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Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Voyage en Amérique

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 49-100).

VOYAGE
EN AMÉRIQUE


Je m’embarquai donc à Saint-Malo, comme je l’ai dit ; nous prîmes la haute mer, et le 6 mai 1791, vers les huit heures du matin, nous découvrîmes le pic de l’île de Fico, l’une des Açores : quelques heures après, nous jetâmes l’ancre dans une mauvaise rade, sur un fond de roches, devant l’île Graciosa. On en peut lire la description dans l’Essai historique. On ignore la date précise de la découverte de cette île.

C’étoit la première terre étrangère à laquelle j’abordois ; par cette raison même il m’en est resté un souvenir qui conserve chez moi l’empreinte et la vivacité de la jeunesse. Je n’ai pas manqué de conduire Chactas aux Açores, et de lui faire voir la fameuse statue que les premiers navigateurs prétendirent avoir trouvée sur ces rivages.

Des Açores, poussés par les vents sur le banc de Terre-Neuve, nous fûmes obligés de faire une seconde relâche à l’île Saint-Pierre. « T. et moi, dis-je encore dans l’Essai historique, nous allions courir dans les montagnes de cette île affreuse ; nous nous perdions au milieu des brouillards dont elle est sans cesse couverte, errant au milieu des nuages et des bouffées de vent, entendant les mugissements d’une mer que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et morte, au bord d’un torrent rougeâtre qui couloit entre des rochers. »

Les vallées sont semées, dans différentes parties, de cette espèce de pin dont les jeunes pousses servent à faire une bière amère. L’île est environnée de plusieurs écueils, entre lesquels on remarque celui du Colombier, ainsi nommé parce que les oiseaux de mer y font leur nid au printemps. J’en ai donné la description dans le Génie du Christianisme.

L’île Saint-Pierre n’est séparée de celle de Terre-Neuve que par un détroit assez dangereux : de ses côtes désolées on découvre les rivages, encore plus désolés, de Terre-Neuve. En été, les grèves de ces îles sont couvertes de poissons qui sèchent au soleil, et en hiver, d’ours blancs qui se nourrissent des débris oubliés par les pêcheurs.

Lorsque j’abordai à Saint-Pierre, la capitale de l’île consistoit, autant qu’il m’en souvient, dans une assez longue rue, bâtie le long de la mer. Les habitants, fort hospitaliers, s’empressèrent de nous offrir leur table et leur maison. Le gouverneur logeoit à l’extrémité de la ville. Je dînai deux ou trois fois chez lui. Il cultivoit dans un des fossés du fort quelques légumes d’Europe. Je me souviens qu’après le dîner il me montroit son jardin ; nous allions ensuite nous asseoir au pied du mât du pavillon planté sur la forteresse. Le drapeau françois flottoit sur notre tête, tandis que nous regardions une mer sauvage et les côtes sombres de l’île de Terre-Neuve, en parlant de la patrie.

Après une relâche de quinze jours, nous quittâmes l’île Saint-Pierre, et le bâtiment, faisant route au midi, atteignit la latitude des côtes du Maryland et de la Virginie : les calmes nous arrêtèrent. Nous jouissions du plus beau ciel ; les nuits, les couchers et les levers du soleil étoient admirables. Dans le chapitre du Génie du Christianisme déjà cité, intitulé Deux perspectives de la nature, j’ai rappelé une de ces pompes nocturnes et une de ces magnificences du couchant. « Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparoissoit entre les cordages du navire, au milieu des espaces sans bornes, etc. »

Il ne s’en fallut guère qu’un accident ne mît un terme à tous mes projets.

La chaleur nous accabloit ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile, et trop chargé de ses mâts, étoit tourmenté par le roulis. Brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je voulus me baigner, et quoique nous n’eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du mât de beaupré à la mer. Tout alla d’abord à merveille, et plusieurs passagers m’imitèrent. Je nageois sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins à tourner la tête, je m’aperçus que le courant l’avoit déjà entraîné bien loin. L’équipage étoit accouru sur le pont ; on avoit filé un grelin aux autres nageurs. Des requins se montroient dans les eaux du navire, et on leur tiroit du bord des coups de fusil pour les écarter. La houle étoit si grosse qu’elle retardoit mon retour et épuisoit mes forces. J’avois un abîme au-dessous de moi, et les requins pouvoient à tout moment m’emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, on s’efforçoit de mettre un canot à la mer ; mais il falloit établir un palan, et cela prenoit un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva : le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je pus m’emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma témérité s’étoient accrochés à cette corde ; et quand on nous attira au flanc du bâtiment, me trouvant à l’extrémité de la file, ils pesoient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuoient ; à chacun d’eux nous plongions de dix ou douze pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l’air à un même nombre de pieds, comme des poissons au bout d’une ligne. À la dernière immersion, je me sentis prêt à m’évanouir ; un roulis de plus, et c’en étoit fait. Enfin on me hissa sur le pont à demi mort : si je m’étois noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres !

Quelques jours après cet accident, nous aperçûmes la terre : elle étoit dessinée par la cime de quelques arbres qui sembloient sortir du sein de l’eau : les palmiers de l’embouchure du Nil me découvrirent depuis le rivage de l’Égypte de la même manière. Un pilote vint à notre bord. Nous entrâmes dans la baie de Chesapeake, et le soir même on envoya une chaloupe chercher de l’eau et des vivres frais. Je me joignis au parti qui alloit à terre, et une demi-heure après avoir quitté le vaisseau je foulai le sol américain.

Je restai quelque temps les bras croisés, promenant mes regards autour de moi dans un mélange de sentiments et d’idées que je ne pouvois débrouiller alors, et que je ne pourrois peindre aujourd’hui. Ce continent ignoré du reste du monde pendant toute la durée des temps anciens et pendant un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l’arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l’Europe ébranlée dans ce Nouveau Monde ; la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d’un genre inconnu jusque alors, annonçant un changement dans l’esprit humain et dans l’ordre politique ; la part que ma patrie avoit eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang françois ; un grand homme sortant à la fois du milieu des discordes et des déserts, Washington habitant une ville florissante dans le même lieu où un siècle auparavant Guillaume Penn avoit acheté un morceau de terre de quelques Indiens ; les États-Unis renvoyant à la France, à travers l’Océan, la révolution et la liberté que la France avoit soutenues de ses armes ; enfin, mes propres desseins, les découvertes que je voulois tenter dans ces solitudes natives, qui étendoient encore leur vaste royaume derrière l’étroit empire d’une civilisation étrangère : voilà les choses qui occupoient confusément mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation assez éloignée pour y acheter ce qu’on voudroit nous vendre. Nous traversâmes quelques petits bois de baumiers et de cèdres de la Virginie qui parfumoient l’air. Je vis voltiger des oiseaux moqueurs et des cardinaux, dont les chants et les couleurs m’annoncèrent un nouveau climat. Une négresse de quatorze ou quinze ans, d’une beauté extraordinaire, vint nous ouvrir la barrière d’une maison qui tenoit à la fois de la ferme d’un Anglois et de l’habitation d’un colon. Des troupeaux de vaches paissoient dans des prairies artificielles entourées de palissades dans lesquelles se jouoient des écureuils gris, noirs et rayés ; des nègres scioient des pièces de bois, et d’autres cultivoient des plantations de tabac. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du lait, et nous retournâmes au bâtiment mouillé dans la baie.

On leva l’ancre pour gagner la rade, et ensuite le port de Baltimore. Le trajet fut lent ; le vent manquoit. En approchant de Baltimore, les eaux se rétrécirent : elles étoient d’un calme parfait ; nous avions l’air de remonter un fleuve bordé de longues avenues : Baltimore s’offrit à nous comme au fond d’un lac. En face de la ville s’élevoit une colline ombragée d’arbres, au pied de laquelle on commençoit à bâtir quelques maisons. Nous amarrâmes au quai du port. Je couchai à bord, et ne descendis à terre que le lendemain. J’allai loger à l’auberge, où l’on porta mes bagages. Les séminaristes se retirèrent avec leur supérieur à l’établissement préparé pour eux, d’où ils se sont dispersés en Amérique.

Baltimore, comme toutes les autres métropoles des États-Unis, n’avoit pas l’étendue qu’elle a aujourd’hui : c’étoit une jolie ville fort propre et fort animée. Je payai mon passage au capitaine, et lui donnai un dîner d’adieu dans une très-bonne taverne auprès du port. J’arrêtai ma place au stage, qui faisoit trois fois la semaine le voyage de Philadelphie. À quatre heures du matin je montai dans ce stage, et me voilà roulant sur les grands chemins du Nouveau Monde, où je ne connoissois personne, où je n’étois connu de qui que ce soit : mes compagnons de voyage ne m’avoient jamais vu, et je ne devois jamais les revoir après notre arrivée à la capitale de la Pensylvanie.

La route que nous parcourûmes étoit plutôt tracée que faite. Le pays étoit assez nu et assez plat : peu d’oiseaux, peu d’arbres, quelques maisons éparses, point de villages, voilà ce que présentoit la campagne et ce qui me frappa désagréablement.

En approchant de Philadelphie nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et d’autres voitures fort élégantes. Philadelphie me parut une belle ville : les rues larges ; quelques-unes, plantées d’arbres, se coupent à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l’est à l’ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental : c’est une rivière qui seroit considérable en Europe, mais dont on ne parle pas en Amérique. Ses rives sont basses et peu pittoresques.

Philadelphie à l’époque de mon voyage (1791) ne s’étendoit point encore jusqu’au Schuylkill ; seulement le terrain en avançant vers cet affluent étoit divisé par lots, sur lesquels on construisoit quelques maisons isolées.

L’aspect de Philadelphie est froid et monotone. En général, ce qui manque aux cités des États-Unis, ce sont les monuments et surtout les vieux monuments. Le protestantisme, qui ne sacrifie point à l’imagination, et qui est lui-même nouveau, n’a point élevé ces tours et ces dômes dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Presque rien à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne s’élève au-dessus de la masse des murs et des toits. L’œil est attristé de ce niveau.

Les États-Unis donnent plutôt l’idée d’une colonie que d’une nation mère ; on y trouve des usages plutôt que des mœurs. On sent que les habitants ne sont point nés du sol : cette société, si belle dans le présent, n’a point de passé ; les villes sont neuves, les tombeaux sont d’hier. C’est ce qui m’a fait dire dans Les Natchez : « Les Européens n’avoient point encore de tombeaux en Amérique, qu’ils y avoient déjà des cachots. C’étoient les seuls monuments du passé pour cette société sans aïeux et sans souvenirs. »

Il n’y a de vieux en Amérique que les bois, enfants de la terre, et la liberté, mère de toute société humaine : cela vaut bien des monuments et des aïeux.

Un homme débarqué, comme moi, aux États-Unis plein d’enthousiasme pour les anciens, un Caton qui cherchoit partout la rigidité des premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout l’élégance des vêtements, le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l’inégalité des fortunes, l’immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. À Philadelphie, j’aurois pu me croire dans une ville angloise : rien n’annonçoit que j’eusse passé d’une monarchie à la république.

On a pu voir dans l’Essai historique qu’à cette époque de ma vie j’admirois beaucoup les républiques : seulement je ne les croyois pas possibles à l’âge du monde où nous étions parvenus, parce que je ne connoissois que la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des mœurs dans une société naissante ; j’ignorois qu’il y eût une autre liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation ; liberté dont la république représentative a prouvé la réalité. On n’est plus aujourd’hui obligé de labourer soi-même son petit champ, de repousser les arts et les sciences, d’avoir les ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Mon désappointement politique me donna sans doute l’humeur qui me fit écrire la note satirique contre les quakers, et même un peu contre tous les Américains, note que l’on trouve dans l’Essai historique. Au reste, l’apparence du peuple dans les rues de la capitale de la Pensylvanie étoit agréable ; les hommes se montroient proprement vêtus ; les femmes, surtout les quakeresses, avec leur chapeau uniforme, paroissoient extrêmement jolies.

Je rencontrai plusieurs colons de Saint-Domingue et quelques François émigrés. J’étois impatient de commencer mon voyage au désert : tout le monde fut d’avis que je me rendisse à Albany, où, plus rapproché des défrichements et des nations indiennes, je serois à même de trouver des guides et d’obtenir des renseignements.

Lorsque j’arrivai à Philadelphie, le grand Washington n’y étoit pas. Je fus obligé de l’attendre une quinzaine de jours ; il revint. Je le vis passer dans une voiture qu’emportoient avec rapidité quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d’après mes idées d’alors, étoit nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeoit un peu ma république de l’an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvoit-il être autre chose qu’un rustre piquant ses bœufs de l’aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j’allai porter ma lettre de recommandation à ce grand homme, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison dans le genre anglois, ressemblant aux maisons voisines, étoit le palais du Président des États-Unis : point de gardes, pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général étoit chez lui ; elle me répondit qu’il y étoit. Je répliquai que j’avois une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglois, et qu’elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : Walk in, sir, « Entrez, monsieur ; » et elle marcha devant moi dans un de ces étroits et longs corridors qui servent de vestibule aux maisons angloises : elle m’introduisit dans un parloir, où elle me pria d’attendre le général.

Je n’étois pas ému. La grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point : j’admire la première sans en être écrasé ; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect. Visage d’homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes le général entra. C’étoit un homme d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble : il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l’ouvrit, courut à la signature, qu’il lut tout haut avec exclamation : « Le colonel Armand ! » C’étoit ainsi qu’il appeloit et qu’avoit signé le marquis de La Rouairie.

Nous nous assîmes ; je lui expliquai, tant bien que mal, le motif de mon voyage. Il me répondoit par monosyllabes françois ou anglois, et m’écoutoit avec une sorte d’étonnement. Je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : « Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. » Well, well, young man ! s’écria-t-il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je fus exact au rendez-vous : nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula presque entièrement sur la révolution françoise. Le général nous montra une clef de la Bastille : ces clefs de la Bastille étoient des jouets assez niais qu’on se distribuoit alors dans les deux Mondes. Si Washington avoit vu, comme moi, dans les ruisseaux de Paris, les vainqueurs de la Bastille, il auroit eu moins de foi dans sa relique. Le sérieux et la force de la révolution n’étoient pas dans ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple protestant à Charenton avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et je ne l’ai jamais revu ; il partit le lendemain pour la campagne, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec cet homme qui a affranchi tout un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu’un peu de bruit se fût attaché à mes pas ; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu ; il étoit dans tout son éclat, et moi dans toute mon obscurité. Mon nom n’est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire. Heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi ! je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.

J’ai vu depuis Buonaparte : ainsi la Providence m’a montré les deux personnages qu’elle s’étoit plu à mettre à la tête des destinées de leurs siècles.

Si l’on compare Washington et Buonaparte homme à homme, le génie du premier semble d’un vol moins élevé que celui du second. Washington n’appartient pas, comme Buonaparte, à cette race des Alexandre et des César, qui dépasse la stature de l’espèce humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne ; il n’est point placé sur un vaste théâtre ; il n’est point aux prises avec les capitaines les plus habiles et les plus puissants monarques du temps ; il ne traverse point les mers ; il ne court point de Memphis à Vienne et de Cadix à Moscou : il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans souvenirs et sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes sanglants d’Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d’autres avec leurs débris ; il ne met point le pied sur le cou des rois ; il ne leur fait point dire, sous les vestibules de son palais :

Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie.

