veut toujours agir. Il regarde l’état de passion, comme le seul où l’on vive. C’est pourquoi il n’envie que d’être toujours en passion. Qu’il est sagement prodigue ! Comme il se donne libéralement à nos heures si brèves ! Vivre de toutes ses forces, il n’est pas d’autre volonté pour l’homme bien né ; et c’est le seul moyen d’être heureux. L’homme n’a point d’autre bonheur que de posséder la vie, point d’autre devoir que de lui faire rendre tout ce qui est en elle, point d’autre vertu que de s’y faire héroïque. Beaucoup qui ne le seraient en rien, sont des héros en aimant.

Avant tout, la force du caractère. Le caractère, c’est-à-dire la passion d’être soi, à tout prix. Stendhal la suppose chez tous les Italiens, comme il l’a vue dans leurs chroniques. De là, qu’il a créé une Italie plus italienne cent fois que celle que nous avons sous les yeux. Chaque poète cherche une matière conforme à son génie. Il la demande à la nature ; il croit l’avoir trouvée, quand la nature lui livre une terre qui se laisse modeler. Mieux elle s’y prête, plus l’artiste en chérit la complaisance ductile et, caressant son modèle, se flatte d’être fait pour lui. Stendhal nous a donné l’Italie que nous aimons : depuis, entre les Alpes et la Sicile, c’est toujours l’Italie de Stendhal que l’on cherche. Souvent, elle empêche de voir l’autre, un pays nouveau qui ne ressemble guère à l’idée qu’on s’en est faite. Ce peuple est bien vivant, mais non pas de la vie tragique qu’on lui suppose.

On court après elle, de Milan à Palerme. On la reconnaît de loin en loin ; et jamais elle ne m’enveloppe ni ne me fixe, moi qui veux y être fixé. Entre l’Italien de 1900 et celui du XIIIe siècle, il y a presque aussi loin que du Guelfe chrétien au Romain de la République. L’Italie de Dante n’est plus. Les pierres en parlent seules, avec beauté ; mais on commence d’y porter le pic et la bêche. Et l’or barbare souille les murailles sacrées. Il en est de l’Italie légendaire comme des palais toscans : chargés de six ou sept cents ans, ils demeurent ; mais où sont les architectes qui les conçurent, et les maçons qui les bâtirent ? où, les princes, sobres et forts, dignes d’y vivre ? La présence des Barbares achève de les dégrader : sous le ciel classique, leur morale est la pire insolence, le plus noir outrage à ces grands corps héroïques. Dès la Renaissance, quel abîme entre Dante et le Tasse, entre St-François et Philippe de Néri. Ni les tyrans, ni les peuples verts du moyen âge, tantôt sublimes et tantôt exécrables, ni les saints témoins de Dieu, ni la foule mystique ne seront ressuscités.

L’étonnant mystère de Stendhal, c’est que, voyant tout en passion, il écrit toujours en prose. Avec l’amour de la musique, il ne lui a manqué que d’être musicien, pour s’égaler aux sommets de la poésie.

On prétend se défaire de lui, disant : point de cœur, point de bonté. La bonté n’est point en cause ; il n’a pas voulu en montrer : il semble n’en pas avoir besoin. Il est le peintre des hommes et des femmes, dans la jeunesse de l’amour et des actions héroïques. Entre les amants, la bonté ne parle que si la passion est muette. Rien ne fait défaut à Stendhal que le génie lyrique. Cependant, il s’efface de ses héros ; il ne leur prête pas tous ses goûts ; il se donne les leurs. Il est capable d’aimer en eux ce qu’il déteste pour son compte. Cet homme de la Révolution, qui n’a pas eu de haine plus durable que celle de la religion et des prêtres, sait peindre des femmes pieuses et des clercs accomplis. Lui, qui dans la vie ordinaire flairait un hypocrite en tout dévot, il ajoute à ses femmes le sentiment religieux comme une grâce suprême. Toutes, elles sont chrétiennes ou profondément catholiques, plutôt. Il semble, pour Stendhal, que l’amour, dans une femme, ne peut porter tout son fruit de passion, si elle ne va pas à l’église. Entre tous, ce sentiment est italien, avec tous les caprices, avec toutes les démarches et les folles variantes qu’il suppose.