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur : on diroit qu’il se sent le mandataire de la liberté de l’avenir, et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce, ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas. Mais de cette profonde obscurité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois inconnus où brilla l’épée de Washington, qu’y trouverez-vous ? Des tombeaux ? Non, un monde ! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

Buonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain : il combat sur une vieille terre, environnée d’éclat et de bruit ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera promptement : il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde ; il paroît sur tous les rivages, il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette en courant des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire ; mais en écrasant l’anarchie il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance : magistrat retiré, il s’endort paisiblement sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération de tous les peuples.

Buonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Tant qu’il se débat contre la mort, foible et enchaîné sur un rocher, l’Europe n’ose déposer les armes. Il expire : cette nouvelle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant avoit fait proclamer tant de funérailles, n’arrête ni n’étonne le passant : qu’avoient à pleurer les citoyens ?

La république de Washington subsiste ; l’empire de Buonaparte est détruit : il s’est écoulé entre le premier et le second voyage d’un François qui a trouvé une nation reconnoissante là où il avoit combattu pour quelques colons opprimés.

Washington et Buonaparte sortirent du sein d’une république : nés tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l’a trahie. Leur sort, d’après leur choix, sera différent dans l’avenir.

Le nom de Washington se répandra avec la liberté d’âge en âge ; il marquera le commencement d’une nouvelle ère pour le genre humain.

Le nom de Buonaparte sera redit aussi par les générations futures ; mais il ne se rattachera à aucune bénédiction, et servira souvent d’autorité aux oppresseurs, grands ou petits.

Washington a été tout entier le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé, au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu’il devoit vouloir, la chose même à laquelle il étoit appelé : de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cet homme, qui frappe peu, parce qu’il est naturel et dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays ; sa gloire est le patrimoine commun de la civilisation croissante ; sa renommée s’élève comme un de ces sanctuaires où coule une source intarissable pour le peuple.

Buonaparte pouvoit enrichir également le domaine public : il agissoit sur la nation la plus civilisée, la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel seroit aujourd’hui le rang occupé par lui dans l’univers s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avoit d’héroïque, si, Washington et Buonaparte à la fois, il eût nommé la liberté héritière de sa gloire !

Mais ce géant démesuré ne lioit point complètement ses destinées à celles de ses contemporains : son génie appartenoit à l’âge moderne, son ambition étoit des vieux jours ; il ne s’aperçut pas que les miracles de sa vie dépassoient de beaucoup la valeur d’un diadème, et que cet ornement gothique lui siéroit mal. Tantôt il faisoit un pas avec le siècle, tantôt il reculoit vers le passé ; et, soit qu’il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse il entraînoit ou repoussoit les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu’un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s’établit entre leur bonheur et le sien. Il avoit promis de les délivrer, et il les enchaîna ; il s’isola d’eux, ils s’éloignèrent de lui. Les rois d’Égypte plaçoient leurs pyramides funèbres non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles : ces grands tombeaux s’élèvent comme l’éternité dans la solitude : Buonaparte a bâti, à leur image, le monument de sa renommée.

Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le conquérant de l’Europe et le législateur de l’Amérique, détournent aujourd’hui les yeux de la scène du monde : quelques histrions, qui font pleurer ou rire, ne valent pas la peine d’être regardés.

Un stage semblable à celui qui m’avoit amené de Baltimore à Philadelphie me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée et commerçante, qui pourtant étoit bien loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui. J’allai en pèlerinage à Boston pour saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. « J’ai vu les champs de Lexington ; je m’y suis arrêté en silence, comme le voyageur aux Thermopyles, à contempler la tombe de ces guerriers des deux Mondes, qui moururent les premiers pour obéir aux lois de la patrie. En foulant cette terre philosophique qui me disoit, dans sa muette éloquence, comment les empires se perdent et s’élèvent, j’ai confessé mon néant devant les lois de la Providence et baissé mon front dans la poussière[1]. »

Revenu à New-York, je m’embarquai sur le paquebot qui faisoit voile pour Albany, en remontant la rivière d’Hudson, autrement appelée la rivière du Nord.

Dans une note de l’Essai historique, j’ai décrit une partie de ma navigation sur cette rivière, au bord de laquelle disparoît aujourd’hui, parmi les républicains de Washington, un des rois de Buonaparte, et quelque chose de plus, un de ses frères. Dans cette même note j’ai parlé du major André, de cet infortuné jeune homme sur le sort duquel un ami, dont je ne cesse de déplorer la perte, a laissé tomber de touchantes et courageuses paroles lorsque Buonaparte étoit près de monter au trône où s’étoit assise Marie-Antoinette[2].

Arrivé à Albany, j’allai chercher un M. Swift, pour lequel on m’avoit donné une lettre à Philadelphie. Cet Américain faisoit la traite des pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l’Angleterre aux États-Unis ; car les puissances civilisées se partagent sans façon, en Amérique, des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m’avoir entendu, M. Swift me fit des objections très-raisonnables : il me dit que je ne pouvois pas entreprendre de prime abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglois, américains, espagnols, où je serois forcé de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j’aurois le bonheur de traverser sans accident tant de solitudes, j’arriverois à des régions glacées où je périrois de froid ou de faim. Il me conseilla de commencer à m’acclimater en faisant une première course dans l’intérieur de l’Amérique, d’apprendre le sioux, l’iroquois et l’esquimau, de vivre quelque temps parmi les coureurs de bois canadiens et les agents de la compagnie de la baie d’Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrois alors, avec l’assistance du gouvernement françois, poursuivre ma hasardeuse entreprise.

Ces conseils, dont je ne pouvois m’empêcher de reconnoître la justesse, me contrarioient ; si je m’en étois cru, je serois parti pour aller tout droit au pôle, comme on va de Paris à Saint-Cloud. Je cachai cependant à M. Swift mon déplaisir. Je le priai de me procurer un guide et des chevaux, afin que je me rendisse à la cataracte de Niagara, et de là à Pittsbourg, d’où je pourrois descendre l’Ohio. J’avois toujours dans la tête le premier plan de route que je m’étois tracé.

M. Swift engagea à mon service un Hollandois qui parloit plusieurs dialectes indiens. J’achetai deux chevaux, et je me hâtai de quitter Albany.

Tout le pays qui s’étend aujourd’hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara est habité, cultivé et traversé par le fameux canal de New-York ; mais alors une grande partie de ce pays étoit déserte.

Lorsque après avoir passé le Mohawk, je me trouvai dans des bois qui n’avoient jamais été abattus, je tombai dans une sorte d’ivresse que j’ai encore rappelée dans l’Essai historique : « J’allois d’arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même : Ici plus de chemin à suivre, plus de villes, plus d’étroites maisons, plus de présidents de républiques, de rois… Et pour essayer si j’étois enfin rétabli dans mes droits originels, je me livrois à mille actes de volonté qui faisoient enrager le grand Hollandois qui me servoit de guide, et qui dans son âme me croyoit fou[3]. »

Nous entrions dans les anciens cantons des six nations iroquoises. Le premier sauvage que nous rencontrâmes étoit un jeune homme qui marchoit devant un cheval sur lequel étoit assise une Indienne parée à la manière de sa tribu. Mon guide leur souhaita le bonjour en passant.

On sait déjà que j’eus le bonheur d’être reçu par un de mes compatriotes sur la frontière de la solitude, par ce M. Violet, maître de danse chez les sauvages. On lui payoit ses leçons en peaux de castor et en jambons d’ours. « Au milieu d’une forêt, on voyoit une espèce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages, hommes et femmes, barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit François, poudré et frisé comme autrefois, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, racloit un violon de poche, et faisoit danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet, en me parlant des Indiens, me disoit toujours : Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses. Il se louoit beaucoup de la légèreté de ses écoliers : en effet, je n’ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordoit l’instrument fatal ; il crioit en iroquois : À vos places ! et toute la troupe sautoit comme une bande de démons[4]. »

C’étoit une chose assez étrange pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que donnoit à des Iroquois un ancien marmiton du général Rochambeau. Nous continuâmes notre route. Je laisse maintenant parler le manuscrit : je le donne tel que je le trouve, tantôt sous la forme d’un récit, tantôt sous celle d’un journal, quelquefois en lettres ou en simples annotations.

LES ONONDAGAS.

Nous étions arrivés au bord du lac auquel les Onondagas, peuplade iroquoise, ont donné leur nom. Nos chevaux avoient besoin de repos. Je choisis avec mon Hollandois un lieu propre à établir notre camp. Nous en trouvâmes un dans une gorge de vallée, à l’endroit où une rivière sort en bouillonnant du lac. Cette rivière n’a pas couru cent toises au nord en directe ligne qu’elle se replie à l’est, et court parallèlement au rivage du lac, en dehors des rochers qui servent de ceinture à ce dernier.

Ce fut dans la courbe de la rivière que nous dressâmes notre appareil de nuit : nous fichâmes deux hauts piquets en terre ; nous plaçâmes horizontalement dans la fourche de ces piquets une longue percche ; appuyant des écorces de bouleau, un bout sur le sol, l’autre bout sur la gaule transversale, nous eûmes un toit digne de notre palais. Le bûcher de voyage fut allumé pour faire cuire notre souper et chasser les maringouins. Nos selles nous servoient d’oreiller sous l’ajoupa, et nos manteaux de couverture.

Nous attachâmes une sonnette au cou de nos chevaux, et nous les lâchâmes dans les bois. Par un instinct admirable, ces animaux ne s’écartent jamais assez loin pour perdre de vue le feu que leurs maîtres allument la nuit afin de chasser les insectes et de se défendre des serpents.

Du fond de notre hutte nous jouissions d’une vue pittoresque. Devant nous s’étendoit le lac, assez étroit et bordé de forêts et de rochers ; autour de nous la rivière, enveloppant notre presqu’île de ses ondes vertes et limpides, balayoit ses rivages avec impétuosité.

Il n’étoit guère que quatre heures après-midi lorsque notre établissement fut achevé. Je pris mon fusil et j’allai errer dans les environs. Je suivis d’abord le cours de la rivière ; mes recherches botaniques ne furent pas heureuses : les plantes étoient peu variées. Je remarquai des familles nombreuses de plantago virginica, et de quelques autres beautés de prairies, toutes assez communes ; je quittai les bords de la rivière pour les côtes du lac, et je ne fus pas plus chanceux. À l’exception d’une espèce de rhododendrum, je ne trouvai rien qui valût la peine de m’arrêter : les fleurs de cet arbuste, d’un rose vif, faisoient un effet charmant avec l’eau bleue du lac où elles se miroient, et le flanc brun du rocher dans lequel elles enfonçoient leurs racines.

Il y avoit peu d’oiseaux ; je n’aperçus qu’un couple solitaire qui voltigeoit devant moi, et qui sembloit se plaire à répandre le mouvement et l’amour sur l’immobilité et la froideur de ces sites. La couleur du mâle me fît reconnoître l’oiseau blanc, ou le passer nivalis des ornithologistes. J’entendis aussi la voie de cette espèce d’orfraie que l’on a fort bien caractérisée par cette définition, strix exclamator. Cet oiseau est inquiet comme tous les tyrans : je me fatiguai vainement à sa poursuite.

Le vol de cette orfraie m’avoit conduit à travers les bois jusqu’à un vallon resserré par des collines nues et pierreuses. Dans ce lieu extrêmement retiré on voyoit une méchante cabane de sauvage bâtie à mi-côte entre les rochers : une vache maigre paissoit dans un pré au-dessous.

J’ai toujours aimé ces petits abris : l’animal blessé se tapit dans un coin ; l’infortuné craint d’étendre au dehors avec sa vue des sentiments que les hommes repoussent. Fatigué de ma course, je m’assis au haut du coteau que je parcourois, ayant en face la hutte indienne sur le coteau opposé. Je couchai mon fusil auprès de moi, et je m’abandonnai à ces rêveries dont j’ai souvent goûté le charme,

J’avois à peine passé ainsi quelques minutes, que j’entendis des voix au fond du vallon. J’aperçus trois hommes qui conduisoient cinq ou six vaches grasses. Après les avoir mises paître dans les prairies, ils marchèrent vers la vache maigre, qu’ils éloignèrent à coups de bâton.

L’apparition de ces Européens dans un lieu si désert me fut extrêmement désagréable ; leur violence me les rendit encore plus importuns. Ils chassoient la pauvre bête parmi les roches en riant aux éclats, et en l’exposant à se rompre les jambes. Une femme sauvage, en apparence aussi misérable que sa vache, sortit de la hutte isolée, s’avança vers l’animal effrayé, l’appela doucement et lui offrit quelque chose à manger. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement de joie. Les colons menacèrent de loin l’Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit. Elle s’arrêta à la porte, où son amie la flattoit de la main, tandis que l’animal reconnoissant léchoit cette main secourable. Les colons s’étoient retirés.

Je me levai, je descendis la colline, je traversai le vallon, et, remontant la colline opposée, j’arrivai à la hutte, résolu de réparer autant qu’il étoit en moi la brutalité des hommes blancs. La vache m’aperçut, et fit un mouvement pour fuir ; je m’avançai avec précaution, et je parvins, sans qu’elle s’en allât, jusqu’à l’habitation de sa maîtresse.

L’Indienne étoit rentrée chez elle. Je prononçai le salut qu’on m’avoit appris : Siègoh ! Je suis venu ! L’Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d’usage : Vous êtes venu ! ne répondit rien. Je jugeai que la visite d’un de ses tyrans lui étoit importune. Je me mis alors à mon tour à caresser la vache. L’Indienne parut étonnée : je vis sur son visage jaune et attristé des signes d’attendrissement et presque de gratitude. Ces mystérieuses relations de l’infortune remplirent mes yeux de larmes : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n’ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, comme si elle craignoit que je ne cherchasse à la tromper ; elle fit ensuite quelques pas, et vint elle-même passer sa main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglois, car j’avois épuisé mon indien : a Elle est bien maigre ! » L’Indienne repartit aussitôt en mauvais anglois : « Elle mange fort peu. » She eats very little. « On l’a chassée rudement, » repris-je. Et la femme me répondit : « Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both. » Je repris : « Cette prairie n’est donc pas à vous ? » Elle répondit : « Cette prairie était à mon mari, qui est mort. Je n’ai point d’enfants, et les blancs mènent leurs vaches dans ma prairie. »

Je n’avois rien à offrir à cette indigente créature : mon dessein eût été de réclamer la justice en sa faveur ; mais à qui m’adresser dans un pays où le mélange des Européens et des Indiens rendoit les autorités confuses, où le droit de la force enlevoit l’indépendance au sauvage, et où l’homme policé, devenu à demi sauvage, avoit secoué le joug de l’autorité civile ?

Nous nous quittâmes, moi et l’Indienne, après nous être serré la main. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point, et qui étoient sans doute des souhaits de prospérité pour l’étranger. S’ils n’ont pas été entendus du ciel, ce n’est pas la faute de celle qui prioit, mais la faute de celui pour qui la prière étoit offerte : toutes les âmes n’ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa, où je fis un assez triste souper. La soirée fut magnifique ; le lac, dans un repos profond, n’avoit pas une ride sur ses flots ; la rivière baignoit en murmurant notre presqu’île, que décoroient de faux ébéniers non encore défleuris ; l’oiseau nommé coucou des Carolines répétoit son chant monotone ; nous l’entendions tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l’oiseau changeoit le lieu de ses appels amoureux.

Le lendemain j’allai avec mon guide rendre visite au premier sachem des Onondagas, dont le village n’étoit pas éloigné. Nous arrivâmes à ce village à dix heures du matin. Je fus environné aussitôt d’une foule de jeunes sauvages, qui me parloient dans leur langue, en y mêlant des phrases angloises et quelques mots françois : ils faisoient grand bruit et avoient l’air fort joyeux. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont pris quelque chose de nos mœurs : elles ont des chevaux et des troupeaux ; leurs cabanes sont remplies de meubles et d’ustensiles achetés d’un côté à Québec, à Montréal, à Niagara, au Détroit ; de l’autre dans les villes des États-Unis.

Le sachem des Onondagas étoit un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot : sa personne gardoit le souvenir des anciens usages et des anciens temps du désert : grandes oreilles découpées, perle pendante au nez, visage bariolé de diverses couleurs, petite touffe de cheveux sur le sommet de la tête, tunique bleue, manteau de peau, ceinture de cuir, avec le couteau de scalpe et le casse-tête, bras tatoués, mocassines aux pieds, chapelet ou collier de porcelaine à la main.

Il me reçut bien et me fit asseoir sur sa natte. Les jeunes gens s’emparèrent de mon fusil ; ils en démontèrent la batterie avec une adresse surprenante, et replacèrent les pièces avec la même dextérité : c’étoit un simple fusil de chasse à deux coups.

Le sachem parloit anglois et entendoit le françois : mon interprète savoit l’iroquois, de sorte que la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, elle l’avoit toujours estimée. Il m’assura que les sauvages ne cessoient de regretter les François ; il se plaignit des Américains, qui bientôt ne laisseroient pas aux peuples dont les ancêtres les avoient reçus assez de terre pour couvrir leurs os.

Je parlai au sachem de la détresse de la veuve indienne : il me dit qu’en effet cette femme étoit persécutée, qu’il avoit plusieurs fois sollicité à son sujet les commissaires américains, mais qu’il n’en avoit pu obtenir justice ; il ajouta qu’autrefois les Iroquois se la seroient faite.

Les femmes indiennes nous servirent un repas. L’hospitalité est la dernière vertu sauvage qui soit restée aux Indiens au milieu des vices de la civilisation européenne. On sait quelle étoit autrefois cette hospitalité : une fois reçu dans une cabane on devenoit inviolable : le foyer avoit la puissance de l’autel ; il vous rendoit sacré. Le maître de ce foyer se fût fait tuer avant qu’on touchât à un seul cheveu de votre tête.

Lorsqu’une tribu chassée de ses bois, ou lorsqu’un homme venoit demander l’hospitalité, l’étranger commençoit ce qu’on appeloit la danse du suppliant. Cette danse s’exécutoit ainsi :

Le suppliant avançoit quelques pas, puis s’arrêtoit en regardant le supplié, et reculoit ensuite jusqu’à sa première position. Alors les hôtes entonnoient le chant de l’étranger : « Voici l’étranger, voici l’envoyé du Grand-Esprit. » Après le chant, un enfant alloit prendre la main de l’étranger pour le conduire à la cabane. Lorsque l’enfant touchoit le seuil de la porte, il disoit : « Voici l’étranger ! » et le chef de la cabane répondoit : « Enfant, introduis l’homme dans ma cabane. » L’étranger, entrant alors sous la protection de l’enfant, alloit, comme chez les Grecs, s’asseoir sur la cendre du foyer. On lui présentoit le calumet de paix ; il fumoit trois fois, et les femmes disoient le chant de la consolation : « L’étranger a retrouvé une mère et une femme : le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant. »

On remplissoit d’eau d’érable une coupe consacrée : c’étoit une calebasse ou un vase de pierre qui reposoit ordinairement dans le coin de la cheminée, et sur lequel on mettoit une couronne de fleurs. L’étranger buvoit la moitié de l’eau, et passoit la coupe à son hôte qui achevoit de la vider.

Le lendemain de ma visite au chef des Onondagas je continuai mon voyage. Ce vieux chef s’étoit trouvé à la prise de Québec : il avoit assisté à la mort du général Wolf. Et moi, qui sortois de la hutte d’un sauvage, j’étois nouvellement échappé du palais de Versailles, et je venois de m’asseoir à la table de Washington.

À mesure que nous avancions vers Niagara, la route, plus pénible, étoit à peine tracée par des abatis d’arbres : les troncs de ces arbres servoient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portoit alors vers les concessions de Génésée. Les gouvernements des États-Unis vendoient ces concessions plus ou moins cher, selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la multitude des eaux.

Les défrichements offroient un curieux mélange de l’état de nature et de l’état civilisé. Dans le coin d’un bois qui n’avoit jamais retenti que des cris du sauvage et des bruits de la bête fauve, on rencontroit une terre labourée ; on apercevoit du même point de vue la cabane d’un Indien et l’habitation d’un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappeloient la propreté des fermes angloises et hollandoises ; d’autres n’étoient qu’à demi terminées, et n’avoient pour toit que le dôme d’une futaie.

J’étois reçu dans ces demeures d’un jour ; j’y trouvois souvent une famille charmante, avec tous les agréments et toutes les élégances de l’Europe ; des meubles d’acajou, un piano, des tapis, des glaces ; tout cela à quatre pas de la hutte d’un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étoient revenus des bois ou des champs, avec la cognée ou la charrue, on ouvroit les fenêtres ; les jeunes filles de mon hôte chantoient, en s’accompagnant sur le piano, la musique de Paësiello et de Cimarosa, à la vue du désert, et quelquefois au murmure d’une cataracte.

Dans les terrains les meilleurs s’établissoient des bourgades. On ne peut se faire une idée du sentiment et du plaisir qu’on éprouve en voyant s’élancer la flèche d’un nouveau clocher du sein d’une vieille forêt américaine. Comme les mœurs angloises suivent partout les Anglois, après avoir traversé des pays où il n’y avoit pas trace d’habitants, j’apercevois l’enseigne d’une auberge qui pendoit à une branche d’arbre sur le bord du chemin, et que balançoit le vent de la solitude. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontroient à ces caravansérails ; mais la première fois que je m’y reposai je jurai bien que ce seroit la dernière.

Un soir, en entrant dans ces singulières hôtelleries, je restai stupéfait à l’aspect d’un lit immense bâti en rond autour d’un poteau : chaque voyageur venoit prendre sa place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle, de manière que les dormeurs étoient rangés symétriquement comme les rayons d’une roue ou les bâtons d’un éventail. Après quelque hésitation, je m’introduisis pourtant dans cette machine, parce que je n’y voyois personne. Je commençois à m’assoupir lorsque je sentis la jambe d’un homme qui se glissoit le long de la mienne : c’étoit celle de mon grand diable de Hollandois qui s’étendoit auprès de moi. Je n’ai jamais éprouvé une plus grande horreur de ma vie. Je sautai dehors de ce cabas hospitalier, maudissant cordialement les bons usages de nos bons aïeux. J’allai dormir dans mon manteau au clair de la lune : cette compagne de la couche du voyageur n’avoit rien du moins que d’agréable, de frais et de pur.

Le manuscrit manque ici, ou plutôt ce qu’il contenoit a été inséré dans mes autres ouvrages. Après plusieurs jours de marche, j’arrive à la rivière Génésée ; je vois de l’autre côté de cette rivière la merveille du serpent à sonnettes attiré par le son d’une flûte[5] ; plus loin je rencontre une famille sauvage, et je passe la nuit avec cette famille à quelque distance de la chute du Niagara. On retrouve l’histoire de cette rencontre et la description de cette nuit dans l’Essai historique et dans le Génie du Christianisme.

Les sauvages du saut de Niagara, dans la dépendance des Anglois, étoient chargés de la garde de la frontière du Haut-Canada de ce côté. Ils vinrent au-devant de nous armés d’arcs et de flèches, et nous empêchèrent de passer.

Je fus obligé d’envoyer le Hollandois au fort Niagara chercher une permission du commandant pour entrer sur les terres de la domination britannique : cela me serroit un peu le cœur, car je songeois que la France avoit jadis commandé dans ces contrées. Mon guide revint avec la permission : je la conserve encore ; elle est signée : Le capitaine Gordon. N’est-il pas singulier que j’aie retrouvé le même nom anglois sur la porte de ma cellule à Jérusalem[6] ?

Je restai deux jours dans le village des sauvages. Le manuscrit offre en cet endroit la minute d’une lettre que j’écrivois à l’un de mes amis en France. Voici cette lettre :

lettre écrite de chez les sauvages de niagara.

Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé hier matin chez mes hôtes. L’herbe étoit encore couverte de rosée ; le vent sortoit des forêts tout parfumé, les feuilles du mûrier sauvage étoient chargées des cocons d’une espèce de ver à soie, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules épanouies, ressembloient à des rosiers blancs.

Les Indiennes s’occupoient de divers ouvrages, réunies ensemble au pied d’un gros hêtre pourpre. Leurs plus petits enfants étoient suspendus dans des réseaux aux branches de l’arbre : la brise des bois berçoit ces couches aériennes d’un mouvement presque insensible. Les mères se levoient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormoient et s’ils n’avoient point été réveillés par une multitude d’oiseaux qui chantoient et voltigeoient à l’entour. Cette scène étoit charmante.

Nous étions assis à part, l’interprète et moi, avec les guerriers, au nombre de sept ; nous avions tous une grande pipe à la bouche ; deux ou trois de ces Indiens parloient anglois.

À quelque distance de jeunes garçons s’ébattoient : mais au milieu de leurs jeux, en sautant, en courant, en lançant des balles, ils ne prononçoient pas un mot. On n’entendoit point l’étourdissante criaillerie des enfants européens ; ces jeunes sauvages bondissoient comme des chevreuils, et ils étoient muets comme eux. Un grand garçon de sept ou huit ans, se détachant quelquefois de la troupe, venoit téter sa mère, et retournoit jouer avec ses camarades.

L’enfant n’est jamais sevré de force ; après s’être nourri d’autres aliments, il épuise le sein de sa mère comme la coupe que l’on vide à la fin d’un banquet. Quand la nation entière meurt de faim, l’enfant trouve encore au sein maternel une source de vie. Cette coutume est peut-être une des causes qui empêchent les tribus américaines de s’accroître autant que les familles européennes.

Les pères ont parlé aux enfants et les enfants ont répondu aux pères. Je me suis fait rendre compte du colloque par mon Hollandois. Voici ce qui s’est passé :

Un sauvage d’une trentaine d’années a appelé son fils, et l’a invité à sauter moins fort ; l’enfant a répondu : C’est raisonnable. Et, sans faire ce que le père lui disoit, il est retourné au jeu.

Le grand-père de l’enfant l’a appelé à son tour, et lui a dit : Fais cela ; et le petit garçon s’est soumis. Ainsi l’enfant a désobéi à son père, qui le prioit, et a obéi à son aïeul, qui lui commandoit. Le père n’est presque rien pour l’enfant.

On n’inflige jamais une punition à celui-ci ; il ne reconnoît que l’autorité de l’âge et celle de sa mère. Un crime réputé affreux et sans exemple parmi les Indiens est celui d’un fils rebelle à sa mère. Lorsqu’elle est devenue vieille, il la nourrit.

À l’égard du père, tant qu’il est jeune, l’enfant le compte pour rien ; mais lorsqu’il avance dans la vie, son fils l’honore, non comme père, mais comme vieillard, c’est-à-dire comme un homme de bons conseils et d’expérience.

Cette manière d’élever les enfants dans toute leur indépendance devroit les rendre sujets à l’humeur et aux caprices ; cependant les enfants des sauvages n’ont ni caprices ni humeur, parce qu’ils ne désirent que ce qu’ils savent pouvoir obtenir. S’il arrive à un enfant de pleurer pour quelque chose que sa mère n’a pas, on lui dit d’aller prendre cette chose où il l’a vue : or, comme il n’est pas le plus fort, et qu’il sent sa foiblesse, il oublie l’objet de sa convoitise. Si l’enfant sauvage n’obéit à personne, personne ne lui obéit : tout le secret de sa gaieté ou de sa raison est là.

Les enfants indiens ne se querellent point, ne se battent point : ils ne sont ni bruyants, ni tracassiers, ni hargneux ; ils ont dans l’air je ne sais quoi de sérieux comme le bonheur, de noble comme l’indépendance.

Nous ne pourrions pas élever ainsi notre jeunesse ; il nous faudroit commencer par nous défaire de nos vices : or nous trouvons plus aisé de les ensevelir dans le cœur de nos enfants, prenant soin seulement d’empêcher ces vices de paroître au dehors.

Quand le jeune Indien sent naître en lui le goût de la pêche, de la chasse, de la guerre, de la politique, il étudie et imite les arts qu’il voit pratiquer à son père : il apprend alors à coudre un canot, à tresser un filet, à manier l’arc, le fusil, le casse-tête, la hache, à couper un arbre, à bâtir une hutte, à expliquer les colliers. Ce qui est un amusement pour le fils devient une autorité pour le père : le droit de la force et de l’intelligence de celui-ci est reconnu, et ce droit le conduit peu à peu au pouvoir du sachem.

Les filles jouissent de la même liberté que les garçons : elles font à peu près ce qu’elles veulent, mais elles restent davantage avec leurs mères, qui leur enseignent les travaux du ménage. Lorsqu’une jeune Indienne a mal agi, sa mère se contente de lui jeter des gouttes d’eau au visage et de lui dire : Tu me déshonores. Ce reproche manque rarement son effet.

Nous sommes restés jusqu’à midi à la porte de la cabane ; le soleil étoit devenu brûlant. Un de nos hôtes s’est avancé vers les petits garçons, et leur a dit : Enfants, le soleil vous mangera la tête, allez dormir. Ils se sont tous écriés : C’est juste. Et pour toute marque d’obéissance ils ont continué de jouer, après être convenus que le soleil leur mangeroit la tête.

Mais les femmes se sont levées, l’une montrant de la sagamité dans un vase de bois, l’autre un fruit favori, une troisième déroulant une natte pour se coucher : elles ont appelé la troupe obstinée, en joignant à chaque nom un mot de tendresse. À l’instant les enfants ont volé vers leurs mères comme une couvée d’oiseaux. Les femmes les ont saisis en riant, et chacune d’elles a emporté avec assez de peine son fils, qui mangeoit dans les bras maternels ce qu’on venoit de lui donner.

Adieu, je ne sais si cette lettre écrite du milieu des bois vous arrivera jamais.