D’ailleurs, mieux que personne, Stendhal admire dans l’Église de Rome un empire, une politique et une suite incomparables. Les papes, pour lui, sont des princes pleins de force et de talent. Il est donc romain, au sens le plus catholique.

La magnifique Italie du moyen âge, voilà le don passionné de Stendhal au monde.

Gœthe et quelques autres ont pensé que « le spirituel Stendhal » leur avait beaucoup pris, sans le dire. Ils n’ont pas soupçonné la grandeur de ce bel esprit. Ils n’ont pas même vu que, pour l’intelligence, si on égale Stendhal, personne ne le passe. Stendhal est un inventeur de caractères, comme il s’en rencontre un ou deux tous les cent ans. Il a créé le roman d’un peuple et d’une race entière.

Pour preuve, je n’en veux que les œuvres du grand Gœthe lui-même. On y voit un Allemand qui se plaît à la conquête de Rome, soigneux de noter toutes les étapes. Son Italie est celle de tout le monde, avec cette part d’extrême fausseté qu’il faut attendre d’un homme pour qui le Moyen Âge latin ne vaut pas un regard, et qui a la répulsion de la vie catholique. Telle est l’illusion du retour à l’antique et la manie des modernes. Stendhal, infiniment plus passionné, prend l’Italie à tous ses âges ; il ne sépare pas en elle l’antique du féodal, ni une époque d’aucune autre. Avec Goethe à Rome, il n’y a que Goethe et la petite Mignon, rendue à ses orangers et aux palais de Vicence. Dans Stendhal, on voit vivre et durer, comme du feu, le génie d’une race, son histoire et ses passions.

Un vieillard, qui l’avait vu en 1840, me parlait de Stendhal, voilà quinze ans, et le peignait ainsi : Gros et court, un homme aux gestes trop vifs pour sa corpulence ; l’air avantageux, le torse en avant, ne voulant pas perdre un pouce de sa taille ; attentif par-dessus tout au ridicule de paraître vieux et de ne point consentir à l’être ; hardi par timidité ; franc railleur et d’humeur souvent chagrine ; inquiet d’être à la mode, de faire belle figure, et préoccupé de sa laideur jusqu’au tourment. Il était laid pour la plupart des gens, et prêtait à sourire aux femmes. Il portait perruque et un toupet de cheveux bouclés, fort noirs. Il se vantait d’avoir toujours eu les cheveux d’encre, comme un Italien. Le sang près de la peau, un visage rouge. Le front et les yeux admirables, étincelants d’esprit ou, dans la mélancolie, pleins d’ombre. Il avait de belles mains, brunes et fines. Un rien d’accent, une légère pointe, un goût d’ail dans les voyelles, qu’il faisait un peu brèves, à la façon du Midi. La voix mordante, vive sur les R. Sa famille venait, pour une part, d’Avignon. En son âge mûr, Stendhal est tout pareil aux Provençaux de son temps ; et son portrait rappelle maint Provençal, comme j’en ai connu dans mon enfance. À soixante ans, il eût donné toute la gloire du monde pour l’amour d’une jeune femme. Est-ce une faiblesse d’y prétendre, en dépit d’elles et de soi ? Ou n’est-ce pas plutôt le signe d’une force qui dure ? Et pourtant, sans l’avoir beaucoup avoué, Stendhal jeune homme a chèrement aimé la gloire. Mais certes, il a conquis une immortelle maîtresse, qui ne l’a point trahi, et qu’il nous a laissée : l’Italie tragique.