Je me rendis du village des Indiens à la cataracte de Niagara. La description de cette cataracte, placée à la fin d’Atala, est trop connue pour la reproduire ; d’ailleurs elle fait encore partie d’une note sur l’Essai historique ; mais il y a dans cette même note quelques détails si intimement liés à l’histoire de mon voyage, que je crois devoir les répéter ici.

À la cataracte de Niagara, l’échelle indienne qui s’y trouvoit jadis étant rompue, je voulus, en dépit des représentations de mon guide, me rendre au bas de la chute par un rocher à pic d’environ deux cents pieds de hauteur. Je m’aventurai dans la descente. Malgré les rugissements de la cataracte et l’abîme effrayant qui bouillonnoit au-dessous de moi, je conservai ma tête et parvins à une quarantaine de pieds du fond. Mais ici le rocher lisse et vertical n’offroit plus ni racines ni fentes où pouvoir reposer mes pieds. Je demeurai suspendu par la main à toute ma longueur, ne pouvant ni remonter ni descendre, sentant mes doigts s’ouvrir peu à peu de lassitude sous le poids de mon corps et voyant la mort inévitable. Il y a peu d’hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai alors, suspendu sur le gouffre de Niagara. Enfin mes mains s’ouvrirent et je tombai. Par le bonheur le plus inouï je me trouvai sur le roc vif, où j’aurois dû me briser cent fois, et cependant je ne me sentois pas grand mal ; j’étois à un demi-pouce de l’abîme, et je n’y avois pas roulé ; mais lorsque le froid de l’eau commença à me pénétrer, je m’aperçus que je n’en étois pas quitte à aussi bon marché que je l’avois cru d’abord. Je sentis une douleur insupportable au bras gauche ; je l’avois cassé au-dessous du coude. Mon guide, qui me regardoit d’en haut, et auquel je fis signe, courut chercher quelques sauvages, qui, avec beaucoup de peine, me remontèrent avec des cordes de bouleau et me transportèrent chez eux.

Ce ne fut pas le seul risque que je courus à Niagara. En arrivant, je m’étois rendu à la chute, tenant la bride de mon cheval entortillée à mon bras ; tandis que je me penchois pour regarder en bas, un serpent à sonnettes remua dans les buissons voisins ; le cheval s’effraye, recule en se cabrant et en approchant du gouffre. Je ne puis dégager mon bras des rênes, et le cheval, toujours plus effarouché, m’entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittoient la terre, et accroupi sur le bord de l’abîme, il ne s’y tenoit plus que par force de reins. C’en étoit fait de moi, lorsque l’animal, étonné lui-même du nouveau péril, fait un nouvel effort, s’abat en dedans par une pirouette et s’élance à dix pieds loin du bord[7].

Je n’avois qu’une fracture simple au bras : deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison. Mon Hollandois ne voulut pas aller plus loin. Je le payai, et il retourna chez lui. Je fis un nouveau marché avec des Canadiens de Niagara, qui avoient une partie de leur famille à Saint-Louis des Illinois, sur le Mississipi.

Le manuscrit présente maintenant un aperçu général des lacs du Canada.

LACS DU CANADA.

Le trop-plein des eaux du lac Érié se décharge dans le lac Ontario, après avoir formé la cataracte de Niagara. Les Indiens trouvoient autour du lac Ontario le baume blanc dans le baumier ; le sucre dans l’érable, le noyer et le merisier ; la teinture rouge dans l’écorce de la perousse ; le toit de leurs chaumières dans l’écorce du bois blanc : ils trouvoient le vinaigre dans les grappes rouges du vinaigrier, le miel et le coton dans les fleurs de l’asperge sauvage ; l’huile pour les cheveux dans le tournesol, et une panacée pour les blessures dans la plante universelle. Les Européens ont remplacé ces bienfaits de la nature par les productions de l’art : les sauvages ont disparu.

Le lac Érié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations qui peuploient ses bords furent exterminées par les Iroquois il y a deux siècles ; quelques hordes errantes infestèrent ensuite des lieux où l’on n’osoit s’arrêter.

C’est une chose effrayante que de voir les Indiens s’aventurer dans des nacelles d’écorce sur ce lac où les tempêtes sont terribles. Ils suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s’élancent au milieu des tourbillons de neige, entre les vagues soulevées. Ces vagues, de niveau avec l’orifice des canots, ou les surmontant, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des cris lamentables, tandis que leurs maîtres, gardant un profond silence, frappent les flots en mesure avec leurs pagayes. Les canots s’avancent à la file : à la proue du premier se tient debout un chef, qui répète le monosyllabe oah, la première voyelle sur une note élevée et courte, la seconde sur une note sourde et longue ; dans le dernier canot est encore un chef debout, manœuvrant une grande rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis, les jambes croisées, au fond des canots : à travers le brouillard, la neige et les vagues, on n’aperçoit que les plumes dont la tête de ces Indiens est ornée, le cou allongé des dogues hurlant, et les épaules des deux sachems, pilote et augure, on diroit des dieux de ces eaux.

Le lac Érié est encore fameux par ses serpents. À l’ouest de ce lac, depuis les îles aux Couleuvres jusqu’aux rivages du continent, dans un espace de plus de vingt milles, s’étendent de larges nénuphars : en été les feuilles de ces plantes sont couvertes de serpents entrelacés les uns aux autres. Lorsque les reptiles viennent à se mouvoir aux rayons du soleil, on voit rouler leurs anneaux d’azur, de pourpre, d’or et d’ébène ; on ne distingue dans ces horribles nœuds, doublement, triplement formés, que des yeux étincelants, des langues à triple dard, des gueules de feu, des queues armées d’aiguillons ou de sonnettes, qui s’agitent en l’air comme des fouets. Un sifflement continuel, un bruit semblable au froissement des feuilles mortes dans une forêt, sortent de cet impur Cocyte.

Le détroit qui ouvre le passage du lac Huron au lac Érié tire sa renommée de ses ombrages et de ses prairies. Le lac Huron abonde en poisson ; on y pêche l’artikamègue et des truites qui pèsent deux cents livres. L’île de Matimoulin étoit fameuse ; elle renfermoit le reste de la nation des Ontawais, que les Indiens faisoient descendre du grand Castor. On a remarqué que l’eau du lac Huron, ainsi que celle du lac Michigan, croît pendant sept mois, et diminue dans la même proportion pendant sept autres. Tous ces lacs ont un flux et reflux plus ou moins sensibles.

Le lac Supérieur occupe un espace de plus de 4 degrés entre le 46e et le 50e de latitude nord, et non moins de 8 degrés entre le 87e et le 95e de longitude ouest, méridien de Paris ; c’est-à-dire que cette mer intérieure a cent lieues de large et environ deux cents de long, donnant une circonférence d’à peu près six cents lieues.

Quarante rivières réunissent leurs eaux dans cet immense bassin ; deux d’entre elles, l’Allinipigon et le Michipicroton, sont deux fleuves considérables ; le dernier prend sa source dans les environs de la baie d’Hudson.

Des îles ornent le lac, entre autres l’île Maurepas, sur la côte septentrionale, l’île Pontchartrain, sur la rive orientale ; l’île Minong vers la partie méridionale, et l’île du Grand-Esprit, ou des Âmes, à l’occident : celle-ci pourroit former le territoire d’un État en Europe ; elle mesure trente-cinq lieues de long et vingt de large.

Les caps remarquables du lac sont : la pointe Kioucounan, espèce d’isthme s’allongeant de deux lieues dans les flots ; le cap Minabeaujou, semblable à un phare ; le cap de Tonnerre, près de l’anse du même nom, et le cap Rochedebout, qui s’élève perpendiculairement sur les grèves comme un obélisque brisé.

Le rivage méridional du lac Supérieur est bas, sablonneux, sans abri ; les côtes septentrionales et orientales sont au contraire montagneuses, et présentent une succession de rochers taillés à pic. Le lac lui-même est creusé dans le roc. À travers son onde verte et transparente, l’œil découvre à plus de trente et quarante pieds de profondeur des masses de granit de différentes formes, et dont quelques-unes paroissent comme nouvellement sciées par la main de l’ouvrier. Lorsque le voyageur, laissant dériver son canot, regarde, penché sur le bord, la crête de ces montagnes sous-marines, il ne peut jouir longtemps de ce spectacle ; ses yeux se troublent, et il éprouve des vertiges.

Frappée de l’étendue de ce réservoir des eaux, l’imagination s’accroît avec l’espace : selon l’instinct commun de tous les hommes, les Indiens ont attribué la formation de cet immense bassin à la même puissance qui arrondit la voûte du firmament ; ils ont ajouté à l’admiration qu’inspire la vue du lac Supérieur la solennité des idées religieuses.

Ces sauvages ont été entraînés à faire de ce lac l’objet principal de leur culte, par l’air de mystère que la nature s’est plu à attacher à l’un de ses plus grands ouvrages. Le lac Supérieur a un flux et un reflux irréguliers : ses eaux, dans les plus grandes chaleurs de l’été, sont froides comme la neige à un demi-pied au-dessous de leur surface ; ces mêmes eaux gèlent rarement dans les hivers rigoureux de ces climats, alors même que la mer est gelée.

Les productions de la terre autour du lac varient selon les différents sols : sur la côte orientale on ne voit que des forêts d’érables rachitiques et déjetés, qui croissent presque horizontalement dans du sable ; au nord, partout où le roc vif laisse à la végétation quelque gorge, quelques revers de vallée, on aperçoit des buissons de groseilliers sans épines, et des guirlandes d’une espèce de vigne qui porte un fruit semblable à la framboise, mais d’un rose plus pâle. Çà et là s’élèvent des pins isolés.

Parmi le grand nombre de sites que présentent ces solitudes, deux se font particulièrement remarquer.

En entrant dans le lac Supérieur par le détroit de Sainte-Marie, on voit à gauche des îles qui se courbent en demi-cercle, et qui toutes plantées d’arbres à fleurs ressemblent à des bouquets dont le pied trempe dans l’eau ; à droite, les caps du continent s’avancent dans les vagues : les uns sont enveloppés d’une pelouse qui marie sa verdure au double azur du ciel et de l’onde ; les autres, composés d’un sable rouge et blanc, ressemblent, sur le fond du lac bleuâtre, à des rayons d’ouvrages de marqueterie. Entre ces caps longs et nus s’entremêlent de gros promontoires revêtus de bois qui se répètent invertis dans le cristal au-dessous. Quelquefois aussi les arbres serrés forment un épais rideau sur la côte, et quelquefois clairsemés ils bordent la terre comme des avenues ; alors leurs troncs écartés ouvrent des points d’optique miraculeux. Les plantes, les rochers, les couleurs, diminuent de proportion ou changent de teinte à mesure que le paysage s’éloigne ou se rapproche de la vue.

Ces îles au midi et ces promontoires à l’orient, s’inclinant par l’occident les uns sur les autres, forment et embrassent une vaste rade, tranquille quand l’orage bouleverse les autres régions du lac. Là se jouent des milliers de poissons et d’oiseaux aquatiques ; le canard noir du Labrador se perche sur la pointe d’un brisant ; les vagues environnent ce solitaire en deuil des festons de leur blanche écume ; des plongeons disparoissent, se montrent de nouveau, disparoissent encore ; l’oiseau des lacs plane à la surface des flots, et le martin pêcheur agite rapidement ses ailes d’azur pour fasciner sa proie.

Par delà les îles et les promontoires enfermant cette rade, au débouché du détroit de Sainte-Marie, l’œil découvre les plaines fluides et sans bornes du lac. Les surfaces mobiles de ces plaines s’élèvent et se perdent graduellement dans l’étendue ; du vert d’émeraude elles passent au bleu pâle, puis à l’outremer, puis à l’indigo. Chaque teinte se fondant l’une dans l’autre, la dernière se termine à l’horizon, où elle se joint au ciel par une barre d’un sombre azur.

Ce site, sur le lac même, est proprement un site d’été : il faut en jouir lorsque la nature est calme et riante, le second paysage est au contraire un paysage d’hiver : il demande une saison orageuse et dépouillée.

Près de la rivière Allinipigon s’élève une roche énorme et isolée, qui domine le lac. À l’occident se déploie une chaîne de rochers, les uns couchés, les autres plantés dans le sol, ceux-ci perçant l’air de leurs pics arides, ceux-là de leurs sommets arrondis ; leurs flancs verts, rouges et noirs, retiennent la neige dans leurs crevasses, et mêlent ainsi l’albâtre à la couleur des granits et des porphyres.

Là croissent quelques-uns de ces arbres de forme pyramidale que la nature entremêle à ses grandes architectures et à ses grandes ruines, comme les colonnes de ces édifices debout ou tombés : le pin se dresse sur les plinthes des rochers, et des herbes hérissées de glaçons pendent tristement de leurs corniches ; on croiroit voir les débris d’une cité dans les déserts de l’Asie, pompeux monuments, qui avant leur chute dominoient les bois, et qui portent maintenant des forêts sur leurs combles écroulés.

Derrière la chaîne de rochers que je viens de décrire se creuse comme un sillon une étroite vallée : la rivière du Tombeau passe au milieu. Cette vallée n’offre en été qu’une mousse flasque et jaune ; des rayons de fongus, au chapeau de diverses couleurs, dessinent les interstices de rochers. En hiver, dans cette solitude remplie de neige, le chasseur ne peut découvrir les oiseaux et les quadrupèdes peints de la blancheur des frimas que par les becs colorés des premiers, les museaux noirs et les yeux sanglants des seconds. Au bout de la vallée, et loin par delà, on aperçoit la cime des montagnes hyperboréennes où Dieu a placé la source des quatre plus grands fleuves de l’Amérique septentrionale. Nés dans le même berceau, ils vont, après un cours de douze cents lieues, se mêler, aux quatre points de l’horizon, à quatre océans : le Mississipi se perd, au midi, dans le golfe Mexicain ; le Saint-Laurent se jette, au levant, dans l’Atlantique ; l’Ontawais se précipite, au nord, dans les mers du pôle, et le fleuve de l’Ouest porte au couchant le tribut de ses ondes à l’océan de Nontouka[8].

Après cet aperçu des lacs vient un commencement de journal qui ne porte que l’indication des heures.

JOURNAL SANS DATE.

Le ciel est pur sur ma tête, l’onde limpide sous mon canot, qui fuit devant une légère brise. À ma gauche sont des collines taillées à pic et flanquées de rochers d’où pendent des convolvulus à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longues graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs ; à ma droite règnent de vastes prairies. À mesure que le canot avance, s’ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue : tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines nues ; ici c’est une forêt de cyprès, dont on aperçoit les portiques sombres ; là c’est un bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle.

Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l’air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l’homme de la société, ou sur le mien, qu’est gravé le sceau immortel de notre origine ? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois ; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot, pour un maître ; doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses : moi j’irai errant dans mes solitudes ; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je ne reconnoîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils et qui d’un seul coup de sa main fit rouler tous les mondes[9].

Sept heures du soir.

Nous avons traversé la fourche de la rivière et suivi la branche du sud-est. Nous cherchions le long du canal une anse où nous pussions débarquer. Nous sommes entrés dans une crique qui s’enfonce sous un promontoire chargé d’un bocage de tulipiers. Ayant tiré notre canot à terre, les uns ont amassé des branches sèches pour notre feu, les autres ont préparé l’ajoupa. J’ai pris mon fusil, et je me suis enfoncé dans le bois voisin.

Je n’y avois pas fait cent pas que j’ai aperçu un troupeau de dindes occupées à manger des baies de fougères et des fruits d’aliziers. Ces oiseaux diffèrent assez de ceux de leur race naturalisés en Europe : ils sont plus gros ; leur plumage est couleur d’ardoise, glacé sur le cou, sur le dos, et à l’extrémité des ailes d’un rouge de cuivre ; selon les reflets de la lumière, ce plumage brille comme de l’or bruni. Ces dindes sauvages s’assemblent souvent en grandes troupes. Le soir elles se perchent sur les cimes des arbres les plus élevés. Le matin elles font entendre du haut de ces arbres leur cri répété ; un peu après le lever du soleil leurs clameurs cessent, et elles descendent dans les forêts.

Nous nous sommes levés de grand matin pour partir à la fraîcheur ; les bagages ont été rembarques ; nous avons déroulé notre voile. Des deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts : le feuillage offroit toutes les nuances imaginables : l’écarlate fuyant sur le rouge, le jaune foncé sur l’or brillant, le brun ardent sur le brun léger, le vert, le blanc, l’azur, lavés en mille teintes plus ou moins foibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c’étoit toute la variété du prisme ; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs se mêloient et se perdoient dans des fonds veloutés. Les arbres harmonioient ensemble leurs formes : les uns se déployoient en éventail, d’autres s’élevoient en cône, d’autres s’arrondissoient en boule, d’autres étoient taillés en pyramide. Mais il faut se contenter de jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.

Dix heures du matin.

Nous avançons lentement. La brise a cessé, et le canal commence à devenir étroit : le temps se couvre de nuages.

Midi.

Il est impossible de remonter plus haut en canot ; il faut maintenant changer notre manière de voyager ; nous allons tirer notre canot à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures pour la nuit, et pénétrer dans les bois.

Trois heures.

Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit des mains de Dieu ? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une demi-lumière changeante et mobile, qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes ; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les orties, les mousses, les lianes et l’épais humus composé des débris des végétaux ; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre ; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns les autres, et qui semblent se serrer en s’éloignant : l’idée de l’infini se présente à moi.

Six heures.

J’avois entrevu de nouveau une clarté, et j’avois marché vers elle. Me voilà au point de lumière : triste champ, plus mélancolique que les forêts qui l’environnent ! Ce champ est un ancien cimetière indien. Que je me repose un instant dans cette double solitude de la mort et de la nature : est-il un asile où j’aimasse mieux dormir pour toujours ?

Sept heures.

Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbération de notre bûcher s’étend au loin : éclairé en dessous par la lueur scarlatine, le feuillage paroît ensanglanté ; les troncs des arbres les plus proches s’élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l’enfoncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord d’une nuit profonde.

Minuit.

Le feu commence à s’éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J’écoute : un calme formidable pèse sur ces forêts ; on diroit que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D’où vient ce soupir ? D’un de mes compagnons : il se plaint, bien qu’il sommeille. Tu vis, donc tu souffres : voilà l’homme.

Minuit et demi.

Le repos continue ; mais l’arbre décrépit se rompt, il tombe. Les forêts mugissent ; mille voix s’élèvent. Bientôt les bruits s’affoiblissent ; ils meurent dans des lointains presque imaginaires : le silence envahit de nouveau le désert.

Une heure du matin.

Voici le vent ; il court sur la cime des arbres ; il les secoue en passant sur ma tête. Maintenant c’est comme le flot de la mer qui se brise tristement sur le rivage.

Les bruits ont réveillé les bruits. La forêt est toute harmonie. Est-ce les sons graves de l’orgue que j’entends, tandis que des sons plus légers errent dans les voûtes de verdure ? Un court silence succède ; la musique aérienne recommence ; partout de douces plaintes, des murmures qui renferment en eux-mêmes d’autres murmures ; chaque feuille parle un différent langage, chaque brin d’herbe rend une note particulière.

Une voix extraordinaire retentit : c’est celle de cette grenouille qui imite les mugissements du taureau. De toutes les parties de la forêt les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leurs chants monotones : on croit ouïr des glas continus ou le tintement funèbre d’une cloche. Tout nous ramène à quelque idée de la mort, parce que cette idée est au fond de la vie.

Dix heures du matin.

Nous avons repris notre course : descendus dans un vallon inondé, des branches de chêne-saule étendues d’une racine de jonc à une autre racine nous ont servi de pont pour traverser le marais. Nous préparons notre dîner au pied d’une colline couverte de bois, que nous escaladerons bientôt pour découvrir la rivière que nous cherchons.

Une heure.

Nous nous sommes remis en marche ; les gelinottes nous promettent pour ce soir un bon souper.

Le chemin s’escarpe, les arbres deviennent rares ; une bruyère glissante couvre le flanc de la montagne.

Six heures.

Nous voilà au sommet : au-dessous de nous on n’aperçoit que la cime des arbres. Quelques rochers isolés sortent de cette mer de verdure, comme des écueils élevés au-dessus de la surface de l’eau. La carcasse d’un chien, suspendue à une branche de sapin, annonce le sacrifice indien offert au génie de ce désert. Un torrent se précipite à nos pieds, et va se perdre dans une petite rivière.

Quatre heures du matin.

La nuit a été paisible. Nous nous sommes décidés à retourner à notre bateau, parce que nous étions sans espérance de trouver un chemin dans ces bois.

Neuf heures.

Nous avons déjeuné sous un vieux saule tout couvert de convolvulus et rongé par de larges potirons. Sans les maringouins, ce lieu seroit fort agréable : il a fallu faire une grande fumée de bois vert pour chasser nos ennemis. Les guides ont annoncé la visite de quelques voyageurs qui pouvoient être encore à deux heures de marche de l’endroit où nous étions. Cette finesse de l’ouïe tient du prodige : il y a tel Indien qui entend les pas d’un autre Indien à quatre et cinq heures de distance, en mettant l’oreille à terre. Nous avons vu arriver en effet au bout de deux heures une famille sauvage ; elle a poussé le cri de bienvenue : nous y avons répondu joyeusement.

Midi.

Nos hôtes nous ont appris qu’ils nous entendoient depuis deux jours ; qu’ils savoient que nous étions des chairs blanches, le bruit que nous faisions en marchant étant plus considérable que le bruit fait par les chairs rouges. J’ai demandé la cause de cette différence ; on m’a répondu que cela tenoit à la manière de rompre les branches et de se frayer un chemin. Le blanc révèle aussi sa race à la pesanteur de son pas ; le bruit qu’il produit n’augmente pas progressivement : l’Européen tourne dans les bois ; l’Indien marche en ligne droite.

La famille indienne est composée de deux femmes, d’un enfant et de trois hommes. Revenus ensemble au bateau, nous avons fait un grand feu au bord de la rivière. Une bienveillance mutuelle règne parmi nous : les femmes ont apprêté notre souper, composé de truites saumonées et d’une grosse dinde. Nous autres guerriers, nous fumons et devisons ensemble. Demain nos hôtes nous aideront à porter notre canot à un fleuve qui n’est qu’à cinq milles du lieu où nous sommes.

Le journal finit ici. Une page détachée qui se trouve à la suite nous transporte au milieu des Apalaches. Voici cette page :

Ces montagnes ne sont pas, comme les Alpes et les Pyrénées, des monts entassés régulièrement les uns sur les autres, élevant au-dessus des nuages leurs sommets couverts de neige. À l’ouest et au nord, elles ressemblent à des murs perpendiculaires de quelques mille pieds, du haut desquels se précipitent les fleuves qui tombent dans l’Ohio et le Mississipi. Dans cette espèce de grande fracture, on aperçoit des sentiers qui serpentent au milieu des précipices avec les torrents. Ces sentiers et ces torrents sont bordés d’une espèce de pin dont la cime est couleur de vert de mer, et dont le tronc presque lilas est marqué de taches obscures produites par une mousse rase et noire.

Mais du côté du sud et de l’est, les Apalaches ne peuvent presque plus porter le nom de montagnes : leurs sommets s’abaissent graduellement jusqu’au sol qui borde l’Atlantique ; elles versent sur ce sol d’autres fleuves qui fécondent des forêts de chênes verts, d’érables, de noyers, de mûriers, de marronniers, de pins, de sapins, de copalmes, de magnolias et de mille espèces d’arbustes à fleurs.

Après ce court fragment vient un morceau assez étendu sur le cours de l’Ohio et du Mississipi, depuis Pittsbourg jusqu’aux Natchez. Le récit s’ouvre par la description des monuments de l’Ohio. Le Génie du Christianisme a un passage et une note sur ces monuments ; mais ce que j’ai écrit dans ce passage et dans cette note diffère en beaucoup de points de ce que je dis ici[10].

Représentez-vous des restes de fortifications ou de monuments, occupant une étendue immense. Quatre espèces d’ouvrages s’y font remarquer : des bastions carrés, des lunes, des demi-lunes et des tumuli. Les bastions, les lunes et demi-lunes sont réguliers, les fossés larges et profonds, les retranchements faits de terre avec des parapets à pan incliné ; mais les angles des glacis correspondent à ceux des fossés, et ne s’inscrivent pas comme le parallélogramme dans le polygone.

Les tumuli sont des tombeaux de forme circulaire. On a ouvert quelques-uns de ces tombeaux ; on a trouvé au fond un cercueil formé de quatre pierres, dans lequel il y avoit des ossements humains. Ce cercueil étoit surmonté d’un autre cercueil contenant un autre squelette, et ainsi de suite jusqu’au haut de la pyramide, qui peut avoir de vingt à trente pieds d’élévation.

Ces constructions ne peuvent être l’ouvrage des nations actuelles de l’Amérique ; les peuples qui les ont élevées devoient avoir une connoissance des arts supérieure même à celle des Mexicains et des Péruviens.

Faut-il attribuer ces ouvrages aux Européens modernes ? Je ne trouve que Ferdinand de Soto qui ait pénétré anciennement dans les Florides, et il ne s’est jamais avancé au delà d’un village de Chicassas, sur une des branches de la Mobile : d’ailleurs, avec une poignée d’Espagnols, comment auroit-il remué toute cette terre et à quel dessein ?

Sont-ce les Carthaginois ou les Phéniciens qui jadis, dans leur commerce autour de l’Afrique et aux îles Cassitérides, ont été poussés aux régions américaines ? Mais avant de pénétrer plus avant dans l’ouest, ils ont dû s’établir sur les côtes de l’Atlantique : pourquoi alors ne trouve-t-on pas la moindre trace de leur passage dans la Virginie, les Géorgies et les Florides ? Ni les Phéniciens ni les Carthaginois n’enterroient leurs morts comme sont enterrés les morts des fortifications de l’Ohio. Les Égyptiens faisoient quelque chose de semblable ; mais les momies étoient embaumées, et celles des tombes américaines ne le sont pas ; on ne sauroit dire que les ingrédients manquoient : les gommes, les résines, les camphres, les sels, sont ici de toutes parts.

L’Atlantide de Platon auroit-elle existé ? L’Afrique, dans des siècles inconnus, tenoit-elle à l’Amérique ? Quoi qu’il en soit, une nation ignorée, une nation supérieure aux générations indiennes de ce moment, a passé dans ces déserts. Quelle étoit cette nation ? Quelle révolution l’a détruite ? Quand cet événement est-il arrivé ! Questions qui nous jettent dans cette immensité du passé où les siècles s’abîment comme des songes.

Les ouvrages dont je parle se trouvent à l’embouchure du grand Miamis, à celle du Muskingum à la Crique du Tombeau, et sur une des branches du Scioto : ceux qui bordent cette rivière occupent un espace de plus de deux heures de marche en descendant vers l’Ohio. Dans le Kentucky, le long du Tennessee, chez les Siminoles, vous ne pouvez faire un pas sans apercevoir quelques vestiges de ces monuments.

Les Indiens s’accordent à dire que quand leurs pères vinrent de l’ouest, ils trouvèrent les ouvrages de l’Ohio tels qu’on les voit aujourd’hui. Mais la date de cette migration des Indiens d’occident en orient varie selon les nations. Les Chicassas, par exemple, arrivèrent dans les forts qui couvrent les fortifications il n’y a guère plus de deux siècles : ils mirent sept ans à accomplir leur voyage, ne marchant qu’une fois chaque année, et emmenant des chevaux dérobés aux Espagnols, devant lesquels il se retiroient.

Une autre tradition veut que les ouvrages de l’Ohio aient été élevés par les Indiens blancs. Ces Indiens blancs, selon les Indiens rouges, devoient être venus de l’orient ; et lorsqu’ils quittèrent le lac sans rivages (la mer), ils étoient vêtus comme les Chairs-Blanches d’aujourd’hui.

Sur cette foible tradition, on a raconté que, vers l’an 1170, Ogan, prince du pays de Galles, ou son fils Madoc, s’embarqua avec un grand nombre de ses sujets[11], et qu’il aborda à des pays inconnus, vers l’occident. Mais est-il possible d’imaginer que les descendants de ces Gallois aient pu construire les ouvrages de l’Ohio, et qu’en même temps, ayant perdu tous les arts, ils se soient trouvés réduits à une poignée de guerriers errants dans les bois comme les autres Indiens ?

On a aussi prétendu qu’aux sources du Missouri des peuples nombreux et civilisés vivent dans des enceintes militaires pareilles à celles des bords de l’Ohio ; que ces peuples se servent de chevaux et d’autres animaux domestiques ; qu’ils ont des villes, des chemins publics, qu’ils sont gouvernés par des rois[12].

La tradition religieuse des Indiens sur les monuments de leurs déserts n’est pas conforme à leur tradition historique. Il y a, disent-ils, au milieu de ces ouvrages, une caverne ; cette caverne est celle du Grand-Esprit. Le Grand-Esprit créa les Chicassas dans cette caverne. Le pays étoit alors couvert d’eau ; ce que voyant le Grand-Esprit, il bâtit des murs de terre pour mettre sécher dessus les Chicassas.

Passons à la description du cours de l’Ohio. L’Ohio est formé par la réunion de la Monongahela et de l’Alleghany, la première rivière prenant sa source au sud, dans les montagnes Bleues ou les Apalaches ; la seconde, dans une autre chaîne de ces montagnes au nord, entre le lac Érié et le lac Ontario : au moyen d’un court partage, l’Alleghany communique avec le premier lac. Les deux rivières se joignent au-dessous du fort jadis appelé le fort Duquesne, aujourd’hui le fort Pitt, ou Pittsbourg : leur confluent est au pied d’une haute colline de charbon de terre ; en mêlant leurs ondes, elles perdent leurs noms, et ne sont plus connues que sous celui de l’Ohio, qui signifie à bon droit belle rivière.

Plus de soixante rivières apportent leurs richesses à ce fleuve ; celles dont le cours vient de l’est et du midi sortent des hauteurs qui divisent les eaux tributaires de l’Atlantique des eaux descendantes à l’Ohio et au Mississipi ; celles qui naissent à l’ouest et au nord découlent des collines dont le double versant nourrit les lacs du Canada et alimente le Mississipi et l’Ohio.

L’espace où roule ce dernier fleuve offre dans son ensemble un large vallon bordé de collines d’égales hauteurs ; mais, dans les détails, à mesure que l’on voyage avec les eaux, ce n’est plus cela.

Rien d’aussi fécond que les terres arrosées par l’Ohio : elles produisent sur les coteaux des forêts de pins rouges, des bois de lauriers, de myrtes, d’érables à suc, de chênes de quatre espèces ; les vallées donnent le noyer, l’alizier, le frêne, le tupelo ; les marais portent le bouleau, le tremble, le peuplier et le cyprès chauve. Les Indiens font des étoffes avec l’écorce du peuplier ; ils mangent la seconde écorce du bouleau ; ils emploient la sève de la bourgène pour guérir la fièvre et pour chasser les serpents ; le chêne leur fournit des flèches, le frêne des canots.

Les herbes et les plantes sont très-variées ; mais celles qui couvrent toutes les campagnes sont : l’herbe à buffle, de sept à huit pieds de haut, l’herbe à trois feuilles, la folle-avoine, ou le riz sauvage, et l’indigo.

Sous un sol partout fertile, à cinq ou six pieds de profondeur, on rencontre généralement un lit de pierre blanche, base d’un excellent humus ; cependant, en approchant du Mississipi, on trouve d’abord à la surface du sol une terre forte et noire, ensuite une couche de craie de diverses couleurs, et puis des bois entiers de cyprès chauves, engloutis dans la vase.

Sur le bord du Chanon, à deux cents pieds au-dessous de l’eau, on prétend avoir vu des caractères tracés aux parois d’un précipice : on en a conclu que l’eau couloit jadis à ce niveau, et que des nations inconnues écrivirent ces lettres mystérieuses en passant sur le fleuve.

Une transition subite de température et de climat se fait remarquer sur l’Ohio : aux environs du Canaway, le cyprès chauve cesse de croître, et les sassafras disparoissent ; les forets de chênes et d’ormeaux se multiplient. Tout prend une couleur différente : les verts sont plus foncés, leurs nuances plus sombres.

Il n’y a, pour ainsi dire, que deux saisons sur le fleuve : les feuilles tombent tout à coup en novembre ; les neiges les suivent de près ; le vent du nord-ouest commence, et l’hiver règne. Un froid sec continue avec un ciel pur jusqu’au mois de mars ; alors le vent tourne au nord-est, et en moins de quinze jours, les arbres chargés de givre apparoissent couverts de fleurs. L’été se confond avec le printemps.

La chasse est abondante. Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, les chardonnerets pourpres, brillent dans la verdure des arbres ; l’oiseau whet-shaw imite le bruit de la scie ; l’oiseau-chat miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des habitations les répètent dans les bois. Un grand nombre de ces oiseaux vivent d’insectes : la chenille verte à tabac, le ver d’une espèce de mûrier blanc, les mouches luisantes, l’araignée d’eau, leur servent principalement de nourriture ; mais les perroquets se réunissent en grandes troupes et dévastent les champs ensemencés. On accorde une prime pour chaque tête de ces oiseaux : on donne la même prime pour les têtes d’écureuil.

L’Ohio offre à peu près les mêmes poissons que le Mississipi. Il est assez commun d’y prendre des truites de trente à trente-cinq livres, et une espèce d’esturgeon dont la tête est faite comme la pelle d’une pagaye.

En descendant le cours de l’Ohio on passe une petite rivière appelée le Lic des grands Os. On appelle lic en Amérique des bancs d’une terre blanche un peu glaiseuse, que les buffles se plaisent à lécher ; ils y creusent avec leur langue des sillons. Les excréments de ces animaux sont si imprégnés de la terre du lic, qu’ils ressemblent à des morceaux de chaux. Les buffles recherchent les lics à cause des sels qu’ils contiennent : ces sels guérissent les animaux ruminants des tranchées que leur cause la crudité des herbes. Cependant les terres de la vallée de l’Ohio ne sont point salées au goût ; elles sont au contraire extrêmement insipides.

Le lic de la rivière du Lic est un des plus grands que l’on connoisse ; les vastes chemins que les buffles ont tracés à travers les herbes pour y aborder seroient effrayants si l’on ne savoit que ces taureaux sauvages sont les plus paisibles de toutes les créatures. On a découvert dans ce lic une partie du squelette d’un mammouth : l’os de la cuisse pesoit soixante-dix livres, les côtes comptoient dans leur courbure sept pieds, et la tête trois pieds de long ; les dents mâchelières portoient cinq pouces de largeur et huit de hauteur, les défenses quatorze pouces de la racine à la pointe.

De pareilles dépouilles ont été rencontrées au Chili et en Russie. Les Tartares prétendent que le mammouth existe encore dans leur pays à l’embouchure des rivières : on assure aussi que des chasseurs l’ont poursuivi à l’ouest du Mississipi. Si la race de ces animaux a péri, comme il est à croire, quand cette destruction dans des pays si divers et dans des climats si différents est-elle arrivée ? Nous ne savons rien, et pourtant nous demandons tous les jours à Dieu compte de ses ouvrages !

Le Lic des grands Os est à environ trente milles de la rivière Kentucky, et à cent huit milles à peu près des rapides de l’Ohio. Les bords de la rivière Kentucky sont taillés à pic comme des murs. On remarque dans ce lieu un chemin fait par les buffles, qui descend du haut d’une colline, des sources de bitume qu’on peut brûler en guise d’huile, des grottes qu’embellissent des colonnes naturelles, et un lac souterrain qui s’étend à des distances inconnues.

Au confluent du Kentucky et de l’Ohio le paysage déploie une pompe extraordinaire : là, ce sont des troupeaux de chevreuils qui de la pointe du rocher vous regardent passer sur les fleuves ; ici des bouquets de vieux pins se projettent horizontalement sur les flots ; des plaines riantes se déroulent à perte de vue, tandis que des rideaux de forêts voilent la base de quelques montagnes dont la cime apparoît dans le lointain.

Ce pays si magnifique s’appelle pourtant le Kentucky, du nom de sa rivière, qui signifie rivière de sang : il doit ce nom funeste à sa beauté même : pendant plus de deux siècles les nations du parti des Chéroquois et du parti des nations iroquoises s’en disputèrent les chasses. Sur ce champ de bataille, aucune tribu indienne n’osoit se fixer : les Sawanoes, les Miamis, les Piankiciawoes, les Wayoes, les Kaskasias, les Delawares, les Illinois, venoient tour à tour y combattre. Ce ne fut que vers l’an 1752 que les Européens commencèrent à savoir quelque chose de positif sur les vallées situées à l’ouest des monts Alleghany, appelés d’abord les montagnes Endless (sans fin), ou Kittanniny, ou montagnes Bleues. Cependant Charlevoix, en 1720, avoit parlé du cours de l’Ohio ; et le fort Duquesne, aujourd’hui fort Pitt (Pitts-Burgh), avoit été tracé par les François à la jonction des deux rivières mères de l’Ohîo. En 1752, Louis Evant publia une carte du pays situés sur l’Ohio et le Kentucky ; Jacques Macbrive fit une course dans ce désert en 1754 ; Jones Finley y pénétra en 1757 ; le colonel Boone le découvrit entièrement en 1769, et s’y établit avec sa famille en 1775. On prétend que le docteur Wood et Simon Kenton furent les premiers Européens qui descendirent l’Ohio en 1773, depuis le fort Pitt jusqu’au Mississipi. L’orgueil national des Américains les porte à s’attribuer le mérite de la plupart des découvertes à l’occident des États-Unis ; mais il ne faut pas oublier que les François du Canada et de la Louisiane, arrivant par le nord et par le midi, avoient parcouru ces régions longtemps avant les Américains, qui venoient du côté de l’orient et que gênoient dans leur route la confédération des Creeks et les Espagnols des Florides.

Cette terre commence (1791) à se peupler par les colonies de la Pensylvanie, de la Virginie et de la Caroline, et par quelques-uns de mes malbeureux compatriotes fuyant devant les premiers orages de la révolution.

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines qu’elles auront exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces déserts où l’homme promenoit son indépendance ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne, qui ne porte que le nid des oiseaux ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d’être la terre du sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de l’Ohio que les monuments de la nature ?

Du Kentucky aux rapides de l’Ohio on compte à peu près quatre-vingts milles. Ces rapides sont formés par une roche qui s’étend sous l’eau dans le lit de la rivière ; la descente de ces rapides n’est ni dangereuse ni difficile, la chute moyenne n’étant guère que de quatre à cinq pieds dans l’espace d’un tiers de lieue. La rivière se divise en deux canaux par des îles groupées au milieu des rapides. Lorsqu’on s’abandonne au courant, on peut passer sans alléger les bateaux, mais il est impossible de les remonter sans diminuer leur charge.

Le fleuve, à l’endroit des rapides, a un mille de large. Glissant sur le magnifique canal, la vue est arrêtée à quelque distance au-dessous de sa chute par une île couverte d’un bois d’ormes enguirlandés de lianes et de vigne vierge.

Au nord se dessinent les collines de la Crique d’Argent : la première de ces collines trempe perpendiculairement dans l’Ohio ; sa falaise, taillée à grandes facettes rouges, est décorée de plantes ; d’autres collines parallèles, couronnées de forêts, s’élèvent derrière la première colline, fuient en montant de plus en plus dans le ciel, jusqu’à ce que leur sommet, frappé de lumière, devienne de la couleur du ciel et s’évanouisse.

Au midi sont des savanes parsemées de bocages et couvertes de buffles, les uns couchés, les autres errants, ceux-ci paissant l’herbe, ceux-là arrêtés en groupe, et opposant les uns aux autres leurs têtes baissées. Au milieu de ce tableau les rapides, selon qu’ils sont frappés des rayons du soleil, rebroussés par le vent, ou ombrés par les nuages, s’élèvent en bouillons d’or, blanchissent en écume, ou roulent à flots brunis.

Au bas des rapides est un îlot où les corps se pétrifient. Cet îlot est couvert d’eau au temps des débordements ; on prétend que la vertu pétrifiante confinée à ce petit coin de terre ne s’étend pas au rivage voisin.

Des rapides à l’embouchure du Wabash on compte trois cent seize milles. Cette rivière communique, au moyen d’un portage de neuf milles, avec le Miamis du lac qui se décharge dans l’Érié. Les rivages du Wabash sont élevés ; on y a découvert une mine d’argent.

À quatre-vingt-quatorze milles au-dessous de l’embouchure du Wabash commence une cyprière. De cette cyprière aux bancs Jaunes, toujours en descendant l’Ohio, il y a cinquante-six milles : on laisse à gauche les embouchures de deux rivières qui ne sont qu’à dix-huit milles de distance l’une de l’autre.

La première rivière s’appelle le Chéroquois ou le Tennessée ; elle sort des monts qui séparent les Carolines et les Géorgies de ce qu’on appelle les terres de l’Ouest ; elle roule d’abord d’orient en occident au pied des monts : dans cette première partie de son cours, elle est rapide et tumultueuse ; ensuite elle tourne subitement au nord ; grossie de plusieurs affluents, elle épand et retient ses ondes, comme pour se délasser, après une fuite précipitée de quatre cents lieues. À son embouchure, elle a six cents toises de large, et dans un endroit nommé le Grand-Détour elle présente une nappe d’eau d’une lieue d’étendue.

La seconde rivière, le Shanawon ou le Cumberland, est la compagne du Chéroquois ou du Tennessée. Elle passe avec lui son enfance dans les mêmes montagnes, et descend avec lui dans les plaines. Vers le milieu de sa carrière, obligée de quitter le Tennessée, elle se hâte de parcourir des lieux déserts, et les deux jumeaux, se rapprochant vers la fin de leur vie, expirent à quelque distance l’un de l’autre dans l’Ohio, qui les réunit.

Le pays que ces rivières arrosent est généralement entrecoupé de collines et de vallées rafraîchies par une multitude de ruisseaux : cependant, il y a quelques plaines de cannes sur le Cumberland et plusieurs grandes cyprières. Le buffle et le chevreuil abondent dans ce pays, qu’habitent encore des nations sauvages, particulièrement les Chéroquois. Les cimetières indiens sont fréquents, triste preuve de l’ancienne population de ces déserts.

De la grande cyprière sur l’Ohio aux bancs Jaunes j’ai dit que la route estimée est d’environ cinquante-six mille. Les bancs Jaunes sont ainsi nommés de leur couleur : placés sur la rive septentrionale de l’Ohio, on les rase de près, parce que l’eau est profonde de ce côté. L’Ohio a presque partout un double rivage, l’un pour la saison des débordements, l’autre pour les temps de sécheresse.

Des bancs Jaunes à l’embouchure de l’Ohio dans le Mississipi, par les 36e 51’ de latitude, on compte à peu près trente-cinq milles.

Pour bien juger du confluent des deux fleuves, il faut supposer que l’on part d’une petite île sous la rive orientale du Mississipi, et que l’on veut entrer dans l’Ohio : à gauche vous apercevez le Mississipi, qui coule dans cet endroit presque est et ouest, et qui présente une grande eau troublée et tumultueuse ; à droite, l’Ohio, plus transparent que le cristal, plus paisible que l’air, vient lentement du nord au sud, décrivant une courbe gracieuse : l’un et l’autre dans les saisons moyennes ont à peu près deux milles de large au moment de leur rencontre. Le volume de leur fluide est presque le même ; les deux fleuves, s’opposant une résistance égale, ralentissent leur cours, et paroissent dormir ensemble pendant quelques lieues dans leur lit commun.

La pointe où ils marient leurs flots est élevée d’une vingtaine de pieds au-dessus d’eux : composé de limon et de sable, ce cap marécageux se couvre de chanvre sauvage, de vigne qui rampe sur le sol ou qui grimpe le long des tuyaux de l’herbe à buffle ; des chênes-saules croissent aussi sur cette langue de terre qui disparoît dans les grandes inondations. Les fleuves débordés et réunis ressemblent alors à un vaste lac.

Le confluent du Missouri et du Mississipi présente peut-être encore quelque chose du plus extraordinaire. Le Missouri est un fleuve fougueux, aux eaux blanches et limoneuses, qui se précipite dans le pur et tranquille Mississipi avec violence. Au printemps, il détache de ses rives de vastes morceaux de terre : ces îles flottantes descendant le cours du Missouri avec leurs arbres couverts de feuilles ou de fleurs, les uns encore debout, les autres à moitié tombés, offrent un spectacle merveilleux.

De l’embouchure de l’Ohio aux mines de fer, sur la côte orientale du Mississipi, il n’y a guère plus de quinze milles ; des mines de fer à l’embouchure de la rivière de Chicassas on marque soixante-sept milles. Il faut faire cent quatre milles pour arriver aux collines de Margette, qu’arrose la petite rivière de ce nom ; c’est un lieu rempli de gibier.

Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage ? Pourquoi l’homme le plus accoutumé à exercer sa pensée s’oublie-t-il joyeusement dans le tumulte d’une chasse ? Courir dans les bois, poursuivre des bêtes sauvages, bâtir sa hutte, allumer son feu, apprêter soi-même son repas auprès d’une source, est certainement un très-grand plaisir. Mille Européens ont connu ce plaisir, et n’en ont plus voulu d’autre, tandis que l’Indien meurt de regret si on l’enferme dans nos cités. Cela prouve que l’homme est plutôt un être actif qu’un être contemplatif ; que dans sa condition naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité de l’âme est une source inépuisable de bonheur.

De la rivière Margette à celle de Saint-François on parcourt soixante-dix milles. La rivière de Saint-François a reçu son nom des François, et elle est encore pour eux un rendez-vous de chasse.

On compte cent huit milles de la rivière Saint-François aux Akansas ou Arkansas. Les Akansas nous sont encore fort attachés. De tous les Européens, mes compatriotes sont les plus aimés des Indiens. Cela tient à la gaieté des François, à leur valeur brillante, à leur goût de la chasse et même de la vie sauvage ; comme si la plus grande civilisation se rapprochoit de l’état de nature !

La rivière d’Akansas est navigable en canot pendant plus de quatre cent cinquante milles : elle coule à travers une belle contrée ; sa source paroit être cachée dans les montagnes du Nouveau-Mexique.

De la rivière des Akansas à celle des Yazous, cent cinquante-huit milles. Cette dernière rivière a cent toises de largeur à son embouchure. Dans la saison des pluies, les grands bateaux peuvent remonter le Yazou à plus de quatre-vingts milles ; une petite cataracte oblige seulement à un portage. Les Yazous, les Chactas et les Chicassas habitoient autrefois les diverses branches de cette rivière. Les Yazous ne faisoient qu’un peuple avec les Natchez.

La distance des Yazous aux Natchez par le fleuve se divise ainsi : des côtes des Yazous au Bayouk-Noir, trente-neuf milles ; du Bayouk-Noir à la rivière des Pierres, trente milles ; de la rivière des Pierres aux Natchez, dix milles.

Depuis les côtes des Yazous jusqu’au Bayouk-Noir, le Mississipi est rempli d’îles et fait de longs détours ; sa largeur est d’environ deux milles, sa profondeur de huit à dix brasses. Il seroit facile de diminuer les distances en coupant des pointes. La distance de la Nouvelle-Orléans à l’embouchure de l’Ohio, qui n’est que de quatre cent soixante milles en ligne droite, est de huit cent cinquante-six sur le fleuve. On pourroit raccourcir de ce trajet deux cent cinquante milles au moins.

Du Bayouk-Noir à la rivière des Pierres, on remarque des carrières de pierres. Ce sont les premières que l’on rencontre à partir de l’embouchure du Mississipi jusqu’à la petite rivière qui a pris le nom de ces carrières.

Le Mississipi est sujet à deux inondations périodiques, l’une au printemps, l’autre en automne : la première est la plus considérable ; elle commence en mai et finit en juin. Le courant du fleuve file alors cinq milles à l’heure, et l’ascension des contre-courants est à peu près de la même vitesse : admirable prévoyance de la nature ! car, sans ces contre-courants, les embarcations pourroient à peine remonter le fleuve[13]. À cette époque, l’eau s’élève à une grande hauteur, noie ses rivages, et ne retourne point au fleuve dont elle est sortie, comme l’eau du Nil ; elle reste sur la terre, ou filtre à travers le sol, sur lequel elle dépose un sédiment fertile.

La seconde crue a lieu aux pluies d’octobre ; elle n’est pas aussi considérable que celle du printemps. Pendant ces inondations, le Mississipi charrie des trains de bois énormes et pousse des mugissements. La vitesse ordinaire du cours du fleuve est d’environ deux milles à l’heure.

Les terres un peu élevées qui bordent le Mississipi, depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à l’Ohio, sont presque toutes sur la rive gauche ; mais ces terres s’éloignent ou se rapprochent plus ou moins du canal, laissant quelquefois entre elles et le fleuve des savanes de plusieurs milles de largeur. Les collines ne courent pas toujours parallèlement au rivage ; tantôt elles divergent en rayons à de grandes distances, et présentent, dans les perspectives qu’elles ouvrent, des vallées plantées de mille sortes d’arbres : tantôt elles viennent converger au fleuve, et forment une multitude de caps qui se mirent dans l’onde. La rive droite du Mississipi est rase, marécageuse, uniforme, à quelques exceptions près : au milieu des hautes cannes vertes ou dorées qui la décorent, un voit bondir des buffles ou étinceler les eaux d’une multitude d’étangs remplis d’oiseaux aquatiques.

Les poissons du Mississipi sont la perche, le brochet, l’esturgeon et les colles ; on y pèche aussi des crabes énormes.

Le sol autour du fleuve fournit la rhubarbe, le coton, l’indigo, le safran, l’arbre ciré, le sassafras, le lin sauvage ; un ver du pays file une assez forte soie ; la drague, dans quelques ruisseaux, amène de grandes huîtres à perles, mais dont l’eau n’est pas belle. On connoît une mine de vif-argent, une autre de lapis-lazuli, et quelques mines de fer.

La suite du manuscrit contient la description du pays des Natchez et celle du cours du Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Ces descriptions sont complètement transportées dans Atala et dans les Natchez.

Immédiatement après la description de la Louisiane, viennent dans le manuscrit quelques extraits des voyages de Bartram, que j’avois traduits avec assez de soin. À ces extraits sont entremêlées mes rectifications, mes observations, mes réflexions, mes additions, mes propres descriptions, à peu près comme les notes de M. Ramond à sa traduction du Voyage de Coxe en Suisse. Mais, dans mon travail, le tout est beaucoup plus enchevêtré, de sorte qu’il est presque impossible de séparer ce qui est de moi de ce qui est de Bartram, ni souvent même de le reconnoître. Je laisse donc le morceau tel qu’il est sous ce titre :

DESCRIPTION DE QUELQUES SITES DANS L’INTÉRIEUR DES FLORIDES.

Nous étions poussés par un vent frais. La rivière alloit se perdre dans un lac qui s’ouvroit devant nous, et qui formoit un bassin d’environ neuf lieues de circonférence. Trois îles s’élevoient du milieu de ce lac ; nous fîmes voile vers la plus grande, où nous arrivâmes à huit heures du matin.

Nous débarquâmes à l’orée d’une plaine de forme circulaire ; nous mîmes notre canot à l’abri sous un groupe de marronniers qui croissoient presque dans l’eau. Nous bâtîmes notre hutte sur une petite éminence. La brise de l’est souffloit, et rafraîchissoit le lac et les forêts. Nous déjeunâmes avec nos galettes de maïs, et nous nous dispersâmes dans l’île, les uns pour chasser, les autres pour pêcher ou pour cueillir des plantes.

Nous remarquâmes une espèce d’hibiscus. Cette herbe énorme, qui croît dans les lieux bas et humides, monte à plus de dix ou douze pieds, et se termine en un cône extrêmement aigu : les feuilles, lisses, légèrement sillonnées, sont ravivées par de belles fleurs cramoisies, que l’on aperçoit à une grande distance.

L’agave vivipare s’élevoit encore plus haut dans les criques salées, et présentoit une forêt d’herbes de trente pieds perpendiculaires. La graine mûre de cette herbe germe quelquefois sur la plante même, de sorte que le jeune plant tombe à terre tout formé. Comme l’agave vivipare croît souvent au bord des eaux courantes, ses graines nues emportées du flot étoient exposées à périr : la nature les a développées pour ces cas particuliers sur la vieille plante, afin qu’elles pussent se fixer par leurs petites racines en s’échappant du sein maternel.

Le souchet d’Amérique étoit commun dans l’île. Le tuyau de ce souchet ressemble à celui d’un jonc noueux, et sa feuille à celle du poireau. Les sauvages l’appellent apoya matsi. Les filles indiennes de mauvaise vie broient cette plante entre deux pierres, et s’en frottent le sein et les bras.

Nous traversâmes une prairie semée de jacobée à fleurs jaunes, d’alcée à panaches roses, et d’obélia, dont l’aigrette est pourpre. Des vents légers se jouant sur la cime de ces plantes brisoient leurs flots d’or, de rose et de pourpre, ou creusoient dans la verdure de longs sillons.

La sénéka, abondante dans les terrains marécageux, ressembloit, par la forme et par la couleur, à des scions d’osier rouge ; quelques branches rampoient à terre, d’autres s’élevaient dans l’air : la sénéka a un petit goût amer et aromatique. Auprès d’elle croissoit le convolvulus des Carolines, dont la feuille imite la pointe d’une flèche. Ces deux plantes se trouvent partout où il y a des serpents à sonnettes : la première guérit de leur morsure ; la seconde est si puissante, que les sauvages, après s’en être frotté les mains, manient impunément ces redoutables reptiles. Les Indiens racontent que le Grand-Esprit a eu pitié des guerriers de la chair rouge aux jambes nues, et qu’il a semé lui-même ces herbes salutaires, malgré la réclamation des âmes des serpents.

Nous reconnûmes la serpentaire sur les racines des grands arbres ; l’arbre pour le mal de dents, dont le tronc et les branches épineuses sont chargés de protubérances grosses comme des œufs de pigeon ; l’arctosta ou canneberge, dont la cerise rouge croît parmi les mousses et guérit du flux hépatique. La bourgène, qui a la propriété de chasser les couleuvres, poussoit vigoureusement dans des eaux stagnantes couvertes de rouille.

Un spectacle inattendu frappa nos regards : nous découvrîmes une ruine indienne ; elle étoit située sur un monticule au bord du lac ; on remarquoit sur la gauche un cône de terre de quarante à quarante-cinq pieds de haut ; de ce cône partoit un ancien chemin tracé à travers un magnifique bocage de magnolias et de chênes verts, et qui venoit aboutir à une savane. Des fragments de vases et d’ustensiles divers étoient dispersés çà et là, agglomérés avec des fossiles, des coquillages, des pétrifications de plantes et des ossements d’animaux.

Le contraste de ces ruines et de la jeunesse de la nature, ces monuments des hommes dans un désert où nous croyions avoir pénétré les premiers, causoient un grand saisissement de cœur et d’esprit. Quel peuple avoit habité cette île ? Son nom, sa race, le temps de son existence, tout est inconnu ; il vivoit peut-être lorsque le monde qui le cachoit dans son sein étoit encore ignoré des trois autres parties de la terre. Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit que faisoient de grandes nations européennes tombées à leur tour dans le silence, et qui n’ont laissé elles-mêmes que des débris.

Nous examinâmes les ruines : des aufractuosités sablonneuses du tumulus sortoit une espèce de pavot à fleur rose, pesant au bout d’une tige inclinée d’un vert pâle. Les Indiens tirent de la racine de ce pavot une boisson soporifique ; la tige et la fleur ont une odeur agréable, qui reste attachée à la main lorsqu’on y touche. Cette plante étoit faite pour orner le tombeau d’un sauvage : ses racines procurent le sommeil, et le parfum de sa fleur, qui survit à cette fleur même, est une assez douce image du souvenir qu’une vie innocente laisse dans la solitude.

Continuant notre route et observant les mousses, les graminées pendantes, les arbustes échevelés, et tout ce train de plantes au port mélancolique qui se plaisent à décorer les ruines, nous observâmes une espèce d’œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles oblongues, dentelées et d’un vert noir ; sa fleur est jaune. Le soir, cette fleur commence à s’entr’ouvrir ; elle s’épanouit pendant la nuit ; l’aurore la trouve dans tout son éclat ; vers la moitié du matin elle se fane ; elle tombe à midi : elle ne vit que quelques heures, mais elle passe ces heures sous un ciel serein. Qu’importe alors la brièveté de sa vie ?

À quelques pas de là s’étendoit une lisière de mimosa ou de sensitive ; dans les chansons des sauvages, l’âme d’une jeune fille est souvent comparée à cette plante[14].

En retournant à notre camp, nous traversâmes un ruisseau tout bordé de dionées ; une multitude d’éphémères bourdonnoient à l’entour. Il y avoit aussi sur ce parterre trois espèces de papillons : l’un blanc comme l’albâtre, l’autre noir comme le jais avec des ailes traversées de bandes jaunes, le troisième portant une queue fourchue, quatre ailes d’or barrées de bleu et semées d’yeux de pourpre. Attirés par les dionées, ces insectes se posoient sur elles ; mais ils n’en avoient pas plus tôt touché les feuilles qu’elles se refermoient et enveloppoient leur proie.

De retour à notre ajoupa, nous allâmes à la pêche pour nous consoler du peu de succès de la chasse. Embarqués dans le canot, avec les filets et les lignes, nous côtoyâmes la partie orientale de l’île, au bord des algues et le long des caps ombragés : la truite étoit si vorace que nous la prenions à des hameçons sans amorce ; le poisson appelé le poisson d’or étoit en abondance. Il est impossible de voir rien de plus beau que ce petit roi des ondes : il a environ cinq pouces de long ; sa tête est couleur d’outremer ; ses côtés et son ventre étincellent comme le feu ; une barre brune longitudinale traverse ses flancs ; l’iris de ses larges yeux brille comme de l’or bruni. Ce poisson est carnivore.

À quelque distance du rivage, à l’ombre d’un cyprès chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s’élevoient sous l’eau et montoient jusqu’à sa surface. Une légion de poissons d’or faisoit en silence les approches de ces citadelles. Tout à coup l’eau bouillonnoit ; les poissons d’or fuyoient. Des écrevisses armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutoient leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes éparses revenoient à la charge, faisoient plier à leur tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentroit à reculons pour se réparer dans la forteresse.

Le crocodile, flottant comme le tronc d’un arbre, la truite, le brochet, la perche, le cannelet, la basse, la brème, le poisson tambour, le poisson d’or, tous ennemis mortels les uns des autres, nageoient pêle-mêle dans le lac, et sembloient avoir fait une trêve afin de jouir en commun de la beauté de la soirée : le fluide azuré se peignoit de leurs couleurs changeantes. L’onde étoit si pure, que l’on eut cru pouvoir toucher du doigt les acteurs de cette scène, qui se jouoient à vingt pieds de profondeur dans leur grotte de cristal.

Pour regagner l’anse où nous avions notre établissement, nous n’eûmes qu’à nous laisser dériver au gré de l’eau et des brises. Le soleil approchoit de son couchant : sur le premier plan de l’île paroissoient des chênes verts, dont les branches horizontales formoient le parasol, et des azaléas qui brilloient comme des réseaux de corail.

Derrière ce premier plan s’élevoient les plus charmants de tous les arbres, les papayas : leur tronc droit, grisâtre et guilloché, de la hauteur de vingt à vingt-cinq pieds, soutient une touffe de longues feuilles à côtes, qui se dessinent comme l’S gracieuse d’un vase antique. Les fruits, en forme de poire, sont rangés autour de la tige ; on les prendroit pour des cristaux de verre ; l’arbre entier ressemble à une colonne d’argent ciselé, surmontée d’une urne corinthienne.

Enfin, au troisième plan, montoient graduellement dans l’air les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derrière le rideau d’arbres de la plaine ; à mesure qu’il descendoit, les mouvements de l’ombre et de la lumière répandoient quelque chose de magique sur le tableau : là, un rayon se glissoit à travers le dôme d’une futaie et brilloit comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; ici, la lumière divergeoit entre les troncs et les branches, et projetoit sur les gazons des colonnes croissantes et des treillages mobiles. Dans les cieux, c’étoient des nuages de toutes les couleurs, les uns fixes, imitant de gros promontoires ou de vieilles tours près d’un torrent, les autres flottant en fumée de rose ou en flocons de soie blanche. Un moment suffisoit pour changer la scène aérienne : on voyoit alors des gueules de four enflammées, de grands tas de braise, des rivières de laves, des paysages ardents. Les mêmes teintes se répétoient sans se confondre ; le feu se détachoit du feu, le jaune pâle du jaune pâle, le violet du violet : tout étoit éclatant, tout étoit enveloppé, pénétré, saturé de lumière.

Mais la nature se joue du pinceau des hommes : lorsqu’on croit qu’elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s’embellit encore.

À notre droite étoient les ruines indiennes ; à notre gauche notre camp de chasseurs ; l’île dérouloit devant nous ses paysages gravés ou modelés dans les ondes. À l’orient, la lune, touchant l’horizon, sembloit reposer immobile sur les côtes lointaines ; à l’occident, la voûte du ciel paroissoit fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, avoit l’air de se dissoudre.

Les animaux de la création étoient, comme nous, attentifs à ce grand spectacle : le crocodile, tourné vers l’astre du jour, lançoit par sa gueule béante l’eau du lac en gerbes colorées ; perché sur un rameau desséché, le pélican louoit à sa manière le Maître de la nature, tandis que la cigogne s’envoloit pour le bénir au-dessus des nuages !

Nous te chanterons aussi, Dieu de l’univers, toi qui prodigues tant de merveilles ! la voix d’un homme s’élèvera avec la voix du désert : tu distingueras les accents du foible fils de la femme, au milieu du bruit des sphères que ta main fait rouler, du mugissement de l’abîme dont tu as scellé les portes.

À notre retour dans l’île, j’ai fait un repas excellent ; des truites fraîches, assaisonnées avec des cimes de canneberge étoient un mets digne de la table d’un roi : aussi étois-je bien plus qu’un roi. Si le sort m’avoit placé sur le trône, et qu’une révolution m’en eût précipité, au lieu de traîner ma misère dans l’Europe comme Charles et Jacques, j’aurois dit aux amateurs : « Ma place vous fait envie, eh bien ! essayez du métier, vous verrez qu’il n’est pas si bon. Égorgez-vous pour mon vieux manteau ; je vais jouir dans les forêts de l’Amérique de la liberté que vous m’avez rendue. »

Nous avions un voisin à notre souper : un trou semblable à la tanière d’un blaireau étoit la demeure d’une tortue : la solitaire sortit de sa grotte, et se mit à marcher gravement au bord de l’eau. Ces tortues diffèrent peu des tortues de mer ; elles ont le cou plus long. On ne tua point la paisible reine de l’île.

Après le souper, je me suis assis à l’écart sur la rive ; on n’entendoit que le bruit du flux et du reflux du lac, prolongé le long des grèves ; des mouches luisantes brilloient dans l’ombre et s’éclipsoient lorsqu’elles passoient sous les rayons de la lune. Je suis tombé dans cette espèce de rêverie connue de tous les voyageurs : nul souvenir distinct de moi ne me restoit ; je me sentois vivre comme partie du grand tout et végéter avec les arbres et les fleurs. C’est peut-être la disposition la plus douce pour l’homme, car, alors même qu’il est heureux, il y a dans ses plaisirs un certain fonds d’amertume, un je ne sais quoi qu’on pourroit appeler la tristesse du bonheur. La rêverie du voyageur est une sorte de plénitude de cœur et de vide de tête qui vous laisse jouir en repos de votre existence : c’est par la pensée que nous troublons la félicité que Dieu nous donne : l’âme est paisible, l’esprit est inquiet.

Les sauvages de la Floride racontent qu’il y a au milieu d’un lac une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges ont voulu plusieurs fois tenter la conquête de l’île magique ; mais les retraites élyséennes fuyant devant leurs canots finissoient par disparoître : naturelle image du temps que nous perdons à la poursuite de nos chimères. Dans ce pays étoit aussi une fontaine de Jouvence : qui voudroit rajeunir ?

Le lendemain, avant le lever du soleil, nous avons quitté l’île, traversé le lac et rentré dans la rivière par laquelle nous y étions descendus. Cette rivière étoit remplie de caïmans. Ces animaux ne sont dangereux que dans l’eau, surtout au moment d’un débarquement. À terre, un enfant peut aisément les devancer en marchant d’un pas ordinaire. Pour éviter leurs embûches, on met le feu aux herbes et aux roseaux : c’est alors un spectacle curieux que de voir de grands espaces d’eau surmontés d’une chevelure de flamme.

Lorsque le crocodile de ces régions a pris toute sa croissance, il mesure environ vingt à vingt-quatre pieds de la tête à la queue. Son corps est gros comme celui d’un cheval : ce reptile auroit exactement la forme du lézard commun si sa queue n’étoit comprimée des deux côtés comme celle d’un poisson. Il est couvert d’écailles à l’épreuve de la balle, excepté auprès de la tête et entre les pattes. Sa tête a environ trois pieds de long ; les naseaux sont larges ; la mâchoire supérieure de l’animal est la seule qui soit mobile ; elle s’ouvre à angle droit sur la mâchoire inférieure : au-dessous de la première sont placées deux grosses dents comme les défenses d’un sanglier, ce qui donne au monstre un air terrible.

La femelle du caïman pond à terre des œufs blanchâtres, qu’elle recouvre d’herbes et de vase. Ces œufs, quelquefois au nombre de cent, forment avec le limon dont ils sont recouverts de petites meules de quatre pieds de haut et de cinq pieds de diamètre à leur base : le soleil et la fermentation de l’argile font éclore ces œufs. Une femelle ne distingue point ses propres œufs des œufs d’une autre femelle ; elle prend sous sa garde toutes les couvées du soleil. N’est-il pas singulier de trouver chez des crocodiles les enfants communs de la république de Platon ?

La chaleur étoit accablante ; nous naviguions au milieu des marais ; nos canots prenoient l’eau : le soleil avait fait fondre la poix du bordage. Il nous venoit souvent des bouffées brûlantes du nord ; nos coureurs de bois prédisoient un orage, parce que le rat des savanes montoit et descendoit incessamment le long des branches du chêne vert ; les maringouins nous tourmentoient affreusement. On apercevoit des feux errants sur les lieux bas.

Nous avons passé la nuit fort mal à l’aise, sans ajoupa, sur une presqu’île formée par des marais ; la lune et tous les objets étoient noyés dans un brouillard rouge. Ce matin la brise a manqué, et nous nous sommes rembarques pour tâcher de gagner un village indien à quelques milles de distance ; mais il nous a été impossible de remonter longtemps la rivière, et nous avons été obligés de débarquer sur la pointe d’un cap couvert d’arbres, d’où nous commandons une vue immense. Des nuages sortent tour à tour de dessous l’horizon du nord-ouest, et montent lentement dans le ciel. Nous nous faisons, du mieux que nous pouvons, un abri avec des branches.

Le soleil se couvre, les premiers roulements du tonnerre se font entendre ; les crocodiles y répondent par un sourd rugissement, comme un tonnerre répond à un autre tonnerre. Une immense colonne de nuages s’étend au nord-est et au sud-est ; le reste du ciel est d’un cuivre sale, demi-transparent et teint de la foudre. Le désert éclairé d’un jour faux, l’orage suspendu sur nos têtes et près d’éclater, offrent un tableau plein de grandeur.

Voilà l’orage ! qu’on se figure un déluge de feu sans vent et sans eau ; l’odeur de soufre remplit l’air ; la nature est éclairée comme à la lueur d’un embrasement.

À présent les cataractes de l’abîme s’ouvrent ; les grains de pluie ne sont point séparés : un voile d’eau unit les nuages à la terre.

Les Indiens disent que le bruit du tonnerre est causé par des oiseaux immenses qui se battent dans l’air et par les efforts que fait un vieillard pour vomir une couleuvre de feu. En preuve de cette assertion, ils montrent des arbres où la foudre a tracé l’image d’un serpent. Souvent les orages mettent le feu aux forêts ; elles continuent de brûler jusqu’à ce que l’incendie soit arrêté par le cours de quelque fleuve : ces forêts brûlées se changent en lacs et en marais.

Le courlis, dont nous entendons la voix dans le ciel au milieu de la pluie et du tonnerre, nous annonce la fin de l’ouragan. Le vent déchire les nuages qui volent brisés à travers le ciel ; le tonnerre et les éclairs attachés à leurs flancs les suivent ; l’air devient froid et sonore : il ne reste plus de ce déluge que des gouttes d’eau qui tombent en perles du feuillage des arbres. Nos filets et nos provisions de voyage flottent dans les canots remplis d’eau jusqu’à l’échancrure des avirons.

Le pays habité par les Creeks (la confédération des Muscogulges, des Siminoles et des Chéroquois) est enchanteur. De distance en distance la terre est percée par une multitude de bassins qu’on appelle des puits, et qui sont plus ou moins larges, plus ou moins profonds : ils communiquent par des routes souterraines aux lacs, aux marais et aux rivières. Tous ces puits sont placés au centre d’un monticule planté des plus beaux arbres, et dont les flancs creusés ressemblent aux parois d’un vase rempli d’une eau pure. De brillants poissons nagent au fond de cette eau.

Dans la saison des pluies, les savanes deviennent des espèces de lacs au-dessus desquels s’élèvent, comme des îles, les monticules dont nous venons de parler.

Cuscowilla, village siminole, est situé sur une chaîne de collines graveleuses à quatre cents toises d’un lac ; des sapins écartés les uns des autres, et se touchant seulement par la cime, séparent la ville et le lac : entre leurs troncs, comme entre des colonnes, on aperçoit des cabanes, le lac et ses rivages attachés d’un côté à des forêts, de l’autre à des prairies : c’est à peu près ainsi que la mer, la plaine et les ruines d’Athènes se montrent, dit-on[15], à travers les colonnes isolées du temple de Jupiter Olympien.

Il seroit difficile d’imaginer rien de plus beau que les environs d’Apalachucla, la ville de la paix. À partir du fleuve Chata-Uche, le terrain s’élève en se retirant à l’horizon du couchant ; ce n’est pas par une pente uniforme, mais par des espèces de terrasses posées les unes sur les autres.

À mesure que vous gravissez de terrasse en terrasse, les arbres changent selon l’élévation du sol : au bord de la rivière ce sont des chênes-saules, des lauriers et des magnolias ; plus haut des sassafras et des platanes, plus haut encore des ormes et des noyers ; enfin la dernière terrasse est plantée d’une forêt de chênes, parmi lesquels on remarque l’espèce qui traîne de longues mousses blanches. Des rochers nus et brisés surmontent cette forêt.

Des ruisseaux descendent en serpentant de ces rochers, coulent parmi les fleurs et la verdure, ou tombent en nappes de cristal. Lorsque, placé de l’autre côté de la rivière Chata-Uche, on découvre ces vastes degrés couronnés par l’architecture des montagnes, on croiroit voir le temple de la nature et le magnifique perron qui conduit à ce monument.

Au pied de cet amphithéâtre est une plaine où paissent des troupeaux de taureaux européens, des escadrons de chevaux de race espagnole, des hordes de daims et de cerfs, des bataillons de grues et de dindes, qui marbrent de blanc et de noir le fond vert de la savane. Cette association d’animaux domestiques et sauvages, les huttes siminoles, où l’on remarque les progrès de la civilisation à travers l’ignorance indienne, achèvent de donner à ce tableau un caractère que l’on ne retrouve nulle part.

Ici finit, à proprement parler, l’Itinéraire ou le mémoire des lieux parcourus ; mais il reste dans les diverses parties du manuscrit une multitude de détails sur les mœurs et les usages des Indiens. J’ai réuni ces détails dans des chapitres communs, après les avoir soigneusement revus et amené ma narration jusqu’à l’époque actuelle. Trente-six ans écoulés depuis mon voyage ont apporté bien des lumières et changé bien des choses dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde ; ils ont dû modifier les idées et rectifier les jugements de l’écrivain. Avant de passer aux mœurs des sauvages, je mettrai sous les yeux des lecteurs quelques esquisses de l’histoire naturelle de l’Amérique septentrionale.


  1. Essai historique, 1re partie, chap. xxxiii.
  2. M. de Fontanes, Éloge de Washington.
  3. Essai historique, iie partie, chap. lvii.
  4. Itinéraire, t. V.
  5. Génie du Christianisme.
  6. Itinéraire.
  7. Essai historique.
  8. C’étoit la Géographie erronée du temps : elle n’est plus la même aujourd’hui.
  9. Je laisse toutes ces choses de la jeunesse : on voudra bien les pardonner.
  10. Depuis l’époque où j’écrivis cette Dissertation, des hommes savants et des Sociétés archéologiques américaines ont publié des Mémoires sur les ruines de l’Ohio. Ils sont curieux sous deux rapports :
    1o Ils rappellent les traditions des tribus indiennes ; ces tribus indiennes disent toutes qu’elles sont venues de l’ouest aux rivages de l’Atlantique, un siècle ou deux (autant qu’on en peut juger) avant la découverte de l’Amérique par les Européens ; qu’elles eurent dans leurs longues marches beaucoup de peuples à combattre, particulièrement sur les rives de l’Ohio, etc.
    2o Les Mémoires des savants américains mentionnent la découverte de quelques idoles trouvées dans des tombeaux, lesquelles idoles ont un caractère purement asiatique. Il est très-certain qu’un peuple beaucoup plus civilisé que les sauvages actuels de l’Amérique a fleuri dans la vallée de l’Ohio et du Mississipi. Quand et comment a-t-il péri ? C’est ce qu’on ne saura peut-être jamais. Ces Mémoires dont je parle sont peu connus, et méritent de l’être. On les trouve dans le journal intitulé Nouvelles Annales des Voyages.
  11. C’est une altération des traditions islandoises et des poétiques histoires des Sagas.
  12. Aujourd’hui les sources du Missouri sont connues : on n’a rencontré dans ces régions que des sauvages. Il faut pareillement reléguer parmi les fables cette histoire d’un temple où on auroit trouvé une Bible, laquelle Bible ne pouvoit être lue par des Indiens blancs, possesseurs du temple, et qui avoient perdu l’usage de l’écriture. Au reste, la colonisation des Russes au nord-ouest de l’Amérique auroit bien pu donner naissance à ces bruits d’un peuple blanc établi vers les sources du Missouri.
  13. Les bateaux à vapeur ont fait disparaître la difficulté de la navigation d’amont.
  14. Tous ces divers passages sont de moi ; mais je dois à la vérité historique de dire que si je voyois aujourd’hui ces ruines indiennes de l’Alabama, je rabattrois de leur antiquité.
  15. Je les ai vues depuis